Notes
-
[1]
Je remercie Benjamin Guichard et Marie-Hélène Mandrillon pour leurs lectures attentives et leurs conseils.
-
[2]
www.youtube.com/watch?v=ZKcd_SiGXvM, film mis en ligne le 11 décembre 2015. Le terme Droujina désignait une unité militaire dans la Russie kiévienne, qu’on pourrait aussi traduire par « Compagnie ». Mais le choix de « Brigade » correspond à la traduction usuelle en anglais et en français dans l’historiographie de l’URSS.
-
[3]
N. Černova, « Klin Klinom », Novaâ gazeta, 28 janvier 2014.
-
[4]
O. Ânickij, « Èvolûciâ êkologičeskogo dviženiâ v sovremennoj Rossii », Sociologičeskie issledovaniâ, n° 8, 1995, p. 15-25 ; pour une lecture en français, voir J. Moor-Stahl et J. Allaman, L’exception écologique russe. Systèmes et acteurs de 1917 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1998.
-
[5]
M.-H. Mandrillon, « Les voies du politique en URSS. L’exemple de l’écologie », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 46, n° 6, 1991, p. 1375-1388 ; O. Yanitsky, Russian Greens in a Risk Society: A Structural Analysis, Helsinki, Aleksanteri-instituutti, 2000 ; L. Henry, Red to Green: Environmental Activism in Post-Soviet Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2010.
-
[6]
F. Daucé, Une paradoxale oppression : le pouvoir et les associations en Russie, Paris, CNRS Éditions, 2013 ; Id., « La civilité de l’oppression », notice en ligne du portail « Politika », 25 mai 2017.
-
[7]
D. Weiner, « Environmental Activism in the Soviet Context: A Social Analysis », in C. Mauch, N. Stoltzfus et D. Weiner (dir.), Shades of Green: Environmental Activism around the Globe, Lanham, Rowman and Littlefield Publishers, 2006, p. 101-133.
-
[8]
F. Daucé, « Russie : la société civile en perdition politique », Revue internationale et stratégique, no 68, 2007, p. 93-99.
-
[9]
Le fonds d’archives de la DOP MGU n’est pas déposé aux Archives municipales de Moscou.
-
[10]
L. Henry, « Russian Environmentalists and Civil Society », in A. Evans, L. Henry et L. McIntosh Sundstrom (dir.), Russian Civil Society: A Critical Assessment, Armonk, M. E. Sharpe, 2006, p. 216.
-
[11]
D. Weiner, A Little Corner of Freedom Russian Nature Protection from Stalin to Gorbachëv, Berkeley, University of California Press, 1999.
-
[12]
G. Favarel-Garrigues et L. Gayer. « Violer la loi pour maintenir l’ordre », Politix, no 115, 2016, p. 7-33. Je remercie Anne Le Huérou et Ioulia Shukan pour cette référence.
-
[13]
D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 260-287.
-
[14]
L. Coumel, « A Failed Environmental Turn? Khrushchev’s Thaw and Nature Protection in Soviet Russia », The Soviet and Post-Soviet Review, vol. 40, no 2, 2013, p. 167-189.
-
[15]
Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF), fonds A-404, inventaire 1, dossier 294, f. 122, 141.
-
[16]
V. Tihomirov, « Istoriâ i deâtel’nost’ DOP MGU », in Materialy konferencii, posvâŝennoj 20-letiû Družiny Biofaka MGU po ohrane prirody, Studenčestvo i ohrana prirody, 1982, p. 12-22.
-
[17]
B. LaPierre, Hooligans in Khrushchev’s Russia: Defining, Policing, and Producing Deviance during the Thaw, Madison, University of Wisconsin Press, 2012.
-
[18]
O. Kharkhordin, The Collective and the Individual in Russia: A Study of Practices, Berkeley, University of California Press, 1999.
-
[19]
GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 118, f. 106.
-
[20]
M.-H. Mandrillon, « L’expertise d’État, creuset de l’environnement en URSS », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 113, 2012, p. 107-116.
-
[21]
Literaturnaâ gazeta, n° 7, novembre 1967, p. 5.
-
[22]
GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 116, p. 178.
- [23]
-
[24]
A. Weiner, Making Sense of War. The Second World War and the Fate of the Bolshevik Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2002.
-
[25]
D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 318. D. Weiner s’inspire du premier livre consacré aux DOP, un recueil de textes intitulé 30 ans de mouvement et publié en 1993 par l’université de Kazan.
-
[26]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ istoriâ dviženiâ DOP, Moscou, RÈFIA-NIA prirody, 2003, p. 48.
-
[27]
S. Teplinskij, page du forum « Chansons des Brigades de protection de la nature », 1981-1990, 22 février 2015, www.forest.ru/forum/forum9/topic267.
-
[28]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 32.
-
[29]
M. Ignatieva, « Ecopolis – search for sustainable cities in Russia », in C. Brebbia, J. Martin-Duque et L. Wadhwa (dir.), The Sustainable City II, Southampton, WIT Press, 2002, p. 53-61.
-
[30]
K. Gestwa, « Ökologischer Notstand und sozialer Protest. Ein umwelthistorischer Blick auf die Reformunfähigkeit und den Zerfall der Sowjetunion », Archiv für Sozialgeschichte, n° 43, 2003, p. 329-348.
-
[31]
Cité dans A. Šubin, Dissidenty, neformaly i svoboda v SSSR, Moscou, Veče, 2008, p. 118.
-
[32]
GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 116, f. 181.
-
[33]
Ibid., f. 176.
-
[34]
O. Ânickij, « Universitet, professura, studenčeskij èkoaktivizm: k istorii studenčeskogo prirodoohannogo dviženiâ v SSSR/RF », Sociologičeskij žurnal, vol. 21, no 2, 2015, p. 150-168 ; p. 158.
-
[35]
V. Borejko, Zapiski prirodoohrannika, Kiev, Izdatel’stvo Kievskogo èkologo-kul’turnogo centra, 2000 ; en ligne : www.ecoethics.ru/old/b18.
-
[36]
D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 319.
-
[37]
Literaturnaâ gazeta, 29 novembre 1979, p. 12.
-
[38]
L. Coumel, « A Failed Environmental Turn… », art. cité.
-
[39]
GARF, fonds R-5446, inventaire 106, dossier 935, f. 19-25.
-
[40]
GARF, fonds R-5446, inventaire 106, dossier 937, f. 52-54. Le Conseil des ministres d’URSS a reçu 300 lettres en 1971, 340 en 1970 et 304 en 1969.
-
[41]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 55.
-
[42]
M.-H. Mandrillon, « L’écologie, vecteur de l’ouverture de l’espace public », in J.-R. Raviot (dir.), URSS : fin de parti(e). Les années perestroïka, Paris, BDIC, 2011, p. 60-69.
-
[43]
P. Micklin, « The Siberian Water Transfer Scheme », in S. Brunn (dir.), Engineering Earth: The Impacts of Megaengineering Projects, Dordrecht, Springer, 2011, p. 1515-1530.
-
[44]
Y. Brudny, Reinventing Russia: Russian Nationalism and the Soviet State, 1953-1991, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
-
[45]
S. Zalygin, « Povorot », Novyj Mir, no 1, 1987.
-
[46]
E. Junkin, « Green Cries from Red Square », Buzzworm. The Environmental Journal, vol. 2, n° 2, 1990, p. 28-33 ; p. 32. Une responsable de l’association se justifie ainsi d’après l’article : « Nous voulons avoir des gens qui travaillent plus qu’ils ne pleurnichent. »
-
[47]
Entretien de l’auteur avec Konstantin Tomilin, mars 2015.
-
[48]
O. Ânickij, « Universitet… », art. cité, p. 155.
-
[49]
C. Sigman, Clubs politiques et perestroïka en Russie : subversion sans dissidence, Paris, Karthala, 2009.
-
[50]
V. Larin et al., Ohrana…, op. cit., p. 49.
-
[51]
C. Sigman, « The End of Grassroots Ecology: Political Competition and the Fate of Ecology during Perestroika, 1988-1991 », The Soviet and Post-Soviet Review, vol. 40, n° 2, 2013, p. 190-213.
-
[52]
J.-R. Raviot, « Écologie et pouvoir en URSS : le rapport à la nature et à l’espace, une source de déligitimité politique dans le processus de désoviétisation », thèse de doctorat, IEP Paris, 1995.
-
[53]
« The changing face of environmentalism in the Soviet Union », Environment, vol. 32, no 2, 1990, p. 4-9 et 26-30 ; E. Junkin, « Green Cries… », art. cité, p. 32 ; cette dernière publication fait improprement remonter à 1968 la création de la DOP MGU, traduite par « Nature Guard ».
- [54]
-
[55]
Ibid.
-
[56]
S. Muhačev, Kratkie zametki k istorii dviženiâ DOP vuzov SSSR, document en ligne : http://dop.environment.ru/docs/istdop.txt. Il s’agit du texte d’un cours lu lors d’un séminaire interbrigades en juillet-août 1995. Le texte est repris avec quelques modifications dans S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit.
-
[57]
« The changing face… », art. cité, p. 28.
-
[58]
S. Muhačev, Kratkie…, op. cit.
-
[59]
S. Muhačev, S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 28.
- [60]
-
[61]
J.-R. Raviot, « L’écologie aux frontières de la raison d’État en Russie », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 36, n° 1, 2005, p. 155-177.
-
[62]
L. Henry, « Russian Environmentalists… », art. cité, p. 222.
- [63]
-
[64]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 119-120.
-
[65]
S. Tesh, Uncertain Hazards: Environmental Activists and Scientific Proof, Ithaca, Cornell University Press, 2000.
-
[66]
Outre l’ouvrage déjà mentionné de Laura Henry, voir N. Blanc et C. Emelianoff, « Réappropriation du sol et société civile dans deux villes russes », Environnement urbain, vol. 1, 2006, p. 1-10 ; O. Koveneva, « Les communautés politiques en France et en Russie », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 66, n° 3, 2011, p. 787-817.
-
[67]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 58.
- [68]
-
[69]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 7.
-
[70]
http://polit.ru/news/2005/12/12/brakoneri. L’article est reproduit dans A. Ivanov (dir.), Pomniš’, kak èto bylo ?… (sbornik vospominanij družinnikov DOP MGU), Moscou, 2011, p. 228.
-
[71]
Ohrana dikoj prirody, vol. 1, n° 39, 2010, p. 11.
-
[72]
A. Ivanov (dir.), Pomniš’…, op. cit., p. 138.
-
[73]
Ibid., p. 54-55.
-
[74]
Présentation de l’association Èkoborona sur son site internet : www.ecmo.ru/articles/o-nas.
-
[75]
M. Désert, « Comment les “nouveaux citoyens” russes ont inventé leur Printemps », P@ges Europe, 5 mars 2012, La Documentation française [en ligne].
- [76]
-
[77]
E. Bertrand, « Pouvoir, catastrophe et représentation : mise(s) en scène politique(s) des incendies de l’été 2010 en Russie occidentale », thèse de doctorat, IEP Paris, 2016.
-
[78]
M.-H. Mandrillon, « La polémique sur la ratification du protocole de Kyoto en Russie : poids des réseaux soviétiques et nouveaux dilemmes », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 36, no 1, 2005, p. 179-205.
-
[79]
Polveka na straže prirody. Družina po ohrane prirody im. V.N. Tihomirova 1960-2010, 2010, p. 5-6 ; www.craneland.ru/?p=2290.
-
[80]
A. Cessarskij, « Obyknovennyj donos » [La dénonciation ordinaire], Rybak rybaka, no 12, 2014 ; en ligne : www.rybak-rybaka.ru/articles/100/20612.
-
[81]
N. Černova, « Klin… », art. cité.
-
[82]
A. Cessarskij, « Obyknovennyj donos… », art. cité.
- [83]
-
[84]
Les bylines sont une forme de poésie narrative de la Russie médiévale.
-
[85]
Ohrana dikoj prirody, vol. 1, n° 39, 2010, p. 11.
-
[86]
F. Daucé, Une paradoxale oppression…, op. cit.
- [87]
1En décembre 2015 [1], à l’occasion de son cinquante-cinquième anniversaire, la Brigade (Droujina) de protection de la nature (DOP) de l’Université d’État de Moscou (MGU) met en ligne une vidéo amateur [2]. Un panneau de signalisation urbaine indiquant la faculté de biologie, une armoire métallique s’ouvrant sur des dossiers d’archives, la page du procès-verbal du 13 décembre 1960 qui acte la création de la DOP MGU : en quelques images, l’internaute russe remonte le temps comme dans une enquête documentaire sur l’époque soviétique. Ensuite revient le temps présent : des étudiants d’aujourd’hui sont filmés en train d’éteindre un incendie de prairie, équipés comme des pompiers professionnels. Rien n’est dit du bras de fer qui les a opposés quelques mois plus tôt aux autorités à propos de la réserve ornithologique où ont été tournées ces images : la Brigade est parvenue à empêcher la construction d’une digue à l’instigation de la direction régionale de l’Environnement [3]. À l’inverse, aucun organe ou personnage officiel n’est mentionné comme mentor ou soutien de la DOP. On ne saurait mieux montrer l’ambivalence du phénomène brigadiste : ni opposant, ni aligné sur le pouvoir en place, il se présente comme une force autonome dont l’objectif n’est pas la contestation mais l’exécution de tâches concrètes en renfort des pouvoirs publics.
2Pour le sociologue Oleg Yanitsky, pionnier de l’étude des mobilisations environnementales en Russie, les DOP auraient été à la fois « un stimulant pour l’accumulation d’un potentiel de protestation sociale » et « une matrice pour les cadres » du mouvement écologiste en Russie [4]. Un tel jugement mérite examen. L’activisme vert a connu un apogée à la charnière des années 1980 et 1990, lors des grandes mobilisations qui avaient stoppé plusieurs projets hydrauliques et industriels, y compris nucléaires, dans le sillage du traumatisme provoqué par l’accident de Tchernobyl [5]. Il a rapidement perdu de sa capacité de mobilisation ensuite, du fait des crises économiques et sociales et du retour à l’autoritarisme au sommet de l’État à partir du second mandat présidentiel de Boris Eltsine (1996-1999) et surtout sous son successeur Vladimir Poutine : mise au pas des grands médias, verrouillage du processus électoral et répression à l’encontre des organisations non gouvernementales (ONG) [6]. Sans nier ces facteurs externes, l’étude des DOP permet de raconter une autre histoire de l’environnementalisme russe contemporain. D’un côté, elles relèvent de formes héritées qualifiées par l’historien Douglas Weiner de « corporatistes », structurées par des solidarités professionnelles fortes, scientifiques et universitaires notamment [7]. De l’autre, elles correspondent à l’une des stratégies multiples de la « société civile » qui peine à exister de nos jours en Russie [8].
3À l’aide de sources publiées et d’archives des administrations d’État comme des organisations dites « sociales » de l’époque soviétique – en particulier la Société panrusse de protection de la nature (VOOP), instituée en 1924 avec l’accord du pouvoir bolchevique [9] – le présent article ouvre la boîte noire de l’activisme écologique étudiant pour préciser quels éléments du « passé soviétique » ont pu être, selon le terme employé par la politiste Laura Henry, « recyclés » jusqu’à nos jours [10]. Exploitant des documents personnels produits par la vague nostalgique née dans les années 2000 dans l’Internet russe, l’enquête s’intéresse à la transformation et à la transmission des formes institutionnelles comme des répertoires d’action et des discours militants. Elle veut montrer que le mouvement brigadiste né en 1960 n’a pas seulement été un vivier d’activistes pour l’ère postsoviétique, mais aussi un creuset de pratiques et de compétences toujours utiles vingt-cinq ans après la fin de l’URSS. Comment caractériser cet héritage de la période soviétique et comment s’articule-t-il avec d’autres types d’environnementalisme sous les pouvoirs qui lui ont succédé ? Le regain de la DOP MGU après 2010 est-il seulement un avatar du phénomène nostalgique pour le soviétisme tardif, ou bien la preuve de son adéquation au nouveau contexte autoritaire ?
4Après avoir présenté les Brigades de protection de la nature, de leur création jusqu’au milieu des années 1980, comme un corporatisme étudiant typique de l’ordre social poststalinien, l’analyse s’arrêtera sur deux moments clés de son évolution ultérieure : l’émergence d’un mouvement écologiste au plus fort de l’expérience démocratique russe (1986-1993), puis le renouveau de l’activisme vert à MGU au début des années 2010.
Un activisme encadré et intégré (1960-1986)
5Un double contexte accompagne la création des Brigades de protection de la nature. D’un côté se réaffirme, au sortir du stalinisme, ce que Douglas Weiner a appelé, traduisant l’expression des intéressés eux-mêmes, l’« opinion publique scientifique » : la volonté des milieux académiques de faire entendre une préoccupation environnementale [11]. Parallèlement, sous Nikita Khrouchtchev, les autorités accordent une marge de manœuvre inédite aux organisations non étatiques. L’objectif du pouvoir est, outre l’avènement du communisme, une meilleure efficacité de la lutte contre le « braconnage », terme qui désigne toutes les formes illégales de prélèvement des ressources halieutiques et cynégétiques. C’est à la croisée de ces aspirations que naît la DOP MGU en 1960. En quelques années, le phénomène se répand à travers le pays sous la forme de corporations étudiantes pratiquant un nouveau vigilantisme – entendu comme la substitution à la puissance publique des citoyens dans l’exécution des lois [12]. S’ajoutent une dimension patriotico-militaire affirmée et un fort sentiment d’identité sociale.
Un vigilantisme vert à l’époque du soviétisme tardif
6Si la naissance des DOP s’inscrit dans la déstalinisation engagée en 1956 lors du XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), elle est aussi liée à l’institutionnalisation timide de la « protection de la nature » qui suit la première loi russe du même nom en 1960.
7Le mouvement brigadiste naît dans l’établissement d’enseignement supérieur le plus réputé du pays, l’Université de Moscou, à l’initiative d’enseignants de la faculté de biologie (Biofak) déjà investis dans les organisations paraétatiques de conservation de la nature, comme la VOOP. Celle-ci, dans les années 1950, est supplantée dans le mouvement environnementaliste russe par la Société des naturalistes de Moscou (MOIP), qui reprend – comme la VOOP avant elle – le modèle du Sierra Club, association de défense des parcs nationaux née aux États-Unis en 1890 à l’initiative de l’écrivain John Muir, d’universitaires et de journalistes, dont le nom même marque le caractère élitiste. Il s’agit de constituer un groupe de pression efficace sur les instances dirigeantes du pays, en particulier pour défendre les réserves naturelles alors menacées de liquidation [13]. C’est un jeune responsable de la MOIP, docteur en botanique, Vadim Tikhomirov (1932-1998), qui crée la DOP sous le double parrainage de l’Union des jeunesses communistes (Komsomol) et de la VOOP. Le rattachement à cette dernière s’explique par la loi « sur la protection de la nature » votée deux mois plus tôt en République de Russie. L’innovation juridique majeure introduite par ce texte est en effet d’accorder à la VOOP la capacité d’instituer des « inspecteurs civils » autorisés à dresser des procès-verbaux pour les infractions à la législation sur la nature [14]. C’est exactement ce que se propose de faire la DOP MGU, dont la création est permise grâce au soutien de Konstantin Blagosklonov (1910-1985), professeur de zoologie et membre de la direction de la VOOP où il est chargé du secteur de la jeunesse [15]. Tikhomirov en devient officiellement le « tuteur », titre qu’il conserve pendant plus de vingt ans, tout en étant nommé directeur du Jardin botanique de l’université à partir de 1967, année où il soutient une thèse d’habilitation : une très belle carrière pour l’époque.
8Comme il le souligne à l’occasion du vingtième anniversaire de la DOP MGU, cette dernière est d’emblée chargée d’« une activité concrète, une lutte [16] ». Il s’agit de mener des expéditions autour de la capitale contre les « braconniers », appellation qui concerne aussi la coupe illégale de sapins du nouvel an. Cet objectif opérationnel explique la proximité des statuts officiels de la DOP MGU, adoptés en 1967, avec ceux d’organisations non étatiques nées dans les années 1950 en URSS : les Brigades de maintien de l’ordre et les Brigades de combat du Komsomol, destinées à réprimer la petite délinquance dans l’espace public [17]. Comme elles, les DOP sont censées anticiper l’avènement du communisme, autrement dit le dépérissement de l’État théorisé par Karl Marx et Friedrich Engels, annoncé comme imminent dans le nouveau programme du Parti adopté en 1961. Il s’agit, en renonçant à l’usage systématique de la violence d’État, de maintenir l’ordre social et politique existant par d’autres formes de coercition et de surveillance [18]. En juin 1967, Blagosklonov précise devant le laboratoire de Protection de la nature du ministère de l’Agriculture, un think tank interne qui a succédé à la Commission du même nom créée d’abord à l’Académie des sciences, puis au Gosplan (l’organe planificateur de l’État) d’URSS :
La brigade a à son actif plus d’un millier d’arrestations de braconniers, pêcheurs et chasseurs. Nous saisissons les armes, emmenons les coupables au commissariat de secteur, établissons une main courante ou un procès-verbal et l’adressons au lieu de travail de la personne arrêtée. Nous faisons ouvrir une instruction judiciaire dans certains cas [19]…
10La DOP se substitue ainsi aux services de l’État : elle est un auxiliaire des autorités.
11Il est prévu aussi qu’elle joue régulièrement un rôle de consultant en faisant part de son avis aux administrations sur telle ou telle question d’aménagement, mimant les instances d’expertise qui se développent dès la fin des années 1950, en particulier autour de la controverse provoquée par la construction d’une usine de cellulose sur le lac Baïkal en 1966 [20]. À partir de cette date, même si la mouvance écologiste échoue à préserver cette « mer sacrée » d’une industrie très polluante, ou peut-être en contrepartie de cette décision, on assiste à un verdissement tous azimuts de la propagande soviétique, ponctué par des avancées institutionnelles en trompe-l’œil mais fortement relayées dans les médias officiels. Le 7 novembre 1967, la question des « rapports entre l’homme et la nature » est mentionnée par le secrétaire général Léonid Brejnev dans son discours-fleuve commémorant le cinquantenaire d’Octobre, aussitôt reproduit dans la presse [21]. La même année est créée une commission de « protection de la nature » au sein du Soviet suprême de la RSFSR – en fait un organe sans réel pouvoir même à l’échelon républicain. Surtout le 29 décembre 1972, après sept années de préparation, un décret du Conseil des ministres d’URSS et du Comité central du PCUS sur « le renforcement de la protection de la nature » est adopté, le premier du genre – même s’il est avant tout, lui aussi, déclaratif. La même année, un « Conseil de la jeunesse pour la protection de la nature » est créé au sein de l’université de Moscou : y siègent des brigadistes en activité et d’autres anciens membres ou « diplômés » de la DOP MGU, comme ils se qualifient eux-mêmes.
12Ainsi, la naissance de la DOP MGU s’intègre dans un nouvel agenda officiel. Elle s’appuie en outre sur un folklore militaro-patriotique en phase avec la ligne idéologique qui domine la propagande officielle durant le long règne (1964-1982) de Léonid Brejnev.
Une avant-garde militarisée au recrutement sélectif
13Le phénomène brigadiste connaît un essor rapide à partir du début des années 1970, gagnant également en prestige dans les institutions et les médias. Toutefois cette croissance est limitée en termes d’effectifs : le principe d’une avant-garde étudiante consciente et organisée sur un mode militaire demeure la règle, ce qui n’empêche pas une certaine diversification de ses activités.
14Lors d’un colloque tenu à Moscou en novembre 1967, Blagosklonov indique fièrement que des gradés de la police viennent apprendre aux brigadistes « comment interpeller les contrevenants et faire usage de leur arme [22] ». Au sein de la DOP, des « commandants » dirigent chacun une dizaine d’étudiants. Les photographies amateurs d’époque montrent des brigadistes, le fusil en bandoulière, en train de verbaliser les contrevenants, souvent des villageois. Sur un cliché pris en 1970 dans un amphithéâtre de MGU, lors du colloque des dix ans de la Brigade, une planche de sapin ornée de douze haches, véritable trophée, est exhibée devant Tikhomirov et Blagosklonov [23]. Un « état-major » est institué provisoirement à l’occasion d’un premier séminaire « interbrigades » : comme d’autres termes militaires, le mot renvoie à l’univers des « partisans », les résistants soviétiques combattant l’occupant nazi entre 1941 et 1945, dont l’évocation devient omniprésente dans la sphère publique en URSS à partir des années 1960. Cette dimension patriotico-militaire s’inscrit dans le contexte du culte croissant de la « Grande guerre patriotique [24] ».
15Si le nombre de DOP atteint une trentaine environ au début des années 1970, principalement en RSFSR et en Ukraine, mais aussi dans les républiques baltes, leur recrutement reste volontairement sélectif. L’étudiant en biologie de MGU Sviatoslav Zabelin, au nom de l’efficacité opérationnelle de la « lutte contre le braconnage », la « BsB » suivant ses initiales en russe, préconise de limiter le nombre de membres à quarante personnes par brigade, vingt-cinq si elles sont de disciplines différentes. La DOP MGU organise en 1975 un stage de formation pour les brigadistes de tout le pays. L’entraînement à l’arrestation de braconniers y est filmé pour optimiser les gestes des « inspecteurs » étudiants. Il est vrai que leur tâche n’est pas sans danger : le mouvement a ses martyrs tombés sous les balles des braconniers et leurs noms sont attribués post-mortem aux DOP dont ils étaient membres [25]. Dans ces conditions règne une culture virile, comme le prouve la remarque a posteriori de Sergeï Mukhatchev, responsable de la DOP de l’Institut technologique de Kazan, sur une collègue, « la seule et unique femme commandante du secteur de BsB d’une brigade de toute l’histoire du mouvement » [26]. L’héroïsme militaire continue de dominer le folklore des DOP dans les années 1980, en particulier leurs chansons dont certaines sont désignées comme des « hymnes ». Celui de l’université de Donetsk s’inspire ainsi du slogan de la célèbre affiche de guerre de 1941, « La mère-patrie [vous] appelle » :
Debout, toi qui l’oses, la mère-nature appelle / appelle au combat, parfois risqué, le matin printanier ou dans la chaleur de l’automne, / nuit et jour tu dois être prêt / à couvrir la nature de ta poitrine contre ses ennemis [27].
17Progressivement toutefois, d’autres activités s’ajoutent à la BsB. Nikolaï Marfenin, un étudiant rétif à l’arrestation des « braconniers », organise des expéditions d’observation dans les espaces protégés de la région de Moscou. Quelques années plus tard, des programmes interbrigades voient le jour. Zabelin s’investit ainsi dans la création de réserves naturelles : une fois diplômé de Biofak, il part au Turkménistan mettre en pratique cette expertise. Son collègue Dmitri Kavtaradze dirige en 1975 un programme consacré à l’étude du braconnage comme « phénomène social » dont le titre, « Coup de feu », dénote toutefois l’objectif opérationnel [28]. Avec d’autres, il participe ensuite au projet Èkopolis d’un urbanisme vert, piloté par MGU et par l’Académie des sciences [29]. Les compétences des cadres du mouvement brigadiste débordent ainsi la dimension vigilantiste.
18Comme ces carrières le disent, le lien entre DOP et milieux scientifiques est étroit : elles sont un sas entre les mondes étudiant et académique, tout en favorisant la diffusion d’une réflexivité environnementale, que relaient aussi certains médias à l’époque [30]. Il n’est pas encore question cependant d’élargir les bases sociales de leur activisme.
Un corporatisme étudiant socialement exclusif
19Dans un manuscrit non publié sur le mouvement écologiste soviétique, Zabelin écrit au milieu des années 1980 que les DOP « ont prolongé et développé la tradition des sociétés de protection [de la nature] des années 1930 et 1940 [31] ». Bénéficiant sur ce modèle d’une certaine autonomie mais aussi d’avantages réels octroyés par le pouvoir, celles-ci s’avèrent, par leur fonctionnement même, coupées d’autres acteurs de la réflexivité environnementale.
20En 1967, Blagosklonov présente les brigadistes comme « de futurs savants impliqués dans la société », des « étudiants sélectionnés [qui] […] apprendront par ces exemples [d’action concrète contre les braconniers] à gouverner leur pays [32] ». Pour cette raison, ils sont « libérés de toutes les autres tâches du Komsomol et possèdent toute une série de privilèges : par exemple à l’admission en thèse, à leur entrée en poste et pour la répartition des emplois, etc. [33] ». Par ailleurs, dans les métropoles scientifiques que sont Moscou, Léningrad, Novossibirsk, Kiev, Minsk surtout, ils sont au contact de figures majeures de la VOOP et de la MOIP : le géographe David Armand (1905-1976), auteur en 1964 du premier ouvrage soviétique de vulgarisation environnementale et de plusieurs articles de presse sur les questions écologiques au début de la décennie suivante, mais aussi Nikolaï Reïmers et Felix Chtilmark, à qui l’on doit le premier livre-manifeste consacré aux espaces protégés d’URSS [34]. Cette proximité avec des chercheurs prestigieux renforce le sentiment corporatiste. Dans une ville industrielle comme Donetsk, à l’est de l’Ukraine, la DOP est appelée « le club anglais », en référence à l’institution très fermée que fréquentait la crème de la noblesse à Saint-Pétersbourg et à Moscou au XIXe siècle [35]. Dans les années 1990, un biologiste lie la « loyauté de groupe » des DOP à la tradition de l’intelligentsia formée au XIXe siècle, précisément au lycée de Tsarskoïe Selo, prestigieux établissement d’élite situé dans les environs de Saint-Pétersbourg, et à la culture étudiante de l’université tsariste [36].
21Cet élitisme au sens d’une autocélébration irrigue la communication externe des DOP. Un article publié dans le Journal littéraire, organe de l’Union des écrivains d’URSS et réceptacle de nombreuses formes de sensibilité environnementale, depuis le Dégel khrouchtchévien, fait l’éloge de Viktor Zubakin, ancien de la DOP MGU, pour avoir permis la création, à 150 kilomètres de la capitale, de la réserve ornithologique « la Patrie des cigognes », dédiée aux grands oiseaux migrateurs. Le récit est édifiant :
Ses nombreuses années d’expérience (depuis qu’il est étudiant) dans la DOP MGU et sa préparation scientifique (il est ornithologue, docteur (kandidat) ès sciences biologiques) ont donné à Viktor le droit, en même temps qu’à d’autres savants, de s’engager dans [ce] projet [37].
23L’activisme étudiant paraît alors fonctionner en vase clos, coupé du reste de la société où d’autres formes de réflexivité environnementale apparaissent pourtant à la même époque [38]. L’administration reçoit à partir des années 1960 de nombreux courriers de simples citoyens (parfois des collectifs de riverains ou d’usagers d’un cours d’eau ou d’une forêt) signalant des infractions à la législation sur l’environnement. Ainsi, bien des lettres de lecteurs de la Pravda accusent des entreprises de négligence en employant parfois le terme de « braconnage » à propos de la pollution des cours d’eau par l’industrie [39]. Le Conseil des ministres d’URSS reçoit à lui seul en moyenne plus de 300 lettres de ce type par an en 1969-1971, tous problèmes écologiques confondus [40]. Pourtant à aucun moment les DOP ne semblent avoir relayé ces plaintes, ni s’en être saisies après coup. Exprimant un sentiment d’exceptionnalité, l’hymne brigadiste rédigé en 1980, adopté en 1984 par l’ensemble du mouvement, affirme sur un ton aristocratique : « Nous sommes encore peu nombreux sur Terre, / à être prêts à nous battre pour la mère-nature. [… et à] éclairer, tels des phares ! »
24En ce début des années 1980, des cadres des DOP préparent un projet de « manifeste » pour le mouvement, dont une version commence en parodiant la célèbre phrase de Marx et Engels : « Un spectre hante la planète : le spectre de la crise écologique [41] ». L’allusion témoigne d’une volonté forte de s’intégrer dans les cadres existants, tout en constituant une avant-garde. Pourtant, quelques années plus tard, l’écologie devient un mot d’ordre décisif dans la remise en cause du régime et des institutions soviétiques.
Apogée, crise et renouveau du brigadisme en Russie (1986-2015)
25L’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986, et surtout la décision prise par l’équipe gorbatchévienne au pouvoir non seulement d’informer partiellement l’opinion sur l’ampleur de la catastrophe, mais aussi d’encourager la « transparence » (Glasnost’) dans d’autres domaines, y compris celui de l’environnement, expliquent que ce dernier a été un « vecteur de l’ouverture de l’espace public » en URSS et, partant, de la démocratisation des institutions à partir des premières élections semi-libres au printemps 1989 [42].
26En Russie, pays devenu souverain deux ans plus tard avec quatorze autres républiques jusque-là fédérées, les DOP contribuent à l’émergence de forces écologistes autonomes, avant d’être concurrencées par de nouvelles formes d’engagement citoyen. Les trajectoires individuelles et les récits héroïques masquent difficilement la crise de recrutement qu’elles traversent, jusqu’à la fin des années 2000. Dès lors, profitant d’un puissant courant nostalgique à l’égard du soviétisme tardif, elles connaissent une renaissance à la faveur du choc des incendies de l’été 2010.
Un acteur de la perestroïka écologique
27Sans être au cœur des controverses concernant l’aménagement de la nature à cette époque, les DOP contribuent à leur éclatement. Une perestroïka (« Reconstruction ») écologique, pour reprendre le terme générique alors à la mode, accompagne cette vague de mobilisations inédites par leur ampleur. Le phénomène brigadiste atteint alors son apogée, en termes d’effectifs et de capacité d’influence.
28En août 1986, le gouvernement décide l’abandon du projet de détournement des fleuves de Sibérie et de Russie du Nord vers les mers Caspienne et d’Aral : baptisé Sibaral, il avait été officiellement lancé au début des années 1970, occasionnant nombre d’études techniques et la réalisation de travaux préparatoires pour le percement de canaux – y compris des explosions atomiques « civiles » [43]. Face à cette réactivation d’un scientisme prométhéen, un groupe de scientifiques conduits par un vice-président de l’Académie des sciences, le géologue Aleksandr Ianchine, produit une contre-expertise qui sert de fondement pour exiger l’abandon du projet. Il est rejoint par une coalition d’écrivains, la plupart issus du courant dit de la « prose de village », qui avait été soutenu par une partie de l’appareil dirigeant dès les années 1960 dans le but de scinder l’opposition éventuelle au régime entre conservateurs et libéraux [44]. Le décret du Comité central qui suspend Sibaral est déjà intervenu quand la controverse devient publique avec la parution dans la prestigieuse revue littéraire Novy mir (Le Monde nouveau) d’un article à charge signé de son rédacteur en chef, l’écrivain et ancien ingénieur hydraulique Sergueï Zalyguine [45]. Celui-ci y célèbre la première victoire majeure des écologistes sur les intérêts économiques en URSS, et appelle à de nouveaux combats. Lui-même fonde peu après, avec Ianchine, l’association « L’Écologie et la Paix », dont le recrutement se fait par cooptation parmi les militants reconnus de la cause écologique [46].
29Les DOP en tant que telles n’ont pas participé directement à cette lutte interne, même si des étudiants ont pu de façon ponctuelle essayer d’organiser des débats sur Sibaral dans leur brigade : c’est le cas à l’Institut énergétique de Moscou, où ils se voient alors convoqués par le représentant du KGB qui les dissuade d’aborder une question « relevant de l’État [47] ».
30Un autre débat traverse alors le mouvement : en 1985-1987, le sociologue Oleg Yanitsky y distingue deux courants adverses, l’un défendant la « discipline » et l’autre la « démocratie » [48]. Ce dernier terme est à entendre ici au sens social, celui d’un élargissement du recrutement au profit des milieux populaires. Lors du congrès de la VOOP de septembre 1986, quelques jours après la fin de Sibaral donc, une première polémique publique est déclenchée : trois membres de la DOP MGU font paraître dans le quotidien Komsomol’skaïa pravda, organe des Jeunesses communistes largement lu à l’époque dans toutes les strates de la société, une attaque en règle contre la Société mère. Ils la critiquent pour la faiblesse du nombre de procès-verbaux dressés par ses « inspecteurs civils », malgré trente-huit millions de membres sur le papier, citant le cas d’un sovkhoze dont 85 % des salariés adhèrent à la VOOP, mais qui assèche des zones humides protégées pour étendre la surface des potagers individuels. Cette critique des instances dirigeantes de la VOOP semble marquer une rupture avec la ligne loyaliste, qui prônait désormais un élargissement du recrutement des brigades : en juin 1986, Moukhatchev avait fait inscrire dans un document normatif de la DOP de l’Institut technologique de Kazan l’objectif de « coopérer avec le maximum d’organisations étatiques et sociales et de personnes privées intéressées » à la cause environnementale. Ces divergences entre brigadistes se font sentir alors qu’apparaissent les premiers « clubs informels » dans les milieux universitaires, une forme d’engagement politique née à la faveur des changements de ton dans la presse et les instances dirigeantes du pays [49].
31Un tournant survient en décembre 1987 : lors d’une réunion tenue à Moscou, le mouvement s’émancipe officiellement de la tutelle du Komsomol et de la VOOP [50]. Au même moment, l’ancien cadre dirigeant Zabelin crée avec d’autres une structure baptisée Union sociale et écologique (SoÈS) – un nom qui évoque les associations corporatistes nées après la révolution de 1905. C’est une fédération lâche de groupements très divers, qui aspire à participer au processus de démocratisation politique, dans une démarche d’institutionnalisation typique de certains acteurs des « clubs ». Les passerelles entre ces différents phénomènes de la Perestroïka sont évidentes : Zabelin devient l’assistant du biologiste Aleksej Âblokov (1933-2017), élu au Conseil des députés du peuple sur le quota de l’Académie des sciences en mars 1989 [51]. Il va y jouer un rôle central comme vice-président du comité à l’Écologie, en appui au nouveau comité d’État à la protection de la nature, créé quelques mois plus tôt, puis comme conseiller du président Eltsine [52]. Cette trajectoire brillante met la DOP MGU sous le feu des projecteurs, y compris à l’étranger : deux magazines écologistes américains attribuent à Zabelin, en 1990, un réseau de « 1 000 à 2 000 organisations », soit « un million de personnes à travers l’Union soviétique [53] ». L’un d’eux présente d’ailleurs la SoÈS comme le « bras armé » de l’association « L’Écologie et la Paix ». Recevant en 1993 le prix Goldman pour l’environnement, récompense créée trois ans plus tôt aux États-Unis par un riche mécène et attribuée chaque année à des militants écologistes à travers le monde, Zabelin affirme la continuité de la SoÈS avec la « longue histoire du mouvement environnemental soviétique […], le premier mouvement d’opposition » en URSS [54]. Dans une vidéo où on le voit travailler avec Yablokov au Kremlin puis dans les bureaux de la SoÈS à Moscou, il affirme : « Notre stratégie est d’utiliser le système [55] ».
32Paradoxalement, le succès d’un Zabelin masque la perte d’influence du mouvement brigadiste, désormais privé du cadre soviétique dans lequel il était la seule force autonome autorisée à parler d’écologie en milieu étudiant. Les DOP ne parvenant pas à se démocratiser socialement perdent du terrain face à une diversification de l’offre d’engagement environnemental, dans un contexte de crise académique aiguë.
Marginalisation et autocommémoration par les anciens activistes
33La détérioration des conditions économiques et sociales en Russie, surtout dans les milieux universitaires, affaiblit les DOP, concurrencées par de nouveaux types d’organisations écologistes avec la démocratisation des institutions politiques. Il en résulte une crise de recrutement, malgré la production d’un récit historiographique interne de plus en plus nostalgique à partir du milieu des années 1990.
34Le nombre de brigades passe de 140 en 1987 à 35 dix ans plus tard pour la seule Russie [56]. Nul doute que la fin de la BsB et la concurrence de mouvements plus radicaux ou mieux financés – alors que le monde académique subit de plein fouet les politiques néolibérales de désengagement de l’État – ont considérablement diminué à la fois les ressources et le prestige des DOP. Celles-ci manquent manifestement le train de la démocratisation sociale. Le discours élitiste demeure fort au sein du mouvement : le manifeste adopté en 1994 affirme que « [dans les années 1960] seuls les spécialistes essayaient de prévenir la société du danger écologique croissant ». Confirmant cette vision, l’historiographie maison fait la part belle au mythe de la poignée d’étudiants hors norme s’opposant au système, nouvelle variante de l’héroïsation des décennies précédentes, déclinée désormais selon les canons de l’idéal démocratique libéral de participation des individus (mâles surtout) à la vie de la cité. En 1990, le géographe Igor Altchuler raconte au magazine états-unien Environment que la DOP MGU a tenté d’aller plus loin dans les années 1970 :
Plusieurs d’entre nous, moi compris, avons suggéré d’étendre nos activités au contrôle, par exemple, des violations des règles environnementales par les entreprises. Mais ces tentatives échouèrent car il aurait fallu une toute nouvelle politique intérieure pour cela [57].
36Plus généralement, les anciens brigadistes devenus les chroniqueurs et les artisans de l’autocommémoration du mouvement ont tendance à monter en épingle les cas de friction avec les autorités soviétiques dans le passé. Le précis d’histoire des DOP de Moukhatchev, destiné à la nouvelle génération de brigadistes et mis en ligne sur Internet en 1995, raconte comment un étudiant de Gomel (Biélorussie) avait été exclu pour avoir refusé d’annuler un procès-verbal contre un dignitaire de haut rang, avant d’être réinscrit à l’université de Kazan (Tatarstan, RSFSR) en 1976 [58]. En 1979, Vladimir Boreïko, brigadiste à l’université de Donetsk (Ukraine) aurait arrêté un de ses professeurs pour braconnage et obtenu la démission d’un doyen de faculté et de son adjoint qui avaient voulu étouffer l’affaire. L’activité de Zabelin au Turkménistan est présentée comme une « épopée », sans qu’on sache exactement en quoi a consisté son caractère « tragique » : vraisemblablement, des heurts avec les « braconniers » locaux. Tout cela confère au mouvement une aura de résistance héroïque à l’arbitraire et au clientélisme, voire à la criminalité organisée – des maux également répandus sous l’ère Eltsine.
37Un motif récurrent est l’hostilité de la population à l’égard des DOP, ainsi chez Moukhatchev :
[…] la sauvagerie débridée était et reste la norme de la vie sociale et de la bureaucratie sous toutes ses formes, méprisante à l’égard du peuple, et d’ailleurs des larges masses de la population qui haïssent cette même bureaucratie pour le simple motif qu’elle les prive de leur droit à piller les ressources naturelles, droit qu’elle a elle-même usurpé.
39Le même auteur justifie a posteriori le malthusianisme social de la DOP dans les années 1970 :
Nous aurions aussi voulu [être rejoints par] des bataillons d’écoliers, la jeunesse ouvrière et rurale. Mais c’était impossible […] à cause de l’état psychologique de la société, laquelle n’était pas prête à faire siennes les idées de protection de la nature [59].
41On peut lire ce jugement à l’aune de la montée du banditisme dans la Russie des années 1990. Déjà à la fin de la décennie précédente, les membres de la DOP MGU posent avec leurs armes sur les photographies : l’un d’eux brandit deux pistolets dans une attitude qui évoque la série des films Rambo, très populaire en URSS [60]. Devenu inspecteur de la pêche dans cette région, il disparaît en mission en mer dans des conditions troubles quelques années plus tard : la criminalisation de la société rend ainsi de plus en plus risquée la tâche des DOP. Quant à l’État, il se coupe peu à peu des milieux écologistes, ou plutôt cherche à mieux les contrôler. En 1996 et en 1997, un ancien officier de marine puis un journaliste sont inculpés et emprisonnés pour « divulgation de secrets d’État » après avoir documenté la contamination nucléaire liée à la flotte militaire russe auprès de médias étrangers [61]. Parallèlement, à côté des grandes ONG internationales comme Greenpeace et le World Wild Fund, qui continuent d’avoir des relations étroites avec certains responsables du ministère de l’Écologie, de nouvelles associations adossées à l’État – qualifiées d’« affiliées du gouvernement » par Laura Henry dans son enquête réalisée à la fin des années 1990 – contribuent à dépolitiser les enjeux environnementaux [62]. Un nouveau type d’activisme plus radical émerge alors ponctuellement : les « Gardiens de l’Arc-en-ciel », petit groupe qui organise chaque été des « camps » militants illégaux pour s’opposer à des projets d’aménagement ou aux administrations responsables de dégradations environnementales majeures – parmi lesquels on trouve d’anciens étudiants de MGU, mais dont la filiation avec la Brigade, si elle est probable, n’est pas affichée [63].
42Le mode opératoire des DOP n’a pas pour autant disparu : dans certains espaces protégés, des activistes étudiants peuvent encore, s’ils sont accrédités par l’administration, dresser des procès-verbaux. C’est le cas du Centre sibérien interrégional, fondé en 1998 à l’initiative de quelques diplômés en biologie de Novossibirsk avec la réserve naturelle de l’Altaï. Lors d’un séminaire en 1999, des stagiaires de différentes villes du pays y suivent des cours : droit mais aussi biologie de terrain, criminalistique, survie en conditions extrêmes et lutte à mains nues, techniques de tir et de désarmement, entre autres [64]. Ainsi, le recrutement exclusif des DOP continue à les distinguer des mobilisations environnementales grassroots émanant des populations riveraines, étudiées à la même époque aux États-Unis par Sylvia Tesh [65]. Pourtant un environnementalisme populaire existe en Russie dans les années 1990 et 2000, sous la forme de mobilisations liées au cadre de vie des habitants [66]. Mais les DOP ne cherchent ni à encourager ni à organiser cette contestation à la base. Pour s’attirer le soutien des « masses », Moukhatchev dit explicitement miser plutôt sur le renforcement de « l’éthique » que sur un élargissement du recrutement. Il préconise un comportement irréprochable des brigadistes dans les espaces protégés (« ne pas même cueillir une baie »), afin d’acquérir « une autorité auprès des habitants locaux, [et] faire changer le rapport des gens » à l’environnement [67].
43Finalement, le réveil du mouvement brigadiste est le produit de facteurs externes : la mise en place d’un nouvel autoritarisme de plus en plus marqué à partir de l’an 2000 et la réactivation positive du passé soviétique qui l’accompagne.
Une nostalgie paradoxale sous Poutine
44Au début du XXIe siècle, l’échec du mouvement écologiste russe est patent. C’est dans ce contexte que se développe une intense activité commémorative autour de la DOP MGU en 1960 : elle s’inscrit à la fois dans une revalorisation (relative) de la période brejnévienne en général et dans un phénomène nostalgique générationnel qui célèbre a posteriori l’autonomie et les succès attribués au mouvement brigadiste.
45Après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, nommé premier ministre en 1999 puis président l’année suivante, les accusations d’espionnage à l’encontre des ONG écologistes se multiplient, en particulier lors de la campagne de pétition de l’an 2000. Celle-ci visait à obtenir du gouvernement un référendum contre l’importation de déchets radioactifs à des fins de retraitement. Malgré les deux millions et demi de signatures collectées (soit largement le seuil requis par la Constitution), les autorités refusant d’en valider une partie, la requête est rejetée. La suppression comme organe autonome du ministère de l’Écologie – désormais fusionné avec celui des Ressources naturelles – renforce le sentiment d’un recul des préoccupations environnementales au sommet du pouvoir. Même le cadre légal antérieur qui permettait aux étudiants d’arrêter des « braconniers » est abandonné en 2001, avec la suppression du statut des « inspecteurs civils », ce qui suscite une timide protestation des associations de défense de la faune sauvage réunies en 2005 [68].
46C’est à ce moment que surgit une vague nostalgique à l’égard du mouvement brigadiste, par le biais des commémorations et de leur écho via les réseaux sociaux. En 2003, Zabelin et Moukhatchev placent en épigraphe de leur recueil de documents une citation de Tikhomirov sur la DOP MGU rappelant que « comme une organisation de combat », celle-ci avait pour but « la lutte contre le mal, contre la violation de nos lois » [69]. Le paradigme patriotico-militaire s’enrichit d’une dimension morale. Dans la même veine, en 2005, un site d’information souligne l’autonomie des étudiants moscovites et de leur tuteur, non sans une certaine ironie – placée dans l’adverbe final :
[…] les vétérans de la Brigade se souviennent de la manière dont leur refus du compromis provoquait, chaque lundi suivant un raid dominical, un ballet de « Volga » noires [les voitures officielles en URSS dans les années 1970 et 1980] devant Biofak : leurs passagers s’expliquaient avec Tikhomirov et ce dernier parvenait parfois à ne pas leur céder [70].
48En 2010, dans une interview à la revue du Centre de protection de la nature sauvage, une ONG créée par d’anciens brigadistes en 1992, Boreïko constate avec regret qu’il n’y a plus « que des filles » dans les brigades, et qu’elles ne s’occupent plus de « braconnage » [71].
49Ce témoignage fait écho à d’autres publiés dans le recueil paru en 2011 pour les soixante ans de la DOP MGU. Intitulé Tu te souviens…, il porte en couverture la photographie d’un groupe d’étudiants armés de fusils. Nadejda Markina, étudiante dans les années 1980, y exprime un remords : « Maintenant j’ai honte d’avoir fait pleurer des gens parce qu’il leur manquait un ticket de caisse pour un sapin [72]. » Mais l’essentiel est ailleurs : c’est la puissante nostalgie exprimée envers un mouvement contestataire et efficace à la fois. La DOP MGU est vue comme un moyen de fuir la résignation ambiante résumée par la formule proverbiale à l’époque : « si l’État ne peut rien faire, alors à quoi bon nous en mêler [?] [73] ». En d’autres termes, à la différence de la « dissidence », terme très peu employé dans ledit recueil, le phénomène brigadiste est loué pour sa contribution pratique à l’avènement d’une société meilleure. Dans la lignée de Tu te souviens…, immédiatement mis en ligne, forums et profils de réseaux sociaux consacrés aux DOP et à leur folklore mettent en ligne photographies, récits et textes de chansons – surtout pour la période 1972-1987, celle de l’apogée.
50La nostalgie envers le passé soviétique irrigue aussi des mouvements de protestation qui naissent alors dans les centres urbains autour d’enjeux environnementaux. En 2007, un groupe d’habitants de Khimki, dans la région de Moscou, crée Èkooborona (« Éco-défense ») pour s’opposer à un projet autoroutier qui menace la « forêt » dans la ville. Se présentant comme « un mouvement informel civil écologique », le site internet s’ouvre par un aphorisme de l’écrivain russe Mikhaïl Prichvine (1873-1954), célèbre auteur pour enfants sous Staline : « Protéger la nature, c’est en fait protéger la patrie [74] ». En quelques années, alors qu’elle est quasiment ignorée par les médias traditionnels (presse nationale et télévision), la mobilisation se répand sur les réseaux sociaux, malgré la répression qui frappe ses militants, en particulier le journaliste indépendant Mikhaïl Beketov, passé à tabac en 2008 et décédé en 2013 des séquelles de son agression, mais aussi la porte-parole Evgenia Tchirikova, qui choisit de s’exiler en 2014 avec sa famille. Y participent, entre autres, le biologiste et ancien député Alekseï Iablokov, mais aussi, lors d’un « forum démocratique » organisé sur place à l’été 2011, plusieurs leaders de l’opposition extraparlementaire russe, dont l’avocat blogueur Alexeï Navalny et l’activiste anticorruption Boris Nemtsov [75].
51Si elle ne semble pas impliquée dans cette mobilisation qui s’avère un échec du strict point de vue environnemental, la DOP MGU, qui refait parler d’elle par les mêmes canaux à partir de l’été 2010, se trouve bientôt à son tour impliquée dans un conflit d’aménagement.
Un regain d’activisme entre tradition et contestation
52En décembre 2010, Oleg Yanitsky consacre au cinquantenaire des DOP un billet sur son blog de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences. Il souligne leur caractère unique « dans l’histoire [mondiale] » et leur prête toute une série de succès passés – dont, à tort, l’arrêt de Sibaral en 1986, puis de la construction de plusieurs centrales nucléaires au début des années 1990 [76]. Il conclut en appelant à leur renaissance : or la DOP MGU, dont un profil est créé la même année sur le réseau social russe Vkontakte, attire une nouvelle génération d’activistes dont l’enthousiasme va rapidement se heurter aux pouvoirs publics.
53Les incendies de forêts de l’été 2010, à la suite d’une canicule exceptionnelle, ne sont pas étrangers à ce réveil. Face aux flammes qui menacent des villages de datchas autour des grandes villes en Russie européenne, compte tenu du manque d’effectifs des services de lutte contre le feu, des bénévoles se mobilisent sur les réseaux sociaux pour surveiller la progression des sinistres, organiser l’intervention des secours, les assister sur le terrain, récolter des dons, etc. [77]. L’exemple est ainsi donné d’une substitution des citoyens à l’État lorsque celui-ci, à la suite du tournant productiviste opéré par le nouveau pouvoir en faveur des hydrocarbures au détriment des autres ressources naturelles du pays au début des années 2000, est devenu largement défaillant [78]. En d’autres termes, le vigilantisme redevient à la mode sous une forme renouvelée. Au même moment, dans sa brochure anniversaire, la DOP MGU, qui se définit comme « un collectif étudiant dont le positionnement civique s’exprime dans la résolution de problèmes pratiques de protection de la nature sur une base scientifique professionnelle », désigne « l’extinction des incendies naturels [et] la formation de pompiers volontaires » comme ses priorités depuis une décennie : c’est aussi ce qu’indique le site de la réserve « La Patrie des Cigognes », lieu principal de son activité [79].
54En septembre 2013, un conflit éclate entre les étudiants et la réserve d’une part, et la direction de l’Environnement (« ministère de l’Écologie ») de la région de Moscou de l’autre. Cette dernière a lancé quelques mois plus tôt la construction d’une digue destinée à ennoyer des tourbières afin de limiter les risques d’incendie autour de la capitale, rognant sur le territoire protégé. Suivant un mode opératoire identique à celui des éco-activistes de Khimki, mais en s’abritant derrière la tutelle prestigieuse de son université, la DOP MGU dépose une série de recours et obtient du gouverneur de la région le gel des travaux [80]. En janvier 2014, un des rares journaux russes d’opposition publie leurs doléances dans un article à charge contre les autorités et l’entrepreneur chargé du chantier, un proche de Poutine [81]. La réplique fuse : dans un courrier au recteur (président) de MGU, le ministre régional de l’Écologie qualifie de « tendancieuses » les actions de la DOP, l’accusant d’être liée à « Greenpeace et [aux] organisations extrémistes » et d’avoir un statut illégal :
D’après les données d’Internet, la DOP MGU compte en son sein des étudiants d’autres établissements supérieurs et n’importe qui […] peut y participer. […] des personnes liées à « Greenpeace » qui n’ont rien à voir avec MGU peuvent utiliser l’autorité dont jouit votre université pour discréditer l’action du gouvernement régional [82]…
56La réponse de la brigade, longue et argumentée, cite la loi russe de 1995 sur les espaces protégés, mais aussi son statut d’organisation civile, directement hérité du cadre soviétique :
Rappelons que la Brigade a été formée le 13 décembre 1960, alors que « Greenpeace » n’existait encore dans aucun pays au monde. Depuis lors le style, les méthodes et les tâches du travail de la Brigade n’ont globalement pas changé [83].
58Les étudiants sortent victorieux de la controverse : le ministre régional démissionne en 2015. Dans les mois qui suivent, les étudiants activistes élargissent le champ de leur veine dénonciatrice aux intérêts privés – souvent proches des élites politiques et administratives en Russie. Ainsi, un long article sur le blog de la DOP MGU explique « qui doit et comment il faut se battre contre la confiscation de territoires naturels remarquables », à propos de l’emprise illégale de propriétés de riches particuliers dans la région de Moscou. En affirmant son expertise, tout se passe comme si la Brigade renforçait son autonomie contestataire.
59La reprise d’activité de la DOP MGU sous Poutine s’inscrit dans un double mouvement de nostalgie envers la période soviétique tardive et d’émergence d’une nouvelle opposition via les réseaux sociaux et les médias en ligne. Plutôt que de s’appuyer sur la mémoire des mobilisations écologiques des années 1986-2000, c’est la nostalgie d’un corporatisme au service de la loi, donc du vigilantisme, qui est mise en avant par les acteurs.
60Une chanson consacrée en 1969 à Blagosklonov le présente comme un « mousquetaire », un « D’Artagnan » qui « se bat contre les ennemis », tel « Don Quichotte, [ou les] héros de nos chansons et nos bylines [84] ». Comme les soldats d’élite de Louis XIII du roman d’Alexandre Dumas, très lu en URSS, les membres des Brigades de protection de la nature semblent avoir voulu être des rebelles au nom de la loi. C’est là une des clés de leur renouveau actuel en Russie. Boreïko regrettait en 2010 que « les brigadistes ne conn[ussent] absolument pas ni leur histoire […], ni les traditions des DOP, ni le Manifeste [de 1994] [85] ». Le réveil actuel de l’activisme environnemental étudiant semble lui donner tort, puisqu’il reproduit son ambiguïté originelle : celle d’une structure hybride, entre société civile et institution académique, entre loyalisme et contestation. L’expertise et le vigilantisme y servent à légitimer une forme d’opposition qu’on pourrait dire intégrée au système : à ce titre, la reprise de cet activisme après 2010 n’est pas qu’un phénomène de nostalgie pour le passé brejnévien.
61Précisément, on peut y voir une stratégie pour s’affirmer face aux pouvoirs dans un contexte de retour à l’autoritarisme, ou, pour reprendre une analyse récente, de fabrique par l’État d’une société « civique » sous contrôle au détriment de la société civile jugée trop « politisée [86] ». Tout un arsenal de mesures soutient cette tendance, parmi lesquelles la célèbre loi de 2012 stigmatisant et pénalisant les « agents de l’étranger ». Pour sa collecte de fonds de l’hiver 2016-2017 destinée à reconstruire sa « base » (un bâtiment en bois servant d’abri pour le matériel et de logement ponctuel) dans la « Patrie des cigognes », la DOP MGU propose à la vente des sacs en tissu recyclé à partir de vieilles banderoles de Greenpeace [87]. On peut y voir une métaphore du renouveau brigadiste : à la fois ancré dans la tradition corporatiste soviétique, et propice aux transgressions contestataires.
Notes
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[1]
Je remercie Benjamin Guichard et Marie-Hélène Mandrillon pour leurs lectures attentives et leurs conseils.
-
[2]
www.youtube.com/watch?v=ZKcd_SiGXvM, film mis en ligne le 11 décembre 2015. Le terme Droujina désignait une unité militaire dans la Russie kiévienne, qu’on pourrait aussi traduire par « Compagnie ». Mais le choix de « Brigade » correspond à la traduction usuelle en anglais et en français dans l’historiographie de l’URSS.
-
[3]
N. Černova, « Klin Klinom », Novaâ gazeta, 28 janvier 2014.
-
[4]
O. Ânickij, « Èvolûciâ êkologičeskogo dviženiâ v sovremennoj Rossii », Sociologičeskie issledovaniâ, n° 8, 1995, p. 15-25 ; pour une lecture en français, voir J. Moor-Stahl et J. Allaman, L’exception écologique russe. Systèmes et acteurs de 1917 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1998.
-
[5]
M.-H. Mandrillon, « Les voies du politique en URSS. L’exemple de l’écologie », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 46, n° 6, 1991, p. 1375-1388 ; O. Yanitsky, Russian Greens in a Risk Society: A Structural Analysis, Helsinki, Aleksanteri-instituutti, 2000 ; L. Henry, Red to Green: Environmental Activism in Post-Soviet Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2010.
-
[6]
F. Daucé, Une paradoxale oppression : le pouvoir et les associations en Russie, Paris, CNRS Éditions, 2013 ; Id., « La civilité de l’oppression », notice en ligne du portail « Politika », 25 mai 2017.
-
[7]
D. Weiner, « Environmental Activism in the Soviet Context: A Social Analysis », in C. Mauch, N. Stoltzfus et D. Weiner (dir.), Shades of Green: Environmental Activism around the Globe, Lanham, Rowman and Littlefield Publishers, 2006, p. 101-133.
-
[8]
F. Daucé, « Russie : la société civile en perdition politique », Revue internationale et stratégique, no 68, 2007, p. 93-99.
-
[9]
Le fonds d’archives de la DOP MGU n’est pas déposé aux Archives municipales de Moscou.
-
[10]
L. Henry, « Russian Environmentalists and Civil Society », in A. Evans, L. Henry et L. McIntosh Sundstrom (dir.), Russian Civil Society: A Critical Assessment, Armonk, M. E. Sharpe, 2006, p. 216.
-
[11]
D. Weiner, A Little Corner of Freedom Russian Nature Protection from Stalin to Gorbachëv, Berkeley, University of California Press, 1999.
-
[12]
G. Favarel-Garrigues et L. Gayer. « Violer la loi pour maintenir l’ordre », Politix, no 115, 2016, p. 7-33. Je remercie Anne Le Huérou et Ioulia Shukan pour cette référence.
-
[13]
D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 260-287.
-
[14]
L. Coumel, « A Failed Environmental Turn? Khrushchev’s Thaw and Nature Protection in Soviet Russia », The Soviet and Post-Soviet Review, vol. 40, no 2, 2013, p. 167-189.
-
[15]
Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF), fonds A-404, inventaire 1, dossier 294, f. 122, 141.
-
[16]
V. Tihomirov, « Istoriâ i deâtel’nost’ DOP MGU », in Materialy konferencii, posvâŝennoj 20-letiû Družiny Biofaka MGU po ohrane prirody, Studenčestvo i ohrana prirody, 1982, p. 12-22.
-
[17]
B. LaPierre, Hooligans in Khrushchev’s Russia: Defining, Policing, and Producing Deviance during the Thaw, Madison, University of Wisconsin Press, 2012.
-
[18]
O. Kharkhordin, The Collective and the Individual in Russia: A Study of Practices, Berkeley, University of California Press, 1999.
-
[19]
GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 118, f. 106.
-
[20]
M.-H. Mandrillon, « L’expertise d’État, creuset de l’environnement en URSS », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 113, 2012, p. 107-116.
-
[21]
Literaturnaâ gazeta, n° 7, novembre 1967, p. 5.
-
[22]
GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 116, p. 178.
- [23]
-
[24]
A. Weiner, Making Sense of War. The Second World War and the Fate of the Bolshevik Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2002.
-
[25]
D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 318. D. Weiner s’inspire du premier livre consacré aux DOP, un recueil de textes intitulé 30 ans de mouvement et publié en 1993 par l’université de Kazan.
-
[26]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ istoriâ dviženiâ DOP, Moscou, RÈFIA-NIA prirody, 2003, p. 48.
-
[27]
S. Teplinskij, page du forum « Chansons des Brigades de protection de la nature », 1981-1990, 22 février 2015, www.forest.ru/forum/forum9/topic267.
-
[28]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 32.
-
[29]
M. Ignatieva, « Ecopolis – search for sustainable cities in Russia », in C. Brebbia, J. Martin-Duque et L. Wadhwa (dir.), The Sustainable City II, Southampton, WIT Press, 2002, p. 53-61.
-
[30]
K. Gestwa, « Ökologischer Notstand und sozialer Protest. Ein umwelthistorischer Blick auf die Reformunfähigkeit und den Zerfall der Sowjetunion », Archiv für Sozialgeschichte, n° 43, 2003, p. 329-348.
-
[31]
Cité dans A. Šubin, Dissidenty, neformaly i svoboda v SSSR, Moscou, Veče, 2008, p. 118.
-
[32]
GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 116, f. 181.
-
[33]
Ibid., f. 176.
-
[34]
O. Ânickij, « Universitet, professura, studenčeskij èkoaktivizm: k istorii studenčeskogo prirodoohannogo dviženiâ v SSSR/RF », Sociologičeskij žurnal, vol. 21, no 2, 2015, p. 150-168 ; p. 158.
-
[35]
V. Borejko, Zapiski prirodoohrannika, Kiev, Izdatel’stvo Kievskogo èkologo-kul’turnogo centra, 2000 ; en ligne : www.ecoethics.ru/old/b18.
-
[36]
D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 319.
-
[37]
Literaturnaâ gazeta, 29 novembre 1979, p. 12.
-
[38]
L. Coumel, « A Failed Environmental Turn… », art. cité.
-
[39]
GARF, fonds R-5446, inventaire 106, dossier 935, f. 19-25.
-
[40]
GARF, fonds R-5446, inventaire 106, dossier 937, f. 52-54. Le Conseil des ministres d’URSS a reçu 300 lettres en 1971, 340 en 1970 et 304 en 1969.
-
[41]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 55.
-
[42]
M.-H. Mandrillon, « L’écologie, vecteur de l’ouverture de l’espace public », in J.-R. Raviot (dir.), URSS : fin de parti(e). Les années perestroïka, Paris, BDIC, 2011, p. 60-69.
-
[43]
P. Micklin, « The Siberian Water Transfer Scheme », in S. Brunn (dir.), Engineering Earth: The Impacts of Megaengineering Projects, Dordrecht, Springer, 2011, p. 1515-1530.
-
[44]
Y. Brudny, Reinventing Russia: Russian Nationalism and the Soviet State, 1953-1991, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
-
[45]
S. Zalygin, « Povorot », Novyj Mir, no 1, 1987.
-
[46]
E. Junkin, « Green Cries from Red Square », Buzzworm. The Environmental Journal, vol. 2, n° 2, 1990, p. 28-33 ; p. 32. Une responsable de l’association se justifie ainsi d’après l’article : « Nous voulons avoir des gens qui travaillent plus qu’ils ne pleurnichent. »
-
[47]
Entretien de l’auteur avec Konstantin Tomilin, mars 2015.
-
[48]
O. Ânickij, « Universitet… », art. cité, p. 155.
-
[49]
C. Sigman, Clubs politiques et perestroïka en Russie : subversion sans dissidence, Paris, Karthala, 2009.
-
[50]
V. Larin et al., Ohrana…, op. cit., p. 49.
-
[51]
C. Sigman, « The End of Grassroots Ecology: Political Competition and the Fate of Ecology during Perestroika, 1988-1991 », The Soviet and Post-Soviet Review, vol. 40, n° 2, 2013, p. 190-213.
-
[52]
J.-R. Raviot, « Écologie et pouvoir en URSS : le rapport à la nature et à l’espace, une source de déligitimité politique dans le processus de désoviétisation », thèse de doctorat, IEP Paris, 1995.
-
[53]
« The changing face of environmentalism in the Soviet Union », Environment, vol. 32, no 2, 1990, p. 4-9 et 26-30 ; E. Junkin, « Green Cries… », art. cité, p. 32 ; cette dernière publication fait improprement remonter à 1968 la création de la DOP MGU, traduite par « Nature Guard ».
- [54]
-
[55]
Ibid.
-
[56]
S. Muhačev, Kratkie zametki k istorii dviženiâ DOP vuzov SSSR, document en ligne : http://dop.environment.ru/docs/istdop.txt. Il s’agit du texte d’un cours lu lors d’un séminaire interbrigades en juillet-août 1995. Le texte est repris avec quelques modifications dans S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit.
-
[57]
« The changing face… », art. cité, p. 28.
-
[58]
S. Muhačev, Kratkie…, op. cit.
-
[59]
S. Muhačev, S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 28.
- [60]
-
[61]
J.-R. Raviot, « L’écologie aux frontières de la raison d’État en Russie », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 36, n° 1, 2005, p. 155-177.
-
[62]
L. Henry, « Russian Environmentalists… », art. cité, p. 222.
- [63]
-
[64]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 119-120.
-
[65]
S. Tesh, Uncertain Hazards: Environmental Activists and Scientific Proof, Ithaca, Cornell University Press, 2000.
-
[66]
Outre l’ouvrage déjà mentionné de Laura Henry, voir N. Blanc et C. Emelianoff, « Réappropriation du sol et société civile dans deux villes russes », Environnement urbain, vol. 1, 2006, p. 1-10 ; O. Koveneva, « Les communautés politiques en France et en Russie », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 66, n° 3, 2011, p. 787-817.
-
[67]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 58.
- [68]
-
[69]
S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 7.
-
[70]
http://polit.ru/news/2005/12/12/brakoneri. L’article est reproduit dans A. Ivanov (dir.), Pomniš’, kak èto bylo ?… (sbornik vospominanij družinnikov DOP MGU), Moscou, 2011, p. 228.
-
[71]
Ohrana dikoj prirody, vol. 1, n° 39, 2010, p. 11.
-
[72]
A. Ivanov (dir.), Pomniš’…, op. cit., p. 138.
-
[73]
Ibid., p. 54-55.
-
[74]
Présentation de l’association Èkoborona sur son site internet : www.ecmo.ru/articles/o-nas.
-
[75]
M. Désert, « Comment les “nouveaux citoyens” russes ont inventé leur Printemps », P@ges Europe, 5 mars 2012, La Documentation française [en ligne].
- [76]
-
[77]
E. Bertrand, « Pouvoir, catastrophe et représentation : mise(s) en scène politique(s) des incendies de l’été 2010 en Russie occidentale », thèse de doctorat, IEP Paris, 2016.
-
[78]
M.-H. Mandrillon, « La polémique sur la ratification du protocole de Kyoto en Russie : poids des réseaux soviétiques et nouveaux dilemmes », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 36, no 1, 2005, p. 179-205.
-
[79]
Polveka na straže prirody. Družina po ohrane prirody im. V.N. Tihomirova 1960-2010, 2010, p. 5-6 ; www.craneland.ru/?p=2290.
-
[80]
A. Cessarskij, « Obyknovennyj donos » [La dénonciation ordinaire], Rybak rybaka, no 12, 2014 ; en ligne : www.rybak-rybaka.ru/articles/100/20612.
-
[81]
N. Černova, « Klin… », art. cité.
-
[82]
A. Cessarskij, « Obyknovennyj donos… », art. cité.
- [83]
-
[84]
Les bylines sont une forme de poésie narrative de la Russie médiévale.
-
[85]
Ohrana dikoj prirody, vol. 1, n° 39, 2010, p. 11.
-
[86]
F. Daucé, Une paradoxale oppression…, op. cit.
- [87]