Notes
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Sylvie Clidière Le Goliath, guide des arts de la rue et des arts de la piste, HorsLesMurs, 2008
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Ce travail a été mené dans le cadre d’un mémoire de fin de Master et de ma connaissance propre de nombreux autres projets qui semblent pouvoir s’y inscrire. Mémoire « La création artistique par l’implication des habitants, modèles et gabarits », Université Pierre-Mendès-France, Institut d’études politiques de Grenoble, Observatoire des politiques culturelles, Centre National de la Fonction Publique Territorial. Directeurs : Domnique Sagot-Duvauroux et Jean-Pascal Quiles.
À l’heure où de plus en plus d’artistes souhaitent défendre une autre vision de la culture par la mise en œuvre de créations participatives, à l’heure où les politiques culturelles et publiques soutiennent et encouragent pleinement ces formes artistiques, on assiste à un développement et à une profusion de ce type de projets dans toutes les échelles de territoires : département, ville, quartiers… Face à ce bouillonnement, est-il possible d’identifier les « mouvements culturels » qui auraient permis cette expansion ? Peut-on différencier ces projets, en les caractérisant au sein d’une typologie qui permettrait aux acteurs d’avoir davantage de lisibilité des enjeux et des attendus possibles pour chaque type de projets ?
1La participation des publics, dans les projets de création, s’incrit dans une conjonction de sept « mouvements culturels et sociaux », notables et identifiables, véritables terreaux de leur expansion sur les territoires au travers d’enjeux différents : sociaux, esthétiques, artistiques et économiques.
2Le premier mouvement est celui de l’éducation populaire qui, de par ses fondements établis par Condorcet durant la Révolution, vise à donner à tout un chacun l’accès à l’éducation puis à la culture dans son quotidien et à faciliter les pratiques artistiques et culturelles dans la cité. Dans cette démarche d’éducation permanente, il s’agit de valoriser les pratiques amateurs, de faciliter l’accès aux œuvres et aux artistes. Les enjeux de la participation sont ici plutôt des enjeux sociaux.
3Le second mouvement est celui de l’expérimentation artistique. Il s’agit là de réinventer les formats, les rapports publics/artistes, de s’approprier l’espace public, de bousculer les codes des représentations. Jerzy Grotowsky, en 1962, crée le Théâtre Laboratoire qui expérimente, dans sa Pologne natale, des formes singulières avec peu de spectateurs partageant la scène avec les acteurs. Parmi les héritiers de cette démarche, on trouve des artistes de théâtre, tel qu’André Engel, qui emmène le public dans des hangars, des hôtels, des haras… pour contextualiser ses œuvres et en casser les codes. On crée la proximité et un autre rapport à l’artiste, très proche de la participation dans des enjeux purement esthétiques et artistiques.
4Le troisième mouvement facilitateur est celui des arts de la rue. L’appropriation de l’espace public facilite bien évidemment ce rapprochement avec les populations puisque l’on amène les artistes à leur porte, facilitant ainsi la rencontre. Certaines compagnies de rue, comme Opéra Pagaï, s’inscrivent désormais dans ce que l’on qualifie de « genre urbain » [1] dont la particularité est de développer des projets participatifs avec des habitants et leurs territoires, dans une démarche d’immersion qui tient compte de l’urbanisme, de l’histoire, des aspects sociaux. Les enjeux sont ici principalement artistiques mais aussi sociaux et économiques.
5Le quatrième mouvement est celui des Nouveaux Territoires de l’Art (NTA) qui porte dans ses gènes l’idée de sortir des « temples de la culture » pour lutter contre l’uniformisation. Les friches ou les fabriques revendiquent une démarche alternative avec l’idée d’occupation, de « squat », liée à la volonté d’expérimenter, d’innover. Les fondements de ces Nouveaux Territoires de l’Art reposent bien sur l’impossibilité et le refus, pour certains artistes, de développer de nouveaux projets artistiques dans les lieux existants qui leur ferment parfois leurs portes, qui ne répondent pas à leurs attentes, qui n’impliquent pas ou n’invitent pas les publics à accéder aux œuvres ou aux formes artistiques non présentes dans ces lieux dits « conventionnels ». Le lien avec les amateurs et la pratique artistique est en général très fort au sein de ces nouveaux lieux. On y invente de nouvelles formes sociales comme le fonctionnement systématique en collectif, des formes de gouvernance alternatives pour des lieux alternatifs. Ces projets, ces lieux, ces espaces sont d’une extrême diversité tant dans les disciplines que dans leur fonctionnement, leurs relations aux institutions, aux habitants, aux territoires. Les enjeux qui se dessinent ici sont plutôt artistiques mais aussi sociaux et politiques.
6Le cinquième mouvement est celui de la politique de la ville qui, grâce à une série de programmes de rénovation des quartiers, invite des artistes à travailler en lien avec les habitants autour d’enjeux principalement sociaux et d’aménagement dans une optique de design urbain.
7Le sixième mouvement s’inscrit dans les questions de développement durable et de démocratie culturelle, notamment les Agendas 21 de la Culture qui ont permis de réinterroger les politiques culturelles des territoires, d’associer les citoyens, les artistes et les acteurs à des temps d’échange et de collaboration, de réinterroger les gouvernances, de voir comment les artistes pouvaient être davantage présents dans la cité, au plus près des habitants, autour d’enjeux sociaux et artistiques.
8Le septième et dernier mouvement est celui de l’économie sociale et solidaire qui rejoint la question de la participation puisqu’en effet, comme les artistes qui souhaitent mener des aventures collectives avec les habitants et leurs territoires, certains industriels ou marchands ont souhaité eux aussi développer une autre forme de production de biens et de services en mettant l’homme et son environnement au centre de l’activité. La finalité recherchée est un bénéfice social et artistique, voire environnemental.
9Ces substrats de la participation ont conduit au fleurissement d’un grand nombre de projets, qu’il s’agit maintenant de différencier selon les formes et l’intensité d’implication des populations dans la création ou la diffusion artistique.
10À partir d’entretiens qualitatifs approfondis, réalisés auprès de 14 cas de compagnies françaises et étrangères et de ma propre expérience de programmateur [2], trois formes de créations participatives peuvent être distinguées selon la durée et la forme d’implication des participants (publics/population) mais aussi selon les objectifs assignés à cette participation, qu’ils soient artistiques, sociaux ou économiques.
Type 1 : les performances participatives
11Les « performances participatives » sont des formes artistiques, collectives et participatives développées par des artistes dans toutes les disciplines (danse, musique, arts plastiques, etc.). Elles sont basées sur un format cadré, normé, contraint, établi par l’artiste. Le participant a principalement un rôle d’exécutant, au sens où il n’a besoin d’aucune compétence spécifique pour participer. Au contraire, c’est sa « fraîcheur » qui est recherchée. On lui demande souvent d’exécuter une tâche simple à accomplir et à assimiler. L’effet de groupe est souvent recherché et ce type de projets peut réunir jusqu’à 10 000 participants suivant le contexte. Il y a une relation descendante de l’artiste vers les participants.
12Le temps d’implication des publics ou des populations est court. Par exemple, des habitants se déplacent dans l’espace public et sont invités, dans l’instant, à participer à une chorégraphie géante, comme dans le projet Les Lecteurs (chorégraphies collectives) du chorégraphe David Rolland. Un livret, donné à chaque participant, lui indique les pas à effectuer. Une chorégraphie commune d’une vingtaine de minutes est ainsi réalisée pour un nombre parfois très conséquent de personnes.
13Les artistes qui ont créé ces performances sont animés principalement par des enjeux d’ordre esthétique et artistique. Ils inscrivent leur démarche avant tout dans le champ de l’expérimentation artistique et cherchent de nouveaux territoires de jeu : espace public, lieux atypiques. Ils ont pour objectif de partager une expérience commune, une aventure humaine et artistique fédératrice et volontaire avec leur public ou, plus généralement, des habitants. Ils aiment créer des interactions entre les participants. L’idée est d’être absolument soi-même tout en étant ensemble, il s’agit de « jouer à être quelqu’un d’autre », prendre conscience de son corps, de sa voix, de son être, se surprendre, et de créer un moment festif, amusant, joyeux : « Venez vous amuser ! ».
14Le processus de création est souvent le suivant : un bref temps de préparation ou de répétition pour les participants, qui va d’une participation spontanée à un maximum de sept jours de travail en amont. D’un territoire à l’autre, d’une scène à l’autre, le protocole est identique : ce sont juste les participants qui changent et non la forme et le fond de la proposition artistique. L’espace public est souvent choisi pour ces performances. Dans le cas d’une préparation en amont, une double médiation est mise en œuvre par la compagnie et par l’acteur culturel.
Exemple de « performance participative » : We Can Be Heroes, performance chorégraphique et collective
Exemple de « performance participative » : We Can Be Heroes, performance chorégraphique et collective
Type 2 : les collectes de récits-clés
15Les projets nommés « les collectes de réçits-clés » sont des formes artistiques participatives basées sur le collectage de témoignages, déterminés en amont par les artistes. Ces projets existent principalement dans le théâtre, mais aussi dans l’audiovisuel ou les arts plastiques. On parle ici souvent de créations partagées. On peut citer, par exemple, le projet Safari Intime de la compagnie bordelaise Opéra Pagaï qui s’immerge dans un village ou un quartier, va à la rencontre des habitants, collecte des témoignages, écrit et met en scène une histoire en lien avec ces témoignages. Le spectacle se déroule dans les rues, chez et avec certains habitants comme acteurs. Ce sont les témoignages des habitants qui constituent la véritable « matière première » et la vraie clé de différenciation de ce type de projet.
16Ces projets sont portés par des compagnies pour lesquelles la participation n’est ni fondatrice ni exclusive dans leurs projets artistiques. Les artistes sont souvent animés par des enjeux esthétiques, artistiques, sociaux et solidaires mais aussi politiques. Ils s’inscrivent volontiers dans les mouvements culturels historiques : ceux de l’expérimentation artistique, de l’éducation populaire, des Nouveaux Territoires de l’Art. Ils s’adressent aux populations au sens large. Militants, ces artistes affirment lutter contre l’échec des politiques de démocratisation culturelle et défendent une véritable démocratie culturelle où chacun a quelque chose à dire : « Racontez-moi votre histoire ! »
17L’implication des participants dans le projet est plus longue que dans la forme précédente. Et symétriquement, la présence des artistes sur le territoire est, elle aussi, plus soutenue. Le processus de création passe par une phase de répérage, de rencontre, de collectage de témoignages, de réécriture et de création. D’un territoire à l’autre, la création est à chaque fois nouvelle, car les habitants, les récits et les contextes sont différents même si les protocoles et les processus sont souvent très établis.
18Ces projets prennent place souvent à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou d’un village. Le rapport aux territoires est ici très fort. Le recours à la médiation est souvent double : il est mené par le partenaire culturel et par l’équipe artistique. Il n’ y a quasiment jamais de compétences attendues de la part des participants. Ils sont sollicités comme individus et on leur demande prioritairement de témoigner sur ce qu’est leur vie dans le quartier, sur ce territoire. Cette collecte est ensuite réinterprétée, réécrite, illustrée par les artistes. Cela donne lieu ensuite à une représentation, à l’issue du processus, durant laquelle on peut demander aux participants de lire, de jouer, d’enregistrer, d’être filmés. Ils interviennent à une étape précise du processus ou au moment de la restitution. Ils sont témoins, lecteurs, comédiens, poètes, interprètes. On fait ici le pari de l’intelligence collective, « l’habitant » est une ressource.
Exemple de « collecte de réçits-clés » : Safari Intime de la Cie Opéra Pagaï
Exemple de « collecte de réçits-clés » : Safari Intime de la Cie Opéra Pagaï
19Les objectifs fixés par les artistes dans ce type de projets sont nombreux. Il s’agit de faire œuvre commune, d’agir sur la transformation sociale, de créer du lien social, traduire la richesse de la rencontre, du récit. Faire des histoires personnelles une culture commune. Aller vers les non-publics et les publics empêchés. Affirmer le rôle d’utilité sociale de l’artiste sans le sacraliser. Partager, échanger avec les habitants. Valoriser les récits de vie, développer les imaginaires, se réaliser. Favoriser le plaisir et le bien-être, reconnaître ou connaître l’autre.
Type 3 : les épopees épatantes
20Les projets nommés « les épopées épatantes » sont des formes artistiques participatives qui mobilisent, sur une longue période, les artistes sur le territoire pour qu’ils développent des liens et un travail avec les habitants, parfois sur plusieurs années. Ils peuvent être d’une complexité particulière, les formes et les formats sont atypiques. Il en est de même concernant les processus, les territoires choisis – parfois un département entier – les publics, les lieux d’immersion, de travail et de restitution. Prenons, par exemple, le projet Les 80 ans de ma mère de Jean Bojko et de son TéATR’éPROUVèTe qui, sur l’ensemble du département de la Nièvre, a organisé des résidences d’artistes en création chez des personnes âgées pendant plusieurs mois.
21Ces projets d’« épopées épatantes » sont souvent portés par de « vrais chevaliers de l’implication ». Ils bousculent souvent les codes et les formats. Pour la plupart d’entre eux, la participation n’est pas fondatrice de leur travail ou de leur structure. Ils ne se reconnaissent d’ailleurs pas forcément dans le terme de « participation ». Ils sont animés par des enjeux esthétiques et sociaux, voire économiques et souvent politiques. Ils n’aiment pas trop qu’on les range dans des cases et tiennent à leurs singularités. Cependant, certains s’inscrivent dans des champs culturels historiques : ceux de l’expérimentation artistique et de l’éducation populaire en premier lieu, mais aussi de la politique de la ville, de la démocratie participative, etc. Ils s’adressent aux populations, aux publics et aux personnes pour leur proposer de véritables épopées artistiques : « Partez à l’aventure ! ».
22Les processus sont atypiques et complexes, ils tiennent compte du contexte territorial. Les formes et formats de restitution sont divers et s’échelonnent tout au long du processus de création, ils peuvent s’adapter aux rythmes des saisons ou au temps d’avancement des projets. Les créations sont à chaque fois inédites et s’inscrivent sur des échelles alternatives : un département, un grand ou plusieurs quartiers, plusieurs villages ou hameaux.
23Ces projets s’adressent souvent à un public déjà identifié qui peut être extrêmement spécifique (anciens, prisonniers, femmes potières, etc.). Le temps d’immersion et de rencontres peut être très long avant que ces projets soient identifiés, reconnus, « adoptés ». Les habitants jouent plusieurs rôles : ils interviennent dans la conception, l’élaboration et la restitution du projet. Ils peuvent être auteurs, acteurs, modèles, entrepreneurs, constructeurs, urbanistes, scénaristes, monteurs, etc. Le niveau d’implication est toujours très fort. C’est une relation horizontale avec l’artiste qui s’instaure.
24Les artistes, acteurs de ces « épopées épatantes », souhaitent y défendre un théâtre d’art et de sens. Ils veulent révéler des aspects inconnus des territoires, les réinterroger au travers de questions esthétiques et grâce aux habitants. Il s’agit là de créer du collectif, du lien social, de « réaliser la soudure sociale », vivre une expérience incroyable, provoquer des rencontres atypiques, valoriser la richesse des populations, lutter contre l’isolement, défendre l’altérité. Il y a effectivement ici une vraie prise en compte de l’individu, en repensant l’individuation et le commun, en réinterrogeant les clichés, les standards pour défaire la servitude de l’identité, pour éviter l’injonction, une sorte d’obligation de participation à ces projets partagés qui pourrait parfois être faite aux publics, aux habitants.
25Au-delà de ces enjeux sociaux, les artistes peuvent se fixer d’autres objectifs plus atypiques comme la formation, l’acquisition de compétences mais aussi favoriser le développement local, l’économie. Ce travail ne peut se faire sans des partenaires locaux, des interlocuteurs qui portent le projet, des personnes prescriptrices.
Des exemples d’« épopées épatantes » : Les 80 ans de ma mère par Jean Bojko et le TéATr’éPROUVèTe
Des exemples d’« épopées épatantes » : Les 80 ans de ma mère par Jean Bojko et le TéATr’éPROUVèTe
Notes
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Sylvie Clidière Le Goliath, guide des arts de la rue et des arts de la piste, HorsLesMurs, 2008
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Ce travail a été mené dans le cadre d’un mémoire de fin de Master et de ma connaissance propre de nombreux autres projets qui semblent pouvoir s’y inscrire. Mémoire « La création artistique par l’implication des habitants, modèles et gabarits », Université Pierre-Mendès-France, Institut d’études politiques de Grenoble, Observatoire des politiques culturelles, Centre National de la Fonction Publique Territorial. Directeurs : Domnique Sagot-Duvauroux et Jean-Pascal Quiles.