Notes
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[1]
Nous remercions chaleureusement Amin Allal, Samuel Hayat, François Jarrige, Julien Talpin, Karel Yon et les relectrices et relecteurs anonymes du Mouvement social pour leurs avis et conseils sur différentes versions de cet article, qui n’engage que ses trois auteurs. Nous remercions également le service de reprographie des Archives départementales du Nord et l’équipe de la revue pour leur travail qui a permis de faire figurer les illustrations relatives au texte.
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[2]
J. Trinelle, « L’Union de Lille à la Belle Époque : une coopérative ouvrière entre 1892 et 1914 », mémoire de maîtrise en histoire, Université Lille 3, 2004.
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[3]
E. Furlough, Consumer Cooperation in France : the Politics of Consumption, 1834-1930, Ithaca, Cornell University Press, 1991 ; A. Gueslin, L’invention de l’économie sociale. Idées, pratiques et imaginaires coopératifs et mutualistes dans la France du XIXe siècle, Paris, Economica, 1998 ; P. Toucas et M. Dreyfus (dir.), Les coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005.
-
[4]
C. Willard, Le Mouvement socialiste en France, 1893-1905. Les guesdistes, Paris, Éditions sociales, 1965 ; J.-N. Ducange, Jules Guesde. L’anti-Jaurès ?, Paris, Armand Colin, 2017.
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[5]
A. Chatriot, « Les coopérateurs », in J.-J. Becker et G. Candar (dir.), Histoire des gauches en France, Paris, La Découverte, 2005, vol. 2, p. 91-97.
-
[6]
P. Cossart et J. Talpin, « “Les coopératives ne valent que pour battre monnaie”. Les relations du champ politique socialiste et de la coopération ouvrière à Roubaix (fin XIXe-début XXe siècle) », in L. Le Gall, M. Offerlé et F. Ploux (dir.), La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIXe-XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 163-178 ; P. Cossart et J. Talpin, « Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation. Étude de la coopérative ouvrière La Paix à Roubaix (1885-1914) », Revue française de science politique, vol. 62, n° 4, 2012, p. 583-610.
-
[7]
E. Fureix et F. Jarrige, La modernité désenchantée : relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015 ; M. Offerlé, « Capacités politiques et politisations : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles (1) et (2) », Genèses, nos 67 et 68, 2007, p. 131-149 et p. 145-160 ; L. Le Gall, « Des processus de politisation dans les campagnes françaises (1830-1914) : esquisse pour un état des lieux », in J.-C. Caron et F. Chauvaud (dir.), Les campagnes dans les sociétés européennes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 104-139.
-
[8]
Y. Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 2017 ; Id., « Pour une sociologie historique de la compétence à opiner “politiquement”. Quelques hypothèses de travail à partir de l’histoire électorale française », Revue française de science politique, vol. 57, n° 6, 2007, p. 775-798.
-
[9]
É. Vanneufville, Pages flamandes de Moulins-Lille et Wazemmes, Fouesnant, Yoran Embanner, 2010 ; L. Marty, Chanter pour survivre. Culture ouvrière, travail et techniques dans le textile, Roubaix 1850-1914, Lille, Fédération Léo Lagrange, 1982 ; Y.-M. Hilaire, « Les ouvriers du Nord devant l’Église catholique (XIXe et XXe siècles) », Le Mouvement social, n° 57, 1966, p. 181-201.
-
[10]
M. Hastings, Halluin la Rouge, 1919-1939. Aspects d’un communisme identitaire, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1991.
-
[11]
D. Ourman, « Sur la rencontre de deux visages du socialisme européen : les influences du socialisme belge sur le socialisme français, la coopération (1885-1914) », Revue internationale de l’économie sociale, n° 280, 2001, p. 80-91.
-
[12]
P. Brizon et E. Poisson, La coopération, Paris, A. Quillet, 1913, p. 221-223. Il s’agit du tome 8 de A. Compère-Morel et J. Lorris (dir.), Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière, Paris, A. Quillet, 1912-1921, 12 vol.
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[13]
La plupart des sources primaires mobilisées ont été consultées aux Archives départementales du Nord (ADN) et à la bibliothèque municipale Jean-Lévy de Lille (BJL). Des documents issus des Archives nationales du monde du travail (ANMT), à Roubaix, nous ont permis d’étudier l’histoire de l’Union de Lille et de la coopération dans le Nord après les années 1950 et ne sont donc pas directement mobilisés ici. Certains éléments ont été consultés par l’intermédiaire des archives constituées par le Groupe mémoire à Moulins, société d’histoire locale que nous remercions chaleureusement. Des sources secondaires, telles que l’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière. Tome 8 : la coopération, de P. Brizon et E. Poisson (1913) ou Le Maitron, nous ont également fourni des informations sur l’Union et ses protagonistes.
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[14]
Voir la notice « Samson Henri, Noë », http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article85421, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 22 septembre 2016.
-
[15]
D. Lefebvre, « Coopération et socialisme. La fédération socialiste du Nord (fin XIXe-XXe siècles) », in J. Vavasseur-Desperriers, J.-F. Sirinelli et B. Ménager (dir.), Cent ans de socialisme septentrional, Lille, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 1995, p. 55-66.
-
[16]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, juillet 1902.
-
[17]
A. Chatriot et M. Fontaine, « Contre la vie chère », Cahiers Jaurès, n° 187-188, 2008, p. 97-116.
-
[18]
D. Ourman, « Sur la rencontre de deux visages… », art. cité.
-
[19]
ADN, 198 J 13, Statuts de l’Union de Lille, 1905, art. 3.
-
[20]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique pour la constitution de société coopérative (renseignements juridiques, statuts types, formules diverses, renseignements généraux), Lille, Éditions de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, 1911, p. 91.
-
[21]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 3.
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[22]
Ibid.
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[23]
E. Furlough, Consumer Cooperation in France…, op. cit., p. 178.
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[24]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 71.
-
[25]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 6.
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[26]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, février 1908.
-
[27]
Ibid., juillet 1902.
-
[28]
ADN, 198 J 20, Rapport d’Henri Samson, secrétaire de la Fédération des coopératives du Nord, au 5e congrès national de la coopération socialiste (23-24-25 avril 1905), Nantes.
-
[29]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 6.
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[30]
G. Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 90 ; A. Albert, « Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle Époque. Invention, innovation ou reconfiguration ? », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 67, n° 4, 2012, p. 1049-1082.
-
[31]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 5.
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[32]
Ibid., p. 10.
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[33]
A. Devaux, Les sociétés coopératives de consommation dans le Nord et principalement dans l’arrondissement de Lille, Lille, Imprimerie Le Bigot Frères, 1907 ; G. Marlière, La coopération dans le Nord et le Pas-de-Calais. Étude historique, Saint-Amand-les-Eaux, Maurice Carton, 1935.
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[34]
BJL, 88201, « La coopération et ses bienfaits », brochure publiée par le Comité spécial de l’Union de Lille, 1900.
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[35]
P. Brizon et E. Poisson, La coopération, op. cit., p. 221-223.
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[36]
Archives du Groupe mémoire. Tract de l’Indépendante – Boulangerie coopérative, 1903 ; G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 37.
-
[37]
A. Devaux, Les sociétés coopératives…, op. cit., p. 224.
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[38]
A. Chatriot et M.-E. Chessel, « L’histoire de la distribution : un chantier inachevé », Histoire, économie et société, vol. 25, n° 1, 2006, p. 67-82 ; M.-E. Chessel, Histoire de la consommation, Paris, La Découverte, 2012.
-
[39]
ADN, 198 J 13, Règlement intérieur de la Fédération des coopératives de la région du Nord, février 1901 ; D. Lefebvre, « Coopération et socialisme… », art. cité.
-
[40]
J. Gaumont, Histoire du Magasin de gros des coopératives de France (1906-1931), Paris, PUF, 1932.
-
[41]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, mai 1903.
-
[42]
G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 200.
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[43]
P. Cossart et J. Talpin, « “Les coopératives ne valent que pour battre monnaie”… », art. cité, p. 166-167.
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[44]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 88.
-
[45]
F. Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014.
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[46]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 84.
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[47]
Ibid.
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[48]
D. Linhardt et F. Muniesa, « Tenir lieu de politique. Le paradoxe des “politiques d’économisation” », Politix, n° 95, 2011, p. 7-21.
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[49]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, juillet 1902.
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[50]
Ibid., novembre 1904.
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[51]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 92.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
P. DiMaggio et W. Powell, « The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, n° 48, 1983, p. 147-160.
-
[54]
D. Rousselière, « Économie sociale et démocratie économique : approche historique des règles “démocratiques” au sein des organisations d’économie sociale en France », Économie et solidarités, vol. 36, n° 2, 2007, p. 175-191.
-
[55]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 1.
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[56]
Ibid., art. 16.
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[57]
Ibid., art. 13.
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[58]
Ibid., art. 49 et 50.
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[59]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 51.
-
[60]
P. Cossart et J. Talpin, « Les Maisons du Peuple… », art. cité.
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[61]
G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 129.
-
[62]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 28-32.
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[63]
Ibid.
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[64]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 81.
-
[65]
Y. Déloye, Sociologie historique du politique, op. cit., p. 103.
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[66]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, juillet 1902.
-
[67]
G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 129.
-
[68]
ADN, J034, H. Samson, « Origine des emprunts », 1908.
-
[69]
P. Cossart, Le meeting politique : de la délibération à la manifestation (1868-1939), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
-
[70]
L’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative publiée sous la direction d’Adéodat Compère-Morel a joué un rôle important dans le socialisme (notamment guesdiste) de la Belle Époque, et contribué à développer cette vision du « socialisme des trois piliers ». Voir V. Chambarlac, « L’Encyclopédie socialiste, une forme singulière pour une cause politique ? », Genèses, n° 57, 2004, p. 4-22.
-
[71]
J. Gaumont, Au confluent de deux grandes idées, Jaurès coopérateur, Guéret, Presses du Massif Central, 1959 ; S. Celle, « Le mouvement coopératif dans le socialisme de Jean Jaurès et Marcel Mauss », mémoire de master 1 en économie appliquée, Université Lille 1, 2014.
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[72]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 92.
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[73]
Il s’agit ici de rappeler ces activités sociales et culturelles de la coopérative sans les prendre pour objets d’étude en tant que tels, mais en ce qu’elles sont indissociables de la politisation des pratiques économiques au sein de l’Union. E. Furlough, Consumer Cooperation in France…, op. cit. ; P. Cossart et J. Talpin, « Les Maisons du Peuple… », art. cité.
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[74]
A. Gueslin, L’invention de l’économie sociale…, op. cit., p. 280-286.
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[75]
E. Furlough, Consumer Cooperation in France…, op. cit. ; P. Toucas et M. Dreyfus (dir.), Les coopérateurs…, op. cit.
-
[76]
J.-N. Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier en Bretagne, 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[77]
A. Mélo, « Quelle histoire pour nos coopératives ? L’exemple des coopératives de Savoie », Revue internationale de l’économie sociale, n° 325, 2012, p. 94-102 ; M. Dreyfus, « Mutualité et coopération : une histoire par trop méconnue », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 133, 2016, p. 169-180.
-
[78]
J. Scott, Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990.
-
[79]
E. P. Thompson, The Making of the English Working Class, Londres, Victor Gollancz, 1963 ; Id., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past and Present, n° 50, 1971, p. 76-136.
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[80]
G. Noiriel, Les ouvriers dans la société française…, op. cit. ; A. Garrigou, Le vote et la vertu, comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de Sciences Po, 1992 ; Y. Déloye, Sociologie historique du politique, op. cit. p. 75-104.
-
[81]
M. Mauss, « La coopération socialiste », L’Humanité, 3 août 1904, in Id., Écrits politiques. Textes réunis et présentés par Marcel Fournier, Paris, Fayard, 1997, p. 142-147.
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[82]
T. Duverger, « Jean Jaurès, apôtre de la coopération : l’économie sociale, une économie socialiste ? » : https://ess.hypotheses.org/391.
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[83]
B. Ménager, « Le socialisme municipal dans le nord de la France des origines à 1939 », in J. Vavasseur-Desperriers, J.-F. Sirinelli et B. Ménager (dir.), Cent ans de socialisme septentrional, op. cit., p. 67-77.
1En 1892, à Lille [1], quelques ouvriers créent la coopérative de consommation « l’Union de Lille » dans le quartier populaire et industriel de Moulins [2]. Comme de nombreuses coopératives de consommation créées à cette époque [3], l’Union prend d’abord la forme d’une boulangerie et connaît rapidement un succès considérable, comptant 8 500 familles adhérentes à la veille de la Première Guerre mondiale. Dès ses débuts, l’Union est investie par les militants socialistes lillois et devient un relais de premier ordre pour le Parti ouvrier français (POF) et les « guesdistes [4] ». En 1900, outre ses activités coopératives, l’Union abrite dans ses locaux la Fédération du Nord du POF, ainsi que son Imprimerie ouvrière qui publie Le Travailleur, journal officiel du parti. Ce faisant, l’Union s’affirme comme un centre névralgique des mondes ouvriers et socialistes lillois, et devient une vitrine de la coopération socialiste dans le Nord et le reste de la France.
2Les règles de la coopération de consommation ont émergé en Europe occidentale au XIXe siècle. Elles sont formalisées dans les « principes de Rochdale », ville située près de Manchester où des ouvriers tisserands fondent en 1844 la société des « Équitables Pionniers ». Démocratie, porte ouverte, ristourne, rémunération fixe ou limitée du capital, vente au comptant et au prix courant du marché, affectation d’une partie des excédents à des œuvres sociales ou culturelles, etc. : ces principes se sont diffusés et imposés dans le reste du mouvement à la fin du XIXe siècle. La coopérative n’en reste pas moins une association économique qui peut servir des groupes sociaux et des projets idéologiques variés. En France, de 1895 à 1912, des débats traversent et divisent le mouvement entre les tenants du « principe de neutralité », fédérés autour de l’économiste Charles Gide et de l’Union coopérative (aussi appelé « École de Nîmes »), et les promoteurs de la coopération socialiste, tels Benoît Malon et Marcel Mauss, regroupés autour de la Bourse des coopératives socialistes [5]. En 1912, le pacte d’unité coopérative regroupe la plupart des acteurs de ces deux mouvements au sein de la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC), qui réaffirme l’indépendance de la coopération à l’égard des partis et syndicats. Dans la mesure où ses dirigeants cherchent à en faire un modèle de coopération socialiste, l’Union de Lille se révèle être un objet heuristique pour saisir les enjeux des débats sur les liens entre coopérative et parti.
3À partir du cas de la coopérative « la Paix » à Roubaix, Paula Cossart et Julien Talpin montrent comment, par l’entremêlement des sociabilités ordinaires et politiques, celle-ci a constitué un « espace de politisation » des ouvriers [6]. Toutefois, dans leurs travaux sur la coopérative, ils abordent peu l’organisation et les pratiques économiques elles-mêmes. Or, les discours qui les soutiennent les attachent souvent explicitement à des objectifs politiques. L’hypothèse de cet article est que les principes de la coopération socialiste, sans cesse rappelés par les dirigeants de l’Union de Lille, forment une offre de « politisation par l’économique » en inscrivant l’activité coopérative dans un projet socialiste. Prenant acte des écueils des thèses « diffusionnistes » ou de la « modernisation démocratique », et d’une politisation vue comme « descente de la politique vers les masses [7] », nous adoptons une approche qui, si elle reconnaît l’importance d’un « paradigme de la domination » des élites républicaines imposant des normes de citoyenneté et d’organisation politique spécifiques, analyse aussi la « traduction » locale de ces dynamiques [8]. Les processus de politisation sont dès lors appréhendés comme le résultat d’une « acculturation politique », d’échanges et d’interactions entre plusieurs « matrices culturelles » et phénomènes socio-économiques contextualisés.
4À ce titre, l’Union a constitué pour les classes populaires lilloises un point de contact et d’échange entre des sociabilités rurales teintées de religiosité importées des Flandres française et belge, et des sociabilités ouvrières qui se développent avec l’industrialisation et la vie en quartier ouvrier dans les villes du Nord [9]. À partir des années 1880, alors que la Troisième République s’installe, le socialisme se diffuse en s’appuyant et en alimentant cette culture à la fois populaire, rurale et de classe [10]. Une partie des socialistes français s’insèrent dans le système électoral en l’adaptant à leurs objectifs : à Lille, des militants, tels Gustave Delory ou Henri Ghesquière, s’affilient au parti de Jules Guesde et portent à sa suite une vision de la lutte électorale comme instrument pour la lutte des classes et la mise en place d’une république sociale. Dans le Nord, la coopération socialiste donne ainsi à voir la combinaison de la mouvance guesdiste avec la culture ouvrière locale et un socialisme belge de masse et engagé précocement dans la coopération [11]. Les dirigeants de l’Union, Henri Samson le premier (voir encadré), font fréquemment référence au Vooruit, fondé à l’initiative d’Édouard Anseele à Gand en 1880, tandis qu’une partie des ouvriers qui créent l’Union s’en inspirent directement [12].
Henri Samson, directeur-gérant de l’Union de Lille
5Ces militants, les dirigeants de l’Union et d’autres coopérateurs dévoués, sont ces « traducteurs » qui se chargent, notamment par des écrits et des discours, de la « conversion » des règles coopératives, des pratiques économiques et des sociabilités populaires dans une perspective socialiste. Il convient ici de préciser que l’essentiel des sources mobilisées ont été produites par l’élite ouvrière et militante de l’Union et du socialisme lillois. La difficulté à trouver des comptes rendus de réunion ou des registres de coopérateurs donne par conséquent une image partielle du fonctionnement de la coopérative, en occultant certaines dimensions, comme les pratiques quotidiennes ou la place des femmes dans la coopérative [13].
6Dans cet article, nous montrons que les pratiques de consommation et l’organisation coopérative sont inscrites dans un projet politisé, visant à améliorer la condition des classes populaires lilloises tout en en faisant des consommateurs socialistes et en cherchant à concurrencer l’organisation capitaliste. Puis, nous analysons les tensions qui s’observent entre les logiques démocratiques et gestionnaires au sein de l’organisation coopérative de l’Union, en particulier les logiques d’inclusion et d’exclusion à l’œuvre. Nous concluons sur la place de la coopérative dans le « socialisme des trois piliers » – soit le parti, le syndicat et la coopérative –, en montrant que l’Union voit son potentiel de création politique largement subordonné aux impératifs de la lutte électorale et, par là, qu’elle tend finalement à promouvoir une forme de politisation conforme à la modernité politique et économique promue sous la Troisième République.
Soutenir la consommation ouvrière et faire des consommateurs socialistes
Et à ceux qui leur demanderont, mais pourquoi êtes-vous coopérateurs ? Ils répondront : si nous sommes coopérateurs, c’est parce que nous sommes assurés d’avoir toujours des denrées de première qualité ; parce que nous payons moins cher qu’ailleurs pour des marchandises de qualité au moins égale ; parce que nous épargnons sans subir de privations nuisibles à notre santé et qu’ainsi nous pouvons, plusieurs fois par année, procurer aux nôtres un bon vêtement ; parce que la coopérative nous retire du crédit, qui nous emprisonnait et nous étouffait jadis ; parce que nous trouvons dans les causeries, dans les réunions, dans les fêtes de la coopérative, des plaisirs intellectuels ou artistiques qui nous étaient interdits auparavant ; parce que, en soutenant notre société, nous aidons à combattre les iniquités et les injustices du régime capitaliste, en fournissant des munitions pour l’émancipation des travailleurs ; parce que la coopérative ne nous abandonnera pas dans les mauvais jours et qu’elle assurera le pain à nos enfants si nous en sommes un jour incapables ; parce que pour une minime cotisation nous obtenons de grands avantages à la Société de Secours mutuel, soutenue par l’Union de Lille ; parce que, enfin, en nous solidarisant avec nos meilleurs camarades, nous avons la satisfaction du devoir accompli en préparant un avenir meilleur à nos enfants [16].
8Cet extrait fournit un condensé des motifs mis en avant pour adhérer et consommer à la coopérative. Derrière ces motifs se dessine la figure du bon consommateur, que valorisent les dirigeants coopératifs et, par extension, les militants socialistes lillois. En négatif s’observent aussi les frontières qui différencient ce consommateur d’acteurs et de pratiques adverses.
Améliorer le quotidien des classes laborieuses par la socialisation de leur consommation
9Au tournant du siècle, les mobilisations « contre la vie chère » et le « pain cher » contribuent à l’engagement des socialistes français sur les questions de consommation qu’ils considéraient jusqu’alors comme superflues [17]. La coopération apparaît pour beaucoup une option valable et avantageuse, car elle permet d’améliorer les conditions de vie populaire en organisant et fédérant les travailleurs autour de la socialisation de la consommation. Sur le modèle belge [18], l’Union se constitue d’abord en boulangerie coopérative, la production de pain exigeant peu de capitaux et représentant un marché stable avec d’importants bénéfices. L’appellation « Union », utilisée par de multiples coopératives (« l’Union d’Amiens » ou « l’Union d’Houplines ») renvoie à l’idée que « l’union fait la force ».
10Dans les statuts de l’Union de Lille [19], les articles relatifs à ses visées ne font jamais mention du projet socialiste : ils attachent seulement la coopérative à un objectif socio-économique. Ainsi, en mettant leurs ressources en commun, les coopérateurs peuvent acheter en gros et fournir des produits de bonne qualité et à meilleur prix. En pratique toutefois, les prix des marchandises vendues (pain, vêtements, aliments) sont au moins aussi élevés que ceux du marché. En général, en magasins coopératifs, ces prix sont majorés de 10 à 30 % par rapport aux prix d’achat, et le plus souvent calqués sur ceux du commerce local, comme pour le pain dont le prix est fixé à 50 centimes [20]. Les excédents permettent d’assurer les frais généraux, le financement d’œuvres de propagande et de solidarité, comme « venir en aide aux sociétaires malades ou blessés, se trouvant dans l’impossibilité absolue de travailler [21] ». Par ces excédents s’effectue la socialisation des dépenses de consommation des familles adhérentes.
11Cette majoration permet également de « réaliser, au bénéfice de ses membres et dans l’intérêt de toute œuvre utile à l’émancipation des travailleurs, des économies sur les dépenses de consommation, en vue d’être réparties à la fin d’exercice entre tous les associés au prorata de leur consommation [22] » par le biais de la « ristourne ». Celle-ci est articulée à un système monétaire propre à l’Union fondé sur des jetons (Fig. 1) : achetés à l’avance et utilisés durant la semaine, ils permettent d’assurer une provision de pain et de parer aux aléas du quotidien (chômage, maladie). Ce système de jetons, étendu à l’ensemble des activités commerciales de l’Union, consolide l’activité et facilite les opérations comptables, notamment en ce qui concerne le nombre de pains à cuire, estimé à partir des jetons vendus au début de chaque semaine [23]. Un jeton dit « de partage » est remis à chaque coopérateur lors de ses achats : à la fin de chaque semestre, tous se voient reverser une ristourne au prorata de leurs achats, comptabilisés grâce aux jetons accumulés.
Jetons de partage de l’Union, s.d.
Jetons de partage de l’Union, s.d.
12La coopérative cherche à se démarquer des organisations capitalistes jusque dans la terminologie, également objet de lutte : la ristourne constitue « simplement la restitution d’un trop-perçu prélevé au moment des achats […] qu’on qualifie à tort de bénéfices, profits ou dividendes [24] ». D’où l’opposition des coopératives et militants socialistes au projet d’impôt sur le revenu pour les coopératives en 1908. À l’Assemblée nationale, Jules Guesde souligne que la plupart des coopératives ne vendent pas au public, comme l’Union qui ne vend qu’à ses seuls associés [25] :
Or, cette différence entre l’excédent et le profit et l’effort collectif demandé par la coopérative, ne sont pas évidents pour tous les coopérateurs. Ainsi, en 1898, à la suite d’une hausse du prix des farines et du pain chez les autres boulangers, « un grand nombre de coopérateurs prirent du pain, à notre insu, pour des parents et des amis, et d’autres s’affilièrent chez nous momentanément [27] ». Le détournement ou l’incompréhension des principes de la coopération socialiste existent à l’Union, et expliquent que les dirigeants s’évertuent à les expliquer par un travail de justification, voire de pédagogie, constitutif de leur traduction politisée du projet coopératif.Voilà des ouvriers qui se réunissent, qui consentent à se distribuer le pain qu’ils fabriquent en le payant plus cher qu’ils ne le paieraient s’ils l’achetaient chez le boulanger, chez le commerçant. Ils ont en s’imposant cette surcharge l’idée de créer une œuvre de solidarité et vous appelez cela un bénéfice, un profit ! Ce n’est pas un profit commercial. Nous ne devons être frappés ni par la patente, ni par l’impôt sur le revenu parce que nous n’avons ni revenus, ni bénéfices, ni profits [26] !
Les « bienfaits de la coopération » et leur apprentissage
13La politisation de l’activité coopérative se fait par plusieurs voies et sur différents registres, parfois contradictoires, en essayant par tâtonnements de construire une doctrine de la coopération socialiste autour de la question de l’exploitation des consommateurs et de l’organisation de la force de consommation des travailleurs. À l’occasion du Ve congrès national de la coopération socialiste en avril 1905 à Nantes, Henri Samson souligne, à partir de l’exemple des coopératives du Nord :
La coopération, dans ses allures pacifiques, est pour nous une arme des plus révolutionnaires […]. L’idéal à atteindre, c’est la suppression à tous les degrés des intermédiaires, la mise en contact direct de la capacité de production et de la capacité de consommation de la classe ouvrière, par suite la libération de l’individu des deux castes sociales qui vivent sur lui en parasite : de la bourgeoisie commerciale qui l’exploite dans ses besoins de consommateur, de la bourgeoisie industrielle qui l’exploite dans sa puissance de producteur [28].
15L’Union ambitionne d’incarner une alternative au modèle capitaliste en favorisant la suppression ou l’évitement des intermédiaires – qualifiés de « parasites » – entre producteur et consommateur. La ristourne doit montrer à l’ouvrier qu’une partie de ce qu’il paie dans le commerce classique constitue un « vol » de la bourgeoisie commerciale. Dans cette logique, et suivant un principe coopératif, l’Union « ne vend expressément qu’au comptant [29] » et développe une critique virulente de la vente à crédit (le « crédit à la quinzaine ») proposée par les économats patronaux [30], qui entraîne des dépenses exagérées de l’ouvrier « et le trouble dans son ménage, si ce n’est la misère [31] ». Par la ristourne et la vente au comptant, l’Union instaure une épargne « automatique », présentée comme vertueuse et peu contraignante en étant intégrée à la pratique coopérative et en servant à la fois des intérêts individuels et de classe.
Il faut aussi leur faire comprendre que la coopération est un moyen d’épargne automatique qui ne leur coûtera aucun autre effort que celui de concentrer au magasin coopératif toute leur puissance d’achat, ce qui leur permettra d’économiser chaque jour, sans qu’ils s’en aperçoivent, une certaine somme d’argent qui sera d’autant plus élevée que l’auront été leurs achats [32].
17Des détournements existent néanmoins. Par exemple, certains commerçants rachètent aux coopérateurs en manque de liquidités leurs jetons de partage à un montant moindre que les ristournes qu’ils pouvaient en escompter [33]. Face à cela, et pour aider les coopérateurs dans la nécessité, l’Union a mis en place à partir de 1901 une caisse de prêt proposant, non pas des crédits, mais une avance sur les ristournes correspondant aux jetons de partage rassemblés depuis le début du semestre. Les dirigeants de l’Union insistent régulièrement sur le fait que les prix de la coopérative ne sont en définitive pas plus élevés qu’ailleurs. Dans la brochure « La coopération et ses bienfaits », « Jacques » explique à « Pierre » que si le prix du pain est moins élevé chez les commerçants, en réalité les coopérateurs « le payent beaucoup moins cher […]. C’est comme si, chaque fois que la ménagère achète un pain, elle mettait dans une tirelire une pièce de 10 centimes [34] ». Une publicité pour les cafés vendus par l’Union regrette par ailleurs que « ne tenant pas compte de ces avantages (ristourne, caisse de secours, qualité garantie), [les sociétaires] trouvent que nous vendons plus cher qu’ailleurs. Il y a là une erreur profonde de la part de nos sociétaires qui tiennent ce raisonnement… » (Fig. 2).
Annonce d’Assemblée générale ordinaire et extraordinaire, 1901
Annonce d’Assemblée générale ordinaire et extraordinaire, 1901
Bâtir une organisation puissante : professionnalisation, rationalisation et modernisation à l’Union
18En dépit de ces difficultés, l’Union connaît un succès commercial, comme en témoigne la hausse continue du nombre d’adhérents : 743 sociétaires en 1894 ; 1 968 en 1895 ; 4 000 familles en 1897 et 8 500 en 1913 [35]. L’Indépendante, boulangerie se disant « coopérative », est lancée en 1903 par la Fédération des syndicats indépendants, qui entend défendre « l’intérêt des petits commerçants » avec l’objectif explicite de concurrencer l’Union et ainsi faire barrage au « péril collectiviste [36] ». La concurrence vient des petits commerçants détaillants, nombreux dans les quartiers ouvriers lillois, qui redoublent d’inventivité pour fidéliser leurs clients (cadeaux, timbres-rabais, vente à crédit, etc. [37]), mais aussi du développement des « grands magasins » et des magasins à succursales, à Lille comme dans beaucoup de grandes villes à la fin du XIXe siècle [38]. L’Union cherche alors à opposer une organisation puissante et efficace à la concentration capitaliste dans le commerce, adoptant ainsi certaines pratiques commerciales ambivalentes.
19Cette ambivalence est particulièrement visible dans la stratégie commerciale de l’Union de Lille, avec une diversification de la vente (épicerie, mercerie, confection, etc.), la multiplication des succursales à travers la ville et la concentration de ses achats. Dans cette optique, elle a recours à la centrale d’achat régionale de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, créée en 1900 afin de regrouper les coopératives socialistes du Nord [39], et au Magasin de gros de la Bourse des coopératives socialistes à partir de 1906 [40]. Cette stratégie, qui vise à offrir des produits à meilleur prix et de meilleure qualité pour fidéliser et attirer de nouveaux sociétaires, s’appuie aussi sur la publicité car, « comme le commerce particulier, il faut aussi [à la coopérative] ses agents de réclames et de pénétration commerciale pour la préservation de l’œuvre [41] ». Si le mouvement coopératif, au départ méfiant, investit finalement l’instrument publicitaire en mettant l’accent sur son intérêt éducatif plutôt que manipulateur [42], certaines des publicités de l’Union s’inscrivent dans un registre strictement commercial pouvant par là apparaître comme un vecteur de dépolitisation de la coopération socialiste [43] (Fig. 3).
Extrait du bilan du deuxième semestre 1908
Extrait du bilan du deuxième semestre 1908
20Le progrès technique apparaît aussi comme un moyen de concurrencer le commerce capitaliste. Les machines enregistreuses ou la création d’une « boulangerie industrielle » (s’étalant sur près de 250 m2 et produisant jusqu’à 70 000 pains d’un kilo et demi chaque semaine en 1902) illustrent le souci d’innovation et de modernisation économique du mouvement coopératif, régulièrement mises en avant dans les fascicules et prospectus de l’Union. Pour Samson, il est « de la plus grande importance pour les coopératives de suivre les progrès qui se font autour d’elles et de modifier leur organisation au fur et à mesure que des découvertes meilleures viennent perfectionner l’outillage commercial [44] ». Malgré une longue tradition de critique des méfaits de la technologie [45], la fascination dont font preuve les dirigeants coopératifs à l’égard du progrès les inscrit plutôt dans la continuité de l’enthousiasme républicain dominant pour les sciences. Autre exemple de ce souci de modernisation : le système de comptabilité, créé par Bernard Wellhoff – un bourgeois franc-maçon rallié au camp des collectivistes et passé par la Paix de Roubaix – et loué par Samson comme « le piédestal sur lequel repose tout l’édifice [46] ». Un article précise qu’une coopérative « représente en plus grand ce qu’est un ménage ouvrier » et qu’« il est donc indispensable pour les sociétés d’avoir une comptabilité simple, claire, mais précise, permettant à tous les membres d’en comprendre plus ou moins les rouages et d’en tirer profit [47] ». Ce souci de transparence comptable et d’éducation des ouvriers à la bonne gestion économique est ambigu, puisqu’il contribue d’un côté à la démocratisation de l’organisation économique, de l’autre à l’économisation de la vie quotidienne [48] car « dans le domaine de la vie domestique, [la coopération] introduit l’économie, que la ménagère ne doit pas dédaigner [49] ».
21L’organisation du travail au sein de l’Union témoigne également d’une volonté d’exemplarité, tout en se rapprochant sur certains aspects de ses concurrents capitalistes. De fait, elle offre de meilleures conditions de travail à sa cinquantaine d’employés [50] : dans les magasins et la boulangerie, ses employés ont des salaires supérieurs (environ 5 francs par jour contre 3,50 francs pour les ouvriers d’usine), profitent de réductions du temps de travail (environ 8 heures par jour et repos hebdomadaire) et d’un système de protection sociale (accidents du travail, maladie, retraites, etc.) en avance sur les législations sociales du début du XXe siècle. En retour, les employés de l’Union, eux-mêmes coopérateurs, sont appelés à être exemplaires. Ils doivent être syndiqués, mais aussi être de véritables militants coopératifs. Comme le souligne Samson, les « employés doivent surtout être de bons et sérieux militants, c’est-à-dire qu’à l’intelligence et surtout à l’initiative, ils doivent joindre la sincérité, la sociabilité, la sobriété [51] ». L’employé de la coopérative doit être courtois, poli, et faire montre, en dehors de son travail, d’une capacité de mobilisation. Le conseil d’administration doit aussi veiller à recruter les meilleurs employés : « ainsi faisant, les sociétés coopératives auront un personnel sérieux, et ils n’auront rien à envier aux grandes entreprises capitalistes [52] ».
22Cette dernière comparaison est en elle-même parlante. Elle vient encore attester que, si les pratiques de consommation qui se développent au sein de l’Union apparaissent relativement alternatives aux normes dominantes du capitalisme, les pratiques commerciales et professionnelles de la coopérative n’échappent pas aux régulations capitalistes d’un secteur concurrentiel en phase de concentration et de modernisation. On peut à ce titre parler d’isomorphisme institutionnel [53] des coopératives, qui tendent à se rapprocher des autres organisations capitalistes – une analyse qu’on retrouve déjà chez des théoriciens socialistes de l’époque, comme Jean Jaurès ou Rosa Luxemburg.
Logiques inclusives et exclusives d’une coopérative au service du parti
23La gestion économique originale des coopératives est étroitement articulée à sa gouvernance démocratique, dont les règles et les usages ont cependant évolué dans le temps [54]. Si les coopérateurs sont souverains à travers l’assemblée générale, qui se réunit au moins deux fois par an, l’étude des archives nous conduit à souligner la relative dépossession des coopérateurs ordinaires et à questionner les formes de politisation socialiste promues par les dirigeants coopératifs.
Le fonctionnement démocratique et ses limites
24L’Union de Lille, comme toute coopérative et contrairement aux organisations capitalistes, est organisée selon un fonctionnement formellement démocratique. L’assemblée générale (AG) regroupe l’ensemble des sociétaires et est souveraine. Elle discute et approuve les rapports et les comptes, nomme les administrateurs, contrôleurs et commissaires. Selon le principe de la porte ouverte, l’Union est ouverte à toutes les personnes « sans distinction de sexe ou de nationalité [55] » après délibération du conseil d’administration (CA) et à condition d’habiter Lille ou sa banlieue [56]. Chaque sociétaire doit adhérer aux statuts et acheter une part sociale de la coopérative qui est nominative, indivisible et sans intérêt [57]. Une aide financière, qui devient automatique à la fin des années 1890, facilite l’adhésion pour une somme modique (3,50 francs). Par la suite, des retenues systématiques sont réalisées sur les ristournes jusqu’à paiement complet de la part sociale (15 francs), permettant de lever l’une des principales barrières à l’entrée dans l’Union.
25Les AG ont toujours lieu le dimanche après-midi, bien souvent seule demi-journée chômée de la semaine, et se déroulent dans la salle de théâtre de l’Union. Les ordres du jour sont très routiniers, si bien que les pancartes qui annoncent les prochaines AG affichent en gros caractères des événements de convivialité, comme une « Grande tombola », afin d’attirer les coopérateurs (Fig. 4). Les AG ordinaires sont encadrées par un président, deux assesseurs et un secrétaire, et les décisions prises par vote à main levée ou bulletin secret sont enregistrées dans des procès-verbaux et registres spécifiques [58]. Dans son Guide, Henri Samson énonce les conditions de leur « bon » déroulement. Le président « a un pouvoir de police qui lui permettra d’assurer l’ordre et le calme » et doit « conduire la discussion vers le but en vue duquel l’assemblée a été convoquée sans digression oiseuse, sans excès de paroles d’aucune sorte, tout en respectant le droit que possède chaque actionnaire de discuter [59] ». L’AG doit donc être efficace : elle n’a été le plus souvent, semble-t-il, qu’une chambre d’enregistrement de décisions prises par ses dirigeants [60]. Le dispositif scénique, avec d’un côté les dirigeants sur la scène, souvent les mêmes, et de l’autre les coopérateurs ordinaires leur faisant face tels des spectateurs, est peu propice à la participation.
Page de garde du bilan du deuxième semestre 1912
Page de garde du bilan du deuxième semestre 1912
26Dans sa thèse de droit de 1935, Gustave Marlière fournit certains éléments sur la vie et les difficultés des AG où, s’il « se mêla[it] un peu de passion aux débats, il devenait difficile de se faire entendre ; la moindre discussion entraînait une participation générale ». Il évoque aussi les « récriminations oiseuses et mal intentionnées » qui font perdre du temps, ou encore « l’incompétence générale », « l’incapacité de prendre des décisions rapides » et « l’inexpérience » dans les décisions [61]. Cette description tranche avec l’idéal décrit par Henri Samson, mais aussi avec l’absence de traces d’oppositions entre coopérateurs dans les écrits des dirigeants, notamment sur des questions aussi controversées que le subventionnement du parti socialiste. Plutôt que des espaces propices à la délibération inclusive, les AG semblent avoir été le théâtre de prises de parole de coopérateurs demandant à leurs dirigeants des explications ou des comptes sur leurs actions.
De la délégation à la dépossession, pour une organisation puissante
27Ainsi, ce sont surtout le conseil d’administration et le directeur (nommé par ce dernier) qui dirigent la coopérative et assurent son fonctionnement au quotidien. Pour être administrateur de l’Union, les critères sont plus restrictifs que pour être coopérateur. Les représentants de commerce, directeurs, contremaîtres d’usine et autres chefs d’atelier sont d’emblée exclus, selon une logique d’appartenance de classe, ainsi que les parents d’employés, afin d’éviter les conflits d’intérêts. Mais il faut par ailleurs « être français, savoir lire et écrire, et jouir de ses droits civils et politiques [62] », excluant de fait les coopérateurs illettrés, étrangers et les coopératrices. Les femmes ne sont pas représentées dans le CA alors qu’elles jouent un rôle central dans le quotidien de l’Union, même si les archives tendent à les invisibiliser. Selon une division genrée du travail domestique, ce sont elles qui s’occupent le plus souvent de faire les courses dans les magasins coopératifs, et qui gèrent les comptes du ménage. Les dirigeants ne s’y trompent pas, en faisant de ces dernières les cibles privilégiées des publicités coopératives. Mais la propagande à destination des femmes vise d’abord les « ménagères » en tant que femmes de coopérateurs, plutôt que les « coopératrices » en tant que sujets politiques.
28Le CA doit avoir « les pouvoirs les plus étendus pour la gestion des biens et affaires de la Société [63] », que ce soit pour l’approvisionnement, les prix ou la gestion des employés. Il travaille étroitement avec des commissions, elles-mêmes élues par l’AG. La commission de surveillance examine les opérations et documents comptables et en rend compte au CA et aux sociétaires. La commission de propagande, ou « comité spécial », est chargée de la caisse de secours, de la caisse de prêt et de la rédaction des publicités. L’ensemble de ces fonctions (administrateurs, contrôleurs, commissaires) sont coûteuses en temps, et l’on peut supposer que peu d’ouvriers sont alors prêts ou capables de s’y investir. Afin de parer à cet obstacle, ces fonctions peuvent éventuellement être rémunérées dans des conditions déterminées par l’AG. Mais, à l’inverse, les membres de ces commissions peuvent être renvoyés pour non-assiduité aux réunions.
29Le directeur, le CA et les commissions ont donc des pouvoirs importants sur la base d’une légitimité représentative et administrative. Dans ses écrits, Samson défend des pouvoirs étendus octroyés à l’administration, dont il loue une direction « sage et prudente ». Il conseille de limiter le nombre d’administrateurs à « cinq à sept membres intelligents et dévoués [64] » afin de ne pas se perdre dans des « discussions oiseuses », et de les renouveler progressivement pour assurer la continuité et l’apprentissage des nouveaux administrateurs. S’observe ici encore une ambivalence entre l’importance accordée à l’éducation des coopérateurs et la délégation du pouvoir à un petit nombre d’hommes dont les noms reviennent fréquemment dans les archives. En valorisant la délégation de pouvoir aux administrateurs et une certaine réserve des coopérateurs lors des AG, Samson promeut un mode de gouvernement par autocontrainte, amenant les coopérateurs, selon la formule d’Yves Déloye, à « accepter, d’une certaine façon, leur propre docilité [65] ». Comme le résume un Bulletin de la Fédération : « Travail, ordre, prévoyance, économie, telles sont les idées maîtresses qui, généralement, président au sein [des] réunions des [administrateurs] [66] ». Mais l’autonomisation et le pouvoir croissant des administrateurs dans l’Union, le souci d’efficacité dans les délibérations et les compétences attendues nourrissent une tension entre des principes démocratiques et des pratiques hiérarchiques. Une élite coopératrice se forme parmi les administrateurs : elle exclut d’abord formellement les femmes, les étrangers et les ouvriers illettrés, mais aussi de manière plus diffuse une grande majorité des coopérateurs. Gustave Marlière parle ainsi de « l’affaiblissement de la démocratie économique [67] ».
30Une illustration de cette dépossession des coopérateurs se trouve dans l’opacité des manœuvres des dirigeants relatives au financement de la construction des locaux de l’Union. En 1896, il est décidé de construire des locaux grandioses sur le modèle des Maisons du Peuple belges. Un terrain est acheté au 147, rue d’Arras, dans le quartier de Moulins, et les bâtiments sont inaugurés en 1902 (Fig. 5). Or, le financement de la construction repose sur des emprunts répétés dont les dirigeants n’ont de cesse de dissimuler la dette grandissante [68]. Des signes de ces difficultés financières émergent, comme l’émission d’obligations en 1904 ou la recherche de liquidités (hypothèque ou vente d’anciens locaux, nouveaux emprunts, etc.) pour assurer la redistribution de ristournes, mais aucune trace ne suggère que ce déficit a été mis en discussion avec tous les coopérateurs.
La Maison du Peuple à Lille. Carte postale représentant la façade des locaux, inaugurés en 1902
La Maison du Peuple à Lille. Carte postale représentant la façade des locaux, inaugurés en 1902
31Si, à l’Union, la pratique du vote est cardinale, les coopérateurs sont surtout invités, en AG ou en réunion publique, à voter pour valider les décisions et les candidatures des dirigeants, plus que pour véritablement exercer leur souveraineté par le principe majoritaire. Les motions souvent votées à l’unanimité rapprochent aussi l’acte de voter d’une forme de rituel de légitimation. Ce déroulement et certains écrits des dirigeants conduisent à penser, dans la continuité de la thèse de Paula Cossart [69], que la dimension délibérative est largement subordonnée aux impératifs d’efficacité de l’organisation. Malgré tout, soumettre au vote un certain nombre de décisions touchant aux activités socio-économiques de la coopérative a pu inciter les coopérateurs à dénaturaliser ces questions, à les politiser en montrant que plusieurs voies étaient possibles.
La coopération dans le socialisme guesdiste « des trois piliers » : la domination du parti
32Si, à l’Union, l’élément économique contribue donc à déposséder les contributeurs de leur rôle politique, cela doit être replacé dans le cadre de la doctrine du « socialisme des trois piliers », qui consiste à organiser la classe ouvrière autour du parti, du syndicat et de la coopérative dans une perspective socialiste [70]. Le rôle de la coopérative dans cette doctrine est discuté par des théoriciens comme Marcel Mauss et Jean Jaurès [71], et l’idée de s’appuyer sur le pilier coopératif pour construire la société socialiste se retrouve aussi chez Henri Samson. Selon lui, la coopérative « est la cellule qui prépare la future organisation sociale où la répartition des richesses sera faite et établie sur le seul travail » ; elle accoutume les hommes du peuple « à prendre en main les rouages de l’organisation économique et envisager l’avenir avec plus de sérénité [72] ». En socialisant la « force de consommation » des ouvriers, elle finance un ensemble de services de protection sociale (caisse de secours aux malades, accidentés du travail ou grévistes ; société de secours mutuels ; funérailles civiles, etc.) et de services culturels (salle de jeux, salle des fêtes, fanfares, chorale, théâtre, bibliothèque) qui renforcent le sentiment d’appartenance des coopérateurs à l’Union et à la classe ouvrière, en offrant une culture politique socialiste alternative adossée aux sociabilités populaires [73].
33Cette politisation de classe est indissociable d’une politisation partisane. Les socialistes, de Jean Jaurès à Jules Guesde, ont d’abord été méfiants vis-à-vis de la coopération. Depuis le Congrès ouvrier socialiste à Marseille en 1879 jusqu’au début des années 1890, la plupart des dirigeants socialistes français, de plus en plus influencés par le marxisme au détriment de l’associationnisme quarante-huitard, voient dans la coopération un outil de distraction et de division de la classe ouvrière [74]. Dans le Nord, les partisans de Guesde font preuve d’un certain pragmatisme en investissant les coopératives créées à partir des années 1880 : devant l’engouement que suscite ce mode d’organisation dans les milieux populaires, fortement influencés en ce sens par les réalisations du socialisme belge, ils décident de l’intégrer au système d’encadrement socialiste. Plus précisément, dans la vision guesdiste du « socialisme des trois piliers », syndicats et coopératives sont subordonnés au parti. La coopérative constitue alors un outil de propagande, de politisation et de financement de la lutte électorale.
34En effet, la spécificité de nombreuses coopératives socialistes du Nord, dont la Paix de Roubaix, la brasserie l’Avenir de Fives, l’Union d’Houplines, la Fraternelle Amandinoise de Saint-Amand et d’autres encore, réside dans l’affiliation au parti et, plus concrètement, dans le principe du financement systématique, d’abord du POF, puis de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) après 1905 [75]. Si ces coopératives peuvent mettre en œuvre les activités qu’elles souhaitent, une partie de l’excédent monétaire est systématiquement reversé au parti. Ainsi, les coopératives adhérentes à la Fédération des coopératives socialistes du Nord, telle l’Union de Lille, versent une cotisation annuelle ou semestrielle de 0,66 % du chiffre d’affaires de leurs boulangeries et estaminets (déduction faite du trop-perçu), et de 0,25 % du chiffre d’affaires des autres branches de commerces (épicerie, confection, chaussures, rouennerie, charbons, etc.) au Comité fédéral du parti socialiste. Celui-ci redistribue 50 % de la somme perçue aux sections socialistes locales au prorata de leurs membres inscrits et des consommations de ces derniers – les sections socialistes ayant donc intérêt à pousser leurs adhérents à devenir coopérateurs.
35Au moment de la création de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, ce principe de subventionnement ne fait pas l’unanimité parmi les coopératives, entre celles qui s’y refusent catégoriquement et celles qui souhaitent être libres de financer d’autres partis socialistes. Au contraire, l’Union s’affirme comme la figure de proue de ce mouvement, en accueillant la Fédération dans ses locaux rue d’Arras dès sa création, tandis que Samson en prend la direction. Lors du congrès de la Bourse des coopératives socialistes, renommée entre-temps Confédération des coopératives socialistes et ouvrières, qui se tient à Calais en 1911, Samson s’oppose vigoureusement à l’unité coopérative – opposition qu’il continue à porter par la suite, même s’il est finalement contraint de rallier la FNCC après 1912. Ce financement est aussi critiqué par les adversaires directs de l’Union, telle l’Indépendante, qui ne cesse de rappeler sur ses tracts et brochures de propagande que ses coopérateurs se voient, eux, redistribuer l’ensemble des « trop-perçus ».
36L’appropriation du discours guesdiste et les critiques internes à l’Union sont en revanche plus difficiles à cerner et peu visibles dans les archives. Les articles de presse publiés par l’Union au moment du lancement de l’Indépendante affirment que ses coopérateurs sont en accord avec ce principe de financement, ce que la hausse du nombre de sociétaires tend à confirmer. Un autre argument va dans ce sens : les dirigeants coopératifs, eux-mêmes ouvriers pour la grande majorité, sont aussi souvent militants socialistes et syndicaux. Ce sont ces « hommes occupés [76] » ou leurs amis du parti, par leurs mandats électifs, qui représentent les ouvriers dans les institutions municipales et nationales et obtiennent certaines victoires allant dans le sens des intérêts de la classe ouvrière. S’ils apparaissent lointains, ils sont régulièrement présents lors de réunions politiques à l’Union, et certains, comme Jules Guesde ou Gustave Delory, maire de Lille puis député du Nord, sont très appréciés et applaudis lors de ces meetings.
37Les coopératives de consommation forment un mouvement social majeur sous la Troisième République. Une approche en termes de « traduction » de la politisation dans l’histoire du mouvement des coopératives socialistes permet d’en restituer l’originalité, a fortiori dans la mesure où la coopération demeure un objet relativement peu étudié [77] et où elle permet d’éclairer les pratiques et organisations ordinaires du socialisme, ici guesdiste. À côté du rôle des instances représentatives du mouvement coopératif, telles que la Bourse des coopératives socialistes, puis la FNCC à partir de 1912, et en deçà des activités partisanes explicitement politiques au sein de l’Union, les opérations de « traduction » politisée des pratiques et règles économiques à l’œuvre dans les activités coopératives quotidiennes à l’Union ont pu contribuer à alimenter l’« infrapolitique [78] » et l’« économie morale [79] » des classes populaires lilloises. Si les écrits d’Henri Samson projettent un idéal révolutionnaire de politisation socialiste par les pratiques coopératives de consommation, l’analyse donne à voir les ambivalences de cette politisation en puissance dans les pratiques des coopérateurs, qui s’inscrit en partie dans la modernité économique et politique promue sous la Troisième République [80].
38Pris entre une concurrence économique forte d’un côté et les impératifs de la lutte électorale de l’autre, l’Union de Lille a réussi à devenir l’une des plus puissantes coopératives socialistes de consommation du Nord, et même de France. Mais elle a aussi été le lieu de l’exercice, par l’intermédiaire d’un petit nombre d’hommes – au début surtout des militants ouvriers affiliés au guesdisme –, d’une certaine forme de domination du parti socialiste sur la masse des ouvriers lillois. Le pilier coopératif, en étant subordonné à des impératifs exogènes, provenant du marché capitaliste et de la compétition électorale, s’est vu restreindre son potentiel révolutionnaire et créateur : selon les termes de Marcel Mauss, on peut avancer qu’être une coopérative « rouge » l’a finalement empêché de s’épanouir pleinement comme coopérative « socialiste ». En effet, Marcel Mauss, lui-même coopérateur socialiste, propose en 1904 dans un article de L’Humanité une typologie de la coopération de consommation [81], en distinguant les coopératives « jaunes », « qui veulent l’entente et non la lutte avec le patronat », la coopérative « rouge », qui est une « “vache à lait” du parti » servant à financer les luttes politiques et électorales, enfin les coopératives « socialistes » qui démontrent « expérimentalement ce que le socialisme prêche ». Selon lui, les coopératives belges et « les non moins belles sociétés du nord de la France : l’Union de Lille ; la Paix de Roubaix, etc. » sont des « coopératives rouges » dans la mesure où elles adhèrent au parti et lui versent une partie de leurs excédents.
39Le modèle de la « coopérative rouge » a certes pu s’épanouir à la Belle Époque sous l’hégémonie du parti guesdiste dans le nord de la France. Mais la création de la FNCC en 1912, fruit d’un compromis entre les partisans de la coopération socialiste, dont Jean Jaurès se fait le porte-parole [82], et les partisans de la coopération neutre – compromis cependant favorable aux partisans de la neutralité – a conduit à marginaliser des modèles de coopératives socialistes comme celles du nord de la France, l’École de Saint-Claude ou la coopérative syndicale de l’Union d’Amiens. Le choix de la FNCC, durant l’entre-deux-guerres, d’affirmer sa « neutralité » et de favoriser la concentration et la modernisation du mouvement coopératif contribuera au déclin d’une organisation comme l’Union de Lille, fragilisée par l’occupation allemande durant la Première Guerre mondiale, puis par la mort de Samson en 1925 et de toute une génération de militants. La prise en charge croissante d’activités sociales et culturelles par le « socialisme municipal [83] » achève de déposséder l’Union de Lille de son prestige dans le mouvement coopératif et socialiste du nord de la France. Dans les années 1990, les locaux de la coopérative, qui étaient encore liés à la Fédération du Nord du Parti socialiste, ont été vendus et démolis pour être remplacés par des logements et un supermarché. Seule reste la façade, symbole de l’idéal d’une organisation socio-économique et politique alternative sous la bannière de la coopération socialiste, que les mouvements historiques dominants ont progressivement fait disparaître.
Notes
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[1]
Nous remercions chaleureusement Amin Allal, Samuel Hayat, François Jarrige, Julien Talpin, Karel Yon et les relectrices et relecteurs anonymes du Mouvement social pour leurs avis et conseils sur différentes versions de cet article, qui n’engage que ses trois auteurs. Nous remercions également le service de reprographie des Archives départementales du Nord et l’équipe de la revue pour leur travail qui a permis de faire figurer les illustrations relatives au texte.
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[2]
J. Trinelle, « L’Union de Lille à la Belle Époque : une coopérative ouvrière entre 1892 et 1914 », mémoire de maîtrise en histoire, Université Lille 3, 2004.
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[3]
E. Furlough, Consumer Cooperation in France : the Politics of Consumption, 1834-1930, Ithaca, Cornell University Press, 1991 ; A. Gueslin, L’invention de l’économie sociale. Idées, pratiques et imaginaires coopératifs et mutualistes dans la France du XIXe siècle, Paris, Economica, 1998 ; P. Toucas et M. Dreyfus (dir.), Les coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005.
-
[4]
C. Willard, Le Mouvement socialiste en France, 1893-1905. Les guesdistes, Paris, Éditions sociales, 1965 ; J.-N. Ducange, Jules Guesde. L’anti-Jaurès ?, Paris, Armand Colin, 2017.
-
[5]
A. Chatriot, « Les coopérateurs », in J.-J. Becker et G. Candar (dir.), Histoire des gauches en France, Paris, La Découverte, 2005, vol. 2, p. 91-97.
-
[6]
P. Cossart et J. Talpin, « “Les coopératives ne valent que pour battre monnaie”. Les relations du champ politique socialiste et de la coopération ouvrière à Roubaix (fin XIXe-début XXe siècle) », in L. Le Gall, M. Offerlé et F. Ploux (dir.), La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIXe-XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 163-178 ; P. Cossart et J. Talpin, « Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation. Étude de la coopérative ouvrière La Paix à Roubaix (1885-1914) », Revue française de science politique, vol. 62, n° 4, 2012, p. 583-610.
-
[7]
E. Fureix et F. Jarrige, La modernité désenchantée : relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015 ; M. Offerlé, « Capacités politiques et politisations : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles (1) et (2) », Genèses, nos 67 et 68, 2007, p. 131-149 et p. 145-160 ; L. Le Gall, « Des processus de politisation dans les campagnes françaises (1830-1914) : esquisse pour un état des lieux », in J.-C. Caron et F. Chauvaud (dir.), Les campagnes dans les sociétés européennes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 104-139.
-
[8]
Y. Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 2017 ; Id., « Pour une sociologie historique de la compétence à opiner “politiquement”. Quelques hypothèses de travail à partir de l’histoire électorale française », Revue française de science politique, vol. 57, n° 6, 2007, p. 775-798.
-
[9]
É. Vanneufville, Pages flamandes de Moulins-Lille et Wazemmes, Fouesnant, Yoran Embanner, 2010 ; L. Marty, Chanter pour survivre. Culture ouvrière, travail et techniques dans le textile, Roubaix 1850-1914, Lille, Fédération Léo Lagrange, 1982 ; Y.-M. Hilaire, « Les ouvriers du Nord devant l’Église catholique (XIXe et XXe siècles) », Le Mouvement social, n° 57, 1966, p. 181-201.
-
[10]
M. Hastings, Halluin la Rouge, 1919-1939. Aspects d’un communisme identitaire, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1991.
-
[11]
D. Ourman, « Sur la rencontre de deux visages du socialisme européen : les influences du socialisme belge sur le socialisme français, la coopération (1885-1914) », Revue internationale de l’économie sociale, n° 280, 2001, p. 80-91.
-
[12]
P. Brizon et E. Poisson, La coopération, Paris, A. Quillet, 1913, p. 221-223. Il s’agit du tome 8 de A. Compère-Morel et J. Lorris (dir.), Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière, Paris, A. Quillet, 1912-1921, 12 vol.
-
[13]
La plupart des sources primaires mobilisées ont été consultées aux Archives départementales du Nord (ADN) et à la bibliothèque municipale Jean-Lévy de Lille (BJL). Des documents issus des Archives nationales du monde du travail (ANMT), à Roubaix, nous ont permis d’étudier l’histoire de l’Union de Lille et de la coopération dans le Nord après les années 1950 et ne sont donc pas directement mobilisés ici. Certains éléments ont été consultés par l’intermédiaire des archives constituées par le Groupe mémoire à Moulins, société d’histoire locale que nous remercions chaleureusement. Des sources secondaires, telles que l’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière. Tome 8 : la coopération, de P. Brizon et E. Poisson (1913) ou Le Maitron, nous ont également fourni des informations sur l’Union et ses protagonistes.
-
[14]
Voir la notice « Samson Henri, Noë », http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article85421, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 22 septembre 2016.
-
[15]
D. Lefebvre, « Coopération et socialisme. La fédération socialiste du Nord (fin XIXe-XXe siècles) », in J. Vavasseur-Desperriers, J.-F. Sirinelli et B. Ménager (dir.), Cent ans de socialisme septentrional, Lille, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 1995, p. 55-66.
-
[16]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, juillet 1902.
-
[17]
A. Chatriot et M. Fontaine, « Contre la vie chère », Cahiers Jaurès, n° 187-188, 2008, p. 97-116.
-
[18]
D. Ourman, « Sur la rencontre de deux visages… », art. cité.
-
[19]
ADN, 198 J 13, Statuts de l’Union de Lille, 1905, art. 3.
-
[20]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique pour la constitution de société coopérative (renseignements juridiques, statuts types, formules diverses, renseignements généraux), Lille, Éditions de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, 1911, p. 91.
-
[21]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 3.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
E. Furlough, Consumer Cooperation in France…, op. cit., p. 178.
-
[24]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 71.
-
[25]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 6.
-
[26]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, février 1908.
-
[27]
Ibid., juillet 1902.
-
[28]
ADN, 198 J 20, Rapport d’Henri Samson, secrétaire de la Fédération des coopératives du Nord, au 5e congrès national de la coopération socialiste (23-24-25 avril 1905), Nantes.
-
[29]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 6.
-
[30]
G. Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 90 ; A. Albert, « Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle Époque. Invention, innovation ou reconfiguration ? », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 67, n° 4, 2012, p. 1049-1082.
-
[31]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 5.
-
[32]
Ibid., p. 10.
-
[33]
A. Devaux, Les sociétés coopératives de consommation dans le Nord et principalement dans l’arrondissement de Lille, Lille, Imprimerie Le Bigot Frères, 1907 ; G. Marlière, La coopération dans le Nord et le Pas-de-Calais. Étude historique, Saint-Amand-les-Eaux, Maurice Carton, 1935.
-
[34]
BJL, 88201, « La coopération et ses bienfaits », brochure publiée par le Comité spécial de l’Union de Lille, 1900.
-
[35]
P. Brizon et E. Poisson, La coopération, op. cit., p. 221-223.
-
[36]
Archives du Groupe mémoire. Tract de l’Indépendante – Boulangerie coopérative, 1903 ; G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 37.
-
[37]
A. Devaux, Les sociétés coopératives…, op. cit., p. 224.
-
[38]
A. Chatriot et M.-E. Chessel, « L’histoire de la distribution : un chantier inachevé », Histoire, économie et société, vol. 25, n° 1, 2006, p. 67-82 ; M.-E. Chessel, Histoire de la consommation, Paris, La Découverte, 2012.
-
[39]
ADN, 198 J 13, Règlement intérieur de la Fédération des coopératives de la région du Nord, février 1901 ; D. Lefebvre, « Coopération et socialisme… », art. cité.
-
[40]
J. Gaumont, Histoire du Magasin de gros des coopératives de France (1906-1931), Paris, PUF, 1932.
-
[41]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, mai 1903.
-
[42]
G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 200.
-
[43]
P. Cossart et J. Talpin, « “Les coopératives ne valent que pour battre monnaie”… », art. cité, p. 166-167.
-
[44]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 88.
-
[45]
F. Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014.
-
[46]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 84.
-
[47]
Ibid.
-
[48]
D. Linhardt et F. Muniesa, « Tenir lieu de politique. Le paradoxe des “politiques d’économisation” », Politix, n° 95, 2011, p. 7-21.
-
[49]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, juillet 1902.
-
[50]
Ibid., novembre 1904.
-
[51]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 92.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
P. DiMaggio et W. Powell, « The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, n° 48, 1983, p. 147-160.
-
[54]
D. Rousselière, « Économie sociale et démocratie économique : approche historique des règles “démocratiques” au sein des organisations d’économie sociale en France », Économie et solidarités, vol. 36, n° 2, 2007, p. 175-191.
-
[55]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 1.
-
[56]
Ibid., art. 16.
-
[57]
Ibid., art. 13.
-
[58]
Ibid., art. 49 et 50.
-
[59]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 51.
-
[60]
P. Cossart et J. Talpin, « Les Maisons du Peuple… », art. cité.
-
[61]
G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 129.
-
[62]
ADN, 198 J 13, Statuts…, op. cit., art. 28-32.
-
[63]
Ibid.
-
[64]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 81.
-
[65]
Y. Déloye, Sociologie historique du politique, op. cit., p. 103.
-
[66]
BJL, Jx.50, Bulletin mensuel de la Fédération des coopératives socialistes du Nord, juillet 1902.
-
[67]
G. Marlière, La coopération dans le Nord…, op. cit., p. 129.
-
[68]
ADN, J034, H. Samson, « Origine des emprunts », 1908.
-
[69]
P. Cossart, Le meeting politique : de la délibération à la manifestation (1868-1939), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
-
[70]
L’Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative publiée sous la direction d’Adéodat Compère-Morel a joué un rôle important dans le socialisme (notamment guesdiste) de la Belle Époque, et contribué à développer cette vision du « socialisme des trois piliers ». Voir V. Chambarlac, « L’Encyclopédie socialiste, une forme singulière pour une cause politique ? », Genèses, n° 57, 2004, p. 4-22.
-
[71]
J. Gaumont, Au confluent de deux grandes idées, Jaurès coopérateur, Guéret, Presses du Massif Central, 1959 ; S. Celle, « Le mouvement coopératif dans le socialisme de Jean Jaurès et Marcel Mauss », mémoire de master 1 en économie appliquée, Université Lille 1, 2014.
-
[72]
BJL, L8-1041, H. Samson, Guide pratique…, op. cit., p. 92.
-
[73]
Il s’agit ici de rappeler ces activités sociales et culturelles de la coopérative sans les prendre pour objets d’étude en tant que tels, mais en ce qu’elles sont indissociables de la politisation des pratiques économiques au sein de l’Union. E. Furlough, Consumer Cooperation in France…, op. cit. ; P. Cossart et J. Talpin, « Les Maisons du Peuple… », art. cité.
-
[74]
A. Gueslin, L’invention de l’économie sociale…, op. cit., p. 280-286.
-
[75]
E. Furlough, Consumer Cooperation in France…, op. cit. ; P. Toucas et M. Dreyfus (dir.), Les coopérateurs…, op. cit.
-
[76]
J.-N. Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier en Bretagne, 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[77]
A. Mélo, « Quelle histoire pour nos coopératives ? L’exemple des coopératives de Savoie », Revue internationale de l’économie sociale, n° 325, 2012, p. 94-102 ; M. Dreyfus, « Mutualité et coopération : une histoire par trop méconnue », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 133, 2016, p. 169-180.
-
[78]
J. Scott, Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990.
-
[79]
E. P. Thompson, The Making of the English Working Class, Londres, Victor Gollancz, 1963 ; Id., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past and Present, n° 50, 1971, p. 76-136.
-
[80]
G. Noiriel, Les ouvriers dans la société française…, op. cit. ; A. Garrigou, Le vote et la vertu, comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de Sciences Po, 1992 ; Y. Déloye, Sociologie historique du politique, op. cit. p. 75-104.
-
[81]
M. Mauss, « La coopération socialiste », L’Humanité, 3 août 1904, in Id., Écrits politiques. Textes réunis et présentés par Marcel Fournier, Paris, Fayard, 1997, p. 142-147.
-
[82]
T. Duverger, « Jean Jaurès, apôtre de la coopération : l’économie sociale, une économie socialiste ? » : https://ess.hypotheses.org/391.
-
[83]
B. Ménager, « Le socialisme municipal dans le nord de la France des origines à 1939 », in J. Vavasseur-Desperriers, J.-F. Sirinelli et B. Ménager (dir.), Cent ans de socialisme septentrional, op. cit., p. 67-77.