Lorsqu’il y a près de trente ans, à la fin de 1979, nous avons, à quelques-uns, décidé, en créant l’ADMICAL (association pour le développement du mécénat industriel et commercial) de susciter, en France, un mouvement en faveur du mécénat d’entreprise dans le domaine culturel, le moins que l’on puisse dire est que cette initiative fut accueillie fraîchement.
1Le ministère de la Culture, à l’occasion d’une Année du patrimoine, s’employait à susciter lui-même, mais pour son propre compte des contributions d’entreprises ; les milieux culturels, qui déploraient l’insuffisance des efforts budgétaires publics, craignirent aussitôt que l’État veuille se désengager du fardeau de la culture ; le spectre du « grand-capital-étouffant-la-création » ne tarda pas à être brandi. On entendit même un grand metteur en scène de théâtre proclamer qu’il préférait à l’argent privé « l’argent blanchi par la République ».
2Il est utile de commencer par ce rappel alors qu’aujourd’hui, le mécénat d’entreprise est parfaitement admis et que le seul reproche qu’on lui fait dans les milieux qui en sont bénéficiaires est plutôt de n’être pas suffisant pour répondre à toutes les demandes. Le mécénat d’entreprise est reconnu comme l’une des formes du libre engagement de la société civile en faveur du bien commun.
3À l’origine, nous ne songions qu’au mécénat culturel, en partant de l’idée que la politique culturelle, engagée depuis les débuts de la Ve République, allait créer des besoins et susciter des attentes que ni les fonds publics, ni le marché ne suffiraient à satisfaire, et que d’ailleurs il ne serait pas sain que tout relevât des fonds publics et du marché. L’implication, dans ce domaine, des collectivités territoriales paraissait une des voies de développement et les lois de décentralisation, intervenues à partir de 1982, ont joué en ce sens ; mais il s’agissait toujours de fonds publics. Notre intuition était que le mécénat d’entreprise, sans se substituer aux fonds publics et aux ressources du marché qui sont et doivent demeurer les deux sources principales du financement de la culture, pourrait corriger, au moins à la marge, les risques politiques et bureaucratiques des financements publics ainsi que la brutalité et l’impératif du court terme et de la rentabilité du marché. Tout le problème était de convaincre les entreprises qu’en plus du parrainage ou « sponsoring », opération de nature ouvertement commerciale que certaines pratiquaient déjà, notamment dans le domaine du sport, le mécénat proprement dit aurait au moins des effets positifs sur l’image de l’entreprise, comme le prouvaient maints exemples de pays où l’intervention de l’État est moins voyante et souvent moins forte qu’en France.
4Très vite, les résultats ont été encourageants, et des entreprises publiques comme EDF et la Caisse des dépôts, ou privées comme IBM, Vuitton et le Crédit agricole se sont engagées dans le mécénat. Il faut dire que nous avons été servis par les circonstances. L’alternance politique de 1981 a entraîné une relance de la politique culturelle, avec un doublement de son budget, prouvant ainsi que l’État ne se désengageait pas. Les entreprises, alors méconnues et critiquées par les nouveaux responsables politiques, ont compris qu’elles devaient avoir des politiques de communication plus offensives et que leur engagement dans le mécénat leur permettrait de se positionner autrement. Les milieux culturels ont commencé à comprendre que des partenariats bien organisés avec des entreprises ne porteraient nullement atteinte à leur liberté, mais la renforceraient par la pluralité des financements.
5Nous étions conscients que le système juridique et fiscal français, complexe, rigide et mal connu était aussi peu favorable que possible au développement du mécénat ; mais nous nous sommes refusés délibérément, dans un premier temps, à solliciter quoi que ce soit de l’État, choisissant de prouver d’abord le mouvement en marchant, avant de demander aux pouvoirs publics d’en tirer toutes les conséquences en termes de statut légal du mécénat. En outre, nous avons constaté assez vite que les entreprises ne s’intéressaient pas seulement aux activités culturelles et que notre argumentaire sur les bienfaits du mécénat pour l’entreprise elle-même valait également en ce qui concerne l’action humanitaire et plus généralement pour tout ce qui a trait à la solidarité, puis à la recherche ou à l’environnement. Elles souhaitaient qu’ADMICAL les accompagne dans ces développements, ce que nous avons volontiers accepté, devenant ainsi un club d’entreprises mécènes tous secteurs confondus : carrefour, lieu de réflexion et d’échange entre entreprises et bénéficiaires du mécénat, base de données sur le mécénat, interlocuteur reconnu des pouvoirs publics, nous avons pu ainsi contribuer à l’acclimatation du mécénat d’entreprise en France et obtenir qu’il soit enfin doté d’un statut moderne. Une loi de 1987 reconnaît pour la première fois de façon expresse le mécénat. Une loi de 1990 fait droit à notre revendication d’un statut plus léger pour les fondations d’entreprise. Enfin, à la suite des propositions formulées lors de nos Assises de Lyon en 2002, une loi du 1er août 2003 donne au mécénat un vrai statut juridique et fiscal, en doublant au minimum les avantages fiscaux consentis tant aux particuliers qu’aux entreprises ; cette loi consolide le statut des fondations d’entreprise et des mesures pratiques prises en accord avec le Conseil d’État rendent plus aisée la création de fondations d’utilité publique.
Bilan d’étape du mécénat d’entreprise
6Ce rappel historique étant fait, il importe de dresser un bilan d’étape du mécénat d’entreprise et d’en souligner les grandes lignes telles qu’elles résultent d’une expérience de près de trente ans.
71. Le mécénat d’entreprise, comme toute forme de mécénat, est par nature un libre engagement. Nul n’est tenu d’être mécène. Une entreprise qui s’engage dans le mécénat choisit librement le niveau de son engagement financier, le ou les secteurs d’intervention et la nature des aides qu’elle décide d’apporter, en argent, en nature ou en compétences, ainsi que la durée de son engagement, soit d’une manière générale, soit à l’égard d’un bénéficiaire donné.
82. Le mécénat d’entreprise n’est pas et ne saurait être de la philanthropie, quelles que soient les motivations personnelles et même intimes des responsables de l’entreprise. Il faut se rappeler que tout mandataire social doit pouvoir prouver à ses actionnaires, au fisc et éventuellement à un juge que toutes les sommes qui lui ont été confiées ont été utilisées par lui ou sous sa responsabilité dans l’intérêt bien compris de l’entreprise, faute de quoi il s’agit d’un abus de biens sociaux, qui tombe sous le coup de sanctions pénales.
93. La plupart des expériences montrent que les entreprises n’ont guère de mal à comprendre et à prouver que l’engagement mécénal est effectivement conforme à leur intérêt bien compris, non seulement en termes d’image et de politique de communication, mais parce que cet engagement, s’il est bien expliqué en interne, renforce le sentiment d’appartenance du personnel à l’entreprise, surtout si, d’une manière ou d’une autre, ce personnel est impliqué dans sa mise en œuvre. En outre, si le mécénat est un vrai partenariat, et pas seulement un flux financier, il met l’entreprise en présence de problématiques, de situations, d’opérateurs que l’entreprise découvre dans ces occasions et qui élargissent son horizon et lui font découvrir des situations, des méthodes, des problèmes qu’elle ignorait.
104. Le mécénat n’a pas pour vocation de compenser les insuffisances ou les carences des financements publics, notamment en matière culturelle. Une entreprise peut choisir librement d’accompagner ou de compléter un financement public, pour une opération ou une institution déterminées, mais ce n’est jamais une obligation. Elle peut aussi choisir d’aider un créateur, une compagnie théâtrale, un ensemble musical sur un projet déterminé, voire de donner sa première chance à une initiative culturelle tellement originale ou novatrice qu’elle ne répond à aucun des critères des subventions publiques ; de nombreux exemples de ce genre montre que c’est peut-être là que le mécénat d’entreprise est le plus utile. C’est aussi le cas dans le « mécénat croisé », à la fois culturel et social qui vise par exemple les pratiques culturelles de populations fragiles (handicapés, personnes âgées, victimes de l’exclusion, etc.)
115. De plus en plus, le mécénat est conçu par les entreprises qui s’y engagent comme un choix stratégique. Par définition marginal, en quantité et en qualité par rapport aux missions que l’entreprise tient de sa raison sociale, il est pour elle l’occasion d’une réflexion sur son identité propre et son rapport à la société qui l’environne. Il implique donc une inscription dans le long terme, le plus souvent par la création d’une structure ad hoc, distincte de la gestion ordinaire de l’entreprise ; c’est ainsi que, depuis la loi de 2003, plus de 360 fondations ont été créées par des entreprises, dont 222 fondations d’entreprise, 15 fondations d’utilité publique et 89 fondations sous égide (Fondation de France ou Institut de France). À l’égard d’un bénéficiaire déterminé, une entreprise peut choisir de s’engager par une convention pluriannuelle.
126. Le mécénat est de plus en plus sans frontières : des entreprises étrangères font du mécénat en France et des entreprises françaises à l’étranger.
137. La crise financière actuelle n’est évidemment pas sans incidence sur le mécénat d’entreprise, mais il semble qu’elle incite les responsables à plus de sélectivité sans remettre en cause le principe de l’engagement. Enfin, pour l’année 2008, ADMICAL et l’Institut CSA évaluent le montant du mécénat d’entreprise à 2,5 milliards d’euros (soit plus du double par rapport à la période d’avant la loi de 2003), dont un bon tiers (37 %) pour la culture.