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Article de revue

Fosbury-flop ou de la ruse dans l’espace public

Pages 39 à 42

Notes

  • [1]
    Clausewitz von, C, De la Guerre, les Éditions de Minuit, Paris, 2005
  • [2]
    ibid., De la Guerre, chap X, p. 213
  • [3]
    Madanipou, A, Knierbei, S, Degros, A, Public Space And the Challenge of Urban Transformation in Europe, Routledge, New York, 2014.
  • [4]
    Traduction : “Impossible publiquement” (NDLR)
  • [5]
    Hock-koon, S., La Ruse, Presses de l’Université, Quebec, 2011.
  • [6]
    Crary, J., 24/7 : Late Capitalism and the Ends of Sleep, Verso, London, 2013.
  • [7]
    De Certeau Michel, L’Invention du quotidien, Folio, Paris, 1990.
  • [8]
    Borasi Giovanna, Zardini Mirko, What You Can Do With the City, SUN Architecture and CCA, Montréal, 2008.

L’artiste rotterdamois Florentijn Hofman roule depuis des années dans une camionnette qu’il a repeinte pour qu’elle ressemble en tous points à celle qu’utilise une société de livraison bien connue aux Pays-Bas. De sorte qu’il se gare où il le souhaite dans l’espace public sans se soucier des trottoirs, emplacements de parking, pistes cyclables et autres lieux... comme le feraient ses « collègues livreurs ». Les photos de sa camionnette garée un peu n’importe où dans la ville interrogent notre acceptation de l’usage, voire de l’envahissement de l’espace public par certains groupes d’usagers. Par ce mimétisme que l’artiste met en scène dans l’espace public, il n’hésite pas à tirer profit de cette acceptation. Florentijn transforme ses déplacements quotidiens en une performance légèrement activiste mais surtout terriblement rusée.

1 La ruse, comme Florentijn nous en fait la démonstration, est l’un des modes actuels de transformation de l’espace public. C’est une notion étrange que l’on affectionne pour l’idée d’ingéniosité et de rapidité qu’elle véhicule mais qui inspire à la fois une certaine méfiance pour son caractère caché ou manipulateur... Personnellement, j’apprécie son espièglerie, le clin d’œil critique qu’elle jette sur le système et la façon dont, à l’intérieur de celui-ci, elle permet l’innovation.

L’art du faible

2 Pour mieux comprendre toute la dimension de la notion de ruse, il faut sans doute revenir au XIXe siècle et lire avec attention le traité Vom Krieg (De la guerre) du théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz [1] dans lequel il dédie un chapitre au mot allemand List. Clausewitz y définit la ruse de façon assez simple « un tour de passe-passe relatif à des actes » mais surtout il décrit la ruse comme l’apanage des faibles « Plus sont faibles les forces soumises à la direction stratégique, plus celle-ci sera accessible à la ruse. Si bien que celui qui est très faible, très petit, et à qui la prudence et la sagesse ne servent plus à rien, en vient au point où toutes les ressources de l’art semblent l’abandonner et où la ruse est son dernier recours. » [2]

3 S’approprier la ruse comme mode de transformation de l’espace public sous-entendrait la prise de conscience, de la part de celui qui use de ce stratagème, de sa faiblesse par rapport aux autres forces en jeu. La première étape d’une transformation urbaine utilisant la ruse passe donc par la reconnaissance de notre faiblesse à nous autres urbanistes, artistes et habitants.

Studio Florentijn Hofman, Illegally parked TNT bus

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Studio Florentijn Hofman, Illegally parked TNT bus

© Rick Messemaker

4 Reconnaître notre faiblesse demande une lecture attentive et critique de l’espace public car les forces en présence sont parfois bien dissimulées et nous nous croyons souvent bien plus en possession de l’espace public que nous ne le sommes réellement. Le travail de lecture critique de l’espace public est essentiel pour qui souhaite le transformer. Il permet de découvrir et de mettre en lumière les rapports de forces à l’œuvre ainsi que notre position au sein de ces rapports de forces. Dans l’ouvrage Public Space the Challenge of Urban transformation in Europe[3], les auteurs démontrent l’existence de rapports de force et la pression exercée sur l’espace public européen au travers de divers exemples. L’espace public est soumis à la fois à une image idéale, certainement contradictoire, de modèle spatial tant économiquement compétitif et moderne que pittoresque. Cet espace est dès lors figé soit comme élément patrimonial, sécurisé, soit il est commercialisé, dominé par des règles historicisantes, sécuritaires et des acteurs commerciaux, des gestionnaires… Ce sont des forces puissantes et bien implantées dans l’espace public.

5 Dans le cadre de mon enseignement à Vienne, je demande aux étudiants de mettre en lumière les rapports de forces latents de l’espace public afin qu’ils questionnent la position des habitants et qu’ils reconsidèrent la nôtre en tant qu’urbaniste, artiste ou concepteur d’espace public. Un de ces exercices a été mené à bien par deux étudiants, Bastian Vollert et Tobias Richter, lors de leur thèse de fin d’étude Unmöglich Öffentlich[4]. Afin de remettre en question les espaces publics du district 1 – qui correspond au centre historique – de la ville de Vienne en Autriche, les étudiants ont développé un travail de lecture critique de celui-ci. Le postulat choisi par Bastian Vollert et Tobias Richter est qu’il existe des espaces privés dans le district 1 de Vienne davantage ouverts à une appropriation publique que ne le permet l’espace public, tant celui-ci est soumis aux pressions commerciales et sécuritaires. Pour tester ce postulat, ils ont organisé divers événements temporaires. Le plus marquant d’entre eux a consisté en un cours de yoga avec un professeur et des élèves, tous assis sur leur petit tapis. Le cours de yoga a d’abord eu lieu dans l’espace public du district. Ils ont été immédiatement interpellés par des policiers pour leurs agissements. Bastian et Tobias ont ensuite reproduit ce cours dans un bureau de poste. Cette séance de yoga a pu avoir lieu dans son intégralité sans être pour le moins dérangée. Des événements similaires ont été organisés à plusieurs reprises : un souper dans le métro, un jeu d’échecs dans une bibliothèque, un bureau chez Mac Do. Avec, à chaque fois, la même conclusion : ces espaces privés, voire semi-privés, situés dans le centre de Vienne, sont plus ouverts à l’appropriation par des pratiques non consuméristes que ne l’est l’espace public. Ces expérimentations mettent en évidence à quel point il n’est pas évident, au premier coup d’œil – pour un touriste de passage ou pour un observateur non averti – de considérer que l’espace public, supposé nous appartenir à tous, est surtout entre les mains, comme dans ce cas, de forces commerciales. Lors des repas en plein air organisés par les étudiants, ce sont avant tout les commerçants qui se sont plaints de la concurrence déloyale et qui ont demandé de mettre fin à ces « événements temporaires ».

Le détournement de la règle

6 Peut-être faut-il s’éloigner un peu du vocabulaire de la science militaire et du rapport guerrier à l’espace public pour nous pencher sur une toute autre discipline afin de mieux cerner l’essence même de la ruse. S. Hock-koon décrit « la révolution du Fosbury-flop » [5] comme l’exemple même de la ruse en athlétisme. Pour qui ne le sait pas, le Fosbury-flop (ou rouleau dorsal) est une technique de saut en hauteur consistant à approcher sur le dos la barre horizontale à franchir. C’est l’athlète américain Dick Fosbury qui, dans les limites des règles olympiques du saut en hauteur (prendre appel sur un seul pied) démontra que cette technique était plus efficace que le rouleau ventral pratiqué jusqu’alors. Il profita, en 1968, du changement de revêtement de l’espace de réception au sol, du sable remplacé par un matelas en mousse, pour effectuer son saut en arrière, technique qu’il maîtrisait mieux et qui, nous le savons maintenant, offre de bien meilleurs résultats. C’est donc en connaissance précise des règles et des matériaux en présence que Fosbury déploya sa ruse…

Bastian Vollert and Tobias Richter, “Unmöglich, Öffentlich ?”, Experimentation in public space

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Bastian Vollert and Tobias Richter, “Unmöglich, Öffentlich ?”, Experimentation in public space

© Vollert Richter

7 Le Fosbury-flop est une allégorie parfaite pour décrire ce que pourrait être le mode de la ruse dans l’espace public : révolutionner l’espace à partir des règles existantes, comme l’a fait Fosbury par rapport aux règles olympiques, en les interprétant différemment.

8 Après la lecture fine des rapports de force présents dans l’espace public, ainsi que nous l’avons rappelé plus haut, il est aussi nécessaire de bien comprendre et de connaître les règles pour mieux pouvoir les contourner. De cette façon, le détournement des règles laisse la porte ouverte à la transformation. Parmi les règles qui ordonnent l’espace public, on pourrait citer la régulation de son mobilier. Les bancs sur lesquels on pouvait encore s’asseoir ou se coucher il y a de cela une vingtaine d’années ont été remplacés, dans bien des villes, par des modèles empêchant la position allongée, en fragmentant le banc en chaises ou par l’ajout d’accoudoirs intermédiaires. Cette transformation du banc urbain est un symptôme de la compétitivité économique de l’espace public. L’espace se doit d’ajouter une valeur commerciale au bâti le jouxtant, il ne peut donc plus être un lieu où peuvent séjourner des sans-abris, des personnes d’un gabarit hors-norme ou simplement des personnes non consommatrices. Dans son ouvrage 24/7, Jonathan Crary [6] démontre que notre société capitaliste tente de nous dissuader de dormir par tous les moyens car, pendant notre sommeil, nous ne consommons et ne produisons pas, nous dormons d’ailleurs de moins en moins. Prendre conscience que, dans l’espace public, tout est fait pour nous dissuader de dormir serait la première étape d’une ruse telle que nous l’avons décrite dans le paragraphe précédent.

9 La seconde étape, celle du détournement de la règle établie, peut-être illustrée par le projet Archisuit de l’artiste Sarah Ross qui se promène en pyjama dans l’espace public. En déambulant en pyjama, l’artiste met en évidence l’absence de sommeil dans l’espace public mais, plus encore, elle utilise un pyjama rembourré de blocs de mousse dans le dos agencés de telle façon qu’ils puissent se glisser entre les accoudoirs d’un banc public. Le pyjama rend donc possible la position allongée par dessus les accoudoirs. Ce faisant, l’artiste attire notre attention sur les moyens de dissuasion mis en place pour lutter contre l’utilisation des bancs publics pour y dormir mais elle met également en question le dispositif et le dépasse en développant l’usage d’un pyjama « spécial bancs compartimentés ». L’artiste n’a pas choisi de faire un nouveau banc, elle a décidé de travailler à partir du mobilier existant et de créer, grâce à ces blocs de mousse intégrés à son pyjama, une nouvelle technique d’utilisation des bancs existants.

10 Cette œuvre militante de l’artiste m’interpelle. Bien évidemment, elle n’a pas l’impact qu’a eu le Fosbury-flop pour sa discipline mais elle invite à se demander si l’énergie que nous utilisons dans la transformation des espaces publics doit être investie dans la transgression des règles où plutôt dans leur détournement. En comparaison avec leurs prédécesseurs, la nouvelle génération de concepteurs et artistes de l’espace public est modeste : elle manie l’acupuncture urbaine, recherchant plutôt une utilisation minimum des ressources pour atteindre un maximum d’effet. Le Fosbury-flop est une analogie pleine d’optimisme montrant que le détournement frugal des règles peut aboutir à de profondes transformations, voire même devenir la pratique dominante à son tour.

Sarah Ross, Archisuits, leisure jogging suits made for specific architectural structures in Los Angeles, 2005-2006

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Sarah Ross, Archisuits, leisure jogging suits made for specific architectural structures in Los Angeles, 2005-2006

D.R.

La ruse au profit de solidarité

11 Pour compléter la notion de ruse, on ne peut faire l’impasse sur l’ouvrage de Michel de Certeau : L’Invention du quotidien[7]. Après une description de la ruse comme « l’art de faire des coups dans le champ de l’autre » inspirée par Clausewitz, de Certeau nous invite à associer la ruse à la pratique de détournement du travail industriel. L’ouvrier utilise ses outils et des machines à son propre compte soustrayant ainsi à l’usine « du temps (plutôt que des biens, car il n’utilise que des restes) en vue d’un travail libre, créatif et précisément sans profit […] il ruse pour le plaisir d’inventer des produits gratuits destinés seulement à signifier par son œuvre un savoir-faire propre et à répondre par une dépense à des solidarités ouvrières ou familiales ».

12 Cela signifie que ruser dans le champ de l’autre – celui qui domine l’espace public actuellement – et transgresser les règles d’un système permet à la fois le développement d’un art propre mais aussi la possibilité de le mettre au service d’autres communautés pour développer de nouvelles formes de solidarité. C’est une troisième étape intéressante dans l’utilisation du mode de la ruse comme outil de transformation urbaine. Là où Florentijn, avec sa camionnette, remet en question l’usage de l’espace public par les sociétés de livraison, là où il copie leur mode opératoire et le détourne, il utilise surtout cette action à son propre profit. De Certeau propose, quant à lui, un autre stratagème pour faire en sorte que ce ne soit pas seulement en vue d’un profit individuel mais au profit d’un groupe plus large que soi.

Bike lane installed beside the Pavilion Street Circus

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Bike lane installed beside the Pavilion Street Circus

© Jonathan Brown

13 Dans l’ouvrage What you can do with the city[8] les auteurs nous proposent 83 actions dont la plupart sont faites dans un esprit de solidarité communautaire. Une communauté en plein essor, un peu partout dans l’espace public, est celle des cyclistes. C’est une communauté que je connais tout particulièrement pour lui avoir consacré un livre mais surtout pour en faire partie. Les collectifs cyclistes sont très actifs dans de nombreuses villes européennes (et du Canada). Ces collectifs cyclistes, qui se savent faibles par rapport aux automobilistes, connaissent extrêmement bien les règles de mobilité dans l’espace public pour être en mesure de les détourner. Un bel exemple de ruse est juste devant la porte de mon bureau à Bruxelles et a également été réalisé dans de nombreuses villes de France. Avec un peu de peinture et de grands pochoirs, le collectif inscrit au sol des signes fictifs de pistes cyclables. Ici c’est toute la communauté cycliste qui profite de cette ruse de la circulation. Encore une fois, il faut voir dans ces actions une critique de la facilité avec laquelle les gestionnaires urbains déclarent créer des kilomètres d’infrastructures cyclables. Bien des rues sont supposées cyclables car la ville les a dotées de la signalétique de piste cyclable, et le city marketing a tendance à inciter les villes à comparer le nombre de kilomètres cyclables dont elles disposent… en théorie. Qui pratique réellement le vélo en ville sait qu’il ne suffit pas de peindre cette signalétique sur l’asphalte pour faire un réseau cyclable, il faut bien sûr une politique cohérente de cyclabilité avec des pistes en site propre, des feux de circulation adéquats, etc. Que l’on puisse réaliser, avec autant de facilité, bien souvent en une nuit, une piste cyclable factice à l’aide d’un pochoir et d’une bombe de peinture, met le doigt sur le peu d’investissement actuellement dédié aux cyclistes par rapport aux autres modes de circulation. Mais pas seulement. En utilisant cette méthode, les activistes rajoutent judicieusement des liens manquants dans le réseau, à l’intérieur du système de règles, pour mieux le manipuler et le détourner. Dans ce cas, les personnes engagées dans ces collectifs retirent un profit de ces actions mais ils en font aussi bénéficier toute la communauté d’utilisateurs de l’espace public.

14 Cet article, un peu comme la stratégie de la ruse dans l’espace public, véhicule un double message : à la fois je reconnais notre position de faiblesse dans l’espace public – ce qui peut paraître un peu résigné – mais je crois également profondément dans une révolution à la Fosbury-flop qui nous évite de gaspiller notre énergie dans le combat des règles. Néanmoins, il est évident que cela demande une excellente compréhension et connaissance du système dans lequel nous évoluons. Ce qui n’est pas facile pour les habitants compte tenu de la complexité de celui-ci. Cela questionne notre position en tant qu’urbanistes, artistes et concepteurs d’espace public. N’est-il pas de notre responsabilité, si nous voulons transformer l’espace public, de mieux comprendre le système actuel et ses règles afin de servir de véritable aide aux habitants et, avec eux, être en mesure de les dépasser et de transformer l’espace ?

Notes

  • [1]
    Clausewitz von, C, De la Guerre, les Éditions de Minuit, Paris, 2005
  • [2]
    ibid., De la Guerre, chap X, p. 213
  • [3]
    Madanipou, A, Knierbei, S, Degros, A, Public Space And the Challenge of Urban Transformation in Europe, Routledge, New York, 2014.
  • [4]
    Traduction : “Impossible publiquement” (NDLR)
  • [5]
    Hock-koon, S., La Ruse, Presses de l’Université, Quebec, 2011.
  • [6]
    Crary, J., 24/7 : Late Capitalism and the Ends of Sleep, Verso, London, 2013.
  • [7]
    De Certeau Michel, L’Invention du quotidien, Folio, Paris, 1990.
  • [8]
    Borasi Giovanna, Zardini Mirko, What You Can Do With the City, SUN Architecture and CCA, Montréal, 2008.
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