Couverture de LOBS_038

Article de revue

Rêver la ville de demain

Pages 74 à 76

Notes

  • [1]
    L’araignée géante mesure 13 mètres de haut, 20 mètres de diamètre et pèse 38 tonnes. Elle est actionnée par 15 manipulateurs.

Directeur artistique de la compagnie La Machine, à Nantes, François Delarozière a développé de nombreux projets aussi bien dans le domaine du spectacle de rue que celui de l’aménagement urbain. Une de ses dernières créations, Les Mécaniques Savantes, met en scène un bestiaire mécanique constitué de deux araignées géantes et de machines à effets qui se confrontent à l’échelle urbaine. Dans le cadre du projet de réhabilitation de l’Île de Nantes, il conçoit et réalise, en collaboration avec Pierre Orefice, les Machines de l’Île dont Le Grand Éléphant, inauguré en 2007, est le premier volet avant le Manège des Mondes Marins et l’Arbre aux Hérons. François Delarozière nous parle ici de cette « architecture en mouvement » qu’il construit dans une interaction avec la ville et son imaginaire.

1Il y a une vingtaine d’années, nous nous étions réunis autour d’une table avec quelques amis constructeurs dans le but de réaliser une machine. Sur la table était disposé, fraichement démonté d’une voiture, un moteur d’essuie-glace relié à ses balais de nettoyage, l’engin était connecté à une batterie. L’un d’entre nous appuya sur l’interrupteur. L’ensemble se mit en mouvement, le déplacement ressemblait à une danse, l’objet semblait vivant, presque autonome. Ce fut pour moi une révélation. Quand la même personne enclencha la vitesse rapide, la machine devint maladroite presque agressive, s’emballant projetant au sol les stylos, dossiers et tasses de café. La conclusion fut pour moi qu’une machine, grâce à son propre mouvement, pouvait avoir sa propre expression et provoquer des émotions jusqu’à nous donner le sentiment qu’elle est en vie. La machine était donc devenue un acteur.

2Mon parcours professionnel de plasticien, mes rencontres avec des compagnies de théâtre de rue m’ont amené à observer la ville, son rythme, ses usages, ses développements ou le rapport qu’il y a entre espace public et espace privé. J’ai donc pu observer et pratiquer. J’ai notamment constaté à quel point il est complexe et difficile pour un forain, un plasticien, un programmateur ou une compagnie de théâtre de rue, de s’emparer d’un site dont l’usage est publiquement partagé.

3L’espace public peut être un parking, une place, une rue, un parvis ou une friche industrielle. Dans l’idée, Il appartient à tous. Il est aussi un terrain convoité. De façon générale, la ville est trop souvent un lieu de transit. Il est d’usage de se rendre du lieu de travail au lieu de vie le plus vite possible. Un espace dédié essentiellement aux déplacements rapides, c’est une pratique utile, mais qui, isolée, lorsqu’elle n’en croise pas d’autres peut devenir aliénante. Ne serait-il pas temps de considérer la ville comme un espace de partage, un lieu de rencontres et d’échanges ? Pour que cela soit, il est important que l’aménagement soit pensé dans ce sens.

4Dans les années 1960 et 70, on a, dans bien des villes européennes, rasé un patrimoine jugé trop vétuste et peu pratique, pour construire, à sa place, des bureaux, pensant que le développement des villes passait avant tout par l’économie et le commerce omettant la culture et les espaces de rencontres. Nous nous sommes vite rendus compte de l’erreur que nous commettions, hélas trop tard pour de nombreuses villes. Dans les mêmes années, nos urbanistes et architectes pensaient qu’il fallait occuper les places publiques en y plantant des arbres en masse et en érigeant du mobilier urbain, des statues ou des fontaines. C’était la peur du vide. Aujourd’hui, on se rend compte que la ville a besoin de ces vides, de ces « pages blanches », d’espaces de rencontres assez ouverts et neutres que les citoyens puissent s’approprier.

Croquis du grand éléphant de l’Ile de Nantes

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Croquis du grand éléphant de l’Ile de Nantes

© Dessin : F. Delaroziere

Croquis de l’Araignée géante

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Croquis de l’Araignée géante

© Dessin : F. Delaroziere

5C’est une des raisons pour lesquelles nous avons voulu que notre lieu de travail soit implanté au cœur de la ville et visible par le public le plus large. La Compagnie La Machine est née en 1999. Le travail qu’elle développe dans l’espace public concerne en premier lieu le théâtre, l’urbanisme et l’architecture, elle a aussi une activité de prestataire de services pour d’autres compagnies. La compagnie possède deux ateliers, le premier à Tournefeuille dans le sud-ouest de la France et le second à Nantes. Notre axe de recherche principal s’intéresse au mouvement et à son expression. Notre atelier est situé sur l’Île de Nantes, plus précisément sur le site des anciens chantiers navals Dubigeon. Il est au centre d’un vaste projet d’aménagement urbain « Les Machines de L’Île de Nantes », projet touristique et culturel dont je partage la création avec Pierre Oréfice et qui a pour objet l’accompagnement du développement de l’Île de Nantes, futur centre de la métropole Nantes Saint-Nazaire. La porte monumentale, ouverte sur le parvis, projette nos productions sur l’espace public et transforme celui-ci en un terrain de jeu au cœur de la ville. C’est ainsi qu’un passant se retrouve soudainement confronté à une scène improbable : celle d’un éléphant mécanique géant de 47 tonnes croisant une araignée de 12 mètres de haut. Par chance, le parvis imaginé par Alexandre Chémétoff sur le site des chantiers de l’Île de Nantes est une page blanche…

6Le théâtre de rue participe à changer la perception que nous avons de la ville. Celui que développe La Machine repose sur l’apparition, dans l’espace public, d’une architecture monumentale actionnée, comme par exemple Les Mécaniques savantes. « Un matin de septembre 2008, Liverpool, alors capitale culturelle européenne s’est réveillée avec une araignée mécanique géante accrochée à un bâtiment du centre-ville face à la gare centrale. Son déplacement dans le centre-ville rénové à révélé a 400 000 Britanniques le nouveau visage de Liverpool ». Sept mois plus tard deux spécimens identiques débarquent dans le port de Yokohama lors des commémorations du 150e anniversaire de l’ouverture du Japon au commerce extérieur. Un des deux spécimens reste 150 jours et révèle le port récemment aménagé.

L’Araignée géante, Gare de Liverpool

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L’Araignée géante, Gare de Liverpool

Photo © Matthew Andrews

7À Reims, en avril, c’est le tramway naissant et le 800e anniversaire de la cathédrale que l’araignée est venue fêter. Ainsi, nos spectacles s’insèrent dans l’histoire d’une ville. Reims, au fort patrimoine historique, rend hommage aux bâtisseurs d’hier et fait appel à des créateurs d’aujourd’hui pour lancer le tram qui va tisser sa toile, reliant les habitants du centre et de la périphérie. Nos spectacles de rue s’adressent à toute une ville. Les enjeux principaux sont la rencontre avec le public et la mise en valeur de l’espace public ou d’un projet urbain. La dimension monumentale de nos machines projette instantanément le spectateur dans une situation physique proche de celle d’un enfant qui voit ses parents comme des géants. Pour l’adulte, c’est une situation inattendue qui l’affranchit de nombreux préjugés et qui lui ouvre les yeux. La présence de nos machines évoque clairement la relation entre une architecture en mouvement (ici, l’araignée géante [1]) et une ville.

8Nos spectacles racontent comment l’espace public (les rues, les places, les façades de bâtiments) peuvent se transformer en un décor géant où la ville entière devient une scène de théâtre. Ils montrent la façon dont ces actions transforment le regard et le sentiment qu’ont les habitants sur leur propre ville. Ils deviennent à la fois acteurs et spectateurs d’une histoire qui est la leur.

9Bien entendu, toutes ces machines n’ont pour fonction que de provoquer rêves et émotions. Elles sont, de fait, inutiles. Mais l’inutile n’est-il pas précieux, à la fois moteur de nos vies et garant de notre humanisme ? Inventons enfin des villes où l’inutile a sa place.

L’Araignée géante, Reims, tramway

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L’Araignée géante, Reims, tramway

Photo © Jordi Bover

Notes

  • [1]
    L’araignée géante mesure 13 mètres de haut, 20 mètres de diamètre et pèse 38 tonnes. Elle est actionnée par 15 manipulateurs.
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