Couverture de LOBS_044

Article de revue

Les artistes-entrepreneurs

Pages 50 à 52

Notes

  • [1]
    Lizé W., Naudier D., & Roueffe O., Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Questions de culture, ministère de la Culture, mai 2011.
  • [2]
    Xavier Greffe, L’artiste-entreprise, Paris : Dalloz, 2012, Prix de l’Académie des sciences morales et politiques.

Les expressions d’« artiste entrepreneur de lui-même », d’« entrepreneur culturel », d’« entrepreneur de son propre talent » sont aujourd’hui monnaie courante et après que Warhol ait démystifié l’idée d’un artiste qui vivrait en marge du monde financier, Koons et Murakami montrent aujourd’hui que l’artiste peut se faire aussi valoir comme gestionnaire.

1 Il serait donc exagéré d’y voir quelque chose de vraiment nouveau : l’artiste a toujours été « entreprise » dans la mesure où il réalisait des projets combinant des ressources variées, il a souvent eu à prendre une forme entreprise ou à y échapper, tels Rubens et Rembrandt (avec des sorts divers), pour mieux contrôler les ressources qu’il pouvait retirer du marché ou, au contraire, se prévenir contre ses aléas. On n’est donc plus seulement au stade de la métaphore mais bien de pratiques sociales encastrées dans des dimensions juridiques et économiques des plus prégnantes.

2 À défaut d’être nouvelle, cette relation prend une tonalité particulière du fait d’évolutions objectives dans l’environnement artistique. Alors que pendant longtemps l’artiste a été considéré comme associant des talents d’ingéniosité et de virtuosité, il est de plus en plus considéré comme producteur de concepts et animateur de réseaux, ce qui l’entraîne à sous-traiter certaines tâches et mobiliser d’autres compétences que les siennes. Alors que son espace était organisé entre production ou préparation dans un lieu privatif et vente ou représentation dans un lieu public, il est aujourd’hui confronté à la dilution de ces frontières (production sur site) et à leur submersion par des espaces privés, tels les téléphones portables et ordinateurs. Alors que les activités artistiques étaient demandées pour elles-mêmes, elles le sont aujourd’hui pour des raisons élargies : éducation, santé, ornementation, etc., ce qui conduit l’artiste à s’insérer dans la vie d’autres entreprises et à devoir assumer des débats d’égal à égal. Ainsi l’artiste devient-il entreprise. Il faut ajouter à cela les conséquences bien reconnues de la globalisation et de la numérisation. Si la globalisation des marchés offre les niches bienvenues pour la mise en valeur de productions spécifiques, elle conduit aussi à des organisations différentes de la prospection et de l’information. Si le monde de Gutenberg avait fait passer les œuvres d’art dans la modernité en permettant la duplication d’un contenu sur de multiples contenants, le monde du numérique pousse ce mécanisme à l’extrême en permettant au contenu d’échapper à la notion même de contenant, exposant aux manipulations comme au copiage.

Un défi fondamental

3 Du fait de ces évolutions, l’artiste-entrepreneur doit gérer la mise en synergie des deux dynamiques, artistique et économique, de production de ses œuvres. Une dynamique artistique dans la mesure où il crée de nouvelles expressions et significations, une dynamique économique dans la mesure où ces expressions doivent mobiliser les valeurs monétaires nécessaires à leur émergence. Or, il affronte ici un défi majeur lié à des différences de temporalité et de modes de reconnaissance de ses œuvres [1].

4 La dynamique artistique s’inscrit dans une perspective longue de densification artistique et seuls les artistes peuvent dire que des points d’équilibre sont atteints ou non au cours de ce processus. Au sein d’un projet de départ – installation, jardin, film, conservation monumentale – l’artiste introduit de nouveaux sens qu’il enrichit successivement. La démarche de la production artistique fonctionne à l’inverse de celle de la simplification puisque l’on y analyse chaque mouvement à partir des effets esthétiques créés et recherchés, ce qui débouche sur une opération de densification artistique. Cette densification apparaît ainsi comme un processus de signification, à l’inverse de celle de produit fini. La reconnaissance de droits moraux aux auteurs illustre en France très clairement ces tensions, par exemple lorsqu’un créateur d’art public ou un metteur en scène retardent la production de l’œuvre pour atteindre l’expression artistique souhaitée.

5 La dynamique économique s’inscrit dans la validation régulière des œuvres par le marché pour permettre la soutenabilité de l’artiste-entreprise. Elle se satisfait donc difficilement de cette recherche sans fin du détail, d’improvisations ou de bifurcations coûteuses en temps comme en argent. Son code est stable et préétabli là où celui de la logique de densification artistique est en mutation constante et flottante. Cette contrainte temporelle repose sur la nécessité de l’évaluation et de la distribution des revenus, laquelle intervient de manière régulière. Non seulement il faut assurer et honorer des paiements mais éventuellement entrer dans le cadre fixé par l’impôt, lequel apparaît souvent comme le plus grand normalisateur de la vie économique des entreprises. Et même si on ne paiera finalement pas d’impôts faute de résultats, on sera conduit à présenter les bases de son assiette et de son calcul.

6 Cette contrainte peut s’exprimer d’une autre manière. Si les deux volets artistiques et économiques commencent à se développer de pair, leurs protocoles peuvent évoluer de manière différente. Le protocole économique sera toujours organisé autour d’une même finalité : couvrir les coûts de la production artistique grâce aux recettes et subventions. Par contre, le protocole artistique peut changer au contact de discussions, de recherches, etc., lesquelles font apparaître de nouvelles références et donc de nouvelles recherches. Ce qui pouvait donc apparaître au départ comme une conjonction risque de se transformer en différences assez sensibles. En outre, la temporalité économique est délimitée de manière assez stricte alors que la temporalité de l’artiste peut changer au vu de ses recherches. Tout ceci conduit donc à créer des tensions entre les deux volets, ce qui laisse alors ouverte la question de savoir s’ils se correspondront ou non.

7 L’artiste-entrepreneur devra donc conjuguer ces deux dynamiques de la densification artistique et de la viabilité économique. Une situation où la dynamique économique s’imposerait « trop » entraînera l’étiolement de la densification artistique : la reconnaissance des consommateurs sera de plus en plus faible et de telles entreprises seront vouées à disparaître ou à s’inscrire dans d’autres logiques, par exemple de pures logiques de distraction. À l’inverse, la non-réalisation dans le temps voulu de la viabilité économique compromettra la vie de la communauté artistique et la conduira à envisager son avenir en dehors de l’entreprise considérée, ou même à abandonner le champ artistique. Cela s’explique souvent par un décalage croissant entre la recherche d’une qualité et la difficulté des marchés à la reconnaître, risque accru au moment où Internet multiplie les possibilités d’accès aux créations artistiques sans respecter des contraintes d’appropriation. L’artiste-entreprise tentera de mettre en place de nouveaux modèles d’affaires pour mieux récupérer la valeur : face à des œuvres non reproductibles en laissant jouer la spécificité des supports possibles ; face à l’apparition de files d’attente, en relevant les prix. Si le déséquilibre subsiste, les artistes à la base de cette densification artistique peuvent s’exprimer sur d’autres supports ou dans d’autres domaines.

De la métaphore aux pratiques concrètes

8 Une chose est de reconnaître la tension qui traverse l’artiste-entreprise, autre chose est d’entrer dans les tensions que de telles entreprises doivent assumer au quotidien.

9 À priori, il n’y a guère de barrière à l’entrée pour l’artiste qui entend organiser sa propre activité puisque le statut d’auto-entrepreneur lui est effectivement ouvert. Mais c’est bien là que les difficultés commenceront. Soit parce que cela ne concerne pas à priori les activités caractérisées par les droits d’auteurs, auquel cas il est automatiquement rattaché au régime général des salariés avec quelques nuances, par exemple le régime des accidents du travail ou les conditions minimales des cotisations. Soit parce qu’il doit très vite observer l’ensemble des réglementations exigées de tout entrepreneur de spectacles, à moins de se limiter à quelques représentations par an (six au maximum) et à ne pas dépasser un chiffre d’affaires maximal lequel est justement fixé de telle sorte qu’il ne puisse embaucher des salariés. En outre, et on y reviendra plus bas, il ne doit en aucun cas être un salarié déguisé c’est-à-dire se situer en fait dans un rapport de sujétion par rapport à une autre entreprise.

10 La difficulté principale devient alors l’obtention de l’une des trois licences d’entrepreneur de spectacle (exploitant des lieux de spectacles aménagés pour les représentations publiques – producteur de spectacle ou entrepreneur de tournées et de festivals – diffuseur de spectacle). Pour obtenir l’une de ces trois licences, il doit être majeur, diplômé de l’enseignement supérieur ou satisfaire à des durées minimales de formation ou/et d’expérience professionnelle, avoir la capacité juridique d’exercer une activité commerciale, ce qui signifie aussi qu’il doit être inscrit au RCS (ce qui n’est pas exigé d’un auto-entrepreneur qui se limiterait à être seulement auto-entrepreneur). La décision, prise par le Préfet de région sur présentation par la DRAC, est valable pour trois années au terme desquelles elle doit être renouvelée. Enfin pour certaines licences, notamment celle de type 1, d’autres conditions sont exigées. On voit donc bien ici qu’à l’absence de barrière à l’entrée s’opposent très vite un certain nombre de conditions qui ne sont pas si évidentes que cela à satisfaire. Bien entendu, toutes ces contraintes ont leur raison d’être, et s’appuient pour la plupart d’entre elles sur le respect de principes de sécurité et de droits sociaux, mais le résultat reste une complication. Un second défi repose sur l’existence ou non du rapport de sujétion. La condition d’entrepreneur s’oppose à celle de salarié, et la Sécurité sociale, pour des raisons tout à fait compréhensibles est très attentive à ce que la réalité du salariat ne disparaisse pas derrière la fiction de l’entrepreneur. Aussi tout travailleur indépendant comme tout entrepreneur est-il soumis au risque de présomption de rapport de sujétion. Dès lors qu’un « indépendant » (entrepreneur ou non) travaille dans des conditions telles que l’on peut le considérer comme soumis aux ordres d’une autre personne il est requalifié comme salarié et perd donc les avantages liés à son indépendance. Tout le problème va venir ici de ce que dans un domaine où les contrats sont faits et défaits en permanence – ou re-spécifiés – au vu de difficultés imprévisibles, les frontières entre l’indépendance et la sujétion ne sont pas si faciles à discerner et peuvent être franchies involontairement. On peut dire ici que l’application du célèbre article L.762-1 du Code du Travail est particulièrement difficile dans sa seconde partie sinon dans sa première : « Tout contrat par lequel une personne physique ou morale s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production, est présumé être un contrat de travail dès lors que cet artiste n’exerce pas l’activité, objet de ce contrat dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce. Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération, ainsi que la qualification donnée au contrat par les parties. Elle n’est pas non plus détruite par la preuve que l’artiste conserve la liberté d’expression de son art, qu’il est propriétaire de toute ou partie du matériel utilisé ou qu’il emploie lui-même une ou plusieurs personnes pour le seconder dès lors qu’il participe personnellement au spectacle. »

11 On comprend aisément alors que des professions intermédiaires de type agents et conseils se multiplient et qu’elles soient présentées (y compris par le ministère de la Culture qui a publié des recherches à ce sujet) comme justement de nature à faciliter les formalités, passer des actes que le salarié ne connaît guère, voire mutualiser certains coûts pour rendre des activités économiquement soutenables [2]. Nous ne partageons guère cet enthousiasme porté en fait par ces professions elles-mêmes. Dans un domaine où les résultats financiers sont difficiles à obtenir, de telles interventions ne font qu’augmenter des coûts de fonctionnement et grever des résultats dont l’existence est rien moins que sûre ! Mieux vaudrait ici que les réglementations soient les plus transparentes possibles et des contrôles à posteriori effectifs plutôt que de faire de la fonction d’artiste-entrepreneur un parcours difficile dont profitent bien entendu les plus habiles !

Notes

  • [1]
    Lizé W., Naudier D., & Roueffe O., Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Questions de culture, ministère de la Culture, mai 2011.
  • [2]
    Xavier Greffe, L’artiste-entreprise, Paris : Dalloz, 2012, Prix de l’Académie des sciences morales et politiques.
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