1Le surprenant, l’inconnu, ce qui débarque sans prévenir, comme venu d’un autre monde, tétanise depuis une année une époque sûre d’elle-même. Que de l’aléa puisse encore surgir dans l’histoire humaine, nous nous en doutions. Mais pas venant de la biologie. Notre fierté de modernes se tenait justement là : le biopouvoir, les biotechnologies, la maîtrise du vivant. D’où une stupéfaction doublée d’un sentiment d’injustice devant la pandémie. D’où le trouble dans les esprits et le malaise dans la civilisation. Ceux qui essaient d’avancer les yeux ouverts, qui disent des choses pleines de doutes, mal assurées, provisoires, et surtout pas très drôles, qui proposent des moyens bricolés de faire au mieux – donc en particulier la communauté scientifique et les autorités politiques – deviennent la cible de ce malaise. Car enfin, à part eux, qui attaquer ? À qui attribuer la « faute », celle qui va permettre la cohérence du groupe grâce au vieux mécanisme du bouc émissaire ? Non au virus lui-même, puisqu’il n’est pas un agent moral. À nos comportements et faiblesses collectives, alors ? Oui, mais d’une manière si complexe qu’elle apparaît irrecevable pour les populations. Donc, on s’en prend à ceux qui analysent et décident. On exige d’eux qu’ils maîtrisent le non-maîtrisable et fassent rentrer le siècle dans ses gonds. Mais ils ne sont que des humains. Déception, là encore. Pire : de leur impuissance découle une anarchie culturelle et sociétale croissante. Le résultat est que l’incertitude monte d’un cran.
2Lorsque l’aléa biologique est entré dans l’époque moderne, la surprise fut double. Celle, d’abord, qu’advienne quelque chose d’aussi monstrueux, capable de briser la continuité du discours moderne. Celle ensuite de l’événement lui-même : cette pandémie sans contours précis, que personne n’est encore capable de décrire, dont l’évolution ne cesse de surprendre.
3Le grand malentendu est qu’il n’y a en réalité jamais eu de maîtrise. Aucun vivant n’existe ou n’évolue d’une manière certaine ou contrôlable. La pandémie, c’est vrai, était annoncée par ceux qui observent la biologie. Mais ni son agent infectieux ni sa configuration ni son évolution n’étaient prévisibles.
4Certains pensent que nous gagnerons la guerre contre ce virus. Mais nous ne sommes pas en guerre. Nous devons apprendre à vivre avec lui. L’espoir de la guerre gagnée contre un virus – voire tous – s’est effondré en plaques successives, en morceaux de faux plafond qui se sont décollés ces dernières décennies et sont tombés sur les humains qui se pensaient à l’abri.
5Au début des années 1980, la médecine pavanait. Elle s’imaginait en passe de vaincre les maladies infectieuses : les antibiotiques, pensait-on, allaient tuer toutes les bactéries, les vaccins viendraient rapidement à bout des virus. Quant aux parasites, champignons et autres bestioles dérangeant notre biologie, on leur trouverait bien quelque arme fatale, estimait-on. L’idéal, c’était la stérilité. La médecine se faisait l’héroïne d’une folle arrogance : les humains soumettraient le monde et domineraient sans partage le vivant. La preuve en serait l’élimination de l’ensemble des agents infectieux.
6C’était l’aboutissement d’une certaine vision du progrès. À tous les problèmes humains, même les plus complexes, la technologie et le pouvoir biologique allaient trouver des « solutions ». Autrement dit : les résoudre, les anéantir. Le futur ne pouvait qu’aller vers le mieux, un mieux compris en termes de production et de pouvoir, non de durabilité et d’épanouissement. Et ce qui a succédé à ce simplisme triomphant, ce n’est pas le pouvoir promis, encore moins un épanouissement. Mais des calamités en escadrilles.
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8Elles arrivent en 1981. Coup de tonnerre dans un ciel bleu : surgit le sida. Avec une violence inédite, un virus émergeant replonge le monde dans la terreur de la vulnérabilité infectieuse. Il faudra plus de dix ans et des millions de morts pour trouver un traitement efficace, le vaccin restant quant à lui encore maintenant hors de portée. Presque en même temps, la recherche antimicrobienne montre des signes de faiblesse. On peine à trouver de nouveaux antibiotiques, alors qu’en même temps les bactéries mutent, s’adaptent, multiplient les résistances. Utilisés à tort et à travers, y compris dans l’élevage, ces symboles de la toute-puissance médicale perdent une part croissante de leur efficacité. Personne ne semble s’en inquiéter. Épidémies et pandémies se succèdent, à une vitesse qui suit les atteintes aux écosystèmes animaux : SRAS, SARS (SRAS-CoV), grippe H5N1, Chikungunya, Dengue, Zika, Ebola… finalement SARS-CoV-2. Chez les spécialistes, l’inquiétude domine. Mais, entraînés par l’emballement du toujours mieux, du solutionnisme et du « même pas peur » contemporains, les États occidentaux s’empressent de délaisser les plans et promesses de stocks en prévision de la pandémie. À peine une flambée est-elle éteinte qu’on l’oublie, pour penser à plus sérieux, plus technologique et euphorisant.
9Quelle place reste-t-il à la science ? Elle est immense. Mais la vieille logique réductionniste n’est plus adaptée à la folle complexité du monde microbien. D’autant que cette même science montre que les humains, davantage que cohabiter avec les micro-organismes, leur sont intimement mélangés par symbioses et hybridations. D’une manière intrigante, par ailleurs, quantité de maladies que l’on croyait internes à l’organisme s’avèrent en fait infectieuses. Les virus servent à transmettre des gènes entre individus, parfois intègrent durablement leurs génomes aux nôtres. Enfin, de nouvelles découvertes renversent le paradigme infectieux : on parle désormais non seulement d’environnement microbien, mais de microbiote. L’idéal n’est plus la stérilité, mais l’équilibre.
10Mais cet équilibre fragile, qui joue avec notre statut d’espèce dominante comme un chat avec une souris, nous ne l’admettons pas. Il est incertain, tissé de contingences, il dépasse nos savoirs. Nous voudrions des certitudes, des plans, des projections. Quand pourra-t-on ouvrir les restaurants, les théâtres, recommencer à vivre normalement ? Car enfin : n’est-ce pas le propre de l’humain de soumettre la nature pour en faire un monde de sécurité et de sûreté ? C’est en partie vrai. Car les certitudes dont nous disposons dépendent pour la plupart de nos comportements. Quasi toutes sont construites à la manière de paradoxes, comme des inversions ou des retournements du réel.
11Ce qui est sûr, c’est que l’issue de la pandémie n’est pas sûre à cause des gens qui sont sûrs qu’elle n’est pas grave ou inexistante.
12Ce qui est sûr, c’est que la pandémie et son imprévisible production de variants ne cessera de nous inquiéter que lorsque l’humanité entière sera vaccinée. Et que, pour le moment, la pandémie pousse moins à la solidarité entre nations qu’aux déchirements entre pays amis et au chacun pour soi généralisé.
13Ce qui est sûr, c’est qu’il y aura d’autres pandémies, en grande partie en raison de nos comportements, et qu’il va nous falloir repenser notre vivre ensemble en conséquence.
14Ce qui est sûr, c’est que les pauvres, les vieux, les obèses, les malades paient déjà le prix le plus élevé et que ça va s’accroître.
15Ce qui est sûr, c’est ce phénomène, décrit par Jonathan Mann : « mettez un agent infectieux nouveau dans une population, secouez le tout pendant quelque temps, et vous verrez que l’agent se retrouve en grande concentration aux endroits où les droits de l’homme ne sont pas respectés ». Cette observation est tristement l’un des rares repères solides des pandémies.
16Ce qui est sûr, c’est que les progrès des biotechnologies changent complètement la donne dans la lutte contre la pandémie. Mais qu’ils ne sont rien sans un soutien culturel, une compréhension – une littératie et une confiance – des populations, mais aussi un système de valeurs capable de leur donner un sens.
17Ce qui est sûr, autrement dit, c’est que les humains ont beau disposer d’outils technologiques toujours plus efficaces pour lutter contre les pandémies, il reste, malgré tout, du non-maîtrisable : le surgissement impromptu de variants, les résistances microbiennes et surtout les imprévisibles comportements sociaux.
18Pour notre civilisation, cette pandémie agit à la manière d’une maladie grave. Son enjeu porte au-delà du bien réagir, il dépasse la question de la compréhension des moyens nous permettant de lutter contre le virus. Il est de saisir ce qui nous arrive, de dépouiller cette expérience-limite de ce qui voile sa réalité, de porter le regard sur nos égoïsmes, nos fêlures, nos incapacités de comprendre et de nous intéresser à la vie. Il ne s’agit pas d’abord de science, ni d’éthique, mais de regard, presque de poésie. Et surtout d’une forme d’affirmation douce de l’humain aux prises avec sa nature. Non pas, donc, une justification de la mort, ou du « même pas peur » dont certains voudraient faire vertu. Pas davantage non plus d’une acceptation du sacré actuel – ou de la parodie actuelle du sacré : « l’économie avant tout ». Non. Nous n’avons pas d’autre choix que de réapprendre la vie face à la pathologie, la vie difficile, mais la vie quand même, c’est-à-dire non pas le rêve du futur ou la stupide répétition des violences, mais la force de l’existence par-dessus tout.
19Une bonne partie des forces dominantes de notre société plaide pour la réintroduction dare-dare de la société dans son ancien modèle. Empressement qui signifie : tout allait bien, pas besoin de prendre les règles du vivant au sérieux. Tant pis pour les quelques dégâts humains. Retournons à l’état d’avant, dans la folle parade consumériste. Comme s'il n’y avait pas nécessité de viser, selon des moyens radicalement nouveaux, davantage de résilience, de durabilité et de justice sociale pour la société. Comme si le monde d’avant n’avait pas préparé, causé même, la catastrophe. Comme si cette pandémie n’était qu’un épiphénomène, une imprévisible déviation vite surmontée. Comme si d’autres n’allaient pas venir juste derrière. Et surtout, comme s’il ne s’agissait pas d’un dernier avertissement, une ultime occasion de changer, avant d’entrer dans des désordres encore plus grands et sans remède provoqués par le changement climatique et les atteintes écologiques.
20Cette épidémie, et l’ensemble des problèmes environnementaux, c’est du grave. Relancer l’économie et la démesure financière d’avant serait totalement irraisonnable. Bien sûr, la priorité est d’assurer une existence digne aux populations. Des mesures économiques à la fois urgentes et à long terme, mais surtout radicales et innovantes, doivent être prises. Mais ne confondons pas les niveaux de changements nécessaires. D’un côté, les virus et les problèmes climatiques sont une réalité qui nous oblige. De l’autre, l’économie n’est qu’un système de convention entre humains. Elle peut et doit changer. Il n’existe pas de sortie de maladie qui ne soit en même temps une « nouvelle allure de la vie » écrit Canguilhem.
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22À l’ère de l’intelligence artificielle et de la promesse de survie sans fin faite à des individus tout-puissants, voilà que, en un surprenant contraste, l’humain apparaît flou, complexe, bricolé, mal délimité et fragile. Quel que soit le plan considéré, sociologique, culturel ou biologique, l’être humain n’est jamais un individu isolé des autres. Il vit dans des communautés de vivants – humains et non-humains – emmêlées et enchâssées. Or, le monde que nous avons construit fait fi de l’intelligence de ce système, de ses multiples propriétés émergentes et du fait que son harmonie est la condition de notre survie. Notre horizon n’est pas une vie sans bonheur, au contraire. Mais sans victoire. Une vie à continuellement reconstruire et repenser, comme des Sisyphe heureux (dirait Camus), au sein d’un équilibre instable et incertain.