Couverture de LOBS_033

Article de revue

Un peuple d’artistes

Pages 36 à 40

Comment l’art pourrait-il renier ses racines populaires ? « Populaire », il l’est toujours à l’origine, en tous lieux, en toutes cultures, en Asie et en Afrique comme aux sources de notre propre civilisation. Et s’il peut finalement donner l’impression d’être l’apanage d’une élite, c’est au prix d’un complexe détournement du « bas » vers le « haut ».

1La place manque ici pour développer ce sujet, mais on sait que l’Histoire de l’évolution des pratiques musicales en Occident est en grande partie celle du passage de leur circulation dans des milieux ruraux à une appropriation progressive par les classes dominantes. D’une autre manière, le cheminement historique du théâtre européen montre une lente évolution qui, des Mystères du Moyen Âge au théâtre de cour en passant par les carnavals et les foires, nous a menés, au cours des siècles, à une sorte de confiscation.

2Sans remonter aussi loin, ce conflit opposant une pratique populaire de l’art – l’usage collectif de mythes et de symboles – à ce que Bourdieu appelait une culture de distinction qui sert à renforcer un mode de domination, est au moins aussi ancien que notre république. Et il s’agit bien, au fond, d’un combat politique.

L’éducation populaire, prémices de la démocratisation culturelle

3En France, les premières grandes associations d’éducation populaire, parmi lesquelles la Ligue de l’enseignement, naquirent des révolutions parisiennes de 1830 et 1848. Et la Commune de Paris provoqua la prise de conscience d’une culture ouvrière que la IIIe République s’attacha à consolider. Plus tard, la relance des mouvements d’éducation populaire découla directement du Front populaire qui surgit en réaction à la menace de la guerre et du fascisme. L’action du secrétariat d’État aux Sports et aux Loisirs de Léo Lagrange fut un moment pionnier de cette évolution. Les CEMEA, ou les chantiers de jeunesse, par exemple, sont issus du grand mouvement de 36, où l’usage du temps libéré par les « congés payés » tint une place importante.

4La guerre, puis le gouvernement de Pétain, cassèrent cet élan, mais le profond mouvement initié en France au début du XIXe siècle se continua souterrainement. Jeune France, organisation dirigée par Pierre Schaeffer, avait beau dépendre du gouvernement de Vichy, certains, dont lui-même, y poursuivirent un travail sous-jacent de démocratisation et d’irrigation culturelle des provinces. Après la défaite, Joffre Dumazedier, qui avait organisé des stages ouvriers à l’école d’Uriage, fonde, en 1944, Peuple et Culture. Le combat contemporain contre ce qu’on nomme marchandisation n’est pas nouveau : en lutte contre le capitalisme, il défendait déjà l’idée de « développement culturel » pour s’opposer à celle de « développement économique ».

5À partir de la Libération, le nouveau gouvernement utilisera l’art et la culture pour « ravauder » l’identité culturelle d’un pays déchiré par la guerre et l’Occupation : ces moments de l’Histoire sont propices à l’usage politique de valeurs immatérielles. La Libération sera l’occasion d’un élan national de démocratisation de la culture. C’est ainsi que s’explique la renaissance, à cette époque, des « mouvements de jeunesse » au sein de l’Éducation nationale. Le lien entre le monde ouvrier et les pratiques culturelles se renoue grâce aux comités d’entreprise et aux stages de réalisation parrainés par la direction de l’Éducation populaire. La Ligue de l’enseignement se reconstitue et des mouvements surgissent, qui existent encore, comme Travail et Culture. C’est aussi le début du grand mouvement de décentralisation à l’origine des centres dramatiques nationaux qui portera dans ce qu’on appelait des « déserts culturels » l’idéal d’un théâtre au service de la rencontre entre les Hommes.

6Mais c’est un terrain où les pouvoirs politiques s’affrontent et les clivages ne manquent pas de réapparaître sous la Ve République. Les communistes, qui défendaient l’Éducation populaire, perdent un peu de l’aura conférée par la Résistance. Les vieux « démons féodaux » resurgissent. Gauche et droite s’affrontent autour de cet enjeu : au niveau de l’État, la « Jeunesse », qui comprend le théâtre amateur, est coupée de l’Éducation. La Culture, quant à elle, prend de la hauteur, en se séparant des mouvements d’Éducation populaire sous la tutelle d’André Malraux qui ne veut entendre parler que de « professionnels ».

7Le combat reprend. Malraux, devenu ministre des Affaires culturelles, créera bien les premières maisons de la culture, mais il penche plus vers le « grand art » que vers une vraie démocratie.

8Un puissant mouvement, dont on voit à quel point il a partie liée avec une conception de la vie en société, est étouffé dans l’œuf. Et, jusques et y compris dans les « années Lang », cette tendance a perduré. D’un côté, les « vrais artistes », de l’autre « l’animation socioculturelle ». Surtout, ne pas confondre les torchons et les serviettes.

9Pourtant, entre-temps, il y eut Mai 68, le théâtre d’improvisations collectives et la Déclaration de Villeurbanne signée par des gens aussi divers que Francis Jeanson ou Roger Planchon… On pouvait y lire notamment : « Nous le savons désormais, et nul ne peut plus l’ignorer : la coupure culturelle est profonde. […] c’est notre attitude même à l’égard de la culture qui se trouve mise en question de la façon la plus radicale. Quelle que soit la pureté de nos intentions, cette attitude apparaît […] comme une option faîte par des privilégiés en faveur d’une culture héréditaire, particulariste, c’est à-dire tout simplement bourgeoise ». Cette déclaration, signée le 25 mai 1968, répondait au choc des « événements ». Une violente reprise de conscience du vieux clivage qui éveilla fugitivement les consciences mais ne transforma pas durablement notre rapport à l’art. La fracture entre un art « noble », allégé des contraintes de son temps, héritier de l’art pour l’art, et la forme que prennent les mêmes disciplines lorsqu’elles sont pratiquées hors des lieux consacrés, n’est pourtant qu’un trompe-l’œil. L’art n’est pas en dehors du monde. Sa force tient à sa capacité à exprimer ce monde en le symbolisant. La séparation de nos vies en problématiques sociales et artistiques mène à une impasse. Le renouveau des arts vivants passe par un retour de ces pratiques vers les communautés qui les suscitent et les appellent.

Le clivage entre art et société

10Il s’agit donc bien d’une lutte, qui prend aujourd’hui une tournure particulièrement dangereuse, avec l’offensive d’une marchandisation généralisée qui ne laissera bientôt même plus place à un art savant. Nous sommes face à un choix de civilisation. Un combat entre une société de commerce qui ne reconnaît que le profit et ce monde du symbolique qui a pour horizon l’évolution de la société par la transformation des relations entre ses membres.

11« L’art, disait Dubuffet, ne naît jamais dans les lits qu’on lui prépare ». Il naît du frottement d’une nécessité : le besoin de sens d’une communauté, avec une forme artistique qui n’a pas vocation à se figer, mais à se renouveler au contact de la vie.

12Lorsqu’il évolue dans un cercle restreint de spécialistes nourris de références coupées de leurs sources contemporaines, l’art se stérilise. Il cesse d’être ce langage utilisé par la collectivité pour se dire à elle-même ce que les mots seuls sont impuissants à dire. Il devient objet de consommation et de distinction. L’instant de la représentation (ou de l’exposition) n’est que l’un des maillons d’une chaîne : ce qui fait défaut à la création contemporaine, c’est la conscience de cet aller-retour entre source et réception. Pour que des formes nouvelles aient une chance d’apparaître à l’ensemble de la communauté, il faut leur permettre d’exister dans un territoire commun. Non seulement, en se connectant au réel, l’art ne perd pas sa noblesse, mais c’est le mouvement-même de sa régénération. Comment, autrement, les formes se renouvelleraient-elles ?

13Dans une société de plus en plus divisée entre riches et pauvres, une minorité d’artistes se détache du terrain dont elle est issue pour prendre le chemin de la réussite individuelle, d’autres se regroupent en chapelles : chacun lutte pour sa survie.

14Mais ceux qui œuvrent dans des lieux où la culture trouve laborieusement sa place (hôpitaux psychiatriques, prisons, milieux ruraux, banlieues, quartiers « difficiles », lieux d’accueils de sans domicile fixe, etc.), s’ils le font dans une certaine précarité et une demi-obscurité, apportent des réponses aux besoins les plus forts. Il ne s’agit pas de juger sur un résultat, mais de considérer la profondeur de l’acte dans le temps. L’art est alors vécu comme ce qu’il est : un irremplaçable outil d’ouverture au monde. C’est ainsi qu’il peut inventer de nouvelles formes que les écrins mondains ne sauraient susciter. Voilà pourquoi l’action culturelle et artistique doit être hautement légitimée.

15Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une volonté politique. Une volonté qui s’inscrive dans le mouvement de l’histoire en rejetant la pusillanimité ambiante, en luttant contre les lobbies, ceux du commerce comme ceux des barons de la culture. Nous n’avons pas d’autre choix. Il s’agit de ne laisser personne sur le bas-côté dans le processus de circulation des idées et des œuvres. Et, bien que peu de responsables en aient conscience, rien n’est plus authentiquement politique.

16Au moment où notre société se fragmente jusqu’à constituer des micro-cultures hermétiques les unes aux autres, les arts dits vivants sont un champ de reconstruction privilégié. Loin de camoufler un travail de moindre importance derrière un alibi social, il s’agit de prendre en compte le lien entre l’identité culturelle et la fonction symbolique de l’art. Un demi-siècle après la création du ministère de la Culture, une vraie politique culturelle consisterait à rompre avec le mépris dans lequel sont tenues les expériences et les équipes qui tentent de se connecter à la société telle qu’elle se vit.

17Si l’on veut que le mot art ait un sens pour les générations futures, il faut avant tout que cette société reconnaisse la valeur de ce qui est immatériel et ne se monnaye pas. Il faut nous souvenir que ce qui soude vraiment un groupe humain, c’est une culture, c’est-à-dire un certain nombre d’idées, de mythes et d’utopies. Une mémoire collective. Ce qui constitue – depuis les Grecs en Occident – le fond même d’une culture partagée.

Un avenir sans culture ?

18Quelle place pouvons-nous ménager à cette part essentielle de l’humain, si nous imitons les États-Unis, pays où aucun véritable service public n’a jamais pu se construire, pas plus en ce qui concerne la culture que dans d’autres domaines ? Nous voilà précipités, malgré notre histoire, vers une inféodation totale au mode de vie et de pensée « anglo-saxon » et si nous n’inventons pas de nouvelles formes de résistance, nous sommes en passe de rendre notre avenir invivable. Dès lors que nous acceptons de laisser s’imposer dans l’espace dit « public » des dispositifs de surveillance qui transforment nos lieux de vie commune en espaces contrôlés où ce qui échappe à l’échange marchand est prohibé, le symbolique est condamné.

19Il s’agit d’un combat profond entre deux conceptions de l’existence collective. Comme le savait Joffre Dumazedier et avant lui Victor Hugo, la conception symbolique est le principal adversaire d’une vision du monde quantitative qui s’efforce en permanence de la soumettre. Or, ces deux conceptions sont comme l’eau et le feu : lorsqu’il cède devant la norme quantitative, le symbolique disparaît. Conférer une valeur marchande à un moment, un geste ou un objet artistique, c’est en détruire la valeur symbolique. C’est ce qui est véhiculé dans l’entre-deux relationnel qui donne sa valeur au moment, au geste, à l’objet – la trace d’un instant. Quantifier cela, c’est en effacer la valeur symbolique, par définition inquantifiable. Les arts vivants, ce n’est jamais de la consommation, c’est du partage, de la transmission, une transformation de notre relation.

20Chacun, en entrant dans un lieu d’art, doit percevoir qu’il est irremplaçable, qu’il n’est pas là seulement parce qu’il a payé un billet. Créer un tel climat dans un lieu de commerce et de contrôle est un leurre. Pour que l’art puisse agir, il faut un état d’esprit, un climat propice au partage, à l’émotion. Il est important de rester dans une salle de théâtre pour parler avec la troupe et les gens présents, car l’art est un vecteur de relation.

Verbatim

« Un des enjeux majeurs d’une politique cinématographique c’est la diffusion : produire de la qualité, dynamiser la diffusion. On doit donc avoir une politique active auprès des cinémas indépendants mais aussi d’art et essai que l’on doit aider à se maintenir ou à se développer car il faut des structures pour que le public puisse venir à la rencontre d’une œuvre audiovisuelle de qualité et développer des mécanismes de médiation culturelle autour des salles de cinéma pour inciter un public à voir un cinéma différent, des films de cinéma d’auteur ou qui n’ont pas toujours au niveau économique les moyens d’avoir une publicité comparable à celle des grosses productions. Développer une politique d’éducation à l’image et dire que le cinéma comme la télévision sont des supports pour permettre à la culture d’entrer dans tous les foyers, en donnant à voir des œuvres de très grande qualité. »
Marie-France Berthet, conseillère régionale Nord-Pas-de-Calais, présidente du CRRAV

21Tout est lié. Si nous laissons s’installer dans notre pays un climat ultra-sécuritaire, il deviendra impossible que les pratiques artistiques agissent sur nos vies. Les artistes sont là pour rappeler notre humanité, notre fragilité derrière le rôle social, le costume, le masque. Ils sont les témoins d’un réel profond, fait d’émotion, de mémoire et d’imaginaire. C’est sur ce réel qu’ils agissent. Dans un contexte aseptisé qui pousse au formatage de l’individu sur un modèle unique, ils ne peuvent agir sur ce réel. Ils ne peuvent que produire de l’ersatz, du divertissement ou une fausse provocation qui ne transforme rien, mais légitime les contraintes d’un prétendu « ordre ».

22C’est pourquoi les vrais artistes ont une forte attraction pour « les lieux de difficulté » où sont à la fois questionnés les cadres de l’art et le statut social de l’individu, ces territoires de relégation où vibre la réalité du prix humain que nous payons pour une société qui exclut.

23Si nous voulons des arts vivants, il faut un minimum de liberté, d’invention, d’inattendu, d’attention à l’autre. Dans un espace sécurisé où la flamme de l’échange est éteinte, où l’on ne peut décider de la façon dont les œuvres sont reçues parce que tout est soumis à l’argent, agir sur la relation humaine devient impossible. Le moment artistique est désactivé, sa réception réduite à la consommation.

24Ces obstacles invisibles à la circulation de l’art et de la pensée sont redoutables. Les surmonter suppose une prise de conscience de ces réalités. Personne ne niera que la France reste (pour combien de temps encore ?) l’un des pays du monde les mieux dotés en matière de service public culturel. Mais, quelque chose d’essentiel est en passe d’être détruit et la plupart des responsables baissent les bras.

25Ce que l’on entend souvent, c’est que l’art est sorti de la sphère de la liberté créatrice et de l’échange pour entrer dans l’ère de la production/consommation, à laquelle il faudrait se soumettre. Ce constat masque le fait que la défense des valeurs artistiques et culturelles demande, toujours, une vraie volonté politique. Il faudrait être en lutte pour autre chose que du prestige ou quelques miettes de pouvoir. Il faudrait un état d’esprit. État d’esprit qui induit le refus des labels. Affirmons que dans les campagnes et dans les villes de notre pays, des hommes et des femmes luttent pour contourner les obstacles, les normes, la non-reconnaissance, pour mettre en œuvre en temps réel l’échange artistique. Et que, si les mots ont un sens, ce qu’ils font s’appelle « art ». Nous ne choisirons pas entre un art valorisé par l’argent – qui induit la mainmise des seigneurs de la mondialisation – et la renaissance du socioculturel. Nous nous battons pour l’art et ce mot nous suffit. Car il contient une exigence humaine et politique inextinguible.

26Quelle que soit l’apparente distance provoquée par le détour symbolique, il n’y a pas d’art sans relation dialectique – passionnelle – au monde. Voici l’un des plus puissants moteurs d’évolution dont nous disposons : un lieu d’échange symbolique, d’aller-retour incessant entre la communauté humaine et elle-même, par le biais du poète. Voilà qui pourrait être pris en compte par ceux qui disent se préoccuper de l’avenir de notre civilisation. Voilà qui mériterait d’être hautement valorisé, lorsque l’on prétend se soucier de démocratie et de lien social.

27Mais comme tout ce qui échappe aux impératifs économiques visibles, on ne fait pas l’effort, au niveau de l’État, des Villes, des Départements, des Régions, de mesurer l’impact dans le temps – un temps peu compatible avec les échéances électorales – de la culture et de l’art. C’est pourtant une question vitale pour une civilisation en passe d’asphyxie utilitariste.

28L’unique chance de faire avancer la réflexion, c’est de revenir à la parole de l’artiste, tout en ouvrant la fenêtre à des modes de pensée extérieurs. Il faut interpeller des sociologues, des ethnologues, des historiens, des philosophes, afin de reprendre conscience de l’importance de ces pratiques dans notre histoire contemporaine.

29Il faut redevenir politique. Si nous voulons agir avec l’ensemble de la société et non nous contenter de conforter quelques corporations ou lobbies, il est important de relier la question de la culture à celles qui se posent dans d’autres groupes de la société, notamment par rapport à la marchandisation du monde. Et la prise de conscience doit être aussi puissante en ce domaine que dans ceux de l’agriculture, de l’alimentation, de l’écologie, ou simplement de la démocratie…

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