Voici un ouvrage d’autant plus remarquable qu’il est issu de plusieurs volontés convergentes et qu’on voit rarement réunies dans un projet commun : praticiens du théâtre, compagnies, fédérations et associations présentes sur tout le territoire, responsables politiques, chercheurs issus de l’université et du CNRS, enquêteurs sur le terrain ont réuni leurs efforts sous la houlette de Marie-Madeleine Mervant-Roux, Marie-Christine Bordeaux et Jean Caune pour interroger l’état présent du théâtre amateur.
1Ces spécialistes reconnus ont coordonné l’ensemble des travaux programmés en les centrant sur une interrogation préalable, qui est omniprésente, à la vérité, quand on aborde la démarche des amateurs : les conduit-elle à une véritable expérience de l’art, et, si oui, à quelles conditions et à quel prix, puisqu’il est notoire qu’un tel « progrès » ne s’obtient qu’en se soumettant à un accompagnement extérieur qui utilise lui-même des méthodes diverses et nourrit des ambitions souvent divergentes ?
2En quelques mots, l’essentiel est énoncé, mais il a grandement besoin d’être éclairé et analysé dans ses détails, en commençant par la notion centrale qui est à sa base : qu’est-ce, justement, que l’expérience de l’art et à partir de quel moment, par voie de conséquence, peut-on parler d’une spécificité de l’art ? Il est constaté presque d’emblée (particulièrement par Jean Caune, appuyé par Jean-Marc Larrue et Marie-Madeleine Mervant-Roux) qu’on se tromperait fort en objectivant à l’excès la notion d’art, ce que démontre bien la pratique amateur, pour peu qu’on l’observe à partir de l’engagement qui la fonde et qui ne trouve sa légitimité qu’en lui-même, hors de toute justification rhétorique ou sociale. C’est l’occasion de redire avec force que toute représentation est à considérer non point comme un phénomène autonome, mais comme un processus de mise en relation, entre la performance de la scène et ses spectateurs (ses « regardants », comme le donne à remarquer le sens premier du mot théâtre), en précisant que l’objectif ou le résultat de cette relation est très précisément le plaisir qu’elle produit : d’où l’insistance sur cette jouissance attendue de la confrontation entre la scène et de la salle, qu’elle soit le fruit d’une complicité, d’une découverte ou d’une surprise. Mieux encore, souligne Jean Caune : si le théâtre amateur existe en tant que catégorie, c’est à partir de la typologie de la relation même qu’il établit qu’elle peut être reconnue comme telle. Et c’est par là sans doute que la démarche des amateurs peut être différenciée du tour d’esprit professionnel, qui est marqué par d’autres contraintes, dont quelques-unes d’un ordre assez voisin.
3Autrement dit, il n’est pas interdit de considérer la pratique du théâtre amateur sous l’angle des sciences de la communication, à cette réserve près que la conjonction de l’acteur et du spectateur s’opère, ici plus qu’ailleurs peut-être, à partir d’histoires, d’expériences intimes, d’images collectives, de souvenirs vécus, qui forment la substance même de ce rapport entre scène et salle : ce qui implique, comme le souligne Marie-Madeleine Mervant-Roux, une absolue nécessité pour le chercheur d’ajouter une double approche historique et anthropologique au moment de quitter la théorie – pour fondatrice qu’elle soit – et d’aborder la recherche dans toute sa complexité, à partir à la fois des héritages reçus et des pratiques sans cesse réinventées.
4Il faut revenir, en effet, à la question qui sous-tend l’ensemble de ce livre : force est en effet de constater que, dans la grande majorité des projets des spectacles amateurs d’aujourd’hui, c’est un mot d’ordre de perfectionnement et de formation qui prévaut à la source des projets et que tout se passe comme si la notion d’accompagnement s’était imposée presque partout comme un élément incontournable des réalisations théâtrales de ce secteur. Définie et analysée avec beaucoup de précision par M.-C. Bordeaux, cette notion est assez délicate à manier. Loin d’être univoque, elle renvoie tantôt à l’exercice d’un coaching qui prend effet dans la distribution et la définition des personnages, ou elle fait acte d’un tutorat plus contraignant pouvant aller jusqu’à un encadrement autoritaire ou à des rapports de séduction. L’accompagnement peut se rapporter ailleurs à un projet intellectuel et s’appliquer à une intervention magistrale, tout comme il se révèle parfois comme un fauteur de tensions par les rapports de force qu’il induit : la question, on le voit, est rien moins que simple, en ce qu’elle pose prioritairement la mise en danger de l’autonomie de l’accompagné. Loin d’être toujours perçue comme une prestation de service, il lui arrive de déclencher des résistances, des crises, des rivalités. On ne saurait trop se féliciter qu’il nous soit ici proposé une quinzaine d’études de cas, qui couvrent une large partie des problèmes posés, de l’analyse de spectacle patrimoniaux, comme il en existe partout et en particulier au Québec, à une étude plus universitaire du théâtre amateur en URSS, tandis qu’ailleurs, on décèle un projet pédagogique, des entreprises prises à leur propre piège, mais aussi des ambitions de mises en scène pointues, à partir de textes difficiles. En un mot comme en cent, les collaborateurs de cet ouvrage qui mériteraient d’être tous cités nous offrent un panorama aussi fouillé qu’intelligent du théâtre amateur, tel qu’il se pratique aujourd’hui, en France.
5On est heureux, pour conclure en quelques mots, de constater que le travail pionnier conduit au CNRS à partir de 2004 par M.-M. Mervant-Roux et son équipe a déclenché un peu partout, et singulièrement en Bretagne, une recherche ambitieuse et nécessaire, à travers livres, articles et colloques, pour ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire du théâtre en France, venu à point nommé dans le nouveau siècle qui cherche encore ses marques. Cet ouvrage est, de tout cela, une assez belle illustration.