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Dirigé par L. Arnaud, ce projet réunit pendant trois ans (2019-2021) cinq centres de recherche : le LaSSP (L. Arnaud, L. Fortaillier, C. Baron), le LISST (C. Cino, R. Hushi), l’Université catholique de Salvador (J. Lourau) et l’HSRC (L. Banks, N. Mkuzo).
La question de la ségrégation des quartiers populaires est aujourd’hui bien documentée. Envisagée comme une injustice spatiale, elle souligne une séparation physique entre une partie et le reste du groupe entraînant des conséquences économiques, sociales et morales. Sur le plan culturel, l’approche se focalise sur les difficultés d’accès aux services culturels, qu’ils soient de types artistique ou sportif.
1La vitalité culturelle des habitants des quartiers populaires n’est pas moins indéniable. Des écoles de samba dans les favelas de Rio aux collectifs hip-hop en banlieue parisienne, en passant par les célébrations traditionnelles dans les townships de Johannesburg, les exemples ne manquent pas pour illustrer la façon dont les habitants de ces territoires relégués parviennent à produire et entretenir par eux-mêmes des expressions culturelles en phase avec leurs modes de vie et leurs aspirations. De ce point de vue, si l’éloignement spatial et idéologique des institutions culturelles classiques témoigne de la discrimination dont les habitants de ces quartiers font l’objet, et de la façon dont ces derniers sont renvoyés à des pratiques jugées illégitimes, ce constat n’induit pas une absence ou même un manque de culture – sauf à confondre cette dernière avec les seules pratiques artistiques valorisées et diffusées par les institutions culturelles officielles.
2C’est pourquoi, avec une équipe internationale composée de chercheurs et de militants, nous avons entrepris de comparer les modalités de mobilisations culturelles des habitants des townships de Cape Town, des périphéries de Salvador de Bahia et des quartiers prioritaires de Toulouse, dans le cadre d’un projet de recherche financé par le ministère de la Culture et l’Université fédérale Toulouse-Midi-Pyrénées [1].
Des mobilisations contre-culturelles
3Nos premiers résultats montrent que, dans des pays aussi différents que l’Afrique du Sud, le Brésil ou la France, la principale caractéristique des pratiques culturelles des habitants des quartiers ségrégués est souvent de se développer à l’écart sinon contre les institutions dédiées à la valorisation et à la diffusion artistique eurocentrée. Autour de certaines formes musicales, chorégraphiques, plastiques ou théâtrales, se forment des communautés obligées de se débrouiller face à l’indifférence ou l’hostilité de la société dominante. En ce sens, leurs productions culturelles sont indissociables d’une situation de ségrégation et de discrimination. Elles peuvent être envisagées comme des instruments de résistance et même d’émancipation, à l’image de la culture Pantsula qui, depuis les années 1960, a permis aux jeunes des townships d’opposer à l’apartheid, en vigueur jusqu’en 1991, leur propre manière de marcher, de se vêtir et de danser. En France, le hip-hop a pareillement servi de vecteur d’expression et de conscientisation des jeunes des cités HLM, via la musique, le chant mais aussi la danse ou le graff, tandis qu’au Brésil, le carnaval afro a permis aux Noirs d’affirmer leur présence et de valoriser la black beauty. En tant que menace homologue vis-à-vis des normes esthétiques et morales défendues par les autorités, ces musiques, ces danses et ces modes vestimentaires développées par les habitants des quartiers ségrégués permettent de styliser l’existence comme la révolte, au point de servir de catalyseur à des sociabilités et à des identifications alternatives.
4Ce sont des pratiques et des expressions culturelles qui se diffusent souvent de façon informelle et intracommunautaire, via le bouche-à-oreille, la radio et la télé, aujourd’hui les réseaux sociaux, mais qui peuvent aussi faire l’objet d’une organisation. À Cape Town, ce sont de jeunes habitants des townships qui, tout en poursuivant leurs études universitaires, ont créé des scènes culturelles dans ces vastes espaces de relégation hérités de l’apartheid. À Khayelitsha, l’un des plus grands townships d’Afrique du Sud où s’entassent environ un demi-million d’habitants dans des conditions de logement souvent indignes, plusieurs initiatives se sont développées ces dernières années pour accompagner le développement des dynamiques culturelles autochtones. Créé en 2017 par deux musiciens, Siyabonga Mbaba et George Kirkinis, le festival Ghetto Sessions permet aux différents talents des townships de s’exprimer chaque mois, via une scène ouverte de concerts, de poésie, de performances théâtrales, mais aussi la vente de produits conçus par des micro-entreprises locales. Leur objectif est de relier les townships au reste de la ville, en attirant du public qui, pour l’heure, reste en tout cas très majoritairement noir. Pour faire face à l’absence de lieux culturels, Mandisi Sindo et son épouse Liso ont de leur côté fondé le Khayelitsha Art School and Rehabilitation Centre (KASIRC), un petit théâtre fait de tôle et de bois, auto-construit au milieu des autres habitations informelles du township. Depuis 2017, ils y proposent gratuitement un espace de rencontre, de transmission et de création aux habitants, mais aussi de diffusion et de valorisation d’un répertoire théâtral et musical exigeant, qu’il soit sud-africain ou européen. À Salvador de Bahia, Jussara Santana développe, depuis 2018, un espace culturel dédié à la culture reggae aux marges du centre historique du Pelourinho. Ce lieu valorise la musique reggae et s’inscrit dans les objectifs du panafricanisme de conscientiser pour émanciper. Sont organisés, par exemple, des discussions autour des héros du panthéon noir ayant lutté pour la libération de leur peuple (des héros brésiliens comme Zumbi de Palmares et Dandara ou des figures internationales comme Nelson Mandela) mais aussi des ateliers de coiffure (turban) ou de philosophie rasta (la rastologie) mettant ainsi en valeur une culture et une philosophie spécifiques qui s’inscrivent dans la diaspora noire. Basé lui aussi sur la promotion de la culture afro et la lutte contre le racisme, le bloc carnavalesque Afro Malê Debalê forme les jeunes des favelas aux percussions et à la danse. Chaque année, depuis le début des années 1980, ils défilent sur l’un des circuits carnavalesques du centre-ville, offrant aux jeunes une possibilité de fréquenter les centres grâce à une pratique musicale. À Toulouse, on trouve aussi de nombreux collectifs qui s’efforcent de valoriser les cultures proches des goûts et des préoccupations des habitants des quartiers populaires. Dans le quartier du Mirail, le plus vaste ensemble d’habitat social de la ville qui réunit à lui seul près de 25 000 habitants, l’association Dell Arte organise les rencontres Toutcouleurs, où les habitants peuvent exprimer plusieurs fois par an leurs talents dans des domaines aussi divers que le chant, la danse, la poésie, le parkour, les jeux vidéo ou la bande dessinée… De son côté, Tactikollectif engage, depuis plus de 20 ans, un travail sur la mémoire de l’immigration et les quartiers populaires de Toulouse, via notamment la production de disques mais aussi l’organisation de rencontres, de concerts, d’expositions. En croisant le patrimoine culturel né de l’immigration avec la mémoire et l’histoire des luttes, l’objectif du festival Origines Contrôlées, organisé chaque année au mois d’octobre depuis 2004, vise ainsi à modifier en profondeur le regard porté sur les habitants des quartiers populaires.
Inauguration de la Casa Cultural Reggae, Salvador de Bahia, 2018
Inauguration de la Casa Cultural Reggae, Salvador de Bahia, 2018
Les ambiguïtés de l’auto-organisation
5De façon assez significative, l’une des caractéristiques communes à ces mobilisations est souvent de puiser dans le même imaginaire de la résistance. Dans le cadre d’une rencontre que nous avons organisée en mars 2020 à Cape Town avec les représentants de différents collectifs brésilien, français et sud-africain, les militants arboraient souvent les mêmes goûts musicaux, les mêmes icônes et les mêmes références culturelles qui, de Nelson Mandela à Bob Marley, personnifient la résistance de la diaspora africaine contre l’oppression culturelle et raciale. Pour Jussara Santana, pour Mandisi Sindo comme pour Salah Amokrane, les musiques et les danses issues de la diaspora africaine offrent des répertoires pour agir culturellement, en même temps qu’ils créent un espace de dialogue entre des militants aux trajectoires variées mais néanmoins réunis dans une même expérience du racisme et de la discrimination. Et quand bien même ils ne parlaient pas la même langue, ces trois militants échangeaient autour d’une même esthétique de la colère et de la résistance.
6Une autre caractéristique commune à ces initiatives est de s’organiser avec peu de moyens. Ces projets culturels sont d’ailleurs souvent des entreprises familiales, une caractéristique qui tend à démontrer que, à Cape Town, Salvador de Bahia ou Toulouse, les habitants des quartiers ségrégués doivent compter sur leurs propres forces pour exister. Certes, certains projets culturels bénéficient d’aides de la municipalité, et il serait exagéré de les présenter comme totalement détachés des aides publiques. La relative bienveillance dont font parfois preuve les autorités nationales brésiliennes et sud-africaines à l’égard des expressions culturelles des populations racialement et ethniquement discriminées tranche d’ailleurs avec la situation française, où les pouvoirs publics restent frileux à l’égard des « droits culturels » des minorités.
7Les activités de Tactikollectif ont ainsi longtemps été décrites – à droite comme à gauche – comme étant « trop » ou « pas assez » amateur/intégrées/communautaires/ militantes… quand leurs animateurs et leurs bénéficiaires n’étaient pas tout simplement renvoyés à leur origine et à la question de l’intégration. À Toulouse comme à Cape Town ou Salvador, cette défiance plus ou moins explicite conduit en tout cas les militants des quartiers ségrégués à rechercher d’autres alliés, du côté des ONG ou du secteur marchand. De fait, l’hostilité des représentants de l’ordre social, moral et pour ainsi dire racial vis-à-vis de leurs expressions culturelles renforce un sentiment d’exclusion et d’injustice, et il n’est pas étonnant que les pratiques culturelles associant ségrégation sociale et/ou ethnique, stigmatisation morale et marginalisation économique, sont celles qui se politisent le plus radicalement, à l’instar des premiers développements du punk, du reggae ou du hip-hop. Et lorsque ces scènes culturelles ne bénéficient pas de l’appui de l’industrie et des médias, ou tout simplement les rejettent, leurs acteurs les plus motivés sont alors contraints de s’organiser et de se mobiliser pour produire, diffuser et jouir de leurs productions culturelles, et éventuellement en revendiquer la légitimité.
8En se distanciant des élus et des institutions publiques, cette attitude peut favoriser la constitution d’un véritable contre-pouvoir local, à priori dégagé des logiques clientélistes et des dispositifs de pilotage administratif. Mais avec, comme contrepartie, la nécessité de s’engager dans une approche de type entrepreneuriale, au risque de faire du patrimoine un spectacle et de l’identité un produit et une marque. À l’image de la Pantsula sud-africaine, dont la culture était encore confidentielle avant l’arrivée des plateformes web de vidéos et qui est aujourd’hui célébrée jusque dans les clips de Beyoncé pour la richesse de ses footworks et son audace vestimentaire, les productions culturelles des habitants des quartiers ségrégués ne manquent pas d’être valorisées aujourd’hui pour leur potentiel économique, à l’usage des consommateurs et des spectateurs extérieurs au township. À Cape Town, le Shack Theater (littéralement : Théâtre Cabane) de Mandisi et Liso est intégré dans le Township Tour proposé par l’Office du Tourisme de la ville, au même titre que les restaurants, le « Gangster Museum », les magasins de vêtements et de céramiques tenus par les habitants de Khayelitsha. Formalisée dans un jargon économique, la valeur des univers et des émotions offertes par les mouvements culturels est alors mise au service d’une clientèle avide de nouvelles expériences et d’un tourisme culturel « alternatif ». Cela se fait parfois au bénéfice des habitants, qui souffrent de la relégation et de l’enclavement qui leur sont imposés et, plus généralement, d’une stigmatisation et d’une crise économique condamnant leur avenir. Ils plébiscitent donc cette nouvelle économie culturelle, mais au risque également d’une exotisation qui reléguerait les productions culturelles des habitants des quartiers pauvres au rang d’objets décoratifs, tout entiers dévoués au divertissement et à la satisfaction des touristes avides d’aventure et de clichés à partager sur Instagram…
9En fin de compte, la valorisation des ressources culturelles, du Do It Yourself et des « communautés culturelles », peut tout autant être analysée comme un moyen de lutter contre le tournant néolibéral et d’imaginer des alternatives politiques de mobilisation, de représentation et d’empowerment des groupes dominés, que comme un outil d’adaptation voire d’accompagnement et de renforcement de la logique néolibérale, qui enjoint chaque individu à se muer en « entrepreneur de soi-même ». Dans la perspective d’un développement social endogène, il s’agirait alors moins de préserver et de diffuser les valeurs d’un mode de vie radicalement incompatible avec la logique d’accumulation capitaliste et soucieux d’une émancipation culturelle et politique, que de se conformer aux exigences du « marché », où communautés, pouvoirs publics et entrepreneurs travaillent main dans la main pour valoriser les ressources culturelles du territoire. De façon générale, les initiatives culturelles que nous étudions actuellement dans les quartiers périphériques de Bahia, les townships du Cap et les cités de Toulouse recouvrent plusieurs traditions et styles d’agir culturel déclinant de façons différentes la volonté et la manière d’accroître le pouvoir des populations culturellement, ethniquement et racialement discriminées : des dynamiques militantes visant à éduquer et conscientiser les habitants ; des entreprises dites « sociales » qui font de la création d’emploi et de l’auto-organisation économique l’horizon indépassable de l’émancipation individuelle ; des associations de services socioculturels, dont le seul but est de distraire les populations… Quels que soient le modèle, les intentions et les idéologies qui sous-tendent ces mobilisations, la question est en tout cas d’apprécier les effets concrets de ces initiatives culturelles sur le destin de celles et ceux qui en bénéficient et qui les animent. Un questionnement qui guide les prochaines étapes de cette recherche, dont les résultats définitifs seront publiés en 2022.
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Dirigé par L. Arnaud, ce projet réunit pendant trois ans (2019-2021) cinq centres de recherche : le LaSSP (L. Arnaud, L. Fortaillier, C. Baron), le LISST (C. Cino, R. Hushi), l’Université catholique de Salvador (J. Lourau) et l’HSRC (L. Banks, N. Mkuzo).