Couverture de LOBS_041

Article de revue

Besoin de sens

Pages 1 à 2

Au XVIe siècle, l’humanité bascula dans une nouvelle ère sans que grand monde ne comprît la convergence des changements qui le traversèrent. Il faut dire que l’information circulait lentement, les livres étaient mal distribués, les distances d’alors étaient immenses et le temps s’écoulait encore à faible allure…

1Cependant, l’Occident découvrit les Amériques et le monde se mondialisa définitivement. On commença aussi à prendre conscience de la rotondité de la Terre et, plus lentement, de sa place relative dans l’univers. Néanmoins, certaines découvertes scientifiques se divulguèrent fort discrètement, églises obligent. D’autres changements étaient plus visibles, quoique leur radicalité ne fut pas d’emblée évidente : l’époque connut rien moins que la laïcisation de l’art et l’avènement de la figure de l’artiste. Tous les ingrédients d’une profonde transformation se concentrèrent en quelques décennies. C’est ainsi que le monde changea de base et de représentation. Mais il fallut un peu plus de temps pour que tout ce cocktail d’inventions, de création et de révélation fit pleinement son effet. Et si, toutes proportions gardées, nous étions placés à un moment équivalent de l’histoire de l’humanité ? Avec une différence notable : nous vivons un boulersement civilisationnel dans l’instantanéité de l’information. Et une question à résoudre : avec quel degré d’inculture nous situons-nous pour aborder les rivages vers lesquels nous voguons ?

2Dans de nombreux domaines, technique, scientifique, environnemental, mais aussi sur le plan socio-anthropologique, géopolitique, culturel, notre monde est soumis à des transformations majeures, certaines irruptives, d’autres procédant de gestations plus ou moins longues. Nous pressentons tous ces mouvements de fond et leur étrange concomitance mais qu’en comprenons-nous ? Comment nous transforment-ils ? Comment modifient-ils notre sensitivité même ? Les changements dont nous sommes témoins et complices sont-ils compatibles avec le temps humain d’aujourd’hui ? Grâce à la force des intelligences qui les ont générés, engrammés, conservés, les informations, voire même les connaissances, n’ont jamais été aussi abondantes à l’ère du Big Data. Preuve que nous ne savons plus qu’en faire ? En tout cas, nous avons des progrès à faire pour les traiter, c’est-à-dire les relier. Les voici à la disposition de futurs ethno-digitalogues pour l’éternité. Nous conservons toujours plus de présent et le laissons pour une bonne part en l’état, enchassé dans les allers-retours frénétiques des 0 et des 1 de nos ordinateurs. Mais alors, comment un tel paradoxe est-il possible ? L’esprit humain est-il à la hauteur de ses facultés ? Est-il capable de constituer la connaissance de tant de choses sues dans leur splendide isolement ? D’en tirer les conséquences dans l’action ? Tout se passe comme si, à mesure que nous accumulons des savoirs, grandissait notre méconnaissance. Les sciences font de fulgurants progrès dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand. Et comme ces progrès avancent toujours plus vite, on peut faire l’hypothèse qu’à l’échelle du temps historique, elles en sont à peine à leurs balbutiements. Si nous parvenons toutefois à supporter le réchauffement de la planète. La technique singe l’homme, donne lieu à des objets humanoïdes dont la puissance de pensée formelle est devenue infiniment supérieure à celle de tout un chacun. Le robot qui pourrait me tenir compagnie demain pourrait être plus intelligent que moi, enfin, je veux dire juste capable d’un plus grand nombre de connexions entre ses équivalents-neurones.

Chemins pour échapper aux servitudes des temps actuels

3L’humanité a passé son temps à transformer le monde. Ce qui importe aujourd’hui c’est de bien l’interpréter, alors même qu’il connaît de gigantesques mutations. C’est pourquoi l’avenir dépend de l’éducation. L’avenir dépend de la culture. Non pas de la culture en soi qui, bien qu’elle puisse témoigner que nous sommes des hommes, ne nous assure pas que nous soyons humains, mais d’une culture qui participe de notre constitution en sujets individuels et collectifs, offre des repères pour échapper à toutes les servitudes que nous subissons, ou que nous cautionnons. Néanmoins, notre organisation politico-sociale, malgré ses avancées, ne creuse-t-elle pas, malgré elle, un écart grandissant entre les véritables centres de décision et l’esprit de démocratie ? Nous évoluons dans un monde d’injustices chaque jour légitimées par la tranquille assurance de quelques bruyants médias qui prétendent refléter la sensibilité du peuple tout en nous bombardant de leurs préjugés.

4Le monde nous est ouvert mais nous l’expérimentons enfermés dans nos sphères respectives, par la grâce de la grande Toile au-dessus de nos têtes. Mais nous ne pouvons nous contenter de cet état. À moins de finir par déraisonner. Nous voici tirés à hue et à dia entre notre individualité et notre socialité. Nous n’avons jamais eu autant d’« amis ». Mais nous manquons d’amitié. L’altérité nous est nécessaire. Elle est même garante de notre identité. Mais quand nos univers mentaux ne sont plus à même de supporter l’ère d’incertitude qui devient pourtant le régime commun, alors nous cherchons dans l’Autre, que nous n’apercevons pas en nous-mêmes, un responsable à tout ce désordre. Nous manquons de ses références. Lui aussi peut manquer des nôtres. Nous manquons de nos propres références. Et si, pour tout dire, nous manquions d’humanité(s) ? Nous sommes de plus en plus soumis à la tyrannie de l’instant, de l’immédiateté, alors que nous avons besoin de durée. Nous devenons des barbares cool. Nous manquons de sens, dans le meilleur des cas. Toutefois, ce besoin est rassurant s’il est le signe d’une conscience active. Mais comment satisfaire cette demande ?

Insoutenable légèreté de l’art ?

5Face aux prodigieux changements que nous traversons, toute discussion sur l’art et la culture pourrait paraître bien futile. Il se trouve, cependant, que l’art offre des figures de prescience ou de révélation du réel à nulle autre pareille, quand bien même il ne le « représente » même pas. Les suprématistes n’expriment-ils pas mieux que quiconque que la géométrie est devenue une conception du monde dont la civilisation technique est essentiellement redevable ? Le pop art ne dévoile-t-il pas nos faiblesses en démystifiant nos « madeleines » industrielles avec le sourire ? Le théâtre a-t-il jamais cessé de mettre en scène le pouvoir, la démocratie et leurs soubresauts ? La musique, jusqu’aux musiques électroniques, ne traduit-elle pas toujours quelque chose de la condition humaine, jusqu’au rythme compulsif de la vie sociale contemporaine ? Voyez encore tout ce que le roman nous dit du sens de nos existences, de la psychologie et des rapports humains dans leur primitivité et leur complexité. Le tout de façon plus saisissante, plus directe et plus touchante que toute exégèse. Les expressions artistiques les plus contemporaines, de la danse aux arts numériques et aux arts de participation ne sont pas en reste des leçons de choses que le travail artistique sème à l’encan. Encore faut-il être suffisamment armé pour faire le tri, car les pistes peuvent être brouillées. La virtuosité et la profondeur sont parfois d’une grande discrétion et les requins ne sont pas seulement prisonniers dans le formol de Damien Hirst…

6Puisque l’avenir s’indéfinit, et que nous sommes vivants, il nous faut chercher toutes les solutions pour demeurer acteurs de nos destins et de nos identités. Seulement, comment sortir de nos bulles ? Comment cultiver l’esprit d’émancipation ? L’art et la culture peuvent nous y aider. Candeur du propos ? Pourquoi pas s’il s’agit d’entretenir notre étonnement et d’en faire une ressource pour mieux entrevoir la trame de l’époque. Alors, n’ayons de cesse de questionner ces colporteurs de sens. Interrogeons–nous encore et toujours pour savoir comment élargir le partage des arts, des cultures et de la connaissance. C’est tout l’enjeu de cette livraison de l’Observatoire qui a fait appel à la parole de philosophes, après avoir sollicité celle des artistes dans un précédent numéro.


Date de mise en ligne : 01/01/2017

https://doi.org/10.3917/lobs.041.0001

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