Comment mieux équilibrer le projet culturel d’une grande ville entre grands établissements culturels et petites structures intervenant dans les quartiers populaires ? Cette question a été au cœur de la concertation des acteurs culturels lyonnais à l’origine de la Charte de coopération culturelle.
1Dans le cadre du volet culture du contrat de ville, la Charte de coopération engage la ville de Lyon, la région Rhône-Alpes et l’État à encadrer le réseau des grandes institutions culturelles lyonnaises dans leurs actions en direction des habitants de la ville et, plus particulièrement, de ceux des quartiers considérés comme prioritaires. Chaque signataire s’investit sur un ou plusieurs projets de quartier pendant 3 ans. La première Charte a été signée en 2004. Aujourd’hui, quel bilan peut-on faire de cette proposition qui renouvelle la problématique de coopération, quelles adaptations sont nécessaires ? Marc Villarubias, chef de mission de la Charte, Anne Grumet, conseillère auprès de l’adjoint à la culture à la ville échangent leurs vues avec Serge Dorny, directeur de l’Opéra de Lyon, sur le bilan et les perspectives du projet.
2Jacques Bonniel – Quelle philosophie de l’action culturelle a accompagné la naissance de la Charte de coopération culturelle ?
3Marc Villarubias – C’est le volet culture du Contrat de ville qui est à l’origine de la Charte de coopération culturelle. À la fin des années quatre-vingt-dix, un bilan effectué dans ce cadre permet de mettre l’accent sur des points faibles et forts des approches culturelles dans les quartiers prioritaires. La démarche projet, basée sur l’élaboration de diagnostics participatifs partagés et l’animation de commissions culturelles comme autant d’espaces de confrontation, de débat et d’accompagnement de l’action, est perçue favorablement. À cette époque, les actions sont principalement conduites autour des thèmes des mémoires, de l’accompagnement des pratiques culturelles des habitants, des cultures urbaines mais également des événements festifs de quartiers. D’une part, les acteurs artistiques et culturels s’interrogent sur leur rôle et se demandent notamment s’ils doivent se considérer comme des animateurs. D’autre part, les habitants des quartiers lyonnais en Contrat de ville expriment leur sentiment de ne pas être reconnus : les actions culturelles se font uniquement sous le prisme du territoire, aucune résonance n’est proposée dans les espaces symboliques de la ville, que ce soit en centre-ville, dans les institutions ou dans la presse. Si la politique de la ville a bien affirmé l’importance de la culture, cette dernière reste encore à l’époque cloisonnée dans des territoires prédéfinis et réduite par son manque de moyens financiers, humains et d’encadrement. La culture est désignée comme un élément essentiel dans la lutte contre l’exclusion et pour le développement social et urbain. Cette question interpelle également les professionnels de la culture sur leur capacité et les modalités de leur mobilisation. En outre, l’échec partiel de la démocratisation culturelle est patent. Entre 1980 et 2000, les crédits publics de la culture sont multipliés par quatre. Parallèlement, le pourcentage du nombre de personnes ayant accès aux institutions culturelles et leur profil socioprofessionnel restent très similaires aux périodes précédentes. Les différentes études menées au ministère de la Culture témoignent également d’une forme d’échec de la démocratisation culturelle.
4Ce contexte et les éléments de ce bilan interpellent dès 2001 les politiques de la ville de Lyon, d’autant plus que cette période marque le commencement d’un nouveau mandat. Le volet culturel du Contrat de ville, doit-il rester cantonné dans le champ du développement social ? Ne serait-il pas plus pertinent d’interpeller le champ des politiques culturelles ? Cette interrogation demande un diagnostic plus large que ceux précédemment effectués sur la politique culturelle. Les précédentes analyses avaient conduit la ville à assumer son contexte urbain de ville-centre d’agglomération concentrant ressources, compétences et savoir-faire artistiques et culturels et accueillant le réseau des grands équipements culturels. Côté budget, cent millions d’euros étaient réservés aux politiques culturelles dont quatre-vingt-dix-huit étaient attribués aux vingt institutions culturelles les plus importantes. 70 % du budget était distribué à trois institutions : l’Opéra, le Conservatoire et l’Auditorium-Orchestre de Lyon. Le budget culturel alloué aux quartiers représentait 0,3 % de ce budget. Comment alors fallait-il redistribuer moyens, compétences et savoir-faire ?
Projet Kaléidoscope : mini-spectacles musicaux créés et interprétés par 300 amateurs de Vénissieux et des Pentes de la Croix-Rousse
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5C’est à cette période que se met en place une structure décisionnaire : l’adjoint à la culture, l’adjoint aux évènements et à l’animation culturelle et l’adjoint à la politique de la ville créent une plateforme d’échange et de pilotage afin d’envisager les différentes possibilités qui s’offrent à eux. Un chantier concernant spécifiquement la place des équipements culturels dans une politique de solidarité urbaine et sociale est mis en route dès 2001. Trois années de travail seront nécessaires pour parvenir à la signature de la Charte de coopération culturelle. Ses objectifs visent la formation, l’information, la sensibilisation du public et des acteurs culturels aux problématiques de la politique de la ville. Le document recherche également la mise en contact de réseaux d’acteurs : professionnels du Contrat de ville, associations, tissu éducatif, créateurs et institutions culturelles. Les exigences de la Charte peuvent se regrouper en plusieurs points : premièrement, il doit exister, au sein de chaque institution, des référents sensibilisés à la question de la politique de la ville ; ensuite, chaque institution doit rappeler ses missions fondamentales qui devront être respectées ; l’institution doit être transparente en ce qui concerne ses moyens financiers et humains. Les équipements culturels, plutôt que répondre à de multiples interpellations successives, inscriront des engagements pluriannuels dans la Charte.
6J.B. – Pourquoi l’élu a-t-il eu la volonté de définir cette Charte en termes de coopération alors qu’elle se décline dans un plan d’action ?
7Anne Grumet – Je crois que la coopération est une façon de définir une action culturelle au sens où elle permet de passer d’une approche verticale à une approche horizontale. Depuis Malraux, le système culturel français s’est développé dans une approche qui organise un face-à-face entre les opérateurs culturels et leurs tutelles (villes, régions, État, etc.). Ce face-à-face a produit un cloisonnement et parfois de l’isolement. Aujourd’hui, nous avons besoin d’un regard horizontal pour passer à une organisation de politiques culturelles partenariale et multipolaire.
8Il existe, en outre, une série d’oppositions entre centre et périphéries, institutions et réseau associatif, activités pérennes et manifestations évènementielles, entre pratiques professionnelles et pratiques amateurs, culture savante et populaire, qui a paralysé l’approche des politiques culturelles. Nous devons travailler sur ces contrastes. La question centre/périphérie cristallise un enjeu territorial : historiquement, le système institutionnel s’est déployé dans le centre alors que les pratiques artistiques et culturelles se développent aujourd’hui sur un territoire plus large. Justement, un des enjeux de la Charte de coopération culturelle est de travailler sur les lieux de vie des gens. Cet enjeu nécessite un état d’esprit et une méthode.
Projet Kaléidoscope : mini-spectacles musicaux créés et interprétés par 300 amateurs de Vénissieux et des Pentes de la Croix-Rousse
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9Un autre enjeu est d’inciter les institutions culturelles à travailler entre elles ou avec d’autres acteurs de la scène artistique. Or, elles se situent parfois à tort ou à raison sur un terrain de concurrence d’activité, de fonctionnement, de résultat. Les critères d’expertise utilisés par les collectivités publiques pour les évaluer renforcent parfois cette concurrence lorsqu’ils se limitent à la validation de l’équilibre budgétaire ou de la fréquentation – certes indispensable – mais devant être complétés de critères visant à reconnaître et à favoriser toutes les formes de coopération.
10Enfin, coopérer c’est reconnaître que la culture est une partie consubstantielle du développement de la ville, au même titre que l’économie, l’urbanisme et le social. C’est une approche nouvelle que nous devons mettre en forme. Tant que nous considérerons la culture comme un secteur d’activité de la ville, elle ne sera abordée que par son poids budgétaire et par ses contraintes organisationnelles. Si nous avons une approche plus ouverte et horizontale, qui convoque, dans la définition d’une politique culturelle, l’ensemble des acteurs de la cité, nous parviendrons à une ouverture pour des développements aujourd’hui indispensables.
11La coopération est finalement devenue un réel objectif de politique culturelle. Elle est allée au-delà, devenant ainsi un état d’esprit et une méthode de travail.
12J.B. – Par le biais de la Charte, l’Opéra s’investit comme un acteur de la ville et dans la ville et pas seulement comme un acteur du champ de la culture.
13Serge Dorny – L’action artistique ne doit pas exclure l’action culturelle. Il est vrai que, bien souvent, le monde artistique s’est isolé, l’artiste n’est pas toujours conscient de la cité dans laquelle il opère et grâce à laquelle il existe. Il était immunisé, jusqu’à aujourd’hui, de cette participation à une vie de la cité. Je pense qu’il faut réussir à trouver un juste équilibre entre l’action culturelle et l’action artistique. Des institutions comme l’Opéra de Lyon peuvent faire de l’action culturelle parce que ce sont des actions artistiques, sinon elles n’auraient pas de raison d’être dans cette mission. Une institution comme la nôtre a pour devoir de créer des œuvres lyriques du plus haut niveau et de les diffuser au plus grand nombre. Deux éléments sont réunis : l’action de produire de l’art, des spectacles, de développer de la qualité, mais également celle d’ouverture sur la société et de participation à la dynamique de la cité. Je pense que cette deuxième responsabilité a longtemps été perdue de vue et n’est pas encore complètement retrouvée.
14La notion de Charte culturelle est une très bonne chose car elle identifie les institutions culturelles avec une mission artistique. Ces établissements doivent être conscients de leur statut d’acteur citoyen avec des responsabilités citoyennes. L’idée même de réunir un ensemble d’institutions est une leçon intéressante. Elle nous permet d’abord une prise de conscience. D’autre part, il est important qu’une institution comme l’Opéra de Lyon, avec une vocation initiale artistique, trouve un équilibre entre son activité artistique et son champ social. Ils ne doivent pas être indissociables l’un de l’autre, ils se justifient l’un l’autre. Ainsi, chaque structure peut élaborer des plans de concentration sur des quartiers précis. Les besoins sont vastes. L’équilibre est également nécessaire car nous ne sommes pas des animateurs. Nous ne pouvons pas remplacer les animateurs et nous ne devons pas nous en excuser. Cette Charte comporte un élément très important, elle signifie que la culture a une place et une mission dans cette société et dans l’évolution de l’ensemble du territoire. C’est un moyen politique dans le sens premier du terme. On avait oublié que la culture et l’art avaient une capacité politique.
15J.B. – En quoi a consisté concrètement le mode opératoire de la Charte ?
16M.V. – L’objectif visait à sortir d’un certain nombre d’injonctions générales : « les équipements doivent aller à la rencontre des quartiers et des habitants… ». Le principe de la Charte consiste, au contraire, à organiser ou exprimer des attentes vis-à-vis des diverses structures culturelles. L’espace d’articulation est la politique de la ville. Il est donc bien question d’un certain nombre de territoires désignés, nommés. La première tâche nécessite de préciser dans le même temps les projets respectifs des territoires et des équipements culturels concernés.
17Il est demandé aux équipes de maîtrise d’œuvre des quartiers de sortir d’une approche technique, et parfois peu audible et de simplifier les projets de quartier en les précisant, afin que les attentes en matière culturelle et artistique soient décodées. Par exemple, dans le cas du quartier de la Guillotière, le projet est connecté à l’histoire de ce territoire lié à l’immigration. Le travail porte alors sur des questions de dialogue interculturel, de mémoires d’immigration. Ce projet appelle donc la participation d’un certain type d’institutions culturelles qui se consacre à l’archivage, la conservation et la valorisation des mémoires. La Charte nous oblige donc à préciser des objectifs sur des territoires et avec des projets précis.
18Nous avons eu la chance de bénéficier de trois ans de travail, de rencontres, de sensibilisation des uns et des autres, entre 2001 et 2004, avant la signature de la Charte. En termes d’attentes politiques, il est souvent nécessaire d’aller vite et d’avoir des résultats rapides. La Charte nous permet de poser des orientations sur les trois prochaines années. Nous reconnaissons que les institutions ont un fonctionnement de paquebot : nous devons leur laisser du temps pour évoluer progressivement. Plutôt que de leur demander de répondre à des sollicitations qui varient tous les trois mois, nous leur demandons de choisir de s’investir, dans le respect de leurs missions, parmi les quartiers et les thématiques de travail.
19Le principe de coopération, tel qu’il est défini, est en réalité une coopération sur chacun des projets d’orientation. Lorsque l’on a un projet de territoire défini (comme à la Guillotière), nous interpellons des acteurs experts du territoire, ou des problématiques sociales, éducatives et des institutions externes artistiques et culturelles. Le principe de la Charte est de mettre ces acteurs en coopération, en dialogue, autour d’un projet écrit et partagé.
20J.B. – Comment les actions de la Charte se sont concrétisées dans le cadre de l’Opéra ?
21S.D. – Nous avons défini deux territoires qui nous intéressaient particulièrement et qui exprimaient cette volonté de redéfinition de la ville. Nous nous sommes attachés au territoire de la Croix-Rousse, avec une attention particulière pour ses populations en grande précarité. La deuxième préoccupation était de relier le centre-ville à l’espace urbain. Nous avons choisi Vénissieux. Historiquement, l’école de l’Opéra de Lyon se situe dans cette ville. Nous étions déjà présents, mais personne n’en avait conscience. Il y avait une raison d’être, nous investissions déjà le territoire et ce terrain connaissait une situation de précarité. Nous avons réalisé un travail de fond, tout d’abord dans l’unification d’un réseau, de relais, de partenaires. Nous ne nous substituons pas au travail fait par les associations de ces quartiers et leur MJC ; nous proposons plutôt une relation permettant la capitalisation d’expertises, de moyens, la connaissance de chacun. Notre troisième volet concerne la formation et ce, afin d’encourager les collaborateurs et les artistes à participer à ce travail par le biais de l’aménagement de contrats. Si l’institution est volontaire, il est nécessaire qu’elle s’équipe et propose de l’accompagnement de formation continue pour que ses actions aient une chance de réussir.
22A.G. – Du point de vue de la ville, la Charte de coopération culturelle nous a conduits à adapter notre propre organisation pour mener à bien notre rôle de pilotage ou de gouvernance de la Charte. Une équipe au sein de la direction des affaires culturelles a entièrement été dédiée à cela. Je pense que nous devons poursuivre nos efforts sur la question de la gouvernance d’un outil comme celui-ci, en associant dans cette phase de bilan, l’ensemble de ses acteurs pour réfléchir à sa nécessaire évolution.
23D’autre part, concernant le pilotage de la politique culturelle elle-même, nous sommes sans doute, comme beaucoup de grandes villes, dans un profil de direction et d’organisation culturelle gestionnaire plutôt que dans un profil de pilotage par projets transversaux, pluri-partenarial et multipolaire. Il faut donc développer une véritable culture de l’adaptation pour répondre à ce nouvel objectif. Ce qui a été particulièrement intéressant avec la Charte de coopération culturelle, c’est d’avoir dû aussi, et surtout, ajuster notre organisation au niveau politique pour un pilotage transversal entre plusieurs délégations : la culture, la politique de la ville, l’insertion, l’événement et les animations.
24J.B. – Toutes les institutions ne se sont pas investies de la même manière. Quelques unes ont connu des blocages. Pourquoi certaines évolutions n’ont pas abouti ?
25M.V. – L’écart entre le positionnement général des institutions dans les années quatre-vingt-dix et aujourd’hui est très visible. Une mise en mouvement positive a été réalisée et se concrétise par une centaine d’engagements.
26En revanche, le dispositif cache des disparités en termes d’investissement. Avec notre recul actuel, nous pouvons estimer aujourd’hui qu’un tiers des institutions est très engagé et construit de l’action et de la réflexion ; un autre tiers tente des projets mais ne les aboutit pas ; enfin, la dernière part regroupe des institutions qui ne se sentent absolument pas concernées. Plusieurs explications peuvent être avancées : certaines structures ne considèrent pas la Charte comme une priorité ; ensuite, les organismes de petite taille éprouvent des difficultés à redéployer des ressources pour investir des territoires et des thématiques. De plus, des institutions précurseurs sur des thématiques avant même la signature de la Charte ne parviennent pas aujourd’hui à se repositionner sur des questions nouvelles de territoire ou de proximité.
27S.D. – L’action culturelle représente avant tout la création d’un répertoire, nous sommes en constante création. Chacun doit se réinventer, en sachant que l’espace urbain bouge de façon continue. Les institutions ont été cristallisées, figées comme si la société n’allait jamais évoluer. On constate aujourd’hui que c’est un leurre. L’action culturelle a besoin d’être attentive, à l’écoute. C’est un moyen de rester pertinent.
28M.V. – Il existe un risque de torpeur. La Charte étant mise en avant régulièrement, elle ne doit pas devenir un écran qui masque tout le travail restant à réaliser. Par ailleurs, nous nous retrouvons face à des structures beaucoup plus investies que d’autres. Devons nous communiquer sur cette différence ? Enfin, dans ce contexte économique tendu pour les collectivités, pour l’État et pour les institutions culturelles, la Charte pourrait être fragilisée.
29La tentation, pour certains équipements culturels, pourrait être de faire des économies sur les actions engagées au titre de la Charte de coopération culturelle. Ce sera un véritable test de l’intégration effective de la démarche au sein de chacun d’entre eux.