Notes
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[1]
Jean-Claude Gaudin, Conférence de presse sur la politique de Marseille, janvier 2008.
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[2]
Françoise Taliano-des Garets, Les métropoles régionales et la culture, La Documentation française, Paris, 2007.
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[3]
Bernard Latarjet, Interview avec Piotr Czarzasty, Aqui, journal en ligne, 5 août 2008.
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[4]
Michel Peraldi, Michel Samson, Gouverner Marseille, La Découverte, Paris, 2005.
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[5]
Philippe Poirrier, Changement de paradigme dans les politiques culturelles de villes, Hermès, 2006.
La candidature victorieuse de Marseille au titre de ville-capitale culturelle de l’Europe en 2013 est aujourd’hui la principale justification du projet culturel urbain. Toutes les opérations en cours et à venir y trouvent une nouvelle cohérence, autour d’un fil conducteur qui vise, selon les propos mêmes du maire Jean-Claude Gaudin, à « affirmer Marseille comme espace privilégié du dialogue des cultures entre l’Europe et la Méditerranée » dans la dernière conférence de presse [1] qu’il a consacrée, au début de cette année, à la politique culturelle de la ville.
1Marseille n’a jamais eu dans son histoire la réputation d’une ville culturelle : gouvernée par une bourgeoisie marchande plutôt éloignée de la culture légitime, privée pendant longtemps de grands équipements, et tardivement convaincue de sa créativité culturelle, la ville s’est longtemps satisfaite de son statut d’agglomération périphérique, voire d’une cité quasiment étrangère à la nation. Les récits qui dominent encore sur Marseille font état d’une ville exceptionnelle par son indifférence aux logiques de distinction qui organisent depuis l’après-guerre la vie culturelle publique.
2L’observation des politiques culturelles mises en œuvre depuis l’après-guerre conduit à nuancer quelque peu l’affirmation d’une exception marseillaise. Certes, la ville a certaines caractéristiques propres (le caractère étendu du territoire municipal, l’enclavement relatif par rapport à l’hinterland, l’importance de la population anciennement ou récemment immigrée, le poids relatif de la pauvreté, l’importance de la façade maritime dans la vie sociale). Il ne s’agit pas de les nier : en faire le principe d’un particularisme marseillais en matière culturelle serait largement improductif. En effet, depuis le début des années cinquante, la ville a connu, à quelques différences près, la voie commune des grandes agglomérations en matière de politique et de programmation culturelles. Marseille n’a jamais été en tête pour ce qui concerne les dépenses culturelles : elles atteignent, avec une somme totale de 124 millions d’euros pour le dernier budget voté, environ 10 % du budget municipal, contre 167 millions pour l’éducation et 81 millions pour le sport. Ce chiffre est loin de mettre en tête la ville de Marseille pour ce qui est de l’engagement culturel, mais il faut aussi tenir compte de l’importance des dépenses de solidarité et de sécurité de la municipalité. Comme dans d’autres régions, la commune constitue la première force d’intervention en matière culturelle dans la région, les autres villes étant d’une taille très différente et la ville moyenne d’Aix-en-Provence, naguère siège de la culture légitime en Provence, n’est plus en mesure de proposer une alternative à la vie culturelle de la grande ville voisine. Il faut aussi prendre en compte le fait que le département et la région ont aujourd’hui une affiliation politique opposée à la mairie, et que la coopération entre les trois échelons des collectivités territoriales est loin d’être optimale, c’est un euphémisme. La dernière campagne électorale, qui a opposé, en un combat serré, le maire sortant UMP Jean-Claude Gaudin à son challenger socialiste, également président du conseil général des Bouches-du-Rhône, Jean-Noël Guerini, a montré que les enjeux culturels n’étaient pas, comme on le prétend trop souvent lorsqu’on considère que la vie sociale marseillaise est organisée autour de l’Olympique de Marseille, de la pétanque et du beach soccer, quantité négligeable dans la ville.
3Si Marseille n’a peut-être jamais entièrement comblé les considérables retards qu’elle avait en matière culturelle, comme Lille, au sortir de la guerre, elle est devenue très proche des villes à la vie culturelle plus classique, comme Lyon ou Bordeaux, par la remise en état des grandes institutions de la culture légitime (opéra, théâtre national de la Criée, musées divers [2]). Il n’y a plus, sous ce rapport, d’exception marseillaise, même si l’on s’interroge quelquefois sur la qualité ou sur le fonctionnement de ces équipements en ce début de siècle. Dans ce domaine, il est vrai, le flamboiement des années quatre-vingt, soutenu par le triplement en dix ans des dépenses culturelles, n’est plus d’actualité. Marseille avait su attirer des personnalités d’envergure nationale (particulièrement Dominique Wallon à la direction des services, et Germain Viatte à la direction des musées), sous l’impulsion du maire Gaston Defferre et de sa femme, véritable muse culturelle municipale, Edmonde Charles-Roux. La réouverture de la Vieille Charité, devenue espace culturel polyvalent prestigieux et les grandes expositions comme La planète affolée, ont attiré l’attention sur Marseille au moment même où des plasticiens, comme Richard Baquié ou Gérard Traquandi, étaient reconnus au niveau national et même, pour le premier, au-delà. Les années quatre-vingt-dix, sans doute moins exubérantes (mais il ne s’agit pas là d’une spécificité marseillaise), furent cependant une période de consolidation : on peut citer particulièrement la création de la scène nationale du Merlan, dans un quartier plutôt déshérité et au cœur même d’un centre commercial où les couches populaires dominent, la création du remarquable festival de Marseille, l’ouverture du musée d’Art contemporain de la rue d’Haïfa, les débuts de l’expérience interdisciplinaire de la Belle de Mai et l’implantation du Centre national des arts de la rue. Au cours de cette période, la montée en puissance du rap marseillais, forme musicale et poétique originale qui ne se situe pas dans la périphérie du « gangsta rap » américain, mais qui a inventé un style propre caractérisé par une ambition artistique affirmée, a renforcé l’image de Marseille effervescente dans le domaine artistique, alors même qu’un certain nombre de plasticiens actifs disparaissaient ou quittaient la ville, happés par la concentration croissante de la vie artistique dans les métropoles où le marché se localise.
4Comme d’autres villes, Marseille entend alors utiliser la dynamique culturelle comme levier de développement et comme outil de reconnaissance internationale. Marseille, plus que d’autres villes, a été frappée par la crise des finances publiques et par un désenchantement croissant à l’égard des capacités de l’initiative culturelle à réduire les inégalités sociales ou à produire des environnements sociaux plus consensuels et moins violents. Simultanément, un certain nombre d’acteurs indépendants (artistes-plasticiens, acteurs, metteurs en scène) renoue avec un goût pour l’insularité et le localisme qui ne cède en rien à l’indifférence croissante des élus à l’égard des injonctions de l’État dont les budgets, de plus en plus contraints, réduisent l’autorité culturelle. Dans ce contexte plutôt difficile, et qui n’est pas propre à Marseille, la ville a réorienté son projet culturel autour de deux éléments principaux :
- le premier axe est celui de la rénovation ou de la création d’équipements muséaux. Pour ce qui est de la remise à niveau, on notera principalement le projet du Grand Longchamp, qui réunira le musée des Beaux-Arts, l’Observatoire de Marseille et le Muséum d’histoire naturelle en un ensemble mieux intégré dont l’accès sera rendu plus facile par la création d’une zone piétonnière, d’espaces de stationnement et d’une promenade sur l’aqueduc. Le projet s’appuie, de manière peut-être optimiste, sur la notion de Marseille capitale culturelle et scientifique. Le projet neuf est celui du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, dont la création et la préfiguration ont donné lieu à de nombreuses péripéties : il semble aujourd’hui assuré d’ouvrir, avant 2013, au sein du projet architectural ambitieux de Rudy Ricciotti sur les Docks : s’il n’est pas nécessairement destiné à produire les effets du bâtiment de Frank Gehry à Bilbao, dont l’exemple est devenu une obsession pour tous les élus des villes portuaires désindustrialisées, il peut constituer une vraie force d’appel pour la requalification de Marseille dans le domaine du tourisme culturel international. D’une manière plus générale, ce projet structurant s’inscrit dans une réflexion, sans doute en partie inspirée de l’exemple de Barcelone, qui vise à recomposer la vie urbaine de Marseille autour de sa façade maritime, en réoccupant, avec des équipements culturels ou de loisir, un espace interstitiel qui a longtemps été une barrière entre les Marseillais et la Méditerranée : un bel exemple peut être trouvé dans la réinsertion de la cathédrale néo-byzantine de la Major dans le tissu urbain, alors qu’elle était largement obérée par la circulation routière. Si Marseille entreprend ces travaux bien après qu’ils aient été réalisés dans d’autres grandes villes de la Méditerranée, c’est que les élus ont enfin compris que l’attractivité de la ville, révélée au cours des dernières années, doit être pérennisée par des équipements structurants ;
- le deuxième élément est caractérisé par le soutien à des formes culturelles qu’on pourrait caractériser de post-légitimes : c’est le cas des friches de la Belle de Mai, pionnières dans le domaine de l’intégration de ces lieux de déprise industrielle dans l’espace culturel public, des arts de la rue et de l’action dans les quartiers. Plus que dans d’autres villes, la candidature de Marseille au titre de capitale culturelle a permis de remettre la culture, souvent considérée comme non prioritaire en un temps de crise économique et financière, au centre d’un projet de ville. Il semble que la ville se soit saisie plus tard que d’autres, à la fois par manque d’intérêt et par manque de savoir-faire des administrateurs locaux de la culture, de la dimension structurante, fédératrice et communicative de la culture. Le déclin progressif de la politique de l’État, tant en matière d’incitation intellectuelle que de capacités financières n’a pas vraiment donné lieu à Marseille, comme dans d’autres capitales régionales, à la définition d’une politique culturelle rigoureusement argumentée.
5Le recours à une personnalité non locale, Bernard Latarjet, ancien collaborateur de Jack Lang et longtemps porteur des rencontres des cultures urbaines au parc de la Villette, probablement un des lieux les plus dynamiques en matière d’hybridation sociale et artistique, mais aussi de reconceptualisation de l’action culturelle, est un signe de bon augure, si l’on considère que le localisme a pu constituer un obstacle à la dynamique culturelle au cours des premiers mandats de Jean-Claude Gaudin. Bernard Latarjet ne se paie d’ailleurs pas de mots. Répondant au journaliste Piotr Czarzasty [3], il n’hésite pas à s’exprimer en ces termes : « Je suis toujours étonné d’entendre que pour les étrangers, Marseille c’est une ville de pêcheurs qui vendent leurs poissons sur le Vieux Port, par exemple ; on dit aussi que c’est une ville du Maghreb, une ville qui fait peur ». Selon le chef de projet de Marseille capitale européenne de la culture 2013, le titre permettra « de combler le retard flagrant au niveau du rayonnement culturel de Marseille… À l’échelle de la deuxième ville de France, c’est une urgence ».
6On comprend aisément que les élus aient très fortement recentré la communication de leur projet culturel autour d’un ancrage euro-méditerranéen qui a pu jouer, dans le passé, le rôle d’un stigmate. Le haut niveau de tensions inter-culturelles, dont les scores du Front national en ville ont longtemps été un symptôme, ne doit pas masquer le fait que Marseille est aussi, sans doute en dehors de toute forme de légitimisme culturel ou politique, un lieu d’intégration et d’effervescence artistique. Les élus ont tardivement compris que ce qui faisait la spécificité de la ville, ses immigrés et sa dimension « illégitime » était aussi une des conditions de sa reconnaissance nationale et internationale. Inverser le stigmate de la mauvaise réputation pour en faire l’instrument d’une reconquête symbolique, tel est aujourd’hui le mot d’ordre unitaire, que le maire décline comme suit dans sa communication officielle : en distinguant deux ambitions appuyées l’une sur l’autre, la première, internationale (la capitale culturelle euro-méditerranéenne) et la seconde, locale (assurer la diversité culturelle dans la vie quotidienne). Jean-Claude Gaudin s’appuie sur une conception franchement multiculturelle du monde qui est toujours susceptible d’être mise en question par la politique nationale, si l’affirmation de l’identité nationale s’intensifie ou par la situation géopolitique internationale, en particulier dans la zone méditerranéenne. Le projet culturel est doublement territorialisé : il s’insère d’une part dans l’espace euro-méditerranéen, qui reste aujourd’hui un espace flou et disputé ; il suppose d’autre part une meilleure insertion de Marseille dans son espace régional, ce qui suppose une meilleure coordination intercommunale et l’interaction productive des trois niveaux des collectivités locales. Bernard Latarjet est tout à fait fondé à parler de « Marseille-Provence » pour 2013, mais il convient que les parties jouent le jeu et rompent définitivement avec un localisme qui tient à la fois à la situation historique de Marseille et aux modes locaux de gouvernance, comme l’ont remarqué à juste titre Michel Peraldi et Michel Samson [4]. La réussite du projet suppose aussi bien une reconquête de l’espace public, loin d’être acquise aujourd’hui, et une reconquête de l’espace civique, probablement encore plus difficile.
7Dans son analyse de la légitimation progressive de l’intervention municipale, Philippe Poirrier [5] fait remarquer que quatre éléments en constituent l’argumentaire : le rayonnement et le prestige culturels de la cité, l’aide à la création, la démocratisation culturelle et l’impact économique pour la cité. Selon lui, deux grandes logiques s’imposent : la logique interne au champ culturel est prise elle-même dans une tension continue entre le mécénat libéral (soutien aux artistes) et la préoccupation sociale (égalisation des conditions d’accès à la culture). La seconde logique est externe : elle instrumentalise la culture et en fait un outil économique et symbolique. Le projet culturel de Marseille, reformulé autour de la candidature de la ville au titre de capitale culturelle, rassemble toutes ces contradictions au plus haut degré. La référence explicite à deux échelles de territoire est une bonne illustration de la tension entre deux logiques. Il appartiendra aux acteurs mobilisés de se saisir de cette contradiction pour en faire un outil productif qui pourra à la fois mettre fin à la malédiction localiste et ne pas céder à un « méditerranéisme » conceptuellement faible.
Bibliographie
Références
- Jean-Louis Fabiani, Marseilles, A City beyond Distinction, Communication au congrès de l’American Anthropological Association, San Jose, USA, novembre 2006, 28 p.
- Marseille XXe. Un destin culturel, Via Valeriano, Marseille, 1995.
Notes
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[1]
Jean-Claude Gaudin, Conférence de presse sur la politique de Marseille, janvier 2008.
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[2]
Françoise Taliano-des Garets, Les métropoles régionales et la culture, La Documentation française, Paris, 2007.
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[3]
Bernard Latarjet, Interview avec Piotr Czarzasty, Aqui, journal en ligne, 5 août 2008.
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[4]
Michel Peraldi, Michel Samson, Gouverner Marseille, La Découverte, Paris, 2005.
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[5]
Philippe Poirrier, Changement de paradigme dans les politiques culturelles de villes, Hermès, 2006.