Un théâtre destiné à l’enfance et à la jeunesse, et qui s’inscrit dans une mission de service public ne doit-il pas être aussi, outre ses vocations initiales, un lieu de partage et d’échanges, ouvert, qui permettrait aux nouvelles générations d’être pleinement impliquées dans la vie de l’établissement ? Ce questionnement est ce qui a inspiré un axe fort et dynamique dans l’élaboration du projet défendu par Le Grand Bleu : construire pour, mais aussi avec, les enfants et les jeunes, en proposant d’accompagner les nouvelles générations d’une place de spectateur à une position d’acteur.
1Au moment où nos sociétés contemporaines brillent, malheureusement et malgré tous les discours, par l’individualisme, la défiance et le repli sur soi, il est important de proposer de nouvelles voies qui s’appuient sur la spontanéité, la curiosité, l’innocence, la fougue de l’enfance et de la jeunesse, mais aussi d’imaginer de nouvelles façons d’aborder la question de la culture, du spectacle vivant, de la vie dans une structure comme celle du Grand Bleu. Cette conviction nous a amené à proposer plusieurs orientations significatives et à inventer plusieurs chemins pour, à la fois, explorer et construire avec les nouvelles générations.
Écrire, créer par l’enfance et la jeunesse
2Pour aller plus loin dans cet engagement – la réelle présence de l’enfance et la jeunesse au cœur du Grand Bleu –, il nous a semblé évident que le projet artistique devait être le juste reflet de cette préoccupation.
3Au-delà des enjeux et des orientations initiales d’un lieu comme le Grand Bleu, certaines questions nous animent et nous interrogent : quel lien entretiennent les nouvelles générations avec les arts ? Comment perçoivent-elles et appréhendent-elles les propositions artistiques ? Comment les amener à se saisir de la richesse de la création ?
4Aujourd’hui, on incite principalement l’enfant « à voir » : voir du théâtre, de la danse, assister à un concert, regarder une exposition… Dans un même temps, on encourage à l’éducation artistique et nous ne pouvons que nous satisfaire de ces actes volontaristes essentiels. Mais ne pourrions-nous pas approfondir ces premiers pas ? Par exemple, en engageant pleinement les nouvelles générations dans le processus de création et en se tenant à l’écoute de ce qu’elles sont aujourd’hui au 21e siècle (leurs centres d’intérêts, leurs préoccupations, leurs envies, leurs enthousiasmes). Écrire par le prisme de la jeunesse. Décloisonner les approches. Faire en sorte que l’artiste, souvent dans le souvenir de sa propre enfance, témoin et passeur, se nourrisse d’autres sources. Faire également en sorte que l’enfant ne soit plus totalement un élève, un participant mais un véritable stimulateur, collaborateur, co-dramaturge, co-acteur d’une création qui prend en compte son temps.
5Tout en balayant l’éventail des trois âges (petite enfance, enfance et adolescence), nous avons souhaité creuser cette idée et tracer ce chemin avec un collectif d’artistes engagés sur cette même dynamique.
6Cette démarche si singulière doit se bâtir sur un engagement fort et sur une confiance réciproque avec un collectif d’artistes – qui sont aussi des compagnons de route. Ce collectif est composé de Marie Levavasseur et Gaëlle Moquay (Cie Tourneboulé), d’Estelle Savasta (Cie Hippolyte a mal au cœur) et de Damien Bouvet (Cie Voix Off).
7Estelle Savasta, auteure et metteure en scène, s’est récemment engagée dans l’écriture « par l’enfance » à l’occasion de sa dernière création Le Préambule des étourdis (écrit avec des collaborateurs artistiques âgés de 5 à 10 ans). Pour son prochain projet, elle désire associer à l’écriture ceux dont il est question pour une prochaine création : les adolescents.
8Au travers de sa prochaine création Les enfants, c’est moi, la Cie Tourneboulé souhaite nourrir son processus de création lors de laboratoires avec des enfants des classes primaires, en les invitant à partager le cheminement de l’écriture du spectacle.
9Damien Bouvet, au travers d’un projet clownesque pour les petits intitulé LiLeLaLoLu, interrogera le lien de l’enfant face au livre. Il proposera un travail de recherche plastique avec des enfants pour créer des livres et permettra à ceux-ci d’inventer le support imagé et d’entreprendre la lecture à voix haute.
10Dans cet esprit volontariste d’ouverture, d’exploration, de recherche, comment aller plus loin dans « le faire » ? En effet, outre les actions de sensibilisation, les ateliers de pratiques artistiques, les propositions de formes participatives, qui ont toute leur place dans le projet du Grand Bleu, nous souhaitons encourager et développer les productions artistiques professionnelles qui se construisent avec les nouvelles générations. Nous souhaitons travailler avec des équipes et des artistes d’aujourd’hui qui mettent des jeunes en situation d’immersion totale, confrontent avec eux leur appréhension ou leur compréhension du monde, appellent à leur pouvoir d’imagination, d’inventivité, de fantaisie. Dans cette mission de découverte, d’apprentissage et d’éducation à l’art, il s’agit de donner les moyens de partager une expérience sensible où le jeu et le travail deviennent complémentaires.
11Plusieurs propositions artistiques allant dans ce sens seront accueillies dans le cadre de la saison 2015/2016 du Grand Bleu. Nous accompagnerons notamment le projet de Marion Muzac qui poursuit son travail de création collective avec des adolescentes. Ladies First, spectacle créé en avril 2016 au Grand Bleu, en collaboration avec le Gymnase – CDC de Roubaix, sera l’aboutissement d’ateliers de pratique artistique suivis par une cinquantaine de jeunes filles réparties sur l’ensemble du territoire français pendant toute la saison 2015/2016.
12À l’occasion de Finoreille, projet piloté par l’Opéra de Lille, des ateliers de pratique vocale vont être créés pour des enfants d’écoles primaires et sur différents lieux du territoire du Nord-Pas-de-Calais. Le Grand Bleu s’est associé à cette aventure avec un chœur constitué d’enfants d’une école de notre quartier d’implantation. Ce chœur viendra nourrir à la fois la dernière création de la Cie Oh ! Oui… de Joachim Latarjet La petite fille aux allumettes (théâtre musical - création février 2016) et se retrouvera également sur la scène de l’Opéra de Lille au mois de juin 2016 pour la création du Monstre du labyrinthe, un opéra de Jonathan Dove.
13Enfin, nous accueillerons à l’occasion du Festival Next 2015, les premières françaises de Het Hamiltoncomplex de Lies Pauwels proche collaboratrice d’Alain Platel, d’Arne Sierens et de tg STAN. Un spectacle protéiforme flamand créé avec 13 adolescentes et un bodybuilder.
Réfléchir ensemble – penser autrement
14À l’heure où le monde est de plus en plus complexe, où le temps s’accélère, où l’image et l’information nous submergent, où Internet ouvre des espaces vertigineux, où la marchandisation triomphe, où les solidarités s’estompent… il est plus que nécessaire de se poser, de préserver des moments de respiration, de réflexion, de partage, de susciter le questionnement et l’engagement. Il nous faut résister aux individualismes, aux inégalités, aux injustices, militer contre l’appauvrissement de la pensée. C’est la question du sens qui nous est posée aujourd’hui et l’art est un élément précieux d’anticipation d’un nouveau monde. Accompagner le chemin des commencements, s’inscrire dans un processus de découvertes sensibles, favoriser l’acquisition de connaissances multiples, susciter la curiosité, l’émerveillement, nourrir l’imaginaire, éveiller le regard critique, le goût de l’exigence, contribuer à la construction de la personnalité… Autant d’enjeux fondamentaux que j’entends défendre, non pas de manière convenue mais inventive, ludique, réjouissante.
15N’est-il pas essentiel aujourd’hui de revenir aux questions fondamentales que tout enfant se pose, c’est-à-dire brasser les questions concrètes ou existentielles, les questions intimes et métaphysiques, à tous les âges, à tous les niveaux : « D’où je viens ? Pourquoi ai-je peur ? À quoi ça sert un livre ? Ça veut dire quoi, vivre ensemble ? C’est quoi, l’humanisme ? À quoi ça sert l’école ? C’est quoi, la justice ? C’est quoi, désobéir ? C’est quoi, une famille ? Le numérique, pour quoi faire ? Réalité ou virtuel ? Voit-on les choses de la même façon selon son origine, son lieu d’habitation, sa culture, sa religion ? »
16Il ne s’agit pas de livrer aux jeunes générations un prêt-à-penser mais de les aider, par l’intermédiaire de l’œuvre artistique, par l’humour, la poésie, l’absurde, à appréhender des questionnements complexes.
17Nous souhaitons pouvoir y apporter notre contribution, aussi minime soit-elle, et faire du Grand Bleu un espace d’éducation populaire et citoyenne à travers l’art, dans une dynamique de projets collectifs, de tolérance et d’ouverture.
18Outre une programmation qui s’inscrira en cohérence avec ces grands principes, et au-delà des « bords de plateau », nous souhaitons privilégier des temps de rencontres, de discussions et d’échanges, des laboratoires de création, des laboratoires de pratique artistique hebdomadaires ou pendant les vacances, des matinées créatives à partager en famille. À la manière d’un café-philo, d’une université populaire, d’une rencontre professionnelle, des rendez-vous informels mais néanmoins riches et conviviaux où les jeunes seraient véritablement parties prenantes de la réflexion.
19Il s’agit ici de rythmer la saison de façon significative pour donner d’autres clefs à l’enfant mais aussi pour nourrir le lien essentiel avec les parents, les enseignants, les travailleurs sociaux, les professionnels. Pour exemple, sur la saison 2015/2016, la Cie Tourneboulé proposera un « labo de création radiophonique » totalement piloté par des enfants. Ils seront à la fois animateurs, chroniqueurs, intervieweurs et concepteurs techniques. Un labo qui aboutira à la création, dans la saison, de deux émissions qui seront présentées dans les conditions du direct et en public.
Spectacle Het Hamilton Complex de Lies Pauwels
Spectacle Het Hamilton Complex de Lies Pauwels
Vers des instances partagées, consultatives et participatives
20Comment explorer une forme de démocratie participative, de gouvernance partagée, comment repenser la place des nouvelles générations dans la vie de l’établissement ?
21Cela passe pour nous par la création d’une instance consultative, d’un collège représentatif, peut-être au sein même de notre conseil d’administration, qui intégrerait enfants, adolescents, jeunes gens, usagers du théâtre, habitants du quartier du Grand Bleu, membres du conseil des enfants ou de la jeunesse de Lille, du département, de notre grande région. Une instance respectant l’idée de la parité, de la mixité sociale et culturelle où, ensemble, nous pourrions nous engager dans une réflexion autour des orientations politiques et concrètes du projet. Donner la possibilité aux jeunes de s’exprimer simplement, d’être force de proposition, de réfléchir aux liens qu’entretient Le Grand Bleu avec la cité, à son ouverture à la citoyenneté. Les accompagner vers des actions autonomes : organisation d’un spectacle, projet artistique participatif, accueil du public, réflexion autour de la communication, attention à porter à l’intergénérationnel…
22Ce projet va se bâtir au fil des trois prochaines saisons du Grand Bleu. La première étape consistera à identifier des partenaires et interlocuteurs possibles du territoire (rencontre avec des Conseils municipaux de jeunes, associations de jeunes, des délégués de quartiers, etc.) pour faire le lien avec les jeunes susceptibles de participer à ces instances et mettre en œuvre des actions citoyennes. La deuxième étape consistera à travailler ensemble en organisant des échanges, des débats, des rencontres avec les groupes repérés. Nous réunirons les groupes au Grand Bleu pour une synthèse des propositions d’actions citoyennes et participatives pouvant être mises en place. Enfin, lors de la troisième saison, nous mettrons en place l’ensemble des actions proposées.
23Autant de propositions qui ouvriront, nous l’espérons, à la confrontation des idées, au débat et qui permettront d’avancer dans le projet que nous souhaitons défendre pour le Grand Bleu : imaginer et construire un projet partagé avec les nouvelles générations, grâce à leur implication dans la vie de l’établissement, mais aussi avec des artistes sensibles à la participation des enfants et des jeunes au processus de création. Un projet partagé pour un théâtre où se jouent la rencontre, le lien, le vivre ensemble.