Notes
Pour introduire la thématique de l’impact des nouvelles technologies de l’information sur la culture et la création artistique, il peut paraître surprenant de citer Paul Valéry, un éminent philosophe-écrivain français du siècle dernier. Ses écrits de 1928 sont d’une actualité et d’une précision tout à fait surprenantes et s’appliquent parfaitement à la situation de l’art et de la culture d’aujourd’hui :
1« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art.
2Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, – ou plus exactement, le système d’excitations, – que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seule ment dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra.
3Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe.
4Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile. [1] »
L’avènement d’un nouvel ordre mondial numérique
5Avec la numérisation des images et des sons et leur mise en distribution par des réseaux à haut débit, nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Pour la première fois dans l’histoire de l’homme, le secteur dit culturel, qui comprend ce que nous appelons traditionnellement la Culture mais également et surtout les industries dites culturelles, promet une rentabilité commerciale qui dépasse celle des industries traditionnelles.
6Aujourd’hui, avec l’installation des réseaux électroniques à haut débit, communément et vaguement désignés par les termes d’Autoroutes de l’information, de World Wide Web, ou simplement d’internet et confrontés, pour la deuxième fois en 10 ans, à l’éclatement d’une bulle spéculative sur des valeurs inexistantes, entraînant, cette fois-ci, une crise financière et économique de dimension mondiale, nous devons essayer d’ouvrir une discussion pour une analyse en phase avec l’actualité dans le domaine des nouvelles technologies.
7En effet, les nouvelles images qui nous parviennent de tous les coins du monde ont élargi notre horizon mais aussitôt rétréci cet élargissement. Le prix de cette incroyable masse d’informations et d’images sans cesse renouvelées est une perte, le plus souvent insensible, du con tact direct et sensoriel entre la réalité et nous-mêmes. La ruée des géants de la finance sur les autoroutes de l’information, c’est-à-dire les secteurs réunis de l’internet, des télécommunications et de la télévision, est à l’origine de ce nouveau spectacle d’une nouvelle mythologie, dans laquelle la réalité de l’image est sacrifiée au profit de la virtualité d’une imagerie dont l’authenticité ne pourra jamais être vérifiée. C’est cette réalité éphémère qui n’existe que dans la sensation que Paul Valéry a justement appellé « la réalité sensible ».
8Avant même de comprendre les enjeux probables que recèle cette société de l’information – ou selon une lecture plus positive « cette société de la connaissance » – avant même d’avoir décidé si nous voulons à tout prix entamer cet te croisade du virtuel, nous avons déjà assisté, depuis plusieurs années, à la mise en marche de systèmes complexes qui établissent les bases économiques, technologiques et surtout psychologiques d’un nouveau « meilleur des mondes [2] » : autoroutes de l’information qui doublent les médias traditionnels, cyber espace dans le domaine de la recherche, télé-travail, vidéo à la demande, classes électroniques, jeux vidéos et réalités virtuelles dans les chambres de nos enfants et le tout dernier cri, le fameux Web 2.0. Le tout accompagné de la promesse d’une plus grande démocratisation par la perspective d’un accès facile et continu de tout un chacun, en tant que consommateur et producteur, grâce à la mise en réseau de toute information.
9L’enthousiasme suscité par la perspective d’un multimédia culturel pour les masses semble exclure les questions inopportunes sur la manière dont se construit le marché correspondant.
10Or, il est évident que la masse d’informations sur la matière culturelle suscite, à juste titre, une crainte en ce qui concerne non seulement la conservation de l’identité et de la diversité culturelle de nos sociétés, mais aussi et en premier lieu l’authenticité et la vérité des informations émises. Est-il trop tard pour poser ce type de questions ? Ces questions, sont-elles obsolètes parce que mal adaptées à la marche du siècle commençant et au marché mondialisé ?
11Depuis trois décennies, plusieurs groupes mondiaux se sont hâtés de faire valoir leurs vastes investissements par une demande pressante de normes techniques, juridiques et commerciales adaptées. Sous-tendu par un discours essentiellement économiste, le résultat de cette croisade à dimension mondiale, a cependant été le bouleversement de toutes les normes sociales et éthiques, provoquant l’évolution rapide vers une nouvelle société. Celle-ci semble nous promettre les plus grands bénéfices : la création de dizaines de millions d’emplois supplémentaires, la disponibilité de l’outil éducatif le plus important, la perspective d’un accès libre à toute information et sa démocratisation par la production collective par les pairs (peer to peer).
12En ce qui concerne l’impact culturel et social de cette vaste campagne dans le domaine des nouvelles images, à l’origine de notre nouvelle vision du monde, la révolution informationnelle se résume dans une privatisation progressive de l’ensemble des données. Les marchands des nouvelles images et ces quelques sociétés qui produisent des logiciels et offrent, en même temps, des services en ligne, s’approprient et contrôlent également les sources ainsi que la distribution et le flux de l’information comme, par exemple, Corbis Corporation une entreprise de Bill Gates qui a accumulé les droits électroniques sur 100 millions d’images, entre autres sur la Bettmann Archive (11 millions d’images), sur les archives de l’agence de presse Reuters ou encore sur l’ensemble des collections de la National Gallery.
13Or, dans le cas d’une monopolisation progressive, les nouvelles technologies peuvent aussi être l’instrument du pire des totalitarismes, celui du « meilleur des mondes » où tout un chacun sera content parce qu’instruit dans tout ce qu’il doit savoir pour être plus utile, inconscient de tout ce qu’il ne doit pas savoir et diverti en permanence. La liberté promise se trouverait alors dans le cyberespace pour les classes privilégiées, et dans le multimédia des mass-médias comme opium du peuple.
14L’expérience de cette télématique de masse pourrait ainsi aboutir à une perte de plus en plus tangible du contact direct entre nous et la réalité, à une virtualisation de toute notre expérience.
15Dès lors, la question de l’authenticité des informations émises en ré se au se pose avec une impérieu se nécessité. Qui contrôle l’information, contrôle la conscience et contrôle le pou voir politique, culturel et économique.
16Toute culture démocratique dépend de la plus grande diversité ainsi que de l’authenticité des informations et opinions transmises par les médias. Or, aujourd’hui nous constatons une tendance forte de convergence et de monopolisation dans les secteurs des mass-médias, de l’informatique et des télécommunications. Avec l’avènement des nouveaux médias et l’application de la mondialisation économique, ce n’est plus la souveraineté des nations qui définit le cadre politique et l’évolution culturelle de la vie des peuples, mais la loi du marché qui semble passer au-dessus de la dignité de l’homme.
17Il est, aujourd’hui, évident que ce ne sont pas les mouvements d’indépendance, d’autodétermination, ni les mouvements de souveraineté, les groupes séparatistes ou anarchistes qui menacent la démocratie, mais les plus grandes entreprises et conglomérats du secteur des médias, protégés par une politique néo-libérale et un discours profondément économiste.
18Devant ce paradigme, à l’instar de ce nouvel ordre numérique, nous devons, aujourd’hui aussi nous interroger sur le rôle de l’artiste ainsi que sur la position des institutions culturelles. Il est alors évident que tout refus de s’approprier les nouveaux médias mènerait ces institutions culturelles à une marginalisation accrue. Démunie de compétence en la matière, la majorité du public perdrait davantage confiance et s’orienterait encore plus vers les mass-médias privatisés. Cependant, tout en s’appropriant les technologies des nouvelles images, la vocation future du secteur culturel pourrait être de promouvoir pleinement la création d’un nouvel espace de communication, réaliser l’interface avec la culture et la créativité artistique et faire face, en même temps, à la déconstruction des mythes du cyberespace.
19La naissance de technologies nouvelles ne provoque pas la disparition des anciennes formes d’expression et de création artistique. Pas moins que la peinture n’a disparu depuis l’invention de la photographie, celle-ci ne deviendra obsolète lors de l’avènement des technologies numériques. Bien au contraire : elle s’approprie les nouveaux instruments, et il s’avère que l’image photographique constitue l’une des matières premières à la création d’œuvres numériques.
20Prenons l’exemple du CD : Il y a seulement 15 ans, le magazine MacUser annonçait : « Il ne faut pas rater le train en marche : les CD-ROM atteignent une vitesse de croisière ». Aujourd’hui, avec l’arrivée d’autres supports bien plus puissants et avec la mise en réseau de la majorité de l’information, nous savons que ce fameux disque, avec ses capacités limitées de stockage, ne suffira guère pour satisfaire notre engouement envers une imagerie totalement médiatisée et d’accès immédiat en tous lieux sur cette planète. Nonobstant son insuffisance technique et son existence éphémère, il était et il reste, pour un grand nombre de créateurs, un instrument d’apprentissage d’une nouvelle écriture qui tend à fusionner les médias traditionnels et servira l’évolution rapide vers d’autres formes d’expression.
21Observant d’un œ il critique le marché international de l’audiovisuel, nous constatons la médiocrité es thétique et la pauvreté du conte nu d’une grande partie des produits du multimédia culturel, souvent confectionnés et homogénéisés pour une commercialisation facile sur le marché mondial. Ce constat anticipe la menace d’une profonde mutation du paysage médiatique et culturel : par l’instrument puissant des autoroutes de l’information, aujourd’hui dénommé Web 2.0, ce paysage pourrait être submergé par un océan d’images et de sons dont seule une minime partie serait le fruit d’une approche artistique. Alors que la révolution des médias s’accélère par le progrès technologique et l’ampleur des investissements financiers, seule une intensification de l’approche créative peut contrebalancer la commercialisation totale du secteur culturel.
Quelle muséologie à l’ère du numérique ?
22D’après le dictionnaire, le mot immersion désigne l’action d’immerger, c’est-à-dire de plonger profondément dans un liquide. Depuis toujours, les cultes religieux considèrent l’immersion baptismale comme un des modes d’initiation du néophyte à une nouvelle vie, à une nouvelle doctrine. Les techniques de l’immersion ne sont bien sûr pas une invention de l’ère numérique. Depuis des milliers d’années toutes les cultures connaissent des techniques pour faire éprouver par le participant d’un spectacle une expérience voulue plus puissante, plus directe que la recherche ou l’enseignement du pur savoir, que ce soit dans le domaine du culte ou du spectacle ou encore dans celui de la manifestation politique.
23Ces techniques se basent toujours sur la recherche des moyens appropriés pour plonger profondément la personne dans un état d’âme qui semble exclure la distance, la réflexion, la comparaison, l’analyse, la critique. Les modes sont multiples, que ce soit ceux de l’ascèse ou de l’abondance, de la solennité ou de l’exaltation, du fou-rire ou de l’angoisse, de l’abnégation ou de l’enivrement. Les rites qui se servent de l’immersion sont illimités, le baptème, la prière, le chant, la danse, le défilé, la répétition impitoyable d’une image à la télévision, l’agitation des drapeaux, le pas cadencé de la marche militaire. Le participant est toujours plongé entièrement dans un médium prégnant, dans un liquide, dans l’obscurité ou la lumière, dans la fumée ou la drogue, dans le mouvement, le son et l’image. Les dispositifs architecturaux et techniques sont également innombrables, le lieu de culte, le théâtre, l’arène, le grand panorama, le spectacle son et lumière, le grand écran, le stade de sports… et maintenant aussi le musée.
24Si Karl Marx nous a appris que la religion est l’opium du peuple, pouvons-nous dire de même du multimédia pour notre ère, à l’heure où nous croyons la religion vaincue ? Autrement dit, le multimédia serait-il le nouvel opium du peuple ?
25Depuis l’âge des Lumières, le musée avait pris pour noble vocation d’éclairer ses visiteurs, de leur présenter les différents aspects d’une thématique par une juste prise de distance à l’œuvre. Une nouvelle muséologie, placée sous la contrainte permanente de maigres financements pour le remplacement de ses équipements techniques historiques et poussée par l’idéologie du plus grand nombre, se vouera-t-elle à faire de nos musées des parcs d’attractions ?
26Dans le cadre du thème de l’immersion, le ZKM, Centre d’art et de technologies des médias, à Karlsruhe, se consacre, depuis une vingtaine d’années, aux nouvelles dimensions de la création artistique, à partir du large éventail des techniques déjà acquises ou encore en développement, ouvrant ainsi aux artistes et visiteurs des lieux d’expérimentation, de narration et de perception jusqu’alors quasiment inconnus.
27Je voudrais ici résumer les expériences faites avec un très large public depuis l’inauguration des musées du ZKM, il y a exactement 13 ans.
28Que signifie l’expérience de l’immersion pour le visiteur et quelles sont nos observations précises en ce qui concerne les installations interactives et immersives ?
29Lorsque le public fut, pour la première fois, confronté à nos installations immersives et interactives lors des festivals Multimédiale, nous avons constaté principalement trois comportements chez nos visiteurs : l’émerveillement absolu chez les uns, l’irritation chez les autres et le refus par un troisième groupe.
30Pour en donner une description plus explicite, je citerai d’abord nos observations à partir d’une installation concrète, l’œuvre Interactive Plant Growing de Christa Sommerer et de Laurent Mignonneau. Il s’agit d’un espace clos, sans la lumière du jour. Le visiteur entre par un sas et il se trouve dans l’obscurité, confronté à cinq plantes naturelles (4 plantes vertes et un cactus), chacune éclairée seulement par une faible tâche de lumière. Ces plantes servent de capteurs et de conducteurs pour la minimale différence de potentiel (électrique) entre ellesmêmes et l’utilisateur. En touchant ces plantes naturelles, l’utilisateur incite l’ordinateur à créer une multitude de plantes virtuelles qui sont alors projetées sur un grand écran, mesurant quatre mètres sur trois, placé à 3 mètres devant les visiteurs émerveillés par la fluidité du jeu des formes et des couleurs. Une de ces plantes naturelles, le cactus, sert à effacer la totalité de l’image, et en touchant les autres plantes naturelles, d’autres plantes virtuelles vont être créées à nouveau et sans cesse.
31Nous avons observé trois réactions :
- Comme dans les musées traditionnels il est interdit de toucher les œuvres d’art, une partie des visiteurs restaient devant les plantes sans bouger, sans interaction, en admiration ou même en contemplation des formes projetées sur l’écran. Seul dans l’espace de l’installation, ce type de visiteurs attend, comme devant une simple projection vidéo, une évolution de l’image, qui ne pouvait pas se faire, faute d’implication interactive de leur part.
- D’autres visiteurs plus courageux ou plus expérimentés, le deuxième groupe, comprend plus rapidement le jeu. Sans hésiter ils commencent à toucher les plantes naturelles et à créer leur propre jardin d’hiver virtuel. Une seule plante est protégée par un certain respect de leur part : le cactus. Par leur action/interaction, ils encouragent d’autres visiteurs, ceux du premier groupe, à se joindre à leurs actions. Quand ce type de visiteurs audacieux se trouve seul dans l’espace de l’installation, à l’abri du regard des gardiens, emporté par l’envie de création et même avec une certaine impatience, ils procèdent à toutes sortes de manipulations des plantes naturelles jusqu’à en arracher les feuilles et même les racines.
- La troisième réaction, que j’appellerai le refus, se retrouve principalement chez des visiteurs habitués des musées et galeries d’art et qui se disent initiés ou spécialistes dans les divers domaines de l’art et du spectacle. Ils ne sont point émerveillés, ils se refusent à l’interactivité en restant plutôt à distance de l’œuvre, observant les comportements des autres visiteurs/utilisateurs. Leurs commentaires mettent principalement en cause la valeur artistique de l’œuvre elle-même qui leur rappelle les jeux vidéos et l’ambiance de fête foraine.
32Prenons un autre exemple d’installation en immersion, l’œuvre The Legible City de Jeffrey Shaw créée en 1989 qui fait déjà partie des grands classiques de l’art interactif numérique. Dans cette installation, le visiteur/utilisateur peut monter sur une bicyclette qui lui sert d’interface pour explorer trois villes virtuelles, Karlsruhe, Amsterdam et New York, dont les images sont projetées sur grand écran devant lui.
33Depuis sa création en 1989 et pendant plusieurs années, cette œuvre fut considérée comme la huitième merveille du monde parce qu’elle permettait, pour la première fois, une expérience d’immersion interactive en temps réel. Pour la plus grande partie des utilisateurs de l’époque, ce fut un plaisir inouï de circuler librement dans ces espaces virtuels, contruits à partir des topographies réelles de ces trois villes, dont les bâtiments se composent de lettres qui forment des mots et des phrases racontant l’histoire de ces villes.
34L’utilisateur est attiré par la profondeur des perspectives des rues, et il peut même transpercer les bâtiments sans se heurter la tête. Enfin, ce plaisir est tellement grand que la sensation de l’immersion l’emporte sur la curiosité de lire, d’apprendre et de savoir. Lire l’histoire de la ville demande à l’utilisateur d’avancer et de reculer au rythme des bâtiments et de se concentrer sur le contenu de l’œuvre, ce qui va à l’encontre du pur plaisir à pédaler dans un espace virtuel. Enfin, le contenant l’emporte sur le contenu, et je n’ai jamais vu un utilisateur se contraindre à lire au-delà de quelques mots isolés dans le contexte topographique.
35Il n’existe bien sûr aucun argument valable contre ce mode ludique d’utilisation, mais hélas, il s’avère pourtant que ce plaisir profond ne dure pas longtemps et que l’expérience faite, l’utilisateur éprouve peu de désir à la renouveler.
36Après l’observation de ces trois réactions, l’émerveillement, l’irritation et le refus, il reste des constats inquiétants à faire : plus le visiteur est plongé dans la mise en scène fluide des images et du son, plus il est immergé dans la thématique de l’installation et plus il éprouve alors cet émerveillement multi-médiatique, moins il se sent enclin à une réflexion, recherche, compréhension et critique de cette même thématique. Il semble avoir tendance à attendre de la manipulation virtuose de l’interface une réaction toujours plus virtuose et fluide de l’ordinateur, une immersion encore plus parfaite. Si l’on était cynique, on trouverait ici un parallèle avec les expériences dites scientifiques sur des singes auxquels on a implanté une électrode dans le cerveau et qui sans cesse manipulaient, à l’aide d’une touche de clavier, leur propre plaisir. Et en effet, cette expérience ressemble au zapping télévisuel, où le spectateur recherche sans cesse un plaisir plus grand.
37De plus, pour une grande partie des visiteurs un autre constat est à ajouter : à l’encontre de l’expérience de l’œuvre d’art traditionnelle, le dessin, la peinture, la sculpture, où le visiteur a envie de revenir plusieurs fois et même pendant de très longs moments, l’œuvre immergée semble produire très vite un effet de déjà-vu, déjà-fait, déjà-compris chez le visiteur, un épuisement de l’attention et de l’intérêt. La période de demi-vie, pour utiliser un terme venant d’une autre technologie innovante, est très courte.
38J’ajouterai encore une troisième observation concernant les musées qui me paraît d’autant plus importante que l’évolution technique des équipements et des logiciels est rapide.
39Même s’il est juste qu’une grande partie de l’innovation technologique audio-visuelle se prépare dans la création artistique, le musée ne pourra jamais aller au-devant, voire même suivre les applications consuméristes proposés par le marché multimédia. Il est donc à craindre que le public soit attiré par des parcs à vocation purement commerciale, tandis que les musées peineront, pour des raisons budgétaires, à suivre le rythme des évolutions technologiques.
40Sachant que la juste distance entre le visiteur et l’œuvre est une condition nécessaire pour une approche réflexive, analytique et critique, la seule issue à cette impasse me parait être de revenir sur les pratiques de l’apprentissage, de l’enseignement et du savoir qui ne se contentent pas de plonger le visiteur dans l’éphémère des seules sensations visuelles et auditives, celles que Paul Valéry a justement appelé « réalités sensibles ».
41Je me permets de rappeler ici la citation déjà faite :
42« Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile. [3] »
43Les nouvelles perspectives et créations artistiques et leur influence sur une nouvelle muséologie comportent trois aspects essentiels :
- l’expansion des méthodes et codes artistiques connus sur d’autres secteurs,
- la fusion de l’art dit traditionnel, du numérique, de la télévison et de l’internet,
- la recherche de nouvelles techniques et narrations.
44Si toutes les formes d’expression sont interactives le numérique offre à l’utilisateur une nouvelle dimension de contrôle et d’intégration dans la création, de ce fait, la répartition traditionnelle figée entre spectateur et spectacle changera incontestablement. Ce changement sera principalement basé sur l’art numérique.
45Le plus grand défiréside dans l’idée que l’art numérique contient un projet de l’art interactif ou même participatif, dans lequel le visiteur/spectateur devient réellement acteur, protagoniste, et co-auteur de l’œuvre.