Couverture de LPE_005

Article de revue

« Livraisons urbaines en vélos-cargos : le Low-Tech au service de la transition écologique des villes »

Page 10

Notes

Introduction

1L’approvisionnement, les flux logistiques urbains et périurbains ont été jusqu’au xixe siècle l’un des principaux facteurs limitant et plafonnant la croissance des villes. Ainsi la taille des villes était contrainte par la capacité des réseaux à approvisionner leur centre en un temps raisonnable au regard de la durée de vie des produits frais et du coût énergétique de livraison des marchandises mesuré alors en quantité de fourrage nécessaire pour nourrir les attelages. Mis à part le cas exceptionnel de Rome qui a atteint 1 millions d’habitants au premier siècle de notre ère, il aura fallu attendre le milieu du xixe siècle pour voir d’autres villes à nouveau dépasser ce seuil (Londres vers 1800 et Paris vers 1840 [1] grâce au développement de la machine à vapeur. L’arrivée des énergies fossiles, le charbon d’abord puis le pétrole, a ainsi permis aux villes de s’émanciper de leurs « hinterlands » et de croitre sans plus se soucier de la question de leurs approvisionnements en adoptant les modes de vie hors-sol que l’on connait aujourd’hui. Ainsi à Montréal au Québec, on peut estimer que les aliments parcourent en moyenne plus de 2500 km (principalement en camion) avant d’arriver dans l’assiette des résidents [2], et que, en ordre de grandeur, la moitié des aliments consommés est importée alors que la moitié des productions agricoles de la région est exportée [3]. Dans ce contexte, le transport sur de longues distances revêt alors une importance vitale, tout comme les circuits de distribution et de livraison en ville.

2Cette question de l’approvisionnement des grandes villes, pour des biens alimentaires ou d’autres marchandises, constitue un révélateur des mécanismes par lesquels les villes ne cessent d’augmenter leur empreinte environnementale. En s’affranchissant des contraintes de logistique alimentaire, en internationalisant toujours plus leurs approvisionnements, en accélérant la vitesse des livraisons individualisées grâce à des solutions logistiques moins coûteuses et plus efficaces, on assiste à un effet rebond permanent et à une dépendance croissante aux énergies fossiles. À tel point que les villes se heurtent à leurs limites physiques : la croissance exponentielle des livraisons de colis et des marchandises ne peut plus tenir dans un espace fini et inextensible. Les autorités locales sont de plus aux prises avec une problématique de taille, celle de la prolifération des camions et camionnettes de livraison qui saturent l’air et les réseaux. Or la crise écologique actuelle ne permet plus cette fuite en avant.

3Deux séries de questions se posent alors pour les villes. Tout d’abord, quelles formes inédites pourraient prendre ces systèmes d’approvisionnement dans un contexte de post-croissance, de sobriété numérique, ou d’économie circulaire ? En particulier des systèmes logistiques Low-Tech plus locaux et plus intégrés pourraient-ils apporter une réponse à la crise écologique et sanitaire contemporaine ? L’approvisionnement dans une perspective de société post-carbone ou s’appuyant sur des énergies renouvelables a été abordé par Carolyn Steel dans son ouvrage « Hungry City » [4]. Cependant, elle n’est actuellement pas traitée par les gouvernements en dehors du cadre de la gestion des catastrophes. Une récente proposition en ce sens, intitulée « Résilience Alimentaire Des Territoires Et Sécurité Nationale » [5] a été rejeté au Sénat en France.

4Ensuite, de quelle manière expérimenter dès maintenant des amorces de bifurcation dans les villes réelles ? Comment rassembler des acteurs complémentaires dans des projets pouvant soutenir des trajectoires de transition écologique réellement impactantes ? C’est à ces questions que cet article souhaite apporter des éléments de réponses en présentant une expérimentation pilote récente à Montréal s’appuyant sur des dimensions de Low-Tech : la mise en place d’une plateforme de vélos-cargos de livraison en centre-ville.

Contexte Montréalais

5C’est le constat de la multiplication des camions et camionnettes de livraison à Montréal au Québec qui a été le point de départ d’une démarche qui nous servira à illustrer la problématique de la livraison dite du « dernier kilomètre » qui est très probablement généralisable à la plupart des grandes villes. Même si les données manquent sur le décompte exact des kilomètres parcourus en camions, les externalités négatives engendrées par ces activités sont identifiables et observées : augmentation générale des congestions, entraves locales liées aux mauvais stationnements, mise en danger des usagers vulnérables (cyclistes et piétons), pollutions atmosphériques et sonores, émissions de gaz à effet de serre, augmentation importante des coûts de livraison et plus globalement dégradation des conditions de vie urbaine.

6Les causes de l’augmentation exponentielle de ce va-et-vient des camions de livraison sont directement liées aux nouvelles habitudes de consommation mais elles s’additionnent et s’aggravent dans un cercle rapidement vicieux. Le commerce en ligne en est la cause principale. Au Québec on l’a vu croitre de plus de 27% entre 2017 et 2018, puis de 19% entre 2018 et 2019 [6] et il n’a cessé d’augmenter cette année avec la crise du Covid-19. Il a engendré des changements d’habitudes de consommation avec les livraisons d’épiceries en ligne et tout un ensemble d’activités de type conciergerie allant de la livraison de repas à domicile, de paniers de fruits et légumes, de services de blanchisserie ou maintenant de petits déjeuners livrés à domicile ou au bureau. Les nouvelles marques cherchent à se différencier par des niveaux de services uniques et prennent en main leurs propres livraisons, multipliant ainsi le nombre d’acteurs. L’automatisation des chaines d’emballage de boites en carton a aussi entrainé la réduction de la variété de leurs dimensions, conduisant mécaniquement à l’augmentation de vide dans ces cartons, souvent comblés par des bulles d’air sous plastique ou des flocons de polystyrène (moins de formats de boites donc des boites de tailles moins adaptées à leur contenu). Plus de vide transporté, c’est aussi plus de camions pour livrer la même quantité de « vraies » marchandises. Ajoutée à ces nouveaux modes de consommation, la promesse d’Amazon d’une livraison en moins de 24h ou « Same day » notamment via le service Amazon Prime a aussi mis une contrainte majeure sur la chaine logistique empêchant l’optimisation de tournées via la consolidation des livraisons. Enfin pour couronner le tout, le « bracket shopping » [7], essentiellement dans le secteur vestimentaire, qui consiste à commander plusieurs articles, les déballer chez soi, les essayer et renvoyer gratuitement tous les articles sauf un. D’une part cela entraine des livraisons inutiles, mais en plus, les flux et tournées de ramassage n’étant pas intégrées aux livraisons dans les pratiques de l’industrie cela entraine encore des trajets supplémentaires de camions. Les principes du commerce « omnicanal » [8] ne sont que des maigres palliatifs, la livraison en point de vente ou autres retours en magasin ne permettant que de réduire de manière incrémentale l’impact de ces nouvelles pratiques de consommation.

7La mise en place de ces modes de consommation dans les grandes villes par des entreprises comme Amazon n’est pas sans rappeler la manière dont des grandes entreprises (ex. Kodak, Kellog’s, Colgate) ont façonné au début du xxe siècle aux États-Unis une figure de consommateur moderne à travers des démarche d’éducation des nouveaux citadins à des produits et des usages inédits (manier un appareil photo, organiser un petit déjeuner, assurer une hygiène dentaire quotidienne). On retrouve le même processus que celui décrit par Susan Strasser dans son ouvrage Satifaction guaranteed. The making of the american mass market. (1989) :

8

The creation of modern American consumer culture involved not only introducing new products and establishing market demand for them, but also creating new domestic habits and activities performed at home, away from stores and outside the marketing process. »
(Strasser, 1989, chap.4, « New products, new habits », p. 89)

9En synthèse, on consomme de plus en plus de livraisons à domicile, on veut être livré de plus en plus vite, il y a de plus en plus d’air dans les colis, les acteurs ne consolident pas leurs tournées par choix ou par contrainte, et on renvoie de plus en plus de colis reçus pour rien. La pression sur les rues et les stationnements de livraison dans les zones denses est énorme et le bilan environnemental de la livraison du dernier km ne cesse de se détériorer.

10Parallèlement, la hausse du prix du foncier depuis plusieurs décennies, dans le cœur des grandes villes a rendu les espaces de stockage urbain de moins en moins performants économiquement. Les commerces réduisent leurs inventaires au profit d’une augmentation de la fréquence des livraisons : pas la peine de stocker, on peut se faire livrer en quelques heures dans une logique de « lean management » et de « juste à temps » poussée jusqu’au bout de la chaine de distribution. Les entrepôts urbains disparaissent des centres villes ou ont tendance à s’éloigner de plus en plus du cœur des villes, à un rythme de 300m par an depuis les années 1980 [9]. Résultat, on économise sur le prix du foncier que l’on remplace par des kilomètres-camions supplémentaires qui coûtent moins cher et on met les stocks sur la route.

11Si on écoute maintenant les chantres de l’innovation technologique et notamment de l’intelligence artificielle, ceux-ci nous promettent d’aller encore plus loin, avec la fiction de livraisons non plus à domicile mais « là où vous êtes, maintenant », la navette-épicerie autonome qui circule en ville et s’arrête là où vous le voulez, ou encore les « stocks roulants » qui anticipent tellement bien la demande par algorithme, que votre produit sera livré par drone « là où vous êtes » avant même que vous ayez effectué une commande en ligne.

12Le constat est là, la livraison du dernier kilomètre est devenue un enjeu majeur de la chaine logistique avec un coût représentant de 20 à 60% des coûts totaux du transport selon les sources et les contextes. Les espaces communs de la ville, à savoir la chaussée et les trottoirs, sont en train d’être accaparés à grande vitesse par des intérêts privés. Pour schématiser : au lieu de payer un entrepôt et des taxes au m2 de surface on va préférer faire rouler des camions qui occupent une surface mobile bien réelle dans la ville, mais non taxée. On peut facilement extrapoler et imaginer ce qu’il pourrait arriver lorsque ces camions rouleront à l’énergie électrique voire se passerons de chauffeur ; le coût d’exploitation sera si réduit qu’on n’aura probablement même plus intérêt à avoir une boutique, on pourra se contenter de navettes autonomes, qui ne payeront même pas de taxes commerciales car elles seront présentées comme de la « livraison instantanée », tout comme Uber a pu jouer sur la faiblesse de la notion de « commande à l’avance d’un chauffeur ».

13Néanmoins, les limites physiques des villes devraient provoquer un retour à la réalité : l’espace de chaussée et de stationnement est limité et contraint, voire même en diminution au profit des piétons, pistes cyclables, mobiliers urbains, arbres, parcs et espaces verts. Une tendance qui est également renforcée cette année dans le contexte de la Covid-19, avec de nombreuses expérimentations en urbanisme tactique faites pour piétonniser des rues commerçantes et permettre une vie sociale dans l’espace public tout en suivant les précautions distanciation physique.

14Ce constat a aussi été fait à Montréal, et c’est sur cette base qu’un ensemble d’acteurs représentatifs de la chaine de la livraison urbaine a été mobilisé courant 2018 afin d’identifier leurs enjeux et difficultés, et de recueillir leurs propositions de pistes de solutions. Cette démarche de mobilisation, même si elle a été assez classique, mérite d’être résumée ici car elle a permis de mieux comprendre certaines dynamiques et rapports de forces. Elle s’est déroulée dans un contexte de politiques publiques municipales favorables à une reprise en main des espaces communs et de la mobilité avec de nombreuses démarches en faveur de la mobilité active dont notamment de la place du vélo, et donc d’une technologie considérée comme Low-Tech. Enfin, une spécificité québécoise est à mentionner : le secteur de la logistique en général et celui du transport routier en particulier souffrent d’un manque criant de main d’œuvre et fait face à un risque de pénurie de chauffeurs à court terme [10].

Du diagnostic à la démarche de recherche de solutions

15L’approche choisie visait à trouver des solutions « gagnant-gagnant » qui à la fois réduiraient les externalités négatives liées à la livraison en ville et répondraient aux problèmes rencontrés par les acteurs économiques.

Une enquête auprès des acteurs de la livraison à Montréal

16Une enquête a été organisée auprès des parties-prenantes de la livraison à Montréal (des sociétés de livraison privées internationales, des associations de sectorielles, mais aussi ou encore des commerçants). Les entretiens individuels ont rapidement fait ressortir des préceptes classiques du libre marché défendus par les entreprises privées : refus de réglementations contraignantes, scepticisme vis-à-vis des approches incitant à la collaboration entre entreprises concurrentes, réticence face aux idées de taxes (sur les externalités) et enfin une posture d’acceptation passive face aux lois de l’offre et de la demande. À l’inverse, au regard des difficultés rencontrées par les acteurs (congestions, manque de stationnements, explosions des coûts et manque de main d’œuvre), le refus du statu quo était partagé unanimement. Le caractère confidentiel et individuel des entretiens a également permis d’observer une certaine forme de dissonance cognitive parmi les interlocuteurs, tiraillés entre la compréhension du citoyen victime de ce trop-plein de camions et la posture de l’entreprise dans un marché hyper concurrentiel. Enfin, comme souvent, tout changement de pratique devait être accompagné d’incitatifs financiers, car « changer ses habitudes ça coûte cher ».

17Dans un contexte de limite des finances publiques, la réflexion s’est portée sur l’idée de « monnaies d’échanges » ou d’aménagements que la Ville pourrait mettre au service des changements de pratiques sans entrer dans une mécanique d’avantage financiers.

18Une analyse approfondie, par l’équipe projet, des contraintes de chaque acteur a permis de comprendre rapidement le caractère systémique de la livraison de marchandises en ville. Parler de livraison du dernier kilomètre c’est se poser la question de l’avant dernier kilomètre, du stockage, des principes logistiques, de la distribution, du commerce de proximité, de la mobilité en général, de l’urbanisme, du foncier et évidemment des habitudes de consommation. Les risques d’effets rebond sont ainsi majeurs : retirer des camions et fluidifier la circulation ne sert à rien si l’auto-solo prend la place, lutter contre la multiplication des livraisons ne doit pas non plus se faire au détriment des commerces locaux, et trouver des « solutions » qui faciliteront la livraison de colis à domicile ne doit pas encourager la multiplication des habitudes de consommation néfastes pour l’environnement.

19Généralement les acteurs rencontrés se projetaient avec une certaine inquiétude dans l’avenir face au constat des tendances de consommation, sans pour autant les remettre en question. Les livraisons en moins de 48h voire en moins de 24h, ou encore des retours gratuits de marchandises de plus en plus nombreux étaient perçus comme des exigences de marché.

Premières formulations de propositions

20Face au constat de cette complexité et de la variété des enjeux soulevés, il apparaissait évident qu’il n’y aurait pas de solution unique, mais qu’il faudrait plutôt concevoir un processus d’expérimentation collective pouvant générer un ensemble de solutions locales.

21Les premières propositions des parties-prenantes étaient cependant majoritairement formulées en termes d’optimisation et de meilleure efficacité du système existant : fluidifier les déchargements et stationnements, réduire les échecs de livraison, optimiser les capacités de transport, réduire les kilomètres parcourues, consolider pour augmenter la densité de livraisons au km2 et enfin réduire l’empreinte du kilomètre parcouru. Quelques pistes plus systémiques furent également mentionnées telles que l’instauration d’une taxe forfaitaire à la livraison à domicile qui financerait les pratiques de livraison vertueuses ou encore l’idée de créer des monopoles locaux pour confier toutes les livraisons d’une zone à un seul acteur qui pourra ainsi pleinement optimiser ses tournées. D’autres propositions, plus en rupture, portaient sur l’exploration des potentiels d’un autre système, intégrant par exemple des solutions de vélo-cargos. Un consensus se dégageait aussi des entretiens pour avoir une forte composante liée aux changements de pratiques sans tout miser sur une innovation technologique. Dès le départ les idées du type drones volants, ou simplement d’électrification de camions ont été rejetées car elles ne contribuaient pas aux changements fondamentaux nécessaires.

L’émergence d’une vision commune sur un projet de rupture

22Lors des ateliers de restitution, ces pistes ont été présentées et soumises au vote des acteurs. Elles venaient toute du terrain. Parmi ces idées, l’une d’elle, basée sur un nouveau dispositif de vélo-cargos électriques, a rapidement fait l’objet d’un consensus entre les parties-prenantes. Les plus prudents y voyaient une initiative non contraignante (pas de changement réglementaire) et les plus audacieux l’envisageaient comme un programme de recherche leur permettant de tester un concept que certains de leurs concurrents internationaux testaient déjà dans certains pays européens (ex. Hollande). Le coup de pouce final de la ville de Montréal a permis de mettre un premier projet sur pieds.

Lancement du projet pilote de livraison en vélo-cargos

23En juin 2019 la ville de Montréal, plus précisément l’arrondissement Ville-Marie (centre-ville), a annoncé le rachat d’une ancienne gare routière inutilisée depuis 2011. Durant la phase transitoire l’objectif était d’utiliser ces infrastructures (packing et bâtiment) dans le cadre de projet pilotes. L’enjeu de la livraison de marchandises étant crucial dans les quartiers centraux, le projet pilote de « mini-hub logistique » associé à la livraison de colis en vélos-cargos a été lancé en septembre 2019 pour une période minimale de 12 mois.

24La rapidité de lancement est à mettre au crédit de la volonté politique mais aussi de plusieurs acteurs du transport dont Purolator (transporteur express majeur au Canada), l’un des participants de la phase de mobilisation de 2018 qui exprimait déjà sa volonté de tester de nouvelles solutions comme la livraison en vélos-cargos, et quatre autres entreprises beaucoup plus modestes (de 2 à 15 employés) qui faisaient déjà des livraisons à vélo à Montréal et étaient prêtes à participer à ce projet en centre-ville depuis ce « mini-hub ».

Le concept et son emplacement

25L’idée de ce projet est que les camions de livraisons de colis (du type « cube » UPS) qui partent chargés d’un centre de tri péri-urbain s’arrêtent au mini-hub et y déchargent leurs colis au lieu de déambuler dans les rues du centre-ville pour trouver difficilement à se stationner, ou pire, pour s’arrêter en double-file avant de finir la livraison à pieds. Depuis ce mini-hub, des vélos-cargos se chargent d’assurer la tournée de livraison du dernier kilomètre. L’hypothèse qui doit être démontrée par le projet pilote est que le surcoût de la rupture de charge (le transbordement des camions vers le mini-hub puis du mini-hub vers les vélos-cargos), sera plus que compensé par les gains d’efficacité tirés de l’utilisation des vélos-cargos. Ceux-ci sont certes plus petits et ne peuvent transporter que 40 à 80 colis contre environ 300 pour un camion de livraison standard, mais ils sont plus rapides dans la circulation dense, ils se stationnement quasiment n’importe où sans difficulté et réduisent ainsi au minimum les distances que les livreurs doivent faire à pieds pour livrer un colis à la porte. Assistés électriquement (certains courageux livrent même sans assistance), ils sont donc beaucoup moins chers à opérer (pas de carburant et moins d’entretien) et bien-entendu moins coûteux qu’un véhicule traditionnel.

26Le concept n’a rien de très original si ce n’est que dans le cas du projet montréalais, chaque acteur est responsable de mener ses opérations de bout en bout ce qui le distingue des « centres de distribution urbain » apparus en Europe depuis plusieurs années comme à La Rochelle. Seules les infrastructures sont partagées. Celles-ci sont mises à disposition par la Ville et dans ce cas il s’agit du bâtiment vacant et d’un parking. En échange de l’accès à cette infrastructure, les entreprises participantes s’engagent à jouer le jeu, c’est-à-dire à livrer leurs colis en vélos depuis le mini-hub, et à partager leurs données opérationnelles afin de permettre à l’équipe du projet de tester ses hypothèses. Afin de faciliter la comparaison, les acteurs remplacent idéalement des tournées de camions précisément identifiées par des tournées en vélos équivalentes ou réinventées.

27L’accès direct depuis le mini-hub à des routes ou pistes cyclables adaptées (suffisamment larges) partant dans toutes les directions a aussi son importance, tout comme la topographie. On préférera en effet un mini-hub en haut d’une côte plutôt qu’en bas. Le développement à Montréal de nombreuses pistes cyclable avant 2020, et plus encore depuis la pandémie, a assurément constitué un contexte favorable à ce projet.

28On retrouve ici la logique de « monnaie d’échange » : un espace de stockage temporaire en centre-ville contre l’engagement à expérimenter des comportements vertueux.

Le bestiaire des vélos cargos : du Low-Tech à la technologie hybride de type « Low-Tech augmenté »

29La variété des véhicules utilisés dans la cadre du projet est assez incroyable, ce qui démontre son potentiel d’innovation. À l’évidence, plusieurs types de vélos seront pertinents en fonction des missions. Pour des livraisons express de « coursiers » qui doivent livrer en moins de 2h on favorisera les modèles à deux roues avec une plateforme à l’avant, qui sont plus agiles dans le trafic. À l’inverse pour une tournée de produits frais ou difficilement empilables ce seront des vélos électriques tractant des remorques (de la dimension d’une réfrigérateur couché) qui seront les plus adaptés. Pour la livraison de boites en cartons les triporteurs à assistance électrique avec caisson à l’arrière semblent être actuellement les plus adaptés. Néanmoins, ces différents vélos-cargos sont très majoritairement importés d’Europe (souvent d’Allemagne là où le marché local s’est élevé à près de 40 000 unités vendues en 2018 [11]) et leur adaptation au contexte local québécois n’est pas garantie. On pensera aux hivers avec la neige, le gel et le sel omniprésent sur les chaussées, mais aussi à l’état des routes ou encore à la structure des villes en damiers qui apportent des différences par rapport aux villes du vieux continent.

30Peut-on considérer les vélos-cargos comme étant « Low-Tech » ? Si un vélo classique auquel on attèle une remorque est bien Low-Tech, les vélos à assistance électrique sont technologiquement plus denses, et relèvent plutôt d’un alliage de type « hybrid-tech » ou « Low-Tech augmenté », où l’identité Low-Tech est toujours affirmée mais combinée à quelques compléments high-techs : moteurs et batteries électriques, ou électronique permettant de transmettre l’énergie en fonction de la pression imposée aux pédales. Pour qui n’a jamais essayé un vélo à assistance électrique il y a un fossé entre l’idée de la manette des gaz d’un scooter ou d’une moto et la sensation d’une puissance de pédalage décuplée. En complément, les modèles les plus avancés (les fameux triporteurs avec caissons) disposent de GPS intégrés, d’une gestion de la puissance délivrée et de l’autonomie, d’une fonction marche arrière, de câbles de recharge de smartphone etc. Et les matériaux utilisés pour allier robustesse et légèreté sont également de haute technologie. Néanmoins, un vélo tout à fait classique pourrait aussi bien être utilisé pour tracter une remorque, et des triporteurs non assistés existent depuis des décennies partout ailleurs dans le monde (« tuk-tuk » ou « rickshaw » à pédales) au prix de mollets plus développés et de performances moins élevées.

31C’est donc un ensemble de vélos simplement Low-Tech, ou hybrides-tech, « Low-Tech-High-Tech », pour les gros vélos cargos à assistance électrique, que le projet de mini-hub Colibri a rassemblé pour cette expérimentation.

La rupture de charge : un enjeu de conception Low-Tech

32Le point critique du concept réside dans la rupture de charge et la manutention associée. Or, actuellement on parle d’un projet de transformation des moyens de livrer le dernier kilomètre dans un écosystème de la logistique qui depuis plus d’un demi-siècle s’est basé sur le principe du camion et du centre de tri péri-urbain où se préparent les tournées des livreurs. Ces centres de tri ont été optimisés afin de répartir et d’ordonnancer les colis avec une unité unique qui est celle du camion. L’utilisation des vélos-cargos de moindre capacité et d’un nouvel intermédiaire, le mini-hub, est donc différent de la chaine logistique classique.

33Les plus gros modèles de vélos-cargos apportent déjà une réponse via l’utilisation de grands caissons sur roulettes qui peuvent y être directement chargés. Une manivelle actionnable par une seule personne permet d’effectuer la manœuvre en quelques secondes. Ainsi, au lieu de transporter des colis en vrac dans un camion, puis de les décharger au mini-hub, les centres de tris pourraient préparer directement des dizaines de caissons remplis de manière optimale pour des tournées en vélos. Plus globalement, si une dimension standard des caissons venait à se généraliser, c’est potentiellement toute la chaine logistique qui pourrait s’adapter à ces nouveaux modes de livraison. Les gains de performance seraient alors majeurs et l’impact de la rupture de charge réduit au minimum.

34Là aussi la conception de caissons standard permettant la plus grande continuité entre camions et vélos, relève d’une question de coordination et de conception Low-Tech des équipements techniques.

Éléments sociaux

35Les réactions à l’annonce du projet pilote ont été très majoritairement positives. Une crainte récurrente confirmait cependant un élément identifié par l’équipe : le risque d’« ubérisation » du métier de livreur. Les pratiques consistant à faire appel à des particuliers au statut de travailleur autonome (équivalent de l’auto-entrepreneur en France) pour livrer des colis avec des voitures individuelles sont déjà très répandues en Amérique du Nord avec la tendance à l’externalisation vers le travailleur ou la société des risques sociaux. Ainsi, tout comme dans le domaine de la livraison de repas à domicile, où Deliveroo et Foodora se sont distingués en Europe, la crainte était que le passage du camion au vélo pourrait détruire le statut de chauffeur-livreur et ubériser la profession [12].

36Cette critique est arrivée justement au moment où l’équipe projet soulignait ce risque et cherchait à limiter cette dérive néfaste et contraire à l’esprit de cette expérimentation. Aucune solution définitive n’a été trouvée à date. L’appel à des travailleurs indépendants pour couvrir les pics saisonniers est récurrent dans ce secteur. Néanmoins la consultation des partenaires a permis d’établir que cette pratique pouvait aussi se faire en offrant des avantages sociaux et notamment une assurance complémentaire de santé à ces travailleurs pour couvrir leurs risques professionnels. En effet, livrer en vélo en Ville et notamment en hiver reste une activité risquée, et avec un système de santé local moins généreux, cet enjeu pourrait devenir critique. Les pistes en cours de réflexion s’orientent vers l’ajout de conditions sociales associées à l’utilisation des infrastructures communes, que le travailleur soit un employé ou un indépendant.

37Ces premières étapes ont ainsi permis de penser l’agencement des éléments d’un dispositif expérimental solide : un mini-hub bien positionné sur le territoire, au croisement d’un réseau cyclable, les vélos-cargos, qu’ils soient Low-Tech ou hybrides, une logistique amont optimisée sur les contenants, et des conditions sociales garantie pour les travailleurs. Mais les bénéfices ne se limitent pas à un gain d’efficacité dans la logistique du dernier km. Nous allons voir que d’autres bénéfices urbains et sociaux peuvent être attendus d’un tel dispositif.

Quels leviers pour le changement ?

La valorisation des changements de pratiques

38Les premiers mois du projet et la mobilisation d’une communauté de parties-prenantes ont surtout permis d’identifier et de mettre en lumière des freins systémiques à la généralisation des changements de pratiques. Préalablement à cette expérimentation, les parties-prenantes ne partageaient pas forcément le constat d’une distorsion de concurrence venant du fait que les uns essayaient d’être vertueux en offrant une livraison par vélo, alors que ceux qui livraient par camion généraient des externalités négatives non prises en compte dans leur structure de coûts.

39Les pistes de solution évoquées allaient de la taxation des camions à la mise en place d’incitatifs financiers pour les vélos. Mais face à l’impossibilité de jouer sur la fiscalité, qui n’est pas forcément de la compétence de la ville, et surtout face au rejet culturel de ces mécaniques, deux autres principes ont été évoqués. Le premier consistait à offrir des avantages opérationnels aux « bons » joueurs, les expérimentateurs pionniers, notamment via des aménagements urbains ou réglementaires, et le second à permettre aux clients de pouvoir choisir la livraison par vélo.

40Concernant le second point il convient de rappeler que dans la plupart des cas de livraisons, le client final ne choisit pas par qui il sera livré. Le client s’adresse à son fournisseur ou à un site de vente en ligne. Parfois il dispose de certaines options de livraison variant notamment sur la vitesse de livraison, mais le choix de l’entreprise qui livre et son mode de livraison sont le plus souvent à la discrétion du vendeur et non du client. Il est ainsi impossible pour un client d’effectuer un arbitrage bienveillant en faveur d’un mode de livraison à l’empreinte environnementale réduite. L’idée à creuser consiste donc créer un label de livraison urbaine durable qui devra être proposée aux clients.

Livraison en vélo, un dispositif sLow-Tech au bénéfice de la ville ?

41En effet, comme évoqué dans la première partie, la tendance à la livraison en moins de 24h, voire le jour-même, met une pression colossale sur les flux logistiques et réduit fortement les possibilités de consolidation ou d’optimisation des tournées. Au nom de l’accélération de la vitesse de livraison on en arrive à des absurdités logistiques où l’on finira par faire rouler des camions quasiment vides, ou des milliers de drones, pour livrer des colis dans les délais. L’argument avancé en faveur de cette tendance est toujours le fait que c’est le choix du consommateur. Pourtant on est en droit d’être sceptique. Amazon a été le premier à mettre en avant sa capacité de livraison ultra-rapide, en a fait un atout et quasiment un standard du marché. Ses concurrents, grandes enseignes ou petits acteurs locaux en viennent à se plier en quatre pour arriver à répondre à cette « exigence » du marché, à des coûts parfois proches de l’absurde. Des petits commerçants allant jusqu’à déposer eux-mêmes des colis uns à uns à la poste pour attraper la levée du soir sans se rendre compte que la rentabilité n’y est plus du tout. La livraison en 24h est devenue une arme d’Amazon contre la concurrence. Plus généralement c’est le principe même de la livraison présentée comme gratuite qui est l’aberration principale du modèle d’affaire d’Amazon mais aussi son arme de destruction du commerce local. Une étude menée par le CEFRIO en 2019 a par exemple fait ressortir que les cyber-acheteurs considèrent à 84% que la livraison gratuite était importante. À cette même question les répondants ne sont que 34% à considérer la livraison en moins de 24 h comme étant importante [13].

42Autrement dit deux-tiers des cyber-acheteurs n’exigeraient potentiellement pas une livraison en moins de 24h alors qu’elle leur est offerte sans question. Redonner le choix au consommateur semble être une première étape évidente, même si la décision du consommateur ou la réelle « élasticité délais » sont inconnues à ce stade.

43L’enjeu pour le projet expérimental Colibri est de changer les termes de ce qui constitue la performance attendue par les acteurs du système : non plus l’accélération ou la gratuité, mais une qualité environnementale, sociale et urbaine du service. Dans ce sens ce projet peut être présenté comme un dispositif sLow-Tech de ralentissement des rythmes urbains pour rendre possible un autre paradigme de la performance attendue, avec une meilleure qualité de vie, par exemple sans risques d’accidents pour les piétons et les vélos, et avec une meilleure qualité de l’air.

Les aménagements urbains

44La principale chance d’encourager et d’inciter les changements de pratiques, qu’il s’agisse de la livraison en vélos ou d’autres solutions à plus faible empreinte, semble être entre les mains des villes. De la même façon qu’une ville ou arrondissement peuvent prêter ou louer à un prix réduit des infrastructures de transbordement en échange d’un comportement vertueux des acteurs de la livraison, les villes peuvent mettre en place d’autres avantages tels que des places de stationnement de livraison réservées aux vélos-cargos ou aux acteurs labellisés, des horaires de livraisons étendues pour les pratiques silencieuses, l’accès à des voies de circulation prioritaires ou réservées pour les cyclistes, et enfin la mise en place des zones à très faible émissions.

Juin 2020, dans le contexte de piétonisation d’une artère commerciale destiné à permettre la distanciation physique en pleine pandémie, l’arrondissement a octroyé aux vélos-cargos le droit de circuler en tout temps, même en zone piétonne. C’est la première existence réglementaire de la pratique de cyclo-logistique à Montréal.

45La piste des zones à très faibles émissions est de loin celle qui aurait le plus gros impact, comme cela a été le cas en Europe. Il s’agirait d’interdire l’accès à des quartiers entiers, sur des plages horaires ou non, à tout véhicule à propulsion thermique ou à tout véhicule non-autorisé. Ces potentielles zones présentent de nombreux bénéfices pour les citoyens, pour la mobilité et la lutte contre toutes les nuisances associées. Par contre elles imposent la mise en place d’alternatives robustes pour assurer l’approvisionnement et les livraisons. Le succès du projet pilote Colibri pourrait donc servir d’argument déclencheur pour prouver que des alternatives aux livraisons en camions existent et fonctionnement.

La rencontre de deux mondes

46Un dernier facteur méritera d’être analysé plus profondément dans les mois à venir : la rencontre de deux mondes opposés ; l’entreprise logistique Purolator aux 12000 employés, 4000 camions qui affrète des avions [14] et des micros coopératives de travailleurs, activistes du vélo qui sont fiers de rouler en hiver.

47D’un côté, Purolator a démontré une volonté d’innovation et d’expérimentation et d’implication dans le projet. Les vélos utilisés sont à la pointe, des ressources ont été dédiées au projet, et des chercheurs travaillent sur l’analyse des performances en anticipant les futures optimisations possibles. De l’autre côté, des entreprises infiniment plus petites ont vu dans le projet une manière de se faire connaître mais avant tout de normaliser la pratique de livraison en vélos. Elles ont profité de l’opportunité d’avoir à disposition un micro-entrepôt idéalement situé qu’elles n’auraient pas pu se permettre d’obtenir autrement et abordent de manière empirique l’extension de leurs activités. Les petits ont fortement bénéficié de la crédibilité du gros acteur. Si Purolator teste les vélos-cargos et envoie son PDG au lancement du projet, c’est que ce n’est peut-être pas une activité si irrationnelle que cela. Parallèlement, les petits acteurs possèdent une terrain dont Purolator peut bénéficier, qu’il s’agisse de l’entretien des vélos, notamment en hiver, ou de la conduite en ville. Il faut aussi rappeler que les « pilotes » de Purolator sont au départ des chauffeurs de poids-lourds, qui ont dans leur carrière certainement déjà pesté contre des cyclistes ou coursiers, et qui partagent aujourd’hui leurs anecdotes.

48Cette cohabitation est particulièrement intéressante au sens où elle fait tomber les a priori et déconstruit certaines images caricaturales. La grosse multinationale se mettant au niveau des anti-camions, et les petits qui se retrouvent propulsés sur la scène tout en étant confrontés au professionnalisme et au sens de l’optimisation organisationnelle. À terme on pourrait ainsi imaginer que l’écosystème et le grand public seront relativement désarmés si la Ville commençait à dédier des aménagements aux livreurs à vélos : ce ne seraient ni une mesure en faveur des grandes entreprises, ni une mesure en faveur des bobos à vélo.

49En synthèse, face aux limites physiques et de tolérance de la Ville, la croissance exponentielle des besoins de livraisons impose aux acteurs d’envisager des pistes de solutions qui sortent des orientations habituelles. Si c’est bien la recherche de performance qui motive les entreprises de transport, des intérêts communs et fédérateurs peuvent être trouvés avec l’objectif de la Ville qui est la réduction des nuisances et des accidents, et une meilleure qualité de vie. Cette démarche de recherche de solutions originales aide à se détacher des contextes où les règles du jeu rendent plus intéressant les pratiques qui ne se soucient pas de leurs externalités. Le projet Colibri, soutenue par les aménagements de la ville et l’engagement d’acteurs pionniers, permettra finalement de déterminer à quel point la livraison en vélos-cargos a besoin d’un coup de pouce ou non. Le Low-Tech, l’hybrid-tech et le sLow-Tech pourront ainsi répondre aux enjeux urbanistiques, économiques et environnementaux face auxquels une ville comme Montréal est confrontée.

Une optimisation Low-Tech au service d’Amazon ?

50Malgré ce portrait objectivement positif, une question fondamentale reste à poser : transformer les livraisons urbaines pour les rendre écologiquement, économiquement et urbanistiquement plus performantes sans restreindre la demande et les besoins de livraisons, ne présente-t-il pas un énorme risque d’effet rebond ou de paradoxe de Jevons [15]? N’est-ce pas mettre une logique « Low-Tech » au service d’un Amazon en le libérant de son plus gros problème actuel, la livraison urbaine ? N’est-ce pas « greenwasher » des habitudes de consommation souvent néfastes voire absurdes en oubliant de les remettre en question ? N’est-ce pas juste une fuite en avant de plus, une optimisation du système dans une perspective productiviste ?

Un effet rebond potentiellement évitable

51La réponse affirmative est assez évidente si l’on considère comme des ressources les plafonds d’émissions de GES ou les plafonds de tolérance des citoyens urbains face aux nuisances de la livraison en ville : on est en plein paradoxe de Jevons, on a réduit le coût marginal en ressources d’une activité, on va donc l’encourager au point d’accroitre le problème à terme. Le découplage n’est pas absolu dans ce cas, il y aura toujours des pollutions générées par la fabrication, l’utilisation et la fin de vie des biens livrés par vélo. Le « Low-Tech » et le « sLow-Tech » se mettent au service du consumérisme et du productivisme.

52Ne pas modifier les habitudes de consommation, ni remettre en question la livraison à domicile en 24h ou 48h, rend ce combat de réduction des nuisances perdu d’avance. Dans ce cas, à quelles conditions peut-on voir de tels projets comme des avancés vers une vision de la ville plus résiliente ?

53L’utilisation de mini-hubs associés à des vélos-cargos n’est pas uniquement destinée à livrer des achats issus du commerce en ligne. Certains acteurs spécialisés dans la livraison en vélos-cargos se concentrent sur des besoins locaux tels que des livraisons de café ou de thé aux restaurants et bars ou encore sur des tournées de « couches lavables » faisant des allers-retours entre la blanchisserie et les crèches. Les vélos-cargos sont ainsi des outils polyvalents et performants localement qui rendent possibles d’autres habitudes de consommation et des styles de vie circulaires.

54Plus spécifiquement, l’étude de 2018 avait pointé un paradoxe au niveau de la restauration et des métiers de bouches : plus un restaurateur ou traiteur a une attitude responsable et vertueuse dans son métier, plus il génère indirectement des nuisances via ses approvisionnements. En effet, là où le restaurant d’une marque de fastfood bénéficie d’une chaine logistique ultra consolidée et nécessite moins de 10 livraisons par semaine, un restaurant indépendant qui essaye de s’approvisionner localement et qui sélectionne minutieusement ses produits va générer 30 à 50 livraisons par semaine. Les quantités livrées seront bien sûr inférieures, mais un camion va générer quasiment autant de problème qu’il livre une palette ou seulement une cagette. À l’autre bout de la chaine, le producteur local, notamment dans l’élevage ou le maraichage va consacrer énormément de temps à livrer ses clients restaurateurs dans les milieux dense pour de faibles quantités. La mise en place de mini-hubs dédiés à la consolidation à petite échelle des livraisons de produits frais répondrait à ce double enjeu en aidant les producteurs et en réduisant spécifiquement l’impact de la restauration responsable. Il s’agit donc de mettre à disposition de petits acteurs des principes de plateforme de consolidation multimodales auxquelles ils n’ont pas accès du fait de leurs faibles volumes.

Le vélo-cargo comme un levier de changements plus vastes

55Comme illustré dans le contexte du projet Colibri, c’est avant tout la mise en place des bonnes conditions de possibilités qui permettra à la nouvelle pratique de se déployer. Dans le cas du projet on parle de la mise en place d’un label de livraison vertueuse, de standards et normes (sur les véhicules et contenants), mais aussi d’aménagements urbains ou de cadres réglementaires. Or, ces aménagements pourraient avoir des impacts au-delà de l’utilisation de vélos-cargos. Réduire la présence des camions, développer des pistes cyclables ou encore prioriser le déneigement de celles-ci pourraient avoir comme effet d’encourager le vélo comme moyen de transport des personnes. De même, la mise en place de quartiers à faibles émissions pour encourager le déploiement de solutions de livraisons décarbonées ou sans camion aura aussi un impact plus vaste sur la Ville en modifiant les habitudes de mobilité et en encourageant le commerce local dans une logique de « ville du quart d’heure ». Les zones sans circulation sont plus agréables, ce qui finit par bénéficier aux commerçants locaux [16]. Enfin, du côté des consommateurs, on peut aussi imaginer qu’en pointant du doigt les externalités négatives dues à leurs pratiques de consommation, en opposant une livraison labellisée permettant le développement de services locaux, à une livraison conventionnelle, des changements positifs pourraient émerger. Ainsi, cette expérimentation de mini-hub et vélos-cargos pourrait avoir un impact plus important sur la ville et les habitudes de consommation.

Conclusion

56Dans le cas du projet Colibri de livraison du dernier km par vélo-cargos à Montréal, le rattrapage du Low-Tech par l’économie linéaire et productivisme est donc un risque réel. Pourtant, si on s’attaque en parallèle à la transformation des modes de consommation pour la transition vers une économie locale et circulaire, et la mise en place de ces nouvelles pratiques peut aussi servir le commerce de proximité, encourager les pratiques de restauration responsable et s’accompagner d’un ensemble de mesures bénéfiques pour la transition écologique de la ville dans son ensemble. Le Low-Tech est donc outil qu’il fait évaluer en le situant dans le système auquel il contribue.

57Au printemps 2020 la crise du Covid-19 a été particulièrement forte à Montréal, qui a été avec Toronto l’épicentre de l’épidémie au Canada. Le lendemain de l’annonce du confinement (fermeture de tous les commerces non-essentiels), la dynamique créée autour du projet Colibri a été mise au service des commerçants de proximité. Ceux-ci n’avaient plus le droit d’ouvrir, mais avaient la possibilité de vendre à distance. Ainsi, pour palier à l’explosion des délais de livraison constatés chez les transporteurs classiques, la même équipe projet, avec les mêmes partenaires, a mis sur pieds en deux semaines un service de livraison « point-à-point » consolidé et en vélos-cargos. Le principe a consisté à consolider les besoins d’expéditions (des commerces vers leurs clients locaux), et à planifier les tournées en quasi-temps-réel incluant les ramassages et les livraisons, et des flux directs des commerces vers les clients sans passer par un centre de tri. Globalement, les principes de consolidation de tournées de distribution ont été appliqués à des pratiques de type « coursier ». Le service a tourné pendant six semaines de confinement et a effectué près de 7000 livraisons pour le compte de commerces de proximité. Il a permis de démontrer qu’une organisation concertée des pratiques, une standardisation des délais, et l’utilisation des vélos-cargos étaient plus efficaces que les pratiques habituelles et moins chères que des services de coursiers « ubérisés ». En parallèle, des centaines de cyclistes bénévoles se sont mobilisés pour permettre la distribution de repas et de courses alimentaires au profit des personnes vulnérables pendant plusieurs semaines.

58Le transport de marchandises Low-Tech, en vélo, a alors pu démontrer à quel point il est aussi un formidable outil de résilience au service des villes, en plus d’être un levier de transition écologique.

Bibliographie

Bibliographie


Mots-clés éditeurs : décarbonation, transport de marchandises, transition écologique, logistique, Low-Tech, résilience, mobilité durable, vélo cargo, effet rebond

Mise en ligne 22/10/2020

https://doi.org/10.3917/lpe.005.0010

Notes

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions