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Article de revue

Élargir la participation à la vie culturelle : expériences françaises et étrangères

Pages 98 à 102

Notes

  • [1]
    Cf. Stratégie Europe 2020 et Programme Europe Creative de l’Union européenne.
  • [2]
    Cette étude sur le thème de “l’identification et l’analyse d’initiatives réussies d’accès à la culture en France et à l’étranger” a été pilotée par l’Observatoire des politiques culturelles et réalisée par une équipe de recherche pluridisciplinaire constituée autour de Lionel Arnaud, Vincent Guillon et Cécile Martin. Le rapport est disponible auprès de l’OPC.

1Dans un contexte marqué par de fortes mutations socio-économiques, les questions d’accès et de participation à la vie culturelle sont au cœur de nombreuses réflexions prospectives. Elles s’articulent aux enjeux de citoyenneté, d’expressivité et de vivre-ensemble, de diversité et de droits culturels, ou encore à l’objectif de construction d’une Europe dite « créative » reposant sur « une croissance intelligente, durable et inclusive » [1]. Une grande complexité demeure néanmoins dans l’analyse des rapports que les individus et les groupes sociaux entretiennent avec les arts et la culture. En effet, si l’offre et les pratiques artistiques et culturelles se sont développées et diversifiées au cours des dernières décennies, on ne peut pour autant en déduire qu’il existe un plus grand partage des biens et valeurs culturels aujourd’hui, et ce, malgré l’investissement renouvelé des acteurs culturels et des pouvoirs publics en ce sens.

Méthodologie de l’enquête

2Le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) – devenu courant 2014 France Stratégie – a souhaité lancer une étude afin de stimuler les réflexions des pouvoirs publics sur le thème de « l’accès à l’art et à la culture » [2]. Ce travail, confié à l’Observatoire des politiques culturelles, a été réalisé de juillet 2013 à mars 2014. Il a eu pour objectif principal d’apporter une contribution aux réflexions sur ces thématiques, de leur donner une résonance internationale et d’approfondir le débat sur les politiques publiques et leur gouvernance dans ce domaine. En raison des délais de réalisation et de la complexité de la problématique qui mobilise de nombreuses notions parfois controversées et dont les contours diffèrent d’un pays à l’autre, l’étude a été conçue comme une réflexion exploratoire appelant des prolongements en termes de concepts mobilisés, d’expériences à observer, d’analyse et de prospective. Les travaux prennent principalement appui sur la réalisation de 20 études de cas en France et à l’étranger

3(Allemagne, Espagne, Grande-Bretagne, Norvège, Brésil, États-Unis), sélectionnés à partir d’une cinquantaine d’exemples repérés en privilégiant la diversité des situations. Les études de cas, réalisées par des chercheurs spécialistes des questions et des pays choisis, reposent sur un travail documentaire, des observations et entretiens avec les responsables des projets. L’analyse a été effectuée à partir d’une grille commune et prend appui sur la notion de « dispositif », qui nous a semblé pertinente pour traiter conjointement la diversité des approches et des contextes internationaux. Les études sont présentées à partir de 7 entrées thématiques pour une meilleure lisibilité.

4*Éducation artistique et culturelle :

51. Le Passeport pour l’art de la ville de Toulouse par Mariette Sibertin-Blanc

62. Le Cartable culturel en Norvège par Per Mangset

73. Le programme Démos en Île-de-France (Cité de la Musique) par Cécile Martin

8*Appui sur des ressources locales :

94. Le collectif Tanbo Bô Kannal à Fort-de-France par Lionel Arnaud

105. Le théâtre Ballhaus Naunynstraße à Berlin par Nur Yasemin Ural

116. L’exposition Un air d’Italie, la présence des Italiens en Isère au Musée dauphinois par Samuel Périgois

127. Le projet City Lore à New York par Flaminia Paddeu

138. Les Points de Culture et le Jardim Miriam Arte club de São Paulo par Pierre Le Quéau *Projets itinérants ou hors les murs

149. L’Alimentation générale culturelle du TéATr’éPROUVèTe en Nivernais Morvan par Vincent Guillon

1510. Le festival Excentrique en région Centre par Anne Gonon

1611. Les projets de l’association Idensitat en Catalogne par Jordi Baltà et Aurélie Guineberteau

17*Nouveaux équipements

1812. La Condition publique à Roubaix par Thomas Perrin

1913. Les Idea Stores à Londres par Charles Ambrosino

20*Numérique et multimédia

2114. Le Zinc à la Friche la Belle de Mai à Marseille par Nadège Pandraud

2215. Le 98lab de Zemos98 à Séville par Jordi Baltà et Aurélie Guineberteau

2316. La Cité de Dieu sur la toile à Rio de Janeiro par Pierre Le Quéau

24*Entertainment

2517. Les spectacles de l’Opéra de Paris au cinéma par Vincent Guillon

2618. Les soirées Yellow Lounge à Berlin et Paris par Lionel Arnaud

27*Transformations urbaines

2819. Le projet Expéditions à Rennes, Tarragone et Varsovie par Lionel Arnaud

2920. Le Heidelberg Project à Detroit par Flaminia Paddeu

30Cet échantillon ne prétend pas représenter l’ensemble des politiques et actions en faveur de l’élargissement de la participation à la vie culturelle. Il témoigne en revanche de l’actualité de la question, de l’intérêt que suscitent certaines expériences originales ainsi que de la diversité des acteurs et des démarches concernés.

La réinvention permanente de l’action culturelle

31En France, la question de l’accès à l’art et à la culture constitue depuis longtemps le pivot de la politique culturelle, et a servi de fondement à la création du ministère des Affaires culturelles en 1959. Cet objectif, à l’origine étroitement lié à la notion de démocratisation culturelle, correspond à une volonté politique de lutter contre les inégalités sociales, symboliques ou géographiques d’accès à une culture dont les acteurs politiques et institutionnels ne doutent pas de la portée universelle. Une approche de l’art et de la culture encore largement mobilisée par les professionnels de la culture aujourd’hui.

32À partir des années 1970, toutefois, d’autres principes concurrents émergent sous l’effet des critiques consécutives aux premières enquêtes sur les pratiques culturelles, de l’extension continue des domaines reconnus des arts et de la culture, de la décentralisation, de la montée du pluralisme culturel et des revendications de type identitaire, ou encore du développement des industries culturelles. L’objectif de démocratisation poursuivi par les pouvoirs publics en matière culturelle, sans pour autant disparaître, se voit dès lors associé à d’autres finalités complémentaires ou contradictoires qui ont été et restent l’objet de nombreux débats : démocratie culturelle, diversité et droits culturels, médiation, participation culturelle et pratiques expressives, créativité, etc. Ces approches, toujours sujettes à des interprétations variées, peinent à s’imposer comme des référents aussi stables que celui de la démocratisation culturelle. Elles témoignent néanmoins d’une évolution dans les pratiques professionnelles et dans la manière d’envisager la relation aux publics.

33Si les débats français en matière de politiques culturelles ne sont certes pas représentatifs des autres situations nationales étudiées dans cette étude, l’ensemble des projets que nous avons sélectionnés manifeste en tout cas la volonté des acteurs culturels de ne plus seulement élargir le socle des publics de la culture dite « classique ». Désormais, il s’agit aussi de prendre en considération des questions plus globales parmi lesquelles : la diversification du champ culturel et des modalités de rencontre avec une œuvre, la mutation des échelles de légitimité, l’éclectisme des représentations, des préférences et des goûts, le rôle des activités culturelles dans les pratiques de sociabilité, l’organisation des temps de vie, les rapports au travail et aux loisirs, la place de l’expérience artistique dans les parcours éducatifs, etc.

34En France comme dans les autres pays étudiés, l’analyse rend compte d’une évolution du domaine de l’action culturelle dans le sens d’un empilement d’approches et d’objectifs potentiellement contradictoires plutôt que dans celui d’une substitution d’un paradigme par un autre, comme le laissent parfois entendre les débats entre les partisans de la démocratisation et ceux de la démocratie culturelle.

35Les 20 projets analysés se distinguent par des visions tantôt centrées sur la qualité esthétique et supposément « intrinsèque » des contenus culturels et des œuvres proposés, tantôt sur la valeur extrinsèque de ces productions – autrement dit, sur les vertus territoriales, sociales et économiques de la culture. Si certains relèvent d’une logique que l’on pourrait qualifier de descendante (« top down ») et d’une gestion par les autorités publiques, et d’autres d’une logique ascendante (« bottom up ») davantage fondée sur les initiatives et les mobilisations des individus et des associations (la « société civile »), nombre d’entre eux se situent à l’intersection de ces deux approches.

Une action culturelle contextualisée

36Les études de cas montrent de façon parlante la dimension fortement contextuelle de l’action culturelle, quelle que soit sa forme (équipement ou création hors les murs, programme d’éducation artistique, festivals…). Les dispositifs mis en œuvre sont étroitement liés aux contraintes et ressources des lieux concernés, aux différentes configurations territoriales, et aux systèmes de relation qui en découlent. Ils s’appuient souvent sur des « manières de faire » ancrées dans la pratique de terrain et les relais préexistants.

37Il en résulte une approche « localisée », pragmatique et sociale de l’action artistique et culturelle, sensible aux phénomènes de différenciation territoriale alimentés par la multiplicité des modes de gouvernance, des référents locaux en matière de politique culturelle, des types d’occupation et d’aménagement de l’espace, des structures économiques et démographiques, etc.

38L’emprise des territoires se traduit également par des propositions alternatives aux logiques d’équipement et fondées sur le déploiement de dispositifs légers et adaptables à différents contextes. Les supports matériels de la création s’en trouvent aussi modifiés, de même que les modalités conventionnelles de la représentation artistique, de la circulation des propositions culturelles et de la présence artistique.

39Les projets étudiés reflètent dans leur grande majorité une conception globalisante de l’action culturelle. Ils tendent à établir des liens étroits entre le champ culturel et d’autres domaines de l’intervention publique ou à intégrer, au sein d’un même équipement, activités culturelles, espace-temps de sociabilité et services variés à la population (crèches, points d’information, makerspaces, jardins partagés…). À travers ces démarches, l’objectif est de ne pas isoler les pratiques artistiques et culturelles des autres dimensions sociales, civiques, éducatives et récréatives de la vie des territoires.

Une action culturelle sans pédagogie

40Traduction concrète de la démocratisation culturelle, l’action culturelle reste marquée par l’idéal malrucien de mise en contact direct des publics avec les œuvres, et cela, quels que soient les pays. Car si les projets étudiés se réclament souvent de l’éducation populaire, ils n’en restent pas moins fondés en grande partie sur une relation plus ou moins directe à des objets et à des œuvres, tandis que la réflexion sur l’accompagnement pédagogique, et proprement humain, apparaît comme le parent pauvre de la plupart des démarches observées. Les intervenants mobilisés sur les différents projets semblent en effet trouver dans les supports matériels – que ce soit des objets ordinaires et recyclés ou des technologies très avancées (notamment numériques) – et dans la volonté de favoriser l’interaction, l’intuition et la participation des publics, une façon d’éviter l’exercice d’un quelconque magister esthétique sans pour autant bousculer les mécanismes de la socialisation culturelle. Tout se passe alors comme si la volonté de ces différents acteurs de favoriser la « participation » et la « diversité » des « publics » contribuait à évacuer une réflexion sur les finalités précises et les modalités d’appropriation de leurs propositions culturelles par lesdits « publics », tandis que la réflexion sur des modalités pédagogiques qui seraient propres à l’action culturelle (i.e. détachées de la « forme scolaire ») apparaît comme un angle mort de la plupart des projets que nous avons étudiés. Devenue une référence obligée d’une action culturelle « renouvelée », la notion de médiation culturelle n’échappe pas à cette analyse. Centrées sur le public et ses motivations, les actions de médiation proposent rarement une réflexion poussée sur l’activité et les outils pratiques des médiateurs et des différents acteurs de l’action culturelle. Elles apparaissent autant comme un support de mise en relation avec des œuvres que comme un outil de communication des institutions ; la volonté de reconnecter des lieux, des objets et des personnages culturels avec des citoyens qui s’en éloignent, demeurant souvent l’objectif principal.

Un déficit d’évaluation et de réflexivité

41Les études de cas montrent une très grande diversité dans les modalités d’évaluation effectives ainsi que dans les objectifs poursuivis. Il s’agit selon les cas d’évaluer les processus de mise en œuvre des projets et les partenariats, la qualité artistique des productions, la fréquentation ou la participation des publics, plus rarement les résultats en termes de réception. Les nombreux bilans demandés aux acteurs restent souvent limités à la production de données chiffrées, parfois d’indicateurs, contribuant à une quantification croissante de l’action publique qui nourrit une perception de l’évaluation sans visée formative (évaluation-sanction). La pertinence de ces bilans engrangés par les différents services et échelons, mais très peu utilisés pour réorienter ou faire évoluer des dispositifs ou politiques, est de ce point de vue à interroger.

42Enfin, très rares sont les projets bénéficiant d’études ou de travaux de recherche indépendants. Il semble ainsi que de nombreux bilans et comptes-rendus d’évaluations se positionnent plus sur le registre de la conviction que sur celui de l’analyse, comme si ces projets (en particulier ceux impulsés par les pouvoirs publics) étaient des « projets intouchables », se déployant au sein d’un « champ d’enthousiasme », celui du secteur culturel en général et plus encore celui des projets en faveur de l’élargissement de l’accès à la culture ou de la reconnaissance de nouvelles formes artistiques et culturelles.

43Une approche systématique et objective de ces dispositifs semble donc assez largement faire défaut alors qu’elle constitue un passage obligé pour développer des analyses critiques et constructives, capitaliser les expériences, en mutualiser les enseignements, et orienter ainsi l’action des pouvoirs publics sur la base de données plus rationnelles.

Pistes de travail prospectives

44Les résultats de cette étude, comme d’autres travaux sur le sujet, montrent la réussite locale ou ponctuelle d’expériences artistiques et culturelles (qu’elles soient mises en œuvre par des opérateurs institutionnels ou non), dans la mesure où elles semblent toucher des individus et des groupes traditionnellement éloignés des formes artistiques et culturelles les plus classiques. Ces dispositifs, souvent novateurs et bien accueillis par les pouvoirs publics, les relais sociaux et les destinataires, se sont ainsi multipliés ces dernières années. On ne peut pas en déduire pour autant qu’ils modifient fondamentalement les bases du recrutement social des publics de l’art et de la culture, dans la mesure où les enquêtes globales peinent à mesurer les effets de projets aussi ciblés.

45Par ailleurs, les exemples étudiés ici rendent compte d’un élargissement de l’accès et de la participation à la vie artistique et culturelle qui passe avant tout par la reconnaissance de nouvelles formes, de nouveaux acteurs, de nouvelles façons d’aborder les questions artistiques et culturelles dans des démarches empruntant souvent à la philosophie de la reconnaissance, de la diversité et des droits culturels. Reste que cette ouverture réelle des institutions et des politiques culturelles ne doit pas masquer la modestie des moyens consacrés actuellement à ce type de projet, et les efforts qui restent à faire en la matière.

46L’étude propose des pistes de réflexion afin d’inciter les pouvoirs publics français à penser de manière plus ouverte et dynamique la façon dont ils abordent la construction d’une relation aux arts et à la culture : en prenant appui sur les capacités d’offre des institutions, sur la créativité des acteurs de terrain, sur les pratiques des populations tout en envisageant les moyens financiers et humains qui donneront à ces démarches des chances de succès.

47Ces pistes de travail, volontairement larges et peu normatives en raison de l’ampleur du champ étudié, sont organisées autour de 7 axes :

481-Affirmer la reconnaissance et le soutien des pouvoirs publics à l’action artistique et culturelle, notamment en accordant plus d’attention aux démarches développées dans les « marges » territoriales et culturelles, ainsi qu’en croisant des stratégies de renforcement de l’accès à l’offre artistique et culturelle, et de reconnaissance de formes et pratiques culturelles diversifiées ;

492-Renforcer les moyens humains et financiers alloués à l’action artistique et culturelle, en veillant en particulier au maintien de la possibilité, pour chaque niveau de collectivité, de soutenir la vie culturelle tout en améliorant les cadres de la gouvernance culturelle ;

503-Encourager les pratiques intersectorielles, transsectorielles et collaboratives aussi bien au niveau des services de l’État qu’au sein des collectivités territoriales ; favoriser les démarches de concertation et de coopération dans la conduite de l’action culturelle ;

514-Consolider l’accompagnement des acteurs et la structuration des projets, par exemple en sécurisant les parcours des professionnels et en veillant au respect du temps long souvent nécessaire dans ce domaine ;

525-Poursuivre les expérimentations en faveur de l’élargissement de l’accès et de la participation des populations à la vie artistique et culturelle, que ce soit en termes d’accès matériel à l’offre culturelle (horaires, tarifs, proximité et polyvalence des espaces…) ou à travers des programmes conjoints État - collectivités ;

536-Favoriser la visibilité des projets et la mise en réseau en développant le repérage, la capitalisation et le partage des expérimentations ;

547-Développer la recherche, l’évaluation et la capacité de réflexivité dans l’action en multipliant les analyses rigoureuses des expérimentations existantes, en soutenant sur le long terme des recherches approfondies sur les finalités, les pratiques et les modalités pédagogiques de l’action culturelle, tout en promouvant une approche fine, qualitative et partagée de l’évaluation.


Date de mise en ligne : 01/01/2017

https://doi.org/10.3917/lobs.045.0098

Notes

  • [1]
    Cf. Stratégie Europe 2020 et Programme Europe Creative de l’Union européenne.
  • [2]
    Cette étude sur le thème de “l’identification et l’analyse d’initiatives réussies d’accès à la culture en France et à l’étranger” a été pilotée par l’Observatoire des politiques culturelles et réalisée par une équipe de recherche pluridisciplinaire constituée autour de Lionel Arnaud, Vincent Guillon et Cécile Martin. Le rapport est disponible auprès de l’OPC.

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