Notes
Artiste multimédia et professeur émérite de l’Université de Nice (Chaire des Sciences de l’Information et de la Communication), pionnier de l’art vidéo, dès les années 68, Fred Forest a créé en France les premiers environnements interactifs, utilisant à la fois l’ordinateur et la vidéo. Il est également cofondateur de deux mouvements artistiques : celui de l’art sociologique et celui de l’esthétique de la communication. Nous l’avons interrogé sur la capacité des nouveaux médias à développer la créativité des individus. Une créativité qu’il traduit avant tout en termes d’expérimentation et d’invention d’usages.
1Si la créativité est la capacité à produire des idées neuves, elle s’illustre surtout par la faculté de mettre en relation des éléments déjà existants pour produire, par leur mise en rapport, des concepts originaux. Il est certain que l’imagination de chacun joue un rôle prépondérant dans cette capacité en fonction des propres facultés inhérentes à chaque individu. Les uns, doués, voire surdoués, vont générer des concepts « décoiffants », sans efforts apparents, alors que d’autres risquent d’attendre longtemps avant de pouvoir produire la moindre idée neuve… Si le monde est injuste, il faut en faire grief uniquement à Dieu, le père tout puissant, qui a doté ses créatures de facultés d’imagination diversifiées et arbitraires. Car, en effet, il nous semble qu’au prix même d’un laborieux effort, nul n’est assuré d’en acquérir, ne serait-ce qu’une parcelle, pour pouvoir s’en prévaloir. Le monde serait partagé, selon des stéréotypes bien ancrés, entre des inventifs, tous azimuts, et ceux qui, dotés d’une rationalité rigoureuse, seraient confinés dans des boîtiers fermés à double tours. Des stéréotypes accordant, dans la guerre fratricide opposant les cerveaux droits aux cerveaux gauches, la primauté aux premiers, pour tout ce qui relève de la créativité. À mon avis « non autorisé » mais de bon sens, c’est que l’invention des concepts appartient aux deux catégories confondues, quand elles s’appliquent ensemble à résoudre un problème. Ceci dit, il existerait trois catégories de créativité, quand elles travaillent conjointement, celle s’appliquant à des problématiques d’action pratique, la seconde s’attachant à des réalisations concrètes, dites constructives, la troisième ayant pour propos la création d’un nouveau intrinsèque.
2C’est essentiellement à cette dernière que nous allons consacrer notre réflexion. Afin de répondre à la question qui nous est posée ici en forme de postulat : en quoi les nouveaux médias favorisent-ils l’émergence artistique et la créativité des individus ? Si je ne suis pas sûr que les nouveaux medias favorisent d’une façon spécifique l’émergence artistique, je suis par contre certain qu’ils induisent des formes nouvelles qui encouragent la créativité dans tous les domaines. Cela tient en premier lieu à l’interaction que ces derniers peuvent mettre en œuvre dans le dialogue qu’ils favorisent et initient, avec leur environnement immédiat. Mais à vrai dire, la créativité n’est-elle pas toujours liée depuis l’origine des temps à un contexte prédéterminé ? Un contexte auquel l’individu est confronté, et qu’il aborde avec plus ou moins de réussite, avec un certain regard, et certains outils ? Les nouveaux médias, en diversifiant les modes d’échange, ouvrent nécessairement des voies inédites qui sont autant de possibilités d’enrichissement, par lesquelles se multiplient et se modélisent les possibilités de voir surgir l’inattendu. De voir soudain le nouveau affleurer à l’existence. La flexibilité inhérente aux nouveaux médias, et surtout leur facilité d’hybridation, favorise l’émergence de nouvelles formes, dans la mesure où la mise en relation des éléments d’un catalogue de formes données, se trouve être exploré, voire épuisé/renouvelé, par la rapidité du traitement inhérent au numérique. Les nouveaux médias, en confrontant l’individu à l’usage de nouveaux outils, le met en situation de devoir, par leur expérimentation même, ouvrir son champ de créativité par des explorations successives l’induisant à des savoir-faire autres. Des savoir-faire qui, sortant du cadre des savoirs traditionnels reconnus, de types artisanaux et répétitifs, les placent en situation nouvelle de l’invention des usages. Mais cette invention des usages n’appartient pas uniquement à l’individu mais également à l’utilisation collective d’un outil, dont l’emploi peut se voir complété, détourné, enrichi par ceux qui le pratiquent au quotidien. Les ingénieurs du Minitel n’avaient certes pas prévu, dans leur cahier des charges, les messageries roses, et l’on sait que le téléphone, conçu à ses origines par Antonio Meucci, était un appareil destiné dans ses premières applications pratiques à transmettre, point à point, la retransmission de pièces de théâtre. L’on voit aujourd’hui les usages multiples qu’en font nos contemporains avec le mobile et autres smartphones…
3Parmi les possibilités de créativité qu’offrent les outils mis en œuvre aujourd’hui par les nouveaux médias, nous citerons, entre autres, ceux élaborés par Miltos Manetas, pour « créer à la manière de Pollock » avec la création d’algorithmes spécifiques permettant un genre d’approche pédagogique sur le travail de Pollock. Un logiciel en ligne permettant par ailleurs une diffusion démocratique, facilement accessible pour quelqu’un qui possède un simple ordinateur connecté à Internet. Dispositif qui peut susciter, non seulement l’envie d’en savoir plus sur la peinture de Pollock, mais qui est également à l’origine d’une stimulation suscitant la mise en œuvre de sa propre créativité [1]. Ou encore les recherches sur Kandinsky de Sophie Lavaud, qui doivent mener à l’élaboration d’un « jeu ». Un jeu qui permette aux internautes d’être sensibilisés au travail de Kandinsky, à ses théories, tout en leur proposant de « créer à la manière de ». Un projet rendu possible aujourd’hui par les facilités d’une programmation informatique offerte par les nouveaux médias. [2]
4Les exemples sont nombreux de dispositifs semblables qui stimulent la créativité grâce à la mise en relation des usagers, tout en décuplant cette créativité par le recours à des interfaces relevant des technologies modernes. Néanmoins, nous pensons que seul l’homme a encore la possibilité de détourner l’usage même de ces outils pour des pratiques créatives, ce qui a le don, précaire sans doute, de nous rassurer… tout au moins momentanément.
Fred Forest en quelques dates
1967 - Pionnier de la vidéo
1972 - Pionnier des expériences de presse (Journal Le Monde)
1973 - Prix de la communication de la XIIe Biennale de Sao Paulo
1976 - 37e Biennale de Venise avec le collectif d’art sociologique
1977 - Documenta 6 Kassel (section vidéo)
1982 - Bourse de l’Imaginaire Centre Georges Pompidou
1994 - Pionnier de l’art sur Internet (nombreux sites)
2006 - Rétrospective Paço das Artes Sao Paulo
2007 - Rétrospective Slought Foundation Philadelphie
2008 - Pionnnier de l’art sur Second Life
2009 - Exposition personnelle au MAC (musée art contemporain) Sao Paulo
2010 - Exposition Lab Gallery New-York (Traders Ball)
2011 - Séjour de six mois à Residency Unlimited à New York
Fred Forest est cofondateur de deux mouvements artistiques : celui de l’art sociologique et celui de l’esthétique de la communication.
Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Il a travaillé de longues années avec le professeur Vilem Flusser et Pierre Restany qui ont défendu sa démarche