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Article de revue

Décrire une plante « en train de (se) faire » : le guaraná à l’épreuve d’une approche ontologique

Pages 44 à 60

Notes

  • [1]
    L’ensemble des traductions de l’anglais dans l’article sont personnelles.
  • [2]
    Ce double défi est au cœur du courant émergent des humanités environnementales (Rose et al., 2015), dans lequel nous nous inscrivons volontiers.
  • [3]
    Nous verrons que le parallèle avec le projet des science studies, qui est de décrire la « science telle qu’elle se fait » (Callon et Latour, 1991), n’est pas fortuit : nous lui empruntons la méthode d’observation et de description « agnostique » afin de montrer comment se « fabriquent », se transforment et agissent les plantes.
  • [4]
    On entend par « ethnodéveloppement » un mode de développement pensé par une population locale et pour elle-même, éventuellement en interaction avec d’autres acteurs (consultants, pouvoirs publics…).
  • [5]
    Les caboclos correspondent globalement aux individus issus du métissage historique entre amérindiens d’Amazonie et colons européens. Le terme ribeirinhos désigne plus généralement les populations qui vivent sur et exploitent les berges des fleuves amazoniens. Nous employons l’expression « caboclos-ribeirinhos » pour désigner de façon commune ces habitants de l’intérieur amazonien n’appartenant pas à des groupes indiens, suivant l’exemple de Fraxe (2010).
  • [6]
    Aujourd’hui, environ 70 % de la production brésilienne de graines de guarana se destine à la fabrication de ces sodas (Parente, 2003). Le reste est orienté vers les marchés internationaux de la phytothérapie ou consommé localement, sous forme de poudre pure, de bâtons ou de gélules.
  • [7]
    Embrapa : Empresa brasileira de pesquisa agropecuária.
  • [8]
    En effet, les dernières décennies ont signé la reconnaissance des liens entre diversité biologique et culturelle (CDB, 1992), ce qui a provoqué au niveau mondial l’émergence de « marchés de la biodiversité » et des savoirs supposés offrir de nouvelles opportunités aux populations dites traditionnelles (Aubertin et al., 2007). Au Brésil, cette reconnaissance s’est accompagnée d’un mouvement de territorialisation des politiques publiques qui ouvre pour les producteurs de guaraná du Bas-Amazonas de nouvelles voies (Pinton, 2010 ; Congretel et Pinton, 2016 ; Pinton et Congretel, 2016).
  • [9]
    Cette recherche a été menée à l’occasion d’un doctorat en socio-anthropologie de l’environnement entre 2013 et 2017, financé par AgroParisTech, le REFEB (Réseau français d’études brésiliennes) et la Région Ile-de-France. Elle se fonde sur un long travail de terrain itinérant et inductif, combinant enquêtes ethnographiques, ethnobotaniques et micro-sociologiques auprès des acteurs qui interagissent avec la plante dans le cadre des projets étudiés (producteurs et autorités amérindiens ou caboclos, techniciens agricoles, ingénieurs agronomes, industriels, élus locaux ou encore acteurs politiques du développement).
  • [10]
    Selon que les groupes considérés se considèrent en continuité ou non avec les autres existants sur les plans de la physicalité et de l’intériorité, Descola distingue les quatre « ontologies » ou schèmes suivants : l’animisme, le naturalisme, l’analogisme et le totémisme.
  • [11]
    Domaine dont est issue la théorie de l’acteur-réseau sur laquelle nous revenons plus loin. Parmi les nombreux travaux de STS ayant contribué à la constitution d’une approche empirique des ontologies, impossible à lister tous, citons par exemple Latour et Woolgar (1979), Law (1986), Haraway (1989), Singleton et Michael (1993).
  • [12]
    Traduit et cité par Demeulenaere, 2017.
  • [13]
    Précisons ici que le discours constitue, de notre point de vue, une pratique à dimension stratégique, et non la traduction langagière « pure » de concepts ou catégories cognitives inconscientes que nous chercherions à caractériser. Cette remarque nous conduit néanmoins à reconnaître une filiation entre notre acception de l’ontologie et la proposition théorique de Philippe Descola (2005), dans la mesure où il existe des liens étroits entre la manière dont une population théorise le « soi » (ontologie du « soi ») – donc son propre rapport au monde, et les discours et pratiques qu’elle va mettre en œuvre pour y trouver sa place. Ainsi, les discours sur le guaraná ne sont pas produits « à partir de rien », mais à partir de ce que les personnes qui les portent puis les mettent en œuvre connaissent du guaraná (dimension épistémologique de l’ontologie), et ce qu’ils veulent en faire (dimension politique).
  • [14]
    Nous entendons ici l’objet comme élément ou « chose » sur lequel porte le discours (Henare et al., 2007), et non dans une opposition au sujet.
  • [15]
    Nous entendons par ontologie « traditionnelle » l’ontologie correspondant à la relation intime que les Sateré-Mawé entretiennent avec le guaraná en dehors des négociations évoquées et alliances stratégiques évoquées. Cette relation est décrite en 4e partie. Les guillemets indiquent notre prise de distance avec ce terme qui tend souvent à figer les rapports qu’elle désigne, alors que nous les considérons ici comme dynamiques et évolutifs.
  • [16]
    Plus précisément par l’Embrapa Amazônia Occidental, antenne nord-ouest amazonienne de l’institut répartie sur plusieurs sites, dont Manaus et Maués pour la recherche agronomique sur le guaraná.
  • [17]
    L’ensemble des données ici retranscrites provient d’une série d’entretiens menés auprès de sélectionneurs de l’Embrapa entre janvier 2014 et décembre 2015, ainsi que de la bibliographie et de la littérature grise (Congretel, 2017).
  • [18]
    Au sens d’une ontologie fondée sur la recherche de performance et du caractère prévisible du comportement de la plante, en référence aux justifications ou « cités » définies par Boltanski et Thévenot (1991).
  • [19]
    On appelle abattis une surface de forêt éclaircie puis généralement brûlée afin d’y établir des plantations.
  • [20]
    La transplantation décrite correspond à un apprivoisement temporaire de la plante, qui passe alors du statut hentyri (« ce qui pousse par soi-même ») au statut mikoi (« ce qui a été planté »). Après abandon de la plantation, les fils pourront à leur tour devenir mères et retrouver leur statut initial (Congretel, op. cit.).
  • [21]
    On doit l’essentiel de cette traduction à la collaboration du co-fondateur du projet M. Fraboni avec des écologues de l’université fédérale d’Amazonas à Manaus.
  • [22]
    On pourrait notamment revenir sur le choix de présenter l’apprivoisement des « fils » de waraná en termes de « semi-domestication » et donc d’entretien de la diversité génétique de l’espèce, plutôt que de faire jouer la reconnaissance des Sateré-Mawé comme domesticateurs du guaraná via l’activation des droits sur l’accès et partage des avantages liés au Protocole de Nagoya de 2010. Voir sur ce point : Filoche et Pinton (2014) et Congretel (2017).
  • [23]
    Nous entendons par relations « cosmopolitiques » des relations fondées sur les différents pouvoirs qu’exerce le waraná, selon les associations dans lesquelles il est engagé (Stengers, 2002, 2003 ; Latour, 2005).

Introduction

1Depuis quelques décennies, des chercheurs en sciences humaines et sociales se sont mis à raconter d’étonnantes histoires. Eux qui s’étaient jusqu’alors attachés à nous parler des humains, de leurs cultures, de leurs manières de penser ou de s’organiser, se penchent désormais sur la vie sociale des arbres (Rival, 1998), nous rapportent comment les forêts pensent (Kohn, 2013) ou encore comment les semences sont entrées en politique (Demeulenaere, 2014). En cessant de faire des humains l’unique focale de leurs observations pour recentrer leur regard sur les interactions qui se forment entre les humains et les « existants » qui peuplent leurs vies – êtres biologiques, objets, lieux ou phénomènes –, ils produisent de nouveaux récits dans lesquels « toutes les créatures peuvent revenir à la vie [1] » (Tsing, 2015, p. vii), y compris les plantes. Le rôle, l’agentivité de ces existants (au sens de capacité à faire et à faire faire) dans la construction de mondes sociaux toujours en mouvement y sont mis en évidence, au-delà de leurs potentiels nourriciers, thérapeutiques ou économiques (Demeulenaere, 2013).

2Ce changement de focale et de perspective narrative traduit la montée en puissance d’un changement de paradigme dans la manière de penser les relations entre humains et environnement en sciences humaines et sociales. En prenant leurs distances avec un environnement extérieur et passif qu’il s’agirait de gérer, pour présenter ses composantes comme de véritables acteurs de mondes sociaux en perpétuelle transformation, les auteurs de ces récits cherchent à répondre à un double enjeu : d’une part, interroger les contours de l’humain, en questionnant aussi la moralité et la durabilité de ses modes de vie ; d’autre part, montrer comment humains et non-humains peuvent répondre ensemble aux problèmes de coexistence qui se posent à eux (Hache, 2011) [2].

3Néanmoins, les plantes prennent encore peu de place dans ces récits (Coccia, 2016), malgré l’appel à un « plant turn » qui produirait, grâce à la collaboration entre disciplines, « une connaissance profonde de ce dont les plantes sont capables » (Myers, 2015 : 41). C’est dans l’idée de contribuer à ce plant turn et d’en souligner les enjeux épistémologiques et politiques que nous nous attacherons, dans les pages qui suivent, à proposer des pistes pour observer, décrire et prendre en compte la manière dont les plantes agissent et font faire dans le monde.

4La principale piste se rapporte à la nécessité de dépasser l’analyse structurale des catégories de pensée ou des « représentations » des plantes, pour privilégier la description de plantes « en train de (se) faire » [3] (partie 1). Pour ce faire, nous proposons une approche ontologique des plantes. L’approche ontologique en anthropologie est intrinsèquement liée à la recherche de nouvelles manières d’aborder la diversité des cultures, alors même que l’opposition nature/culture n’est plus reconnue comme opérante. Défendant l’idée que l’anthropologie ne peut plus se contenter d’étudier la diversité des « représentations » des populations sur ce que nous savons être le « monde réel », elle invite à prendre au sérieux les ontologies indigènes, au sens de conceptions indigènes sur l’essence ou les propriétés des existants qui les entourent (Viveiros de Castro, 2003 ; Henare et al., 2007).

5Suivant cette piste, nous invitons à notre tour à prendre au sérieux les ontologies – indigènes ou non – attribuant aux plantes pouvoirs ou intentionnalités, dans la mesure où elles font sens pour ceux qui les portent et contribuent dès lors à façonner le réel. Nous nous démarquons toutefois d’une grande partie des représentants du tournant ontologique en anthropologie en défendant une conception empirique, « matérialiste » et performative de l’ontologie (partie 2). Inspirée à la fois des science and technology studies (STS) et de la philosophie de la biologie, cette conception invite à focaliser l’attention ethnographique sur les discours et les pratiques qui matérialisent les relations entre humains et plantes, afin d’en analyser les ressorts et les effets, y compris sur le plan politique. Loin de tendre à essentialiser les plantes, l’approche que nous proposons cherche au contraire à rendre visibles leur agentivité et leurs interactions dynamiques, sensibles et réciproques avec les humains.

6Nous illustrerons nos propositions en nous appuyant sur l’exemple du guaraná (Paullinia cupana Kunth var. sorbilis [Mart.] Ducke, Sapindaceae). Cette plante énergisante, originaire de la région du Bas-Amazonas au Brésil où les Indiens Sateré-Mawé la cultivent et la consomment depuis plusieurs siècles, a vu se multiplier depuis le milieu du xxe siècle les acteurs qui gravitent autour d’elle comme les normes, les politiques et les réseaux de commercialisation dont elle fait l’objet. Ajoutant à ses statuts de plante traditionnellement cultivée et d’être mythologique pour les Sateré-Mawé, ceux de ressource génétique nationalisée, de matière première industrielle, de cultivars améliorés ou encore de « super-aliment », le guaraná fait désormais l’objet de revendications et de jeux d’appropriation qui concernent tant son histoire botanique et scientifique que celles des populations qui la portent et des territoires qu’il occupe (Filoche et Pinton, 2014, Pinton et Congretel, 2016, Tricaud et al., 2016, Congretel, 2017).

7En croisant les regards sur quatre projets de valorisation de la plante ancrés dans sa région d’origine, nous avons cherché précisément (i) à rendre compte de la manière dont le guaraná se reconstruit actuellement dans la région, suivant les ontologies portées par les acteurs de ces projets, (ii) à montrer comment il participe, par ses caractéristiques matérielles et immatérielles, ses pouvoirs ou ses récalcitrances (Mélard, 2011), à la mise en œuvre de projets de vie comme à la naissance de frictions socio-politiques à l’échelle d’un groupe, d’une société ou d’un territoire.

8Deux cas seront évoqués ici : le projet de modernisation et d’intégration agro-industrielle de la culture du guaraná, porté essentiellement par l’agro-industrie des sodas et la recherche agronomique brésilienne (partie 3), et le Projet Waraná ou « Projet intégré d’ethnodéveloppement [4] du peuple Sateré-Mawé » (partie 4). Ce dernier concerne une centaine de producteurs amérindiens de la Terre indigène Andirá-Marau engagés dans le commerce équitable de leur production, dans l’objectif de reconquérir leur autonomie économique, culturelle, territoriale et politique. À travers ces exemples, nous montrerons en quoi notre approche ontologique des plantes peut contribuer à appréhender la diversité des dynamiques productives et sociales, et à interroger leur possible coexistence sur un territoire.

De l’étude des statuts du guaraná à celle de l’émergence de multiples guaranás : itinéraire d’une démarche

9Dans cette première partie, nous montrons comment notre approche socio-anthropologique de la trajectoire du guaraná d’Amazonie nous a mis sur la piste ontologique.

Éléments de la trajectoire d’une plante mondialisée

10En 2019, quiconque pousse la porte d’une pharmacie, d’une boutique de produits « bio-équitables » ou d’un supermarché, où qu’il soit dans le monde, rencontrera probablement des produits dérivés du guaraná. La popularité croissante de cette liane arbustive pérenne (fig. 1) tient avant tout aux propriétés énergisantes de ses graines (Hamerski et al., 2013). Originaire du Bas-Amazonas brésilien où les Sateré-Mawé l’auraient domestiquée il y a 400 à 600 ans (Clement et al., 2010), la plante se popularise dans le Brésil post-colonial, puis en Europe dès le début du xixe siècle (Pereira, 1954). La culture du guaraná se diffuse alors progressivement aux populations caboclas-ribeirinhas[5] installées sur les rives de l’Amazone et de ses affluents, autour de l’actuelle municipalité de Maués. Ces populations développent dès lors leurs propres savoirs et savoir-faire de la plante, à partir de ceux des Sateré-Mawé.

Figure 1
Figure 1
Une grappe de fruits de guarana à maturité, alors semblables à des « yeux » grands ouverts. La « pupille » correspond à la graine qui sera déshydratée puis transformée avant consommation.

11La trajectoire du guaraná s’accélère et se complexifie au cours de la seconde moitié du xxe siècle, avec la commercialisation, par diverses entreprises brésiliennes puis multinationales, de sodas au guaraná dont le succès est à la fois immédiat et fulgurant [6]. Ce succès et la demande croissante en graines qui en découle modifient la trajectoire de la plante de plusieurs manières : ils entraînent dès les années 1960 l’installation des principales industries qui l’utilisent – les multinationales AmBev et Coca-Cola – dans sa région d’origine, stimulent sa diffusion à d’autres régions de production dont l’Etat de Bahia, et provoque sa « mise en science ». Dès le début des années 1970, une équipe de l’institut brésilien de recherche agronomique, l’Embrapa [7], s’installe dans le Bas-Amazonas. En partenariat avec l’agro-industrie des sodas, elle travaille à la mise au point de variétés et d’itinéraires techniques supposés répondre à la demande croissante ainsi qu’à la volonté gouvernementale de moderniser l’agriculture brésilienne.

Étudier des résistances à la « globalisation locale »…

12L’intention initiale de notre travail socio-anthropologique était de caractériser, à travers les projets de valorisation étudiés, les dynamiques d’innovation à l’œuvre autour de la plante. Plus largement, nous cherchions à comprendre comment des producteurs longtemps restés en marge des politiques de développement et désormais visés par de multiples injonctions locales à se « moderniser », se saisissent localement d’un contexte global devenu favorable à leur affirmation et à leur participation pour négocier les conditions de leur propre développement [8].

13Depuis les années 1990, les producteurs de guaraná dits « traditionnels » du Bas-Amazonas sont en effet concernés par des dynamiques de développement a priori contradictoires. Localement, ils se trouvent confrontés à ce qu’Arturo Escobar (2001) qualifie de dynamique de « globalisation locale ». Celle-ci se traduit par la mise en œuvre, par des représentants de l’Embrapa, de l’industrie des sodas, des services d’extension rurale (ATER) et des pouvoirs publics locaux, d’un faisceau d’actions destinées à « moderniser » et « standardiser » leurs pratiques de production. Il s’agit de faire en sorte qu’ils produisent plus, sur de plus grandes surfaces, pour répondre aux besoins de l’industrie. Les multiples stratégies mises en œuvre à cette fin visent essentiellement à encourager (voire contraindre) les producteurs à adopter (i) les variétés améliorées de guaraná et (ii) les techniques culturales associées (Congretel et Pinton, op. cit.). C’est ce que nous avons appelé le « projet de modernisation et d’intégration agro-industrielle du guaraná ».

14Les autres projets que nous avons étudiés, davantage tournés vers l’agroécologie ou l’économie sociale et solidaire, semblent incarner chacun à leur échelle une démarche de résistance à cette dynamique de « globalisation locale ». Malgré des histoires, des stratégies distinctes et un effet de concurrence accentué par le partage d’un même territoire, un objectif les rassemble : permettre aux producteurs qui y prennent part de se faire une place sur les marchés de niche de la phytothérapie à l’international, en valorisant les spécificités de leur production via divers outils de différenciation tels que l’indication géographique, le label biologique ou encore le commerce équitable (Pinton, 2010 ; Pinton et Congretel, 2016). Pour certains, dont les producteurs Sateré-Mawé, cette ambition passe par le refus d’adopter les ressources et pratiques proposées par l’Embrapa et ses partenaires locaux. D’autres tentent de concilier leur projet avec ces propositions. Tous, néanmoins, cherchent à prouver d’une manière ou d’une autre que leur guaraná est différent, meilleur (Congretel, 2017a).

… ou la construction de nouveaux guaranás ?

15C’est cet attachement des producteurs à singulariser « leur » guaraná dans leurs discours comme dans leurs pratiques qui nous a conduite progressivement vers la piste ontologique. Mois après mois, sur le terrain [9], force était de constater qu’au-delà des jeux de pouvoir et des stratégies de différenciation auxquels participent les discours sur les produits « de qualité », « d’origine » ou « de terroir », nous nous trouvions face à la coexistence, dans la région, de plusieurs guaranás en construction. « Le guaraná » dont parlent les uns et les autres correspond certes à la même espèce botanique, mais pas à la même plante du point de vue de ses caractéristiques matérielles ou immatérielles. Dans le cadre du projet de modernisation comme dans ceux des autres projets étudiés, les discours s’incarnent dans la mise en œuvre de nouvelles manières d’agir sur et avec la plante qui contribuent à la transformer, la multiplier. Ainsi se construisent plusieurs guaranás, dont le « guaraná amélioré » que cherchent à promouvoir l’Embrapa et l’agro-industrie ou le « waraná » des Sateré-Mawé.

16Ces différents guaranás incarnent (et influencent en retour) différentes « expériences » de la plante, étroitement liées aux projets de ceux qui les promeuvent. Nous entendons par « expériences de la plante » l’ensemble des représentations, savoirs, pratiques, relations sensibles et temporalités associés à la plante par un individu ou groupe d’individus (Congretel, 2017 :33). Caractériser les processus d’innovation à l’œuvre au sein des projets étudiés impliquait donc de caractériser ces expériences, sans dissocier l’analyse de leurs diverses composantes (savoirs, pratiques, sensibilités…) et sans négliger l’intervention de la plante elle-même dans ces expériences, jusque dans les aspects matériels de son agentivité. L’approche ontologique que nous avons développée nous a permis de réaliser ce projet et de raconter ainsi « d’autres histoires » des relations contemporaines entre plantes et humains.

Décrire des ontologies de plantes

17Le terme « ontologie » désigne étymologiquement un « discours sur ce qui est » ou sur « ce qui constitue la réalité » (Pellizzoni, 2015, p. 74). Prise dans ce sens, la notion ne se réfère pas à l’essence même des « choses » qu’elle désigne, mais à la formulation d’une idée ou connaissance sur cette essence. Rapprocher l’ontologie d’un simple « point de vue » sur ce qui existerait en soi, indépendamment de ce que l’on en sait ou de ce que l’on en imagine, est alors tentant. C’est précisément ce que contestent la majorité des anthropologues qui se sont emparés de la notion, pour qui le recours à une approche ontologique du vivant doit au contraire servir à « renoncer à l’idée […] selon laquelle il y a une seule nature, et de multiples représentations culturelles » (Demeulenaere, 2017, p. 64) – voire à montrer l’existence de réalités multiples (Mol, 1999). Toutefois, les pistes proposées pour donner corps à ce programme divergent (Henare et al., 2007 ; Gad et al., 2015 ; Bertelsen et Bendixsen, 2016), pistes que contribuent à brouiller certains usages de la notion d’ontologie pour désigner des théories ou conceptualisations savantes des rapports entre sociétés humaines et autres existants (Demeulenaere, 2017). Les lignes qui suivent visent clarifier notre position dans ce champ intellectuel foisonnant, en précisant notre conception de l’ontologie et ce qu’elle implique pour l’enquête.

L’ontologie comme discours performatif sur l’être

18Retraçant l’historique de l’appropriation du concept d’ontologie par l’anthropologie, Elise Demeulenaere (2019) constate que deux grands courants se distinguent. D’un côté, un courant d’inspiration structuraliste, représenté notamment par Philippe Descola, se donne pour ambition de théoriser les différentes manières dont les sociétés humaines spécifient leurs rapports à elles-mêmes et au monde. C’est dans cette perspective que Descola (2005) désigne par ontologies les quatre « schèmes intégrateurs de la pratique » dont l’humanité dispose selon lui pour s’identifier ou non aux autres existants [10]. Il définit ces schèmes comme des structures cognitives qui définissent les modalités de distinction du soi et du non-soi, précédant et conditionnant ainsi les relations qu’un individu humain peut entretenir ou non avec tel ou tel existant. Ces structures « n’affleur[a]nt pas à la conscience » (p. 191), il revient à l’anthropologue de les déceler en portant « une attention éveillée aux ordres émergents dont la régularité transparaît sous le foisonnement des usages ».

19Ce courant se distingue d’un autre, plus pragmatiste, selon lequel ce sont inversement les relations que les existants entretiennent entre eux qui contribuent à les définir mutuellement, de manière donc nécessairement dynamique et temporaire (chaque transformation d’une relation redéfinissant l’identité de ses protagonistes, les autres relations qu’ils entretiennent s’en trouvent à leur tour modifiées). De ce point de vue, porté essentiellement par des chercheurs du domaine de l’anthropologie médicale (Mol, 2002) et des STS [11], la mission de l’anthropologue consiste à décrire finement les relations que les humains entretiennent avec les autres existants – dont les plantes – puisque ces relations participent à les définir. Il s’agit dès lors d’explorer de l’intérieur (Stengers, 2005), par ethnographie donnant la primauté au point de vue emic (Olivier de Sardan, 1998), les pratiques qui matérialisent ces relations et donnent lieu à des stabilisations provisoires des identités des protagonistes. Ces stabilisations temporaires, qui incarnent de manière fluide et transitoire les « multiples réalités » qui constituent le monde, sont ce que les représentants de ce courant qualifient d’ontologies « pratiques » (Gad et al., 2005) ou « empiriques » (Law et Lien, 2013 ; Lien, 2015).

20Notre acception de l’ontologie se situe dans la continuité de ce programme rapidement esquissé, qui répond à sa manière à l’invitation de Tim Ingold à pratiquer une anthropologie « attentive aux êtres en formation et aux mondes en émergence ; éclairant les processus plutôt que les structures » (Ingold, dans Descola et Ingold, 2014, p. 46-48 [12]). Nous entendons en effet par ontologie une conception performative du réel : un discours sur ce qui est et devrait être, qui engage celui qui le porte dans sa réalisation pratique [13]. Autrement dit, elle est un discours sur la réalité qui fait advenir de nouvelles réalités, parce qu’elle est aussi un discours sur le possible (Mol, 1999), voire un combat pour le possible (Stengers, 2002 ; Escobar, 2010). Notre approche ontologique ne cherche donc pas à théoriser la manière dont des individus ou groupes conçoivent de manière générale leur rapport aux autres existants, mais à caractériser des ontologies de plantes (fig. 2), c’est-à-dire à étudier sans les dissocier les manières dont des individus ou groupes d’individus perçoivent, théorisent, parlent de et expérimentent les plantes sur le terrain.

Figure 2
Figure 2
Représentation visuelle de la différence fondamentale que nous faisons entre « l’ontologie » comme vision structurelle du monde (à gauche) et « l’ontologie de » que nous mobilisons, comme discours performatif sur l’essence d’un objet [14] particulier, situé dans le temps et dans l’espace (à droite).

21Dans cette perspective, nous cherchons à mettre en évidence les processus interactifs et réciproques par lesquels humains et plantes contribuent à se construire les uns-les autres, dans l’objectif d’éclairer les frictions – voire les conflits – qui peuvent découler du fait de ne pas prendre au sérieux ces processus et les discours qui les portent ou les rendent visibles.

Les apports méthodologiques de l’anthropologie symétrique et de l’ethnobotanique

22Le courant pragmatiste dans lequel nous situons approche ontologique des plantes, issu principalement des STS, est aussi à l’origine du programme méthodologique de l’actor network theory (ANT) ou anthropologie « symétrique » dont notre approche s’inspire (voir par ex : Law, 1987 ; Callon et Latour, 1991 ; Latour, 1991).

23L’ANT prône la description fine et agnostique des associations et dissociations qui permettent de constituer des « assemblages » ou « collectifs » hybrides d’humains et non-humains, aboutissant à la formation de nouveaux « existants » parmi lesquels on peut, selon nous, classer les plantes. Dans son article fondateur, Callon (1986) désigne sous le terme de « traduction » ces processus d’associations-dissociations. Il décrit ainsi la traduction comme une mise en relation « transformatrice », dans la mesure où elle transforme la configuration du réseau des existants impliqués, qui peut être plus ou moins grand et que l’on ne peut connaître avant d’avoir ethnographié finement les pratiques et processus en jeu. Etroitement liée au projet consistant à décrire des « ontologies pratiques » ou « empiriques » évoqués plus haut, l’ANT offre donc une méthode pertinente pour décrire les processus (alliant stratégies et performances pratiques) par lesquels on passe d’une ontologie de plante à une nouvelle plante.

24Il est parfois reproché à l’ANT la « conception indifférenciée de l’espace social » qu’elle offre (Bonneuil et Thomas, 2009 : 13). Selon Aggeri et Hatchuel (2003 : 117), « les spécificités sociohistoriques de chaque récit tendent alors à être gommées ». Pour éviter cet écueil, et parce que les ontologies de plante que nous souhaitons décrire sont étroitement liés à des projets politiques, nous proposons de combiner à l’ethnographie « agnostique » prônée par l’ANT une approche ethnobotanique attentive aux dimensions historiques, cosmologiques et politiques des rapports entre humains et plantes (Lieutaghi, 2003, 2008 ; Bahuchet et Lizet, 2003).

25Par cette combinaison, nous pouvons saisir simultanément l’ensemble des interactions en jeu dans la fabrication de nouvelles plantes, sans en négliger les dimensions immatérielles. Nous verrons par exemple que les Sateré-Mawé distinguent leur waraná du « guaraná produit dans le reste du Brésil » entre autres par le fait que celui-ci contient le wará, un principe de connaissance qui confère à la plante le pouvoir de guider ceux qui en consomment les graines. Nous verrons aussi que l’existence de ce waraná suppose des pratiques de gestion spécifiques et de dialogue entre plante et producteurs. De ce fait, le waraná – comme les autres « guaranás » qui incarnent les diverses ontologies du guaraná rencontrées sur le terrain, sont davantage que des objets socio-techniques tels que les définit par Akrich (1989 : 33), autre représentante de l’ANT.

L’ontologie définie par un contenu, des contours et des propriétés

26Suivant les propositions de Calvert et Joly (2011) puis de Demeulenaere (2014), nous proposons de structurer l’approche ontologique ici défendue sur la grille de description mobilisée par le philosophe de la biologie John Dupré (2012, en particulier p. 97-100). Dans le but de caractériser les sortes d’objets qui peuplent les sciences biologiques, Dupré s’attache à décrire la manière dont sont définis le contenu, les contours et les propriétés des objets ou « choses » étudiés (fig. 3). La fixation même temporaire de ces trois caractéristiques n’est en rien anodine, puisqu’elle modifie substantiellement la manière dont les objets ainsi désignés peuvent ensuite être saisis par la pratique et traduits, que ce soit dans les champs du droit (droits de propriété intellectuelle par exemple), des politiques publiques, du commerce, de la justice… ou, dans le cas d’ontologies végétales, de l’agronomie, de l’écologie ou encore des politiques territoriales (entre autres).

Figure 3

Représentation schématique de la grille de description des ontologies selon Dupré (2012)

Figure 3. Représentation schématique de la grille de description des ontologies selon Dupré (2012)

Représentation schématique de la grille de description des ontologies selon Dupré (2012)

27Un lien évident entre ontologie et politique se dessine ici. Il peut se faire de deux manières. La première possibilité est que l’engagement politique des acteurs guide la manière dont ils façonnent leur ontologie de l’objet puis la « mettent en œuvre ». L’ontologie est politique dans sa conception même, et destinée à être politisée. C’est dans cette perspective que Demeulenaere (2014) qualifie d’» ontologie politique » les « semences paysannes ». D’un autre côté, la politique peut être guidée a posteriori par l’ontologie : c’est ce que l’on observe chez Calvert et Joly (op. cit.) à propos de la brevetabilité des gènes, rendue possible par sa « réduction ontologique » préalable à un simple composé chimique.

Principaux enjeux de l’approche ontologique proposée

28En invitant à décrire des discours spécifiquement centrés sur la plante et les interactions sensibles qu’ils entraînent (ou relatent) plutôt que des visions du monde propres à des individus ou groupes d’individus, l’un des principaux enjeux est de reconnaître le caractère provisoire, situé dans le temps comme dans l’espace, de l’ontologie et de la plante qui l’incarne. Un second enjeu est d’ouvrir à la possibilité qu’un même groupe de personnes puisse mobiliser plusieurs ontologies d’une même plante, selon le type de relation dans lequel il s’engage avec elle ou le contexte dans lequel il cherche à agir ou à s’exprimer.

29C’est, par exemple, ce que l’on observe actuellement chez les Sateré-Mawé engagés dans le projet d’ethnodéveloppement que nous évoquerons plus loin. Celui-ci vise tout à la fois à faire reconnaître la durabilité écologique et sociale de leurs pratiques de production, à trouver une place pour leurs produits sur les marchés de niche, et à permettre aux producteurs de retrouver une autonomie économique et culturelle, tout en remettant la plante au cœur de leur organisation sociale. Ces objectifs multiples conduisent les dirigeants du projet à négocier avec de multiples entités, humaines ou non, et donc à manipuler diverses ontologies de guaraná. Leur force est, nous le verrons, de parvenir à établir des correspondances fines entre ces ontologies afin de créer des alliances sans se départir de leur ontologie « traditionnelle [15] » de la plante.

30Un autre enjeu est d’éviter le risque d’essentialisation souvent reproché aux analyses ontologiques. Celles-ci tendraient à figer leurs objets – populations autochtones, entités biologiques ou même savoirs – dans une certaine manière d’être au monde ou en les rabattant sur le plan de la culture (Hastrup, 2013), leur déniant tout droit à évoluer ou déplorant ces évolutions. Or, l’approche ontologique proposée ici, inspirée du cadre analytique des practical ontologies (Gad et al., 2015), cherche expressément à considérer les ontologies de plantes comme les fondements d’assemblages instables s’incarnant botaniquement, résultant de positionnements vis-à-vis de (et d’engagements dans des) projets, d’hybridations de savoirs, de techniques, de traductions. À l’inverse, en mettant l’accent sur le rôle joué par ces ontologies et par les plantes qui les matérialisent dans la réalisation de projets, nous montrons que ces discours participent activement à la transformation du monde.

31Enfin, en organisant notre récit autour d’ontologies de guaraná caractérisées par leur contenu, leurs contours et leurs propriétés, nous rendons possible la comparaison terme à terme des différentes « plantes » qui se révèlent, donc la mise en lumière des similarités, des différences, des recouvrements ou au contraire des exclusions entre ces multiples guaranás. Ce faisant, nous décrivons des conceptions plus ou moins compatibles de l’agriculture sur un territoire donné, soulignons leurs dynamiques, leurs points de convergence, leurs frictions. En tirant les fils de ces constructions ontologiques enchâssées dans des projets, nous redessinons les réseaux impliqués comme ceux qui s’organisent autour, sous forme de communautés de pratiques, de filières ou de réseaux militants transnationaux, reliant le local au global de multiples manières. Nous articulons ainsi dans notre recherche une version des ontologies « socialisée » et ancrée dans la pratique (le guaraná « tel qu’il se fait ») à l’usage politique de la notion d’ontologie que fait Arturo Escobar (1999) pour décrire des assemblages hybrides, des réseaux et des relations de pouvoir qui se forment pour contester l’hégémonie des politiques de modernisation.

32Afin d’illustrer notre approche ontologique des plantes et sa pertinence pour rendre visible leur capacité à « agir dans le monde », nous présentons dans la suite deux ontologies de guaraná rencontrées sur le terrain : le « guaraná amélioré » et le « waraná ». Incompatibles entre elles, ces deux ontologies sont néanmoins à l’origine de « frictions productives » dans la région du Bas-Amazonas, poussant notamment les Indiens Sateré-Mawé à repenser leur rapport à la science pour défendre leur ontologie du guaraná.

Le guaraná amélioré : une « technologie » pour standardiser les expériences locales du végétal

33L’ontologie « guaraná amélioré », initialement portée par l’Embrapa [16] illustre assez simplement la pertinence de la grille de description empruntée à John Dupré. Parce que l’Embrapa porte une idée de ce qu’est le guaraná (une espèce botanique dotée d’une certaine diversité génétique) et de ce que devrait être le « guaraná amélioré » – une plante productive, résistante aux maladies, et riche en caféine –, elle s’engage dans une succession de pratiques qui la mèneront, avec le concours d’une diversité d’existants, à produire ce guaraná amélioré et transformer ainsi la réalité en y ajoutant un nouvel existant.

Première étape : définir a priori les propriétés d’un guaraná » idéal ».

34L’histoire du guaraná amélioré débute dans les années 1970 par une situation de contradiction : alors que la demande en graines de guaraná atteint des sommets au niveau international, la production, confinée à l’Amazonas et à quelques zones dans les États adjacents, s’effondre. À la source de cet effondrement se trouve la rencontre imprévisible entre la plante et un champignon jusqu’alors méconnu, le Colletotricum guaranicola Albuq. La rencontre s’avère funeste pour le guaraná dont les plantations sont peu à peu décimées par la maladie. L’agonie du guaraná comme l’inquiétude de ceux qui l’achètent en grandes quantités éveillent l’intérêt du gouvernement fédéral et devient une préoccupation publique.

35Une équipe de recherche est dépêchée dans l’Amazonas pour diagnostiquer la situation et y chercher des solutions. Il s’agit dès lors de concevoir un guaraná capable de répondre à la forte demande, tout en s’adaptant aux nouvelles contingences de sa région de production. L’histoire du guaraná amélioré convoque ainsi des ressources, des personnes et d’autres agents localisés, mais aussi des savoirs, des techniques, des politiques globales. Elle raconte en filigrane la rencontre entre des représentants d’une conception « moderne » du vivant à promouvoir, une plante récalcitrante à toute forme de modelage, et un territoire qui, par ses caractéristiques, se fait à la fois le théâtre et un acteur important de cette histoire (Congretel, 2017 :65-66).

36Les agronomes de l’Embrapa chargés de trouver des solutions conçoivent dès le départ la plante cultivée comme un génotype, c’est-à-dire une combinaison particulière d’allèles au niveau du génome qui, dans un environnement donné, permet à la plante qui la contient d’exprimer certaines propriétés. Dans cette perspective, ils lancent rapidement un programme d’» amélioration génétique » dont l’objectif est de sélectionner progressivement des « génotypes supérieurs » (Atroch et al., 2012) : des génotypes qui exprimeront les propriétés que l’on attend d’eux. La plante à « sélectionner » est donc réduite dans un premier temps aux propriétés qu’on veut lui faire exprimer. Dans le cas du guaraná, il s’agit en priorité de la productivité en graines, de la résistance aux maladies, et compte tenu du poids de l’industrie, du taux de caféine (Ibid.).

Deuxième étape : donner un contenu au guaraná amélioré

37La construction de ces génotypes supérieurs prendra plus de vingt ans, en grande partie à cause du guaraná qui ne se laisse ni facilement connaître, ni facilement manipuler [17]. D’abord, les briques élémentaires de ces constructions, les gènes, ne se trouvent pas sur commande : il faut aller les chercher là où ils se trouvent, c’est-à-dire dans les plantes qui constituent les plantations de la région. Pour cette étape de collecte, industrie et recherche s’associent, mais se trouvent rapidement confrontés à la réalité de plantes malades, impossibles à échantillonner. La collecte se limite donc à un millier de génotypes seulement.

38La suite consiste en une succession de croisements contrôlés entre « génotypes » et de sélection des descendants, de façon à recombiner progressivement les « meilleurs gènes » au sein d’un même génotype. Après chaque croisement, il faut évaluer et déterminer le génotype, et pour cela « faire parler » la plante qui l’exprime. Les agronomes disposent de diverses techniques indirectes mais, là encore, le guaraná ne se laisse pas faire. D’une part, la structure de son génome est complexe et mal connue : le guaraná est en effet une espèce multipolyploïde. La présence de chaque gène en nombre élevé (mais inconnu) rend difficile la détermination de leur rôle dans les caractères exprimés par la plante, tout comme leur sélection. D’autre part, l’environnement entre aussi en jeu. De nouveaux outils, notamment la génomique qui donne directement à voir les séquences d’ADN qui constituent le génome de la plante, viennent peu à peu aider les agronomes en leur permettant de faire parler directement ce dernier. Finalement, les chercheurs de l’Embrapa parviennent à assembler 55 « génotypes satisfaisants ».

Troisième étape : l’imposition de contours agronomiques, légaux et politiques

39La politique et le droit brésiliens entrent alors en jeu et viennent poser des limites à ce « contenu » génotypique en exigeant de la plante en construction qu’elle exprime de nouvelles propriétés. Nous sommes alors dans les années 1990 et le Brésil décide d’adhérer à l’Organisation Mondiale du Commerce. Il doit pour cela mettre en place un système de protection des innovations variétales, ce qui le conduit à adopter en 1997 une Loi sur la Protection des Cultivars ainsi qu’à adhérer à l’Union Internationale pour la Protection des Obtentions Végétales. En vertu de ces nouvelles dispositions, seuls les variétés ou cultivars – autrement dit les génotypes – qui sont « distincts des autres, homogènes et stables dans le temps » peuvent être commercialisés (Loi 9.456/1997, art. 3°, IV). Ces nouveaux critères imposent de nouvelles épreuves aux 55 « génotypes » qui avaient jusqu’alors passé avec succès les différentes étapes de sélection. Seuls vingt parviendront à satisfaire toutes les exigences et seront mis en circulation par l’Embrapa entre 1999 et 2015, sous l’identité formelle de « cultivars » enregistrés dont certains sont protégés par l’institut. Ces vingt assemblages de gènes expriment les propriétés recherchées par les sélectionneurs et respectent les contours imposés par le droit brésilien, qui émane lui-même d’une volonté politique du gouvernement fédéral de moderniser rapidement son agriculture et de la mettre au service de l’industrie (Tonneau et Sabourin, 2009).

Quatrième étape : diffuser le guaraná amélioré et ses représentants

40La vocation de ces génotypes n’est pas de demeurer dans les pépinières des multiplicateurs, mais bien d’être cultivés dans un objectif de standardisation des pratiques supposée améliorer la productivité et faciliter l’accompagnement technique des producteurs. Les vingt cultivars mis au point doivent donc être diffusés aux producteurs, qui devront ensuite interagir avec eux pour produire. Compte tenu de la biologie du guaraná, qui est une plante sexuée dont les allèles ségréguent rapidement d’une génération à l’autre, la seule solution pour diffuser ensemble le contenu, les contours et les propriétés des nouveaux cultivars de « guarana amélioré » est de les cloner, c’est-à-dire de les reproduire végétativement pour que le génotype reste identique (Atroch et al., op. cit.). Cette étape de bouturage très technique implique des pépiniéristes, à qui les producteurs peuvent acheter les jeunes clones.

41Il serait hors de propos de détailler ici les multiples stratégies mises au point par l’Embrapa, mais aussi par l’agro-industrie et les pouvoirs publics du Bas-Amazonas, pour inciter voire contraindre les producteurs de la région à adopter les représentants du guaraná amélioré. Notons toutefois que ces stratégies mettent en jeu des dispositifs incitatifs (dont des distributions gratuites dans la région de Maués), contraignants (les crédits agricoles sont conditionnés à l’acquisition de cultivars améliorés), mais aussi et surtout une véritable reconfiguration ontologique a posteriori du guaraná amélioré consistant en la « naturalisation » discursive des clones. Il s’agit, pour l’Embrapa, de présenter ses cultivars comme une technologie au service de la productivité des agriculteurs, mais une technologie « naturelle » qui ne doit pas être confondue avec les OGM (voir Congretel et Pinton, 2016 ; Congretel, 2017 – chap. 4).

42En effet, les réticences de la majorité des producteurs bas-amazoniens de guaraná vis-à-vis de ces « superplantes » sont grandes. Elles puisent leur vigueur dans la relation sensible et quasi quotidienne que ces producteurs entretiennent avec leurs plants (certains parlent d’ailleurs de convivência avec leur guaraná, soulignant le compagnonnage et la nécessité de faire avec la plante au jour le jour). Contrairement au guaraná issu de graine qu’ils ont l’habitude de cultiver, les plants améliorés, bouturés, sont particulièrement exigeants : leurs racines sont plus superficielles et fragiles (ce qui rend les jeunes plantes sensibles aux chocs et aux climats extrêmes), ils sont plus sensibles à l’humidité et à la lumière et, surtout, exigent beaucoup d’entretien et l’apport fréquent de fertilisants.

43On voit finalement que l’ontologie de la plante qui a gouverné la construction du guaraná amélioré, que l’on pourrait qualifier d’» industrielle [18] », entre en confrontation avec une ontologie agricole du guaraná cultivé sous forme de graine depuis plusieurs siècles dans la région. Selon cette ontologie forgée dans une relation pratique et prolongée à la plante, le guaraná est et doit être fort et autonome. Or le guaraná amélioré n’est « pas conforme » à cette ontologie agricole, d’où la difficulté de ses promoteurs à enrôler les producteurs dans sa mise en culture.

Le waraná : incarnation d’une reconfiguration écologique et cosmopolitique

44Parmi les réponses observées sur le terrain, la façon dont les Indiens Sateré-Mawé ont décidé de résister aux injonctions à adopter le guaraná amélioré s’avère particulièrement intéressante et éclaire d’une lumière différente l’intérêt d’une approche ontologique des plantes.

Le waraná comme porte-parole d’un projet d’ethnodéveloppement.

45Vivant en grande majorité sur la terre indigène Andirá-Marau, terre démarquée dont ils ont l’usufruit mais ne sont pas propriétaires, les Indiens Sateré-Mawé sont aujourd’hui environ 13000. Ils cultivent le guaraná sur de petites surfaces pour une production totale relativement limitée. Les Sateré-Mawé entretiennent depuis plusieurs siècles une relation identitaire forte au guaraná, dont ils se considèrent comme les fils, en relation avec l’un de leurs mythes fondateurs. Ces dimensions mythiques de leur relation au guaraná ont fait l’objet de travaux anthropologiques importants qui les relient à des dimensions culturelles et organisationnelles (voir notamment Figueroa, 1997), mais qui se sont peu intéressés à leurs conséquences en termes de gestion de la plante. Or les manières dont les Sateré-Mawé interagissent matériellement et spirituellement avec la plante, par l’intermédiaire de pratiques culturales aussi bien que culturelles, sont étroitement liées – d’autant plus aujourd’hui dans le cadre du Projet Waraná évoqué plus haut.

46Le Projet Waraná concerne pour l’instant une centaine de familles, soit environ 5 % de la population. S’il peut sembler se limiter à une entreprise de commerce équitable de guaraná (et d’autres productions issues de la terre indigène), ses ambitions vont bien au-delà. Né en 1995 de la rencontre d’un jeune leader Sateré-Mawé, Obadias Garcia Batista, avec l’anthropologue et consultant en écodéveloppement italien Maurizio Fraboni, le projet repose sur plusieurs constats : l’érosion palpable de la culture Sateré-Mawé et, en particulier, de la culture du guaraná, un exode fort hors de la terre indigène et, enfin, une dépendance croissante de la population vis-à-vis de l’Etat, dans tous les aspects de sa vie sociale et économique (Palma Torres et al., 2010). Pour ses concepteurs, l’objectif véritable de ce projet, qu’ils qualifient de « total », est donc de revitaliser une culture en cours d’érosion, et de la placer au centre d’un projet d’émancipation qui permettrait aux Sateré-Mawé de retrouver une autonomie économique, politique, sociale et culturelle. Cela qui suppose en outre de sécuriser leurs droits sur le territoire, régulièrement menacés (Lorenz, 1992 ; Figueroa, op. cit.).

47Le Projet Waraná s’articule ainsi autour de deux processus forts et étroitement liés. Il s’agit d’une part de requalifier leur guaraná pour en faire un élément de différenciation sur les marchés, de façon à stimuler l’économie locale, à « occuper la terre » et à remettre la plante au cœur de l’organisation sociale. Cette différenciation va passer par l’obtention de différents labels et certifications (label équitable, certification biologique au Brésil et en Europe, label « sentinelle Slow Food », etc). D’autre part, les dirigeants du projet vont chercher à constituer autour de celui-ci un vaste réseau d’acteurs dynamiques et militants qui puisse porter à l’international leurs produits et, avec eux, leur projet. Ce réseau comprend des partenaires commerciaux eux-mêmes insérés dans les réseaux de l’économie sociale et solidaire, ainsi que des partenaires institutionnels. L’enjeu de ce double processus articulé autour de la plante peut se résumer ainsi : devenir visibles internationalement pour pouvoir exister localement.

48L’inscription progressive du projet dans ces réseaux et le recours aux labels a poussé ses dirigeants à formaliser leur action et leurs discours, poursuivant aussi l’idée de rendre plus lisibles et visibles les spécificités de « leur » guaraná et leurs revendications. Pour cela, ils fondent en 2008 un Consortium qui prend en charge les aspects productifs et commerciaux, et publient un « Protocole de production » construit de manière participative. À cette fin, producteurs, professeurs et anciens Sateré-Mawé se réunissent durant trois jours afin de débattre de ce qu’est leur guaraná, de ce qu’est leur « système traditionnel » de production et de consommation, et de ce qu’ils veulent en garder dans le futur, compte tenu aussi des exigences des consommateurs et certificateurs. Le résultat se présente sous forme d’un guide de bonnes pratiques ponctué de définitions, rédigé en portugais puis traduit en langue vernaculaire (CPSM, 2008), dans lequel est rendue visible leur ontologie du waraná… ou plutôt, une ontologie du waraná écologisée, traduction fine et maîtrisée de leur ontologie » traditionnelle ».

Le waraná comme matérialisation d’un principe épistémologique et garant de la cohésion sociale des Sateré-Mawé

49Avant de poursuivre, il est donc nécessaire de présenter au lecteur ce que nous qualifions d’ontologie » traditionnelle » du waraná, à laquelle plusieurs semaines d’ethnographie nous ont donné accès et autour de laquelle s’est construit le protocole évoqué.

50Le terme waraná, à l’origine du nom guaraná, signifie littéralement « l’origine » ou « le principe » (-na) de « toute connaissance » (wará) en langue Sateré. Il définit à lui seul ce qu’est le waraná pour les Sateré-Mawé : l’incarnation matérielle d’un principe épistémologique (le wará) situé précisément dans les graines de la plante (l’article 2 du protocole le présente comme « l’enveloppe matérielle, constituée par la plante, le fruit et la graine du guaraná natif […], du principe spirituel du “Wará” »). En d’autres termes, le waraná est un outil de connaissances pour les Sateré-Mawé. Lorsqu’ils consomment les graines de waraná sous forme de poudre mélangée dans une calebasse d’eau, en réunion ou individuellement, les Sateré-Mawé incorporent le wará qu’elles contiennent et déposent en retour leurs propres pensées dans la calebasse. En réunion, la calebasse passe de bouche en bouche, ce qui permet au wará et aux opinions en présence de circuler et d’être incorporés par les uns et les autres. Cette circulation permet d’atteindre des consensus et assure la cohésion sociale du groupe (Figueroa, op. cit.).

51Néanmoins, le wará n’est contenu selon les Sateré-Mawé que dans les graines du waraná sese ou « vrai guaraná ». L’expression se réfère au guaraná qui pousse spontanément dans les zones de forêt anciennes de la terre indigène (ga’apy). Ce « vrai guaraná » comprend des « mères » (waraná ty) et des « fils » (waraná membyt), correspondant respectivement aux lianes déjà développées et aux plantules qui germent spontanément à leur pied. De là découle une pratique culturale spécifique aux Sateré-Mawé qui consiste à aller prélever dans ga’apy des « fils » pour les transplanter dans les abattis [19] proches de l’habitat. Lorsqu’une personne vient prélever un « fils », elle dialogue avec la « mère » afin d’obtenir l’autorisation de l’’emporter ce fils s’engager à en prendre soin.

52Au-delà de favoriser la fructification et faciliter la récolte, cette pratique [20] assure une filiation directe entre les transplants et les « mères » forestières, garantissant la « pureté » et la « force » des jeunes plantes, mais aussi celles du wará qui sera ingéré et guidera au quotidien les habitants dans leurs actions. Elle entretient aussi la filiation entre les Sateré-Mawé eux-mêmes et le waraná, contribuant ainsi à la perpétuation de leur identité. Les enjeux de cette pratique de transplantation, étroitement inscrite dans l’écosystème de ga’apy et assurant la cohésion entre les propriétés, le contenu et les contours du waraná, sont donc à la fois productifs, épistémologiques et identitaires. En conséquence, elle été inscrite dans le protocole comme la seule autorisée dans le cadre du Projet Waraná. Le semis de graines, la plantation de plants de guaraná amélioré ou toute forme de sélection y sont expressément interdits.

L’écologisation d’une ontologie traditionnelle au service d’un projet de vie

53Revenons alors au protocole et à ce qu’il donne à voir de cette ontologie et des pratiques qui lui sont liées. L’article 2 fournit la définition suivante : « on appelle waraná le guaraná semi-domestiqué obtenu de plantules spontanées, extraites de la forêt vierge ou secondaire […] et transplantées en champ ouvert, ou nées spontanément de graines […], exposées à la pollinisation croisée permanente avec les exemplaires sauvages de guaraná résidant en forêt vierge au moyen de plusieurs espèces d’abeilles natives […] ». Plus loin, le protocole indique que les pratiques de transplantation décrites garantissent « la conservation et l’adaptation génétique du guaraná à l’environnement naturel », ainsi que la « diversité génétique » du guaraná, ce qui mène plus loin à qualifier la terre indigène elle-même de « sanctuaire écologique et culturel du guaraná » pour abriter son « unique banque génétique naturelle ».

54S’il est impossible d’analyser en détails ici la richesse de ce document composé de 9 articles, on note d’emblée la scientificité des définitions et des recommandations. Les définitions précitées frappent par le référentiel de savoirs écologiques précis qu’elles mobilisent, mais aussi par les correspondances fines qu’elles établissent entre les caractéristiques de l’ontologie « traditionnelle » décrite plus haut, et celles de l’ontologie « écologique » qu’elles dessinent. Le protocole opère ainsi une véritable traduction ontologique [21]. Telles qu’elles sont traduites, les pratiques culturales à valeur initialement cosmologique et identitaire contribuent à entretenir la biodiversité de l’espèce Paullinia cupana var. sorbilis, mais aussi celle des différents écosystèmes dans lesquels elle s’inscrit. Elles viennent en outre justifier l’occupation du territoire jusque dans ses zones les plus reculées, puisque c’est là que se trouve la « banque génétique » du guaraná.

55Cette relecture écologique des pratiques et de leur inscription dans le paysage a permis aux participants du projet d’obtenir le label international « foresterie analogue ». Surtout, elle leur permet de légitimer au moyen d’arguments scientifiques, recevables par un large public, le maintien ou la réintroduction de leurs pratiques traditionnelles et donc leur refus du guaraná amélioré. En d’autres termes, elle leur permet de discuter à registres de savoirs égaux avec ceux à qui ils s’opposent, sans toutefois se départir de leur ontologie du waraná. Le protocole rend en effet visible l’opposition presque terme à terme entre ce qu’est le waraná et ce qu’est le guaraná amélioré – et donc l’incompatibilité entre les propriétés attendues du premier et le contenu du second. D’un côté se trouve un collectif dynamique de mères, de fils, de pollinisateurs et de gènes qui circulent de façon fluide entre des espaces précisément localisés dans le territoire ; de l’autre, une collection fixe de vingt génotypes, dont la reproduction par clonage est contrôlée par quelques personnes et qui expriment des propriétés presque indépendamment de leur inscription dans le paysage (fig. 4). Ce guaraná, que les Sateré-Mawé qualifient de waraná mohãg miat (« guaraná qui a reçu des remèdes »), est incompatible avec ce qu’ils attendent de leurs interactions la plante (autonomie des transplants, filiation avec les mères du waraná et l’origine du peuple Sateré-Mawé, présence de wará, respect dans les échanges…), mais aussi avec l’argumentaire écologique qui cimente leur projet politique et percole chaque jour davantage dans les discours, les pratiques et la sensibilité des producteurs, au-delà de ses dimensions stratégiques.

Figure 4
Figure 4
Représentation de la traduction opérée dans le protocole de production et de l’incompatibilité rendue visible entre waraná et guaraná amélioré, au niveau des contours/espaces concernés (cadre marron), des contenus (intérieur du cadre) et des propriétés (cadre inférieur) de ces deux guaranas.
Conception de l’auteur

56Il y aurait bien plus à dire sur la façon dont les Sateré-Mawé impliqués dans le Projet Waraná reconfigurent actuellement leur relation historique à une plante qu’ils considèrent à la fois comme leur génitrice et leur principale autorité [22]. On se contentera de noter que contrairement au guaraná amélioré qui résulte d’une construction technique orientée par la recherche et la diffusion de progrès agronomiques, le waraná existe dans la vie quotidienne, politique et cosmologique des Sateré-Mawé depuis plusieurs siècles. Le Projet Waraná vise donc moins à construire un « nouveau guaraná » qu’à retrouver et renforcer le sens des relations cosmopolitiques qui se sont nouées historiquement entre la plante et eux [23]. L’enjeu est désormais de légitimer ces sens et les pratiques qui les sous-tendent vis-à-vis des projets ou dynamiques extérieurs qui cherchent à les transformer, au nom de la modernisation agricole ou du développement.

Conclusion

57Selon le socio-anthropologue François Mélard, « ce qui contribue à la qualité d’une histoire impliquant des non-humains » est la capacité du chercheur à « montrer que la relation privilégiée créée entre humains et non-humains est placée sous la coupe d’un balancement continuel entre collaboration et récalcitrance » (2011 : 153). C’est ce que nous espérons avoir fait en montrant comment le guaraná et d’autres « existants » autour de lui, du Colletotrichum guarananicola au wará en passant par la technique de clonage, contribuent à mettre en mouvement des acteurs, les amenant à se considérer, se rencontrer, collaborer ou au contraire s’opposer. La structuration de notre récit autour de la description de diverses ontologies de la plante rencontrées nous a permis de rendre compte de ce « balancement ». Elle nous a aussi conduits à souligner l’importance de ne pas dissocier, dans l’enquête comme dans le récit, les savoirs des pratiques, des sensibilités et des discours mobilisés par les acteurs du terrain pour parler et agir sur, pour et avec la plante dans un contexte de changements globaux.

58Inspirée par les science and technology studies, l’ethnobotanique et la philosophie de la biologie, l’approche ontologique des plantes proposée et illustrée par le cas du guaraná s’inscrit dans le débat actuel sur le tournant ontologique en anthropologie. En revenant au sens le plus littéral de l’ontologie – un discours sur l’être à caractère performatif – et en l’appliquant à la plante elle-même, prise dans les différents contextes où elle trouve à s’exprimer, nous décrivons comment celle-ci se construit, se transforme et participe dès lors à façonner de nouvelles réalités. S’ouvre ainsi la possibilité de nouveaux « balancements » qui feront à leur tour bouger les lignes, faisant émerger de nouveaux possibles ou en effaçant d’autres.

59Les ontologies de guaraná décrites (et leurs reconfigurations) correspondent à des expériences singulières et mouvantes du végétal, qui ne sont figées ni dans le temps, ni dans l’espace. Les plantes qui les incarnent – cultivars clonés de guaraná amélioré nés en pépinière ou « fils de waraná » élevés en forêt puis transplantés au sein d’une terre indigène – se transforment au gré des mouvements sociaux et des projets qui les mettent en jeu. Inversement, elles participent à ces projets de plusieurs manières. L’une d’elles consiste à les inspirer : le Projet Waraná serait ainsi l’incarnation d’une prophétie formulée par la figure mythique Ohniamuaçabê à l’attention du tout premier pied de guarana, qui aurait germé sur les restes de son fils défunt. Selon cette prophétie, le guaraná serait un jour amené à sauver son peuple (voir Figueroa, op. cit.). Une autre manière consiste à résister aux intentions de ceux qui cherchent à les transformer : c’est ce que l’on observe, par exemple, à travers les difficultés rencontrées par l’Embrapa pour sélectionner des « génotypes supérieurs » de guaraná. Dans tous les cas, la plante agit et fait faire.

60L’illustration qu’offre le guaraná permet aussi de montrer que les ontologies de la plante décrites ne sont pas indépendantes les unes des autres. Labiles, fluides et temporaires, elles se construisent et se reconstruisent en fonction des interactions entre les – et ambitions des – acteurs qui les portent. Leur « mise en œuvre » dans le cadre de projets de vie ou de développement aboutit dans le cas présenté à la construction de différents guaranás qui traduisent les valeurs, les savoirs, les identités et les objectifs poursuivis par ces acteurs. Les guaranás qui en résultent incarnent dès lors les frictions entre différents mondes dont les réseaux plus ou moins étendus s’entrecroisent et cherchent à s’ancrer dans le territoire, pour devenir visibles et s’imposer aux autres, leur résister, ou inventer de nouvelles formes de coexistence.

Remerciements

Je souhaite remercier Florence Pinton, qui a dirigé le travail de thèse dont est issu cet article, Élise Demeulenaere pour ses éclairages sur le tournant ontologique dans le champ de l’anthropologie et des STS et ses conseils de lecture, Henrique dos Santos Pereira sans qui le travail de terrain n’aurait pas été possible, ainsi que toutes les personnes qui ont participé à leur manière à cette recherche, producteurs de guaraná, agronomes, généticiens, techniciens, amis chercheurs ou non.

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Mots-clés éditeurs : Paullinia cupana, agentivité des plantes, sorbilis, traduction, tournant ontologique, var., Sateré-Mawé

Date de mise en ligne : 08/02/2021

https://doi.org/10.3917/lpe.006.0044

Notes

  • [1]
    L’ensemble des traductions de l’anglais dans l’article sont personnelles.
  • [2]
    Ce double défi est au cœur du courant émergent des humanités environnementales (Rose et al., 2015), dans lequel nous nous inscrivons volontiers.
  • [3]
    Nous verrons que le parallèle avec le projet des science studies, qui est de décrire la « science telle qu’elle se fait » (Callon et Latour, 1991), n’est pas fortuit : nous lui empruntons la méthode d’observation et de description « agnostique » afin de montrer comment se « fabriquent », se transforment et agissent les plantes.
  • [4]
    On entend par « ethnodéveloppement » un mode de développement pensé par une population locale et pour elle-même, éventuellement en interaction avec d’autres acteurs (consultants, pouvoirs publics…).
  • [5]
    Les caboclos correspondent globalement aux individus issus du métissage historique entre amérindiens d’Amazonie et colons européens. Le terme ribeirinhos désigne plus généralement les populations qui vivent sur et exploitent les berges des fleuves amazoniens. Nous employons l’expression « caboclos-ribeirinhos » pour désigner de façon commune ces habitants de l’intérieur amazonien n’appartenant pas à des groupes indiens, suivant l’exemple de Fraxe (2010).
  • [6]
    Aujourd’hui, environ 70 % de la production brésilienne de graines de guarana se destine à la fabrication de ces sodas (Parente, 2003). Le reste est orienté vers les marchés internationaux de la phytothérapie ou consommé localement, sous forme de poudre pure, de bâtons ou de gélules.
  • [7]
    Embrapa : Empresa brasileira de pesquisa agropecuária.
  • [8]
    En effet, les dernières décennies ont signé la reconnaissance des liens entre diversité biologique et culturelle (CDB, 1992), ce qui a provoqué au niveau mondial l’émergence de « marchés de la biodiversité » et des savoirs supposés offrir de nouvelles opportunités aux populations dites traditionnelles (Aubertin et al., 2007). Au Brésil, cette reconnaissance s’est accompagnée d’un mouvement de territorialisation des politiques publiques qui ouvre pour les producteurs de guaraná du Bas-Amazonas de nouvelles voies (Pinton, 2010 ; Congretel et Pinton, 2016 ; Pinton et Congretel, 2016).
  • [9]
    Cette recherche a été menée à l’occasion d’un doctorat en socio-anthropologie de l’environnement entre 2013 et 2017, financé par AgroParisTech, le REFEB (Réseau français d’études brésiliennes) et la Région Ile-de-France. Elle se fonde sur un long travail de terrain itinérant et inductif, combinant enquêtes ethnographiques, ethnobotaniques et micro-sociologiques auprès des acteurs qui interagissent avec la plante dans le cadre des projets étudiés (producteurs et autorités amérindiens ou caboclos, techniciens agricoles, ingénieurs agronomes, industriels, élus locaux ou encore acteurs politiques du développement).
  • [10]
    Selon que les groupes considérés se considèrent en continuité ou non avec les autres existants sur les plans de la physicalité et de l’intériorité, Descola distingue les quatre « ontologies » ou schèmes suivants : l’animisme, le naturalisme, l’analogisme et le totémisme.
  • [11]
    Domaine dont est issue la théorie de l’acteur-réseau sur laquelle nous revenons plus loin. Parmi les nombreux travaux de STS ayant contribué à la constitution d’une approche empirique des ontologies, impossible à lister tous, citons par exemple Latour et Woolgar (1979), Law (1986), Haraway (1989), Singleton et Michael (1993).
  • [12]
    Traduit et cité par Demeulenaere, 2017.
  • [13]
    Précisons ici que le discours constitue, de notre point de vue, une pratique à dimension stratégique, et non la traduction langagière « pure » de concepts ou catégories cognitives inconscientes que nous chercherions à caractériser. Cette remarque nous conduit néanmoins à reconnaître une filiation entre notre acception de l’ontologie et la proposition théorique de Philippe Descola (2005), dans la mesure où il existe des liens étroits entre la manière dont une population théorise le « soi » (ontologie du « soi ») – donc son propre rapport au monde, et les discours et pratiques qu’elle va mettre en œuvre pour y trouver sa place. Ainsi, les discours sur le guaraná ne sont pas produits « à partir de rien », mais à partir de ce que les personnes qui les portent puis les mettent en œuvre connaissent du guaraná (dimension épistémologique de l’ontologie), et ce qu’ils veulent en faire (dimension politique).
  • [14]
    Nous entendons ici l’objet comme élément ou « chose » sur lequel porte le discours (Henare et al., 2007), et non dans une opposition au sujet.
  • [15]
    Nous entendons par ontologie « traditionnelle » l’ontologie correspondant à la relation intime que les Sateré-Mawé entretiennent avec le guaraná en dehors des négociations évoquées et alliances stratégiques évoquées. Cette relation est décrite en 4e partie. Les guillemets indiquent notre prise de distance avec ce terme qui tend souvent à figer les rapports qu’elle désigne, alors que nous les considérons ici comme dynamiques et évolutifs.
  • [16]
    Plus précisément par l’Embrapa Amazônia Occidental, antenne nord-ouest amazonienne de l’institut répartie sur plusieurs sites, dont Manaus et Maués pour la recherche agronomique sur le guaraná.
  • [17]
    L’ensemble des données ici retranscrites provient d’une série d’entretiens menés auprès de sélectionneurs de l’Embrapa entre janvier 2014 et décembre 2015, ainsi que de la bibliographie et de la littérature grise (Congretel, 2017).
  • [18]
    Au sens d’une ontologie fondée sur la recherche de performance et du caractère prévisible du comportement de la plante, en référence aux justifications ou « cités » définies par Boltanski et Thévenot (1991).
  • [19]
    On appelle abattis une surface de forêt éclaircie puis généralement brûlée afin d’y établir des plantations.
  • [20]
    La transplantation décrite correspond à un apprivoisement temporaire de la plante, qui passe alors du statut hentyri (« ce qui pousse par soi-même ») au statut mikoi (« ce qui a été planté »). Après abandon de la plantation, les fils pourront à leur tour devenir mères et retrouver leur statut initial (Congretel, op. cit.).
  • [21]
    On doit l’essentiel de cette traduction à la collaboration du co-fondateur du projet M. Fraboni avec des écologues de l’université fédérale d’Amazonas à Manaus.
  • [22]
    On pourrait notamment revenir sur le choix de présenter l’apprivoisement des « fils » de waraná en termes de « semi-domestication » et donc d’entretien de la diversité génétique de l’espèce, plutôt que de faire jouer la reconnaissance des Sateré-Mawé comme domesticateurs du guaraná via l’activation des droits sur l’accès et partage des avantages liés au Protocole de Nagoya de 2010. Voir sur ce point : Filoche et Pinton (2014) et Congretel (2017).
  • [23]
    Nous entendons par relations « cosmopolitiques » des relations fondées sur les différents pouvoirs qu’exerce le waraná, selon les associations dans lesquelles il est engagé (Stengers, 2002, 2003 ; Latour, 2005).

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