Notes
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Manifeste en consultation sur le site de la Ligue des droits de l’Homme : http://www.ldh-france.org/Le-manifeste-de-l-Observatoire-de/
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Comment se porte la liberté de création ? Qui doit juger les œuvres d’art et selon quels critères ? En quoi la liberté de création se distingue-t-elle de la liberté d’expression ? L’œuvre d’art doit-elle être considérée juridiquement comme une expression spécifique, autonome, ou doit-elle s’assujettir aux normes morales, politiques ou religieuses ? À l’heure où les députés ont souhaité inscrire la liberté de création artistique dans la loi, Agnès Tricoire revient dans cet interview sur les avancées législatives en ce domaine, mais aussi sur le travail de fond et de vigilance mené, depuis plus de dix ans, par l’Observatoire de la liberté de création au sein de la Ligue des droits de l’Homme pour « protéger la liberté de l’artiste contre l’arbitraire de tous les pouvoirs, publics ou privés ».
1L’Observatoire – Vous êtes la Déléguée de l’Observatoire de la liberté de création de la Ligue des droits de l’Homme, pouvez-vous nous expliquer ce qui a motivé sa création ?
2Agnès Tricoire – L’Observatoire de la liberté de création (anciennement intitulé Observatoire de la liberté d’expression en matière de création) a été créé en 2002, sous l’égide de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), à une époque où des affaires importantes de censure et de répression des œuvres faisaient leur réapparition. Par exemple, dans la littérature (le roman de Nicolas Jones-Gorlin, Rose Bonbon), l’art contemporain (l’exposition Présumés innocents au CAPC de Bordeaux, poursuivie des années durant par une association chargée de rechercher les enfants disparus) et, un peu plus tard, le cinéma (notamment autour du film Baise-moi, de Virginie Despentes et de Coralie Trinh Thi qui fut à un moment donné retiré des écrans suite à une décision du Conseil d’État et qui pu être finalement diffusé après rétablissement d’un décret d’interdiction aux moins de 18 ans). Mais il faut remonter quelques années en arrière pour expliquer pleinement cette démarche qui a conduit à la création de cet Observatoire et ce qui motive aujourd’hui son action, au regard notamment de l’actualité très forte de la liberté de création sur un plan légal.
3En 1995, j’ai défendu, en tant qu’avocate, un artiste censuré à Carpentras : Jean-Marc Bustamante. C’était la première fois que j’étais confrontée à la censure d’un artiste par une municipalité. La Ville de Carpentras avait invité Bustamante à faire une installation dans une chapelle désaffectée qui ne servait plus au culte depuis 1926. À la suite des élections municipales, la Ville censure l’exposition alors même que nous étions dans une période de tensions très fortes à Carpentras suite à la profanation des tombes juives du cimetière sans que les coupables aient pu être identifiés. Quel était le motif de cette censure ? L’installation de Bustamante était constituée d’un plateau de camion semi-remorque placé au milieu de la chapelle, entouré de grandes photos de cyprès accrochées aux murs et de petits miroirs disposés entre les arbres qui reflétaient l’élément central. C’est ce semi-remorque qui a été jugé offensant pour la religion (autrement dit « blasphématoire », même si personne n’a utilisé ce terme-là) et il a été proposé à l’artiste de faire son exposition… dans un gymnase ! Un procès a donc été engagé contre la Ville. Procès qui a été gagné à Marseille devant le Tribunal administratif, lequel a énoncé quelque chose de tout à fait important : le fait de considérer que le public n’est pas apte à voir une œuvre cause un préjudice à l’honneur de l’artiste. L’un des élus auteurs de la censure était André Bonnet, qui fait désormais profession de censeur avec son association Promouvoir. Il avait déclaré dans le journal Le Monde que l’œuvre en question n’était pas de l’art !
4Ainsi que l’illustre cet exemple, les juges sont du côté de l’artiste censuré, dans un certain nombre de cas, c’est-à-dire quand il n’a enfreint aucune loi et qu’il s’agit d’une décision politique fondée sur un motif qui n’est pas prévu par la loi.
5Il m’est donc arrivé de nombreuses fois, en tant qu’avocate, de plaider pour des artistes censurés mais j’ai vite constaté que, face à la démultiplication des cas de censure, cela ne suffisait pas. J’ai alors proposé à la Ligue des droits de l’Homme (LDH) de constituer un groupe consacré exclusivement à la censure des artistes ou des auteurs, et non à la censure de la liberté d’expression en général. Il a donc fallu définir notre champ d’action. Or, la seule liberté qui figurait à l’époque dans la plupart des textes de loi était la liberté d’expression. C’est pourquoi l’Observatoire s’est d’abord appelé Observatoire de la liberté d’expression en matière de création. Dès le départ, des personnalités du monde de la culture ainsi que des organisations partenaires nous ont rejoints (ainsi les critiques d’art d’AICA France) et il y a actuellement 15 organisations représentées au sein de l’Observatoire : la Ligue de l’enseignement ; pour le spectacle vivant, le SYNDEAC et le SNSP, la Fédération des arts de la rue, le syndicat SFA ; pour la littérature, la Société des Gens de Lettres, et la Fédération des Salons et Fêtes du Livre de jeunesse ; pour le cinéma, l’ARP, la SRF, ACID et ADDOC ; pour l’art, les professionnels de l’art contemporain (CIPAC), les galeristes (CGPA) et le syndicat Snap CGT. Entre organisations et personnalités, nous représentons donc de façon éclectique tous les genres d’art (sauf la musique, ce qui ne saurait tarder) et chacun est solidaire des autres, nonobstant la spécificité de son champ d’action.
6L’Observatoire – Quels sont vos moyens d’action pour lutter contre la censure à l’égard de la liberté de création ?
7A. T. – Notre premier travail a été de nous accorder sur l’écriture d’un Manifeste [1]. Le simple fait de se mettre autour d’une table pour se trouver un langage commun – nous avons tous des professions extrêmement différentes : philosophes, artistes, critiques, producteurs, auteurs, etc. – nous a pris un certain temps. Nous avons, par exemple, passé quelques séances sur le mot « représentation » parce qu’il ne signifie absolument pas la même chose pour un philosophe ou pour un technicien du spectacle. Il nous a donc fallu un an pour rédiger un texte assez court présentant ce que nous voulions défendre, parce qu’il fallait identifier l’objet : qu’est-ce que la création ? Quelles raisons pouvons-nous identifier qui permettraient de ménager à la création un espace particulier de liberté ? Comment faire pour singulariser la création dans le champ de la liberté d’expression ? Avec ce postulat de départ qui était le nôtre : une œuvre se distingue d’un discours argumentatif. Il y a quelque chose de particulier dans l’œuvre, dans ce qui se dit, qui ne peut pas être confondu avec un discours lambda, un discours collectif ou communicationnel. Ce premier travail fut tout à fait passionnant, et si nous avons retenu le critère de la fiction, nous avons surtout décidé de ne pas nous figer sur une position, et d’examiner, de façon souple, tous les cas qui nous seraient présentés de façon spécifique pour réfléchir tous ensemble aux questions posées. Elles se renouvellent sans cesse et nous n’avons pas le temps de nous ennuyer.
8Notre second travail – tout aussi passionnant – consista à identifier, dans la loi, tout ce qui peut inquiéter, limiter, entamer sérieusement, voire totalement brider la liberté d’un auteur. Ce qui n’est pas simple parce que ces « endroits législatifs » sont extrêmement épars, notamment entre le droit public et le droit civil. En droit public, il y a cette fameuse notion de « trouble à l’ordre public » qui sert de prétexte à beaucoup d’interdictions. Nous en avons eu un exemple récent à travers l’interdiction du spectacle de Dieudonné. Interdiction à propos de laquelle je me suis déjà exprimée publiquement car, selon moi, la méthode n’était pas la bonne pour engager ce bras de fer. Ces mesures d’interdiction préalable sont problématiques d’un point de vue juridique (c’est une porte ouverte pour dire « si on interdit ceci, alors pourquoi pas cela ? ») et elles sont surtout contre-productives sur le plan de l’efficacité politique.
9Le droit administratif ne permet pas la « censure a priori », qui est le fait de donner ou non l’autorisation à une œuvre d’être dans l’espace public. Le cinéma est aujourd’hui le seul domaine artistique où subsiste encore une censure a priori et où l’on observe depuis quelques années un durcissement des décisions prises par la Commission de classification des films ou par le Conseil d’État. Il faut savoir que le Conseil d’État est aujourd’hui systématiquement saisi par l’association Promouvoir, dirigée par André Bonnet, autrefois élu à la Culture à la Ville de Carpentras. Cette association proche de l’extrême-droite fait la pluie et le beau temps sur la jurisprudence du Conseil d’État, depuis sa constitution en 1995, ce qui est très inquiétant… Cela montre in fine qu’un individu solitaire, en association avec quelques amis, est en capacité de faire évoluer la jurisprudence du Conseil d’État dans un sens de plus en plus répressif. Or, il y a encore vingt ans, les tribunaux étaient très réticents à l’idée de donner raison à des associations qui ne représentent qu’elles-mêmes ; en particulier le juge judiciaire – plus que le juge administratif.
10Ce fut notamment le cas avec l’association AGRIF (autre association proche de l’extrême droite) qui agissait régulièrement contre des livres ou des films et qui perdait, jusqu’à récemment, tous ses procès. Mais, dernièrement, elle a gagné devant le Tribunal de Grande Instance de Metz à l’encontre d’une exposition présentée par le FRAC Lorraine. L’exposition intitulée l’Infamille, you are my mirror, de l’artiste Éric Pougeau, se proposait d’explorer le versant obscur de l’institution familiale. Elle consistait en une série de trente-trois petits tableaux calligraphiés affichés au mur, évoquant plus ou moins le petit mot ou le post-it que des parents peuvent laisser à leurs enfants sur le frigo quand ils ne sont pas encore rentrés du travail, mais ces petits mots étaient formulés par l’artiste de façon à mélanger tendresse et brutalité. Par exemple : « Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves. Vous êtes notre chair et notre sang. À plus tard. Papa et Maman ». Ces textes ont été considérés comme une violation de la loi pénale, en référence à l’article 227-24 [2] qui considère comme une infraction tout message à caractère pornographique, violent ou de nature à porter atteinte à la dignité humaine dès lors qu’il est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur.
11Nous le voyons, cet article 227-24, appliqué littéralement, pourrait servir d’appui à une répression tous azimuts : ce qui pourrait revenir, in fine, à contrôler très étroitement Internet ou la télévision, à vider les bibliothèques et les vidéothèques, ou encore à interdire la plupart des spectacles. C’est ainsi que les textes de Pougeau, à cause de leur violence, ont été considérés comme une atteinte aux mineurs. Le FRAC a été condamné pénalement pour cette exposition qui ne montrait strictement rien, si ce n’est des textes qui ont fait l’objet d’une interprétation judiciaire littérale, alors qu’à l’évidence ils ne l’étaient pas. Cette violence condamnée était métaphorique et ironique, abordant de façon efficace ce qui porte atteinte aux mineurs dans la vraie vie, à savoir que – et les avocats pénalistes le savent bien – c’est dans les familles que se passent les pires horreurs contre les enfants. Apparemment, à Metz, le tribunal a considéré qu’un artiste n’avait pas le droit d’évoquer ce problème et c’est consternant.
12L’Observatoire – Quelles leçons tirez-vous de ces exemples ?
13A. T. – Ils montrent tout simplement à quel point la liberté de création est menacée. Les associations intégristes ont le vent en poupe, elles obtiennent de plus en plus de succès devant les tribunaux. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, les événements tragiques de janvier 2015, avec l’attentat de Charlie Hebdo, ont eu des conséquences qui vont à rebours de ce qui s’est dit publiquement à ce moment-là. On constate que de plus en plus de structures ont peur de montrer des œuvres qui critiquent la religion musulmane et en particulier la place de la femme dans l’Islam. Depuis ces événements, il y a eu un certain nombre de demandes de retrait d’œuvres. On peut citer, par exemple, l’œuvre vidéo de Mounir Fatmi intitulée Sleep no more qui avait été commandée par le Centre d’art La Villa Tamaris (La Seyne-sur-Mer) en novembre 2014 puis décommandée en février 2015 suite aux attentats. Sur cette vidéo, on voit l’écrivain Salman Rushdie dormir. Mais, bien évidemment, il y a aussi, dans cette vidéo-hommage extrêmement puissante, tout ce que l’on peut projeter soi-même comme représentations en voyant cet homme, menacé de mort pour ce qu’il a écrit, dormir paisiblement. Or, cette œuvre a été décommandée par le Centre d’art de Tamaris, ce qui est une censure, et c’est la troisième fois que cela arrive à cet artiste… Mounir Fatmi, cette fois, a choisi de s’exprimer publiquement pour le faire savoir. La direction du centre d’art s’est alors retournée contre lui en l’accusant d’être fautif. Au-delà de cette histoire, ce qui est malheureusement récurrent c’est que les artistes n’osent pas protester contre ce qui leur est fait, et c’est insupportable ! On considère que l’artiste a toujours tort et on le fait savoir publiquement contre lui. Dans le cas de Mounir Fatmi, on lui a reproché de ne pas avoir accepté de retirer cette œuvre pour en présenter une autre. L’artiste, quant à lui, n’a pas souhaité saisir la justice mais a simplement fait savoir que c’est cette œuvre-là que lui avait commandé spécifiquement le centre d’art et qu’il n’avait aucune raison d’en proposer une autre… Que pouvions-nous faire pour l’aider ? Notre Observatoire a pris attache avec le directeur du centre d’art pour tenter d’infléchir sa décision, sans succès. Même si cela pointe nos propres limites, à tout le moins, le fait que nous intervenions publiquement montre à ceux qui sont tentés par la censure que nous nous interposerons publiquement et ferons savoir ce qu’ils tentent de dissimuler. Si nous interpellons les censeurs sur les conséquences que peuvent avoir leurs actes, et s’il n’est pas toujours évident de leur faire entendre raison, nous rappelons sans relâche que si les œuvres posent questions, c’est dans le débat que ces questions doivent être abordées. La censure prive les citoyens de leur capacité de juger par eux-mêmes : elle les infantilise. Et elle se révèle souvent ridicule, car les craintes sont généralement sans fondements. La censure est trop souvent liée à la peur, mauvaise conseillère.
14L’Observatoire – Comment situer les censeurs sur l’échiquier politique ou idéologique ?
15A. T. – La censure ne provient pas uniquement des intégristes ou des partis d’extrême droite, même si elle se manifeste le plus souvent de ce côté-là. Les censeurs viennent de tous les courants politiques, dès lors que les élus ne font pas confiance à l’intelligence de leurs électeurs. Nous avons eu, par exemple, maille à partir avec le président du Conseil général de la Somme (PS) qui avait annulé une exposition à la bibliothèque départementale, intitulée Pour adultes seulement : quand les illustrateurs de jeunesse dessinent pour les grands, considérant que les œuvres exposées posaient problème du point de vue de la dignité de la femme. Pourtant, toutes ces œuvres étaient parfaitement « visibles ». Il fallait vraiment avoir peur de son ombre pour ne pas vouloir les montrer ! Le Barreau d’Amiens a d’ailleurs fait un très beau geste en accueillant l’exposition, malgré la consternation des bibliothécaires qui avaient été privés de leur exposition…
16L’Observatoire – Quelles sont les avancées législatives concernant ces menaces qui pèsent sur la liberté de création ou la liberté d’expression ? Que pensez-vous du projet de loi « liberté de création, architecture et patrimoine » qui vient d’être adopté en première lecture par l’Assemblée nationale ?
17A. T. - Le Manifeste que nous avons publié en 2003 avait pour objet de demander un certain nombre de modifications législatives. L’une d’entre elles a été obtenue suite à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Nous avons obtenu, dans la loi sur la presse, le retrait de l’article permettant la condamnation pour offense à un chef d’État étranger. Cela ne concernait donc pas directement la liberté de création mais plutôt la liberté d’expression.
18Tous les autres dispositifs sont toujours en place et ils ont même été plutôt renforcés. La loi sur la liberté de création – qui porte d’ailleurs la mention « liberté de création » dans son titre – vient d’être adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale. Il faut rappeler que cette notion de « liberté de création » s’est structurée à partir de la liberté d’expression et a été élaborée par les tribunaux. Nous avons contribué à son élaboration, puisque les tribunaux ont puisé dans les travaux de l’Observatoire pour justifier un certain nombre de décisions de non-condamnation sur le plan pénal. Ce qui est très satisfaisant. Mais d’un tribunal à l’autre, les positions peuvent changer, et il y a besoin qu’un principe législatif consacre la liberté de création en tant que telle.
19Nous militons donc pour que le principe de liberté de création et de diffusion des œuvres soit aujourd’hui reconnu comme étant une entité particulière dans le champ de la liberté d’expression. Nous avons eu connaissance, il y a deux ans, d’une première mouture de ce projet qu’avait fait circuler le ministère de la Culture et de la Communication et dans laquelle figurait un article 1er sur la liberté de création. C’était un article assez long qui abordait des points fondamentaux.
20Cette première version avait notamment été alimentée par la jurisprudence assez fournie émanant de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui rattache également la liberté de création à la liberté d’expression. La CEDH a été saisie de nombreux cas touchant à des contestations de condamnations d’écrivains, de plasticiens, etc., pour des raisons fort différentes (protection de l’enfance, religion, propos politiques, etc.) et sa jurisprudence nourrit la jurisprudence française. En effet, la Cour essaie de préserver le principe de la liberté de création mais elle se heurte à nombre d’exceptions qui se recoupent avec celles que nous connaissons dans notre ordre juridique interne, à savoir : l’ordre public, la protection de l’enfance, la protection des mœurs, la protection de la morale (alors que nous n’avons plus le délit d’outrage aux bonnes mœurs dans notre code pénal), la protection des droits d’auteur (qui est également en train d’évoluer), etc. La Cour effectue donc un incessant travail d’équilibre et de balance quand il y a conflit entre des droits et des libertés parfois contradictoires. De fait, sa jurisprudence a beaucoup évolué. Elle avait plutôt tendance à valider les interdictions diverses des pays, évitant ainsi d’intervenir sur des concepts tels que la morale ou le délit de blasphème qui ne font pas l’objet d’une unification entre les pays. Le délit de blasphème existe, par exemple, en Autriche ou en Angleterre et ces deux pays ont le droit de condamner pour outrage. Or, quand il s’est agi de vérifier ce que faisait la Turquie – qui envoie assez promptement ses poètes en prison pour outrage ou délit de blasphème – la Cour européenne s’est alors rendu compte que sa jurisprudence était à revoir et qu’il fallait passer à la vitesse supérieure en termes de libertés. La lecture des arrêts de la Cour européenne est donc passionnante parce qu’elle nous révèle, par la publication des opinions des juges, qui peuvent être concordantes ou dissidentes de l’arrêt, quelque chose que nous ne connaissons pas en droit français, car c’est très anglo-saxon, à savoir les points de divergence entre les juges. Or il n’y a pas d’accord entre les juges sur la question de savoir s’il faut tenir compte de la spécificité d’une œuvre pour la juger au regard de toutes les normes qui s’appliquent, généralement, au discours sur la liberté de création. C’est au contraire un sujet fortement débattu avec des majorités fluctuantes et des décisions souvent remises en cause.
21L’article 1er du projet de loi sur la liberté de création, dans sa première version, raccrochait la liberté de création à une assertion que l’on retrouve dans beaucoup d’arrêts de la CEDH : « les idées peuvent librement choquer, déranger, etc.». Or ce qui est compliqué, c’est cette assimilation de l’œuvre à l’idée. C’est un principe évidemment très précieux pour défendre la liberté d’expression. Le projet de loi proposé au Parlement s’est réduit au haïku suivant : « la création artistique est libre… » ! Ce dont je me réjouis puisqu’il y a dix ans, j’ai coordonné un ouvrage intitulé La création est-elle libre ? J’ai donc enfin une réponse… !
22Il va sans dire qu’il est important d’affirmer ce principe mais j’émets toutefois quelques réserves. Tout d’abord, cette phrase est directement inspirée de l’article 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui stipule que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». À cette différence près que la loi sur la liberté de la presse est une et entière. Elle présente l’ensemble des exceptions à ce principe de liberté dans un texte cohérent, commun, dans lequel les exceptions sont strictement encadrées, notamment sur le plan procédural – faire un procès à un journal est une procédure extrêmement longue et compliquée – et ce, parce que l’on décide de favoriser la protection du principe de liberté plutôt que les atteintes. Ce qui est une vraie décision politique. Par ailleurs, l’ensemble de ces exceptions est bien défini, notamment par la jurisprudence. On peut se faire une idée assez complète, en lisant la loi sur la liberté de la presse et la jurisprudence rendue sous son visa, de ce qui est permis ou non. Cela permet d’anticiper, en tant que justiciable, sur ce que l’on peut faire ou ne pas faire. La difficulté avec l’article 1er du projet de loi « liberté de création, architecture et patrimoine » est qu’il n’est pas suffisamment encadré. Ce qui justifie pleinement le travail qu’a effectué notre Observatoire pour aller rechercher toutes les lois qui concernent la censure ou la répression de l’œuvre. On peut citer, par exemple : la loi de 1949, qui est toujours en vigueur, portant sur la protection de la jeunesse et qui s’applique à la littérature ; le code du cinéma, modifié en 2009 par ordonnance, qui admet la censure non seulement au nom de la protection de l’enfance mais aussi de la protection de la dignité humaine – notion extrêmement délicate puisqu’elle n’est pas définie de la même façon par tous et qu’on peut lui rattacher beaucoup de choses qui relèvent de la morale, de la religion, etc. – ; le fait qu’il y ait des articles dans le droit pénal de façon éparse qui sont susceptibles de s’appliquer à une œuvre (articles 227-23, 227-24) ; ou encore le fait que la loi sur la liberté de la presse elle-même est susceptible de s’appliquer à une œuvre, etc. Tout cela constitue un ensemble extrêmement diffus et disparate, sans que l’appareil soit complet.
23L’Observatoire – À vous entendre, on pourrait relever ce paradoxe : l’article 1er de ce projet de loi est généreux dans sa formulation mais il n’en dit pas assez pour être suffisamment protecteur de la liberté de création ?
24A. T. – C’est la raison pour laquelle l’Observatoire de la liberté de création a demandé au Gouvernement d’ajouter la liberté de diffusion des œuvres dans le texte. Nous avons été partiellement entendus. Le Gouvernement a refusé de modifier l’article 1er mais a précisé clairement et à plusieurs reprises que la liberté de création comprendra la liberté de diffusion des œuvres. Et la liberté de diffusion a été ajoutée, à l’initiative du Gouvernement, pour répondre à notre demande, dans l’article 2 visant les politiques culturelles de l’État et des collectivités territoriales. C’est bien mais ce n’est pas suffisant, et nous continuerons à demander au Sénat la modification explicite de l’article 1er, appliquant l’adage de Boileau selon lequel ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Dans la loi sur la liberté de la presse, ainsi que je l’ai rappelé, il y a un principe et des exceptions. Dans le projet de loi qui nous préoccupe, il y a le principe mais les exceptions sont ailleurs. Il faut donc que le principe soit affirmé de façon claire et explicite.
25Il est important de se souvenir que l’article 227-24, qui est maintenant une cheville ouvrière de la répression du discours, voire de la censure a priori pour le cinéma, a été voté de façon transpartisane sans anticiper les conséquences que pouvait avoir ce texte sur les œuvres.
26Il serait donc important aujourd’hui que nous prenions ce temps pour faire un arrêt sur image afin d’avoir une réflexion sur la question de la liberté de création, y compris une réflexion citoyenne. C’est ce que dit la Cour européenne des droits de l’Homme, et cela recoupe l’une des préoccupations principales de l’Observatoire de la liberté de création : si les œuvres posent des questions provocatrices ou qui font débat, c’est le fondement de la démocratie que de le leur permettre. On doit pouvoir discuter entre nous, invalider ou ne pas invalider une œuvre parce que ce qu’elle dit (ou ne dit pas) nous convient ou pas. Mais on ne peut pas juger pour les autres. C’est le point le plus délicat dans l’exercice du censeur et dans l’exercice du juge qui valide la décision du censeur. Citons, à ce titre, un dernier exemple, avec la décision de la Commission de classification des films pour le film de Gaspar Noé, Love. Cette affaire a connu plusieurs rebondissements et de nombreux allers-retours entre la Commission de classification des films, la ministre de la Culture et le tribunal pour parvenir à statuer entre une interdiction aux moins de 16 ans et une interdiction aux moins de 18 ans. Finalement, le Tribunal Administratif de Paris a donné une réponse positive à l’association Promouvoir qui l’avait saisi pour faire interdire Love aux mineurs. Or, je rappelle que la majorité sexuelle en France est légalement fixée à l’âge de 15 ans. Cette interdiction signifie donc que l’on interdit aux jeunes, qui ont entre 15 et 18 ans, de voir ce qu’ils ont le droit de faire, dans un film qui a pour propos la vie sexuelle d’adolescents, au prétexte de protéger les mineurs. Ce qui est tout à fait ridicule ! À côté de cela, notre société a banni toute discussion sur la pornographie qui est hors de tout débat citoyen ou de toute critique, alors qu’elle repose en grande partie sur des préjugés sexistes et montre parfois une violence insoutenable imposée aux actrices. Pourtant, la pornographie existe. Elle est regardée et les enfants y ont accès sur Internet, qu’on le veuille ou non. Aller voir ce qui s’y passe, apprendre à décrypter ses codes, avoir un discours critique sur elle paraît donc essentiel. Cela semble bien plus important que d’interdire Love aux moins de 18 ans. À cet égard, le Gouvernement a lancé une réflexion, qui s’impose, sur la classification des films et l’Observatoire de la liberté de création espère y être entendu.
27L’Observatoire – La question de la censure dans un pays tel que les États-Unis nous permet-elle de mettre en perspective ce qui se passe actuellement en France ?
28A. T. – Il y a quelques années, il était à la mode de dire qu’en France la liberté d’expression devrait être totale et que la loi avait tort de réprimer le discours, en prenant comme référence les États-Unis. Or que se passe-t-il aux États-Unis ? Il n’y a absolument pas – contrairement à ce que l’on peut croire – de liberté totale du discours. Certes, il existe un amendement (article 1er de la Constitution) qui affirme le principe du « freedom of speech » mais, le discours obscène, lui, n’est pas considéré comme du discours. Il ne bénéficie donc d’aucune liberté, alors que le discours raciste relève, lui, du premier amendement. Cette belle hypocrisie explique que, très souvent, les œuvres soient censurées aux États-Unis, de façon beaucoup plus sévère qu’en France. Il existe d’ailleurs un équivalent de notre Observatoire aux États-Unis, le National Coalition Against Censorship, qui ne manque pas de travail ! Elle bénéficie de dix salariés alors que l’activité de l’Observatoire de la liberté de création repose sur le bénévolat, sans autres moyens (à ce jour) que ceux assumés par la LDH.
29L’Observatoire, du fait de sa longévité, de son action et de son fonctionnement, est considéré comme un modèle et utilisé comme tel dans les formations de la plateforme européenne Arts Rights Justice. Le rapport des Nations Unies de 2013 sur la liberté artistique, premier rapport sur ce thème, nous cite également comme exemple car il n’y a pas d’équivalent en Europe d’un tel suivi et d’une médiation qui s’avèrent absolument nécessaires. L’intervention de l’Observatoire est de plus en plus sollicitée en France et ailleurs car, en Europe, nous sommes seuls à faire ce travail. Nous sommes tous confrontés aux mêmes difficultés face à un certain nombre de représentations considérées comme problématiques. La réponse se situe dans la liberté, le débat et l’accompagnement.
Notes
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Manifeste en consultation sur le site de la Ligue des droits de l’Homme : http://www.ldh-france.org/Le-manifeste-de-l-Observatoire-de/
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