Notes
-
[1]
K. Bulanov, « Putin na otkrytii pamâtnika Vladimiru napomnil o sovremennyh ugrozah [Poutine rappelle les menaces du moment lors de l’inauguration du monument à Vladimir] », RBK, 4 novembre 2016, http://www.rbc.ru/politics/04/11/2016/581c61a49a794740ee5dee98.
-
[2]
K. Amacher et W. Berelowitch (dir.), Histoire et mémoire dans l’espace post-soviétique, Louvain-la-Neuve, Academia, 2014, p. 15.
-
[3]
« Ob utverždenii Osnov gosudarsvtennoj kul’turnoj politiki », Décret du président de la Fédération de Russie n° 808, 24 décembre 2014, http://www.pravo.gov.ru/proxy/ips/?docbody=&link_id=1&nd=102364581&intelsearch=.
-
[4]
Annonce d’appel à manifestation d’intérêt pour le programme de subventions 2016 des maisons d’édition pour la réalisation de publications socialement utiles dans le cadre de la réalisation du programme global fédéral « Culture de la Russie 2016-2018 », site internet de l’Agence fédérale pour la presse et la communication, publication du 20 janvier 2016 ; en ligne : http://fapmc.ru/rospechat/statements/support/grantingofstatesupport/item45.html.
-
[5]
C. Robin, « La notion d’indépendance éditoriale. Aspects financiers, organisationnels et commerciaux », Communication et langages, n° 156, 2008, p. 54-66.
-
[6]
A.-M. Thiesse et N. Chmatko, « Les nouveaux éditeurs russes », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 126-127, 1999, p. 78.
-
[7]
Knižnyĭ rynok Rossii. Sostoânie, tendencii i perspektivy razvitiâ [Le marché du livre russe. Situation actuelle, tendances et perspectives], Agence fédérale pour la presse et la communication, Moscou, 2014, p. 31.
- [8]
-
[9]
Idem.
-
[10]
B. Legendre et C. Abensour, Regards sur l’édition. 1. Les petits éditeurs. Situations et perspectives, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris, 2007 ; C. Robin, « La notion d’indépendance éditoriale. Aspects financiers, organisationnels et commerciaux », art. cité ; S. Noël, « Indépendance et édition politique en Grande Bretagne », in Communication et langages, no 170, 2011, p. 73-85.
-
[11]
Entretien avec Semion, 6 décembre 2014.
-
[12]
Idem.
-
[13]
Est’ vsûdu svet… Čelovek v totalitarnom obŝestve [Partout il y a de la lumière… L’homme dans la société totalitaire], Moscou, Vozvraŝenie, 2001.
-
[14]
Ibid., introduction.
-
[15]
H. Schafranek, Zwischen NKWD und Gestapo. Die Auslieferung deutscher und österreichischer Antifaschisten aus der Sowjetunion an Nazideutschland, 1937-1941, Francfort-sur-le-Main, ISP, 1990.
-
[16]
B. Groppo, « Le cas Schafranek, un historien devant la justice », L’Homme et la société, vol. 116, no 2, 1995, p. 77-90.
-
[17]
Entretien avec Léonid, 3 décembre 2014.
-
[18]
Aktovye istočniki po istorii Rossii i Sibiri XVI – XVIII vekov v fondah G. F. Millera [Les actes notariés du fonds Miller comme source d’histoire de la Russie et de la Sibérie aux XVIe-XVIIIe siècles], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1993 et 1995, 2 vol. ; Političeskaâ sylka v Sibiri : Nerčinskaâ katorga [La relégation politique en Sibérie. Le bagne de Nertchinsk], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1993.
-
[19]
Par exemple, en collaboration avec les Archives d’État de la Fédération de Russie : I. I. Koudriavtsev (dir.), Arhivy Kremlâ i Staroj ploŝadi: dokumenty po « Delu KPSS » [Les archives du Kremlin et de la Staraïa Plochtchad : recueil de documents du PCUS], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1995.
- [20]
-
[21]
Entretien cité avec Léonid.
-
[22]
A. Ânov, Rossiâ protiv Rossii. Očerki istorii russkogo nacionalizma 1825-1921[La Russie contre elle-même. L’histoire du nationalisme russe, 1825-1921], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1999.
-
[23]
V. Skoblo, Na ucelevšem čelne [Sur une barque qui a surnagé], Moscou, Novyj Hronograf, 2006.
-
[24]
Entretien cité avec Léonid.
-
[25]
Archives privées de Léonid.
-
[26]
V. D. Medem, Iz moej žizni [Épisodes de ma vie], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[27]
Présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur : http://novhron.info/books/320.
-
[28]
A. Vatlin, Sovetskoe èho v Bavarii [L’écho soviétique en Bavière], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[29]
Présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur : http://novhron.info/books/278.
-
[30]
Entretien cité avec Léonid.
-
[31]
A. Kaznačeev, Partikulârnye pis’ma grafu M. S. Voroncovu, 1828-1837 [Lettres privées au comte M. S.Vorontsov, 1828-1937], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[32]
V. Snegurov, Gruziny v Moskve. Iz istorii russko-gruzinskih otnošenij, poseleniâ gruzin v Moskve i ih učastiâ v sozidatel’noj žizni drevnej stolicy [Les Géorgiens de Moscou. Contribution à l’histoire des relations russo-géorgiennes, de la colonie géorgienne à Moscou et de leur rôle dans la vie de la capitale séculaire], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[33]
Entretien cité avec Léonid.
-
[34]
Entretien avec Youlia, 14 avril 2016.
-
[35]
Voir dans ce volume l’article de Julie Deschepper, « Mémoires plurielles et patrimoines dissonants : l’héritage architectural soviétique dans la Russie poutinienne ».
-
[36]
« Ulica Prečetinska, d. 8, str. 3. Istoriâ karetnogo saraâ », Moskova, kotoroj net, 22 novembre 2003 ; http://kotoroy.net/histories/5.html.
-
[37]
Entretien cité avec Youlia.
-
[38]
Ot Borovickoj do Puškinskoj ploŝadi. Moskva, kotoroj net. Putevoditel’ [Guide de promenades de la place Borovitskaia à la place Pouchkine], Moscou, MKN, 2014, p. 10-11.
-
[39]
Ibid., p. 379.
-
[40]
E. Ovsânnikova, Kitajgorodskaâ stena. Restavraciâ pered snosom [Le mur de Kitaï-gorod. Reconstruction avant destruction], Moscou, MKN, 2015, p. 194.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
V. Sorokin, Goluboe salo [Le lard bleu], Moscou, Ad Marginem, 1999 ; B. Širânov, Nizšij pilotaž [Le bas pilotage], Moscou, Ad Marginem, 2000 ; A. Prohanov, Gospodin Geksogen [Monsieur Hexogène], Moscou, Ad Marginem, 2002.
-
[44]
E. Tregubova, Bajki kremlëvskogo diggera [Les contes de l’aventurier du Kremlin], Moscou, Ad Marginem, 2003.
-
[45]
Entretien avec Mihail, 5 décembre 2014.
-
[46]
B. Ostromooukhova, « Être un petit éditeur engagé dans la Russie d’aujourd’hui. Le cas de la maison d’édition Ad Marginem », Bibliodiversity, no 4, 2016 ; en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01412395.
-
[47]
L. Samojlov et B. Skobin, Pročitannye sledy [Lecture des traces], Moscou, Ad Marginem, 2003.
-
[48]
V. Brodksij, « Makulatura iz Atlantidy [L’Atlantide, le recyclage] », Expert, 14 juillet 2003.
-
[49]
Ibid.
-
[50]
Entretien avec Aleksandr, 19 avril 2016.
-
[51]
Entretien avec Shashi, directrice d’une librairie indépendante, 4 décembre 2014.
-
[52]
K. Amacher et W. Berelowitch, Histoire et mémoire, op. cit., p. 25.
-
[53]
I. Susova, « Ilya Bernstein : “J’édite des livres sur la guerre non pas pour l’éducation patriotique. Ils racontent que personne ne peut gagner une guerre” », Kidsbookia.ru, 6 mai 2015.
1En inaugurant, à proximité du Kremlin, le 4 novembre 2016, un monument au prince Vladimir (980-1015), Vladimir Poutine a souligné l’importance primordiale de ce personnage historique pour la Russie dont il aurait rassemblé et unifié les terres. « L’État russe doit répondre aux défis et aux menaces du présent en suivant l’héritage spirituel de Vladimir [1] », a dit le chef de l’État, et ses propos ont été confirmés par le Patriarche Cyrille de Moscou. Faire valoir ce prince, l’inscrire désormais dans le tissu urbain est un moyen, pour l’État, de se servir du passé afin de légitimer et mythifier le présent. L’homonymie de saint Vladimir avec le président russe en place aujourd’hui permet d’insister sur la continuité de l’histoire russe à travers les siècles et de sanctifier le pouvoir actuel. Les polémiques qu’a soulevées, dans la presse et les réseaux sociaux russophones, l’installation de ce monument montrent que le passé instrumentalisé de façon aussi transparente ne fait pas consensus. Les nombreuses réévaluations de l’histoire qui ont eu lieu en Russie après la perestroïka ont partiellement « épousé les besoins politiques du moment [2] ». D’un rejet total du régime soviétique pour asseoir la légitimité du pouvoir eltsinien à l’exaltation d’un pays victorieux et puissant avec lequel l’Occident doit désormais compter depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir en 1999 : telle est la gamme, très large, des attitudes vis-à-vis du passé récent que les gouvernements successifs cherchent à promouvoir à travers des manuels scolaires, des films, la presse, ou encore des livres.
2De fait, depuis le milieu des années 2000, l’État, qui s’était retiré des affaires culturelles dans les années 1990, tente d’en reprendre le contrôle en définissant les lignes directrices d’une politique culturelle où l’écriture de l’histoire constitue un enjeu important. Ainsi, le décret « Des fondements de la politique culturelle de l’État » du 24 décembre 2014 décrit « une crise des sciences humaines » dont l’une des manifestations les plus dangereuses serait une « déformation de la mémoire historique », qui donnerait une « évaluation négative de certaines périodes significatives pour l’histoire nationale, et qui répand[rait] une fausse idée d’un retard historique de la Russie [3] ». Dans le cadre de ce nouveau programme, des dispositifs d’aide à l’édition prévoient des subventions pour les œuvres « socialement significatives » qui, grâce à une liste d’événements et de personnages historiques recommandés, esquissent les contours d’une historiographie légitime. Ces aides, attribuées par l’Agence fédérale pour la presse et la communication sur la décision d’un comité d’experts [4], couvrent les frais d’impression d’ouvrages. Elles sont particulièrement précieuses pour les petites maisons d’édition, leur permettant de rééquilibrer leur budget. Elles ne sont toutefois pas contraignantes : en cas de refus, l’éditeur peut se tourner vers d’autres sources de financement d’origine privée.
3La publication d’un ouvrage est un cheminement complexe qui ne saurait être réduit aux prescriptions officielles et résulte d’une collaboration entre plusieurs acteurs. L’éditeur, figure centrale dans le processus d’élaboration du livre, sélectionne, met en forme et promeut un ouvrage. Dans cet article, nous nous intéresserons à la manière dont l’histoire est construite par les éditeurs qui se définissent comme « indépendants ». Il s’agit de maisons d’édition privées, n’appartenant à aucun grand groupe éditorial, parti politique ou association, souvent de petite ou moyenne taille, maîtrisant au moins 51 % de leur capital [5]. En Russie, l’indépendance juridique et financière des éditeurs vis-à-vis de l’État n’a été possible que très épisodiquement depuis l’apparition de l’édition au milieu du XVIe siècle. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les éditions privées se multiplient mais doivent s’ingénier à déjouer la censure tsariste. L’arrivée des bolcheviks au pouvoir entraîne la nationalisation progressive de la production imprimée. Après la courte période de la NEP dans les années 1920, où de petites maisons d’édition privées jouent un rôle primordial dans les expérimentations artistiques et les questionnements intellectuels, l’édition est placée sous l’étroit contrôle de l’État à partir des années 1930. Dès lors, l’indépendance se négocie soit à l’intérieur de ce système – ce qui revient à investir certaines niches peu surveillées – soit en marge, dans le cadre illégal du samizdat (reproduction clandestine d’ouvrages par des particuliers) et du tamizdat (publication à l’étranger). Les maisons d’édition privées réapparaissent en 1988, lorsque la « loi sur les coopératives » rend légaux certains types d’entreprises privées employant la main-d’œuvre salariée. Profitant de l’affaiblissement de la censure et répondant à une « demande latente de littérature populaire », ces nouvelles maisons d’édition publient des textes qui transgressent les normes politiques, esthétiques, culturelles ou morales en vigueur [6].
4Or, avec la libéralisation du marché en 1991, « indépendant » a définitivement cessé d’être synonyme de « privé ». Les géants de l’édition soviétique ont fermé ou ont été privatisés, souvent par segments, en réduisant considérablement leur voilure. Ils ont laissé place à une multitude d’acteurs privés, qui, après une effervescence chaotique dans les années 1990, se sont progressivement polarisés dans les années 2000. Le mouvement de concentration a culminé fin 2013 avec la fusion de deux leaders du marché du livre russe, Eksmo et AST (respectivement 232 et 194 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2012) [7]. Face à ces grands groupes nouvellement constitués, de petites et moyennes maisons d’édition affirment leur indépendance financière et intellectuelle. Cette dernière peut être formulée individuellement ou collectivement. L’Alliance des éditeurs et des libraires indépendants, formée en 2012, regroupe actuellement près de 200 entreprises. Son activité principale est une mutualisation des efforts des petits éditeurs pour tenir des stands dans les grandes manifestations professionnelles, organiser des salons du livre alternatifs, notamment en province, et favoriser les échanges et l’entre-aide. Sur son site internet, l’Alliance affirme promouvoir le livre comme un « élément crucial dans la formation d’un nouveau milieu social et urbain [8] » face aux grands groupes éditoriaux qui proposent « un espace […] semblable à un énorme supermarché qui transforme l’homme en un consommateur unifié de marchandises et de divertissements [9] ». Cette posture est assez semblable à celle que tiennent les petites maisons d’édition françaises [10]. Une spécificité propre au contexte politique russe s’y ajoute : l’indépendance éditoriale revendiquée implique de se positionner entre l’État, qui contrôle de plus en plus étroitement la parole publique, et les différents mouvements d’opposition politique. Même si elles ne sont pas spécialisées dans le livre d’histoire, toutes les maisons d’édition définissent et redéfinissent sans cesse leur rapport au passé. Ce dernier peut surgir de deux manières : à travers des ouvrages traitant clairement de sujets « historiques », qu’il s’agisse de romans ou de différents genres de non-fiction, ou encore grâce à des rééditions, lorsqu’un auteur du passé ressurgit parmi les ouvrages contemporains, entamant ainsi une nouvelle vie.
5Pour cette étude, nous avons choisi l’exemple de quatre maisons d’édition qui se définissent elles-mêmes comme occupant une place à part dans leur domaine de spécialité, grâce au choix de sujets minoritaires par rapport au mainstream. Il s’agit de toutes petites structures – à l’exception de l’une d’entre elles, Ad Marginem, qui emploie six personnes, ce sont des entreprises uni- ou bipersonnelles. Vozvrachtchenie [Le retour] est spécialisé dans la publication de témoignages sur la terreur stalinienne, et doit se positionner vis-à-vis de l’association Memorial qui fait référence en la matière. Novyi Hronograf [Le nouveau chronographe] se fraie un chemin aux côtés des maisons d’édition privées et indépendantes reconnues dans le domaine des sciences humaines telles que Rosspen [L’encyclopédie politique de Russie] ou NLO [Le nouveau panorama littéraire]. Située à la frontière entre le militantisme urbain, le tourisme, les études locales et l’histoire de l’architecture, la maison d’édition Moskva, Kotoroï Net [Le Moscou qui n’est plus] ne s’identifie pleinement avec aucun de ces mouvements et revendique une place à part. Revendication inscrite également dans le nom même de la maison d’édition Ad Marginem [en latin : En marge]. Même si, depuis le début des années 2000, cette dernière a réussi à acquérir une certaine notoriété dans la sphère de la littérature contemporaine et des sciences sociales, la collection « Atlantide » que nous allons étudier dans cet article se présente comme à contre-courant de la mode.
6Quelles sont les modalités de construction de l’histoire dans ces marges et quel rôle joue le parcours des éditeurs dans ce processus ? Comment les affiliations au passé soviétique sont-elles revendiquées, infléchies, adaptées au temps présent ? La réponse à ces questions impose d’examiner le fonctionnement concret de ces fabriques de l’histoire, les contraintes matérielles et financières qui guident les choix des éditeurs et qui contribuent à forger certaines images du passé, dont on interrogera également les interférences avec les conceptions officielles de l’histoire. L’article s’appuie sur une enquête en cours qui combine observation participante et entretiens semi-directifs avec différents acteurs du champ éditorial.
Parcours d’éditeurs venus du samizdat : Vozvrachtchenie et Novyi Hronograf
7Contrairement à de nombreuses maisons d’édition privées qui apparaissent ex nihilo à la fin des années 1980 pour répondre à la demande grandissante d’une production littéraire en rupture avec l’offre soviétique, ces deux projets s’inscrivent dans la continuité d’activités antérieures. Leur réseau d’auteurs et de rédacteurs, ainsi que la conception de leur ligne éditoriale ont été formés dans les dernières décennies de la période soviétique, bien avant la création officielle de ces maisons d’édition. Ces deux exemples permettent de montrer comment la trajectoire des acteurs influe sur leurs visions de l’histoire.
8La première a été fondée au début des années 1990 et dirigée par Semion jusqu’à sa mort en 2016. Né en 1928, Semion commence des études littéraires dans l’immédiat après-guerre. Arrêté en 1948 pour avoir critiqué Staline dans ses poèmes, il passe par la prison puis par le camp de la Kolyma, avant d’être amnistié en 1955 et réhabilité l’année suivante. Après sa libération, il travaille comme journaliste et écrivain au sein du Comité professionnel des gens de lettres, une sorte de syndicat pour les écrivains. Dans l’entretien qu’il m’a accordé [11], il se situe en marge de l’establishment littéraire : il n’était pas membre de l’Union des écrivains mais faisait partie de « la masse » qui « nourrissait » cette union, tout en travaillant « au même endroit que Youlij Daniel », un écrivain dissident jugé et condamné en 1966 pour avoir publié des « récits antisoviétiques » à l’étranger. Semion rencontre, dans une maison de vacances dépendant du Comité, un groupe d’anciennes détenues « plus âgées que [lui], d’une autre génération, arrêtées aux alentours de 1937 [12] », qui lui livrent les mémoires qu’elles avaient rédigés. Cette rencontre enclenche un double processus : d’une part, Semion se met à collectionner, clandestinement, les mémoires de personnes passées par le goulag des années staliniennes et, d’autre part, tandis qu’une Amicale de la Kolyma se met en place autour de lui, il s’occupe d’organiser l’aide aux prisonniers politiques et de faire circuler des ouvrages de samizdat. Ces deux éléments sont fondateurs dans la création de Vozvrachtchenie. Les archives de manuscrits vont constituer l’essentiel de son portefeuille éditorial et les personnes impliquées dans l’amicale clandestine contribuent à créer la « Société historico-littéraire Vozvrachtchenie », enregistrée en 1990, et la maison d’édition qui en fait partie.
9Cette dernière a déployé son activité grâce à ces réseaux d’entraide. Les rédacteurs et autres collaborateurs qui s’occupaient, souvent à titre gracieux, de diverses tâches de diffusion et de communication, étaient souvent des anciens prisonniers du système concentrationnaire, des ZEKs, ou leurs descendants. Une aide financière à la publication provenait également de ces réseaux : Semion mentionne, notamment, des publications à compte d’auteur par les descendants d’anciens détenus ou des prêts consentis par ses collaborateurs. Ainsi, pour la publication d’une anthologie du goulag destinée à un public de lycéens [13], Semion emprunte à des femmes qui avaient fait partie de l’Amicale de la Kolyma l’argent qu’elles avaient épargné pour leurs obsèques.
10L’histoire que construit Vozvrachtchenie, à travers environ 300 publications, est donc tributaire de ces contacts. Puisant dans le réservoir des manuscrits recueillis, choisissant parmi ceux qui continuent à lui parvenir grâce à ses contacts et à sa renommée, Semion dit être le seul responsable des choix éditoriaux. Ces derniers sont toutefois soumis à certaines contingences. Il souhaite « faire revivre les voix du passé », en choisissant les manuscrits autobiographiques « qui ont le plus de valeur littéraire ». « Les meilleurs mémoires sont ceux où les gens s’oublient et parlent de leur entourage », en fournissant « des détails quotidiens précieux » et des points de vue « inattendus ». Vozvrachtchenie publie également des œuvres littéraires d’auteurs peu publiés, portant sur la même période. C’est le cas, par exemple, de romans de Gueorgui Demidov, codétenu de Chalamov, jusque-là pratiquement inédits en Russie. L’anthologie pour lycéens, mentionnée plus haut, est présentée par Semion comme le livre clé de sa maison d’édition, qui résume son essence et sa mission. Son but d’éducation des citoyens d’un pays libre est clairement énoncé dans l’introduction :
Il serait erroné de penser que l’histoire c’est du passé et que demain sera un autre jour, une page blanche. Non ! La vie des générations passées se reflète dans le présent, en nous, dans nos représentations, dans les événements qui puisent leur source dans le passé [14].
12Ce passé est véhiculé par des textes d’auteurs à la fois célèbres et méconnus. Lettres et documents y cohabitent avec récits autobiographiques, poèmes ou encore extraits de roman, dont certains dotés de commentaires expliquant pour un lecteur non averti les sous-entendus de l’époque. On cherche donc à toucher et à instruire un lecteur qui aurait perdu les codes culturels de l’époque stalinienne, en lui transmettant une atmosphère, émaillée de faits, de dates et de détails du quotidien, mais également romancée. Fiction et document historique sont porteurs d’une même vérité, celle de la survie morale de l’individu face à la répression. Parue pour la première fois en 2001, cette anthologie est rééditée en 2014, alors que le régime poutinien s’efforce plus que jamais à promouvoir l’image d’une URSS stalinienne forte et unie dans l’effort d’industrialisation, de guerre et de reconstruction.
13En brassant large, les publications de Vozvrachtchenie laissent toutefois quelques pages blanches, de manière volontaire. Ainsi, Semion dit avoir été content de l’échec de l’un de ses projets, la traduction d’un ouvrage de l’historien autrichien Hans Schafranek, portant sur l’extradition vers l’Allemagne nazie des antifascistes allemands et autrichiens réfugiés en URSS entre 1937 et 1941 [15]. Traitant d’une page d’histoire peu connue, cet ouvrage montrait que la coopération entre le NKVD et la Gestapo ne s’était pas limitée à l’époque du pacte Molotov-Ribbentrop et avait valu à son auteur des soucis judiciaires lors de sa parution en Allemagne [16]. Semion avait rencontré Schafranek à Moscou et obtenu son accord pour la traduction. Le travail avait été stoppé à la suite du refus du traducteur de travailler sur ce texte. Semion dit ne pas avoir insisté car « si un tel livre avait paru, il nous aurait attiré de graves ennuis ». Mettre en lumière la collaboration avec l’Allemagne nazie revient à contester le rôle de sauveur que l’URSS aurait joué pendant la Seconde Guerre mondiale, l’un des mythes fondateurs qui légitiment le pouvoir actuel. L’éditeur souhaite donc s’en tenir à des sujets dissonants, mais respectant toutefois un certain consensus afin de pouvoir continuer ce qu’il considère être sa mission, transmettre la mémoire des camps staliniens aux générations futures.
14La maison d’édition Novyi Hronograf poursuit un but semblable d’opposition aux différentes formes du « totalitarisme », dont la conception est fondée sur l’expérience personnelle des dernières décennies soviétiques. Toutefois, son éditeur appartient à une génération plus récente, issue des milieux intellectuels de la dissidence, qui n’est pas directement marquée par l’univers des camps. Né après la guerre, Léonid était, dans les années 1960, un jeune chercheur en physique à Akademgorodok, une cité scientifique proche de Novossibirsk, construite à la fin des années 1950 pour abriter la branche sibérienne de l’Académie des sciences. À cause d’une pièce de théâtre amateur contestataire montée en 1968, à un moment de durcissement du contrôle sur les activités artistiques amateurs dans le contexte de la répression du Printemps de Prague, il est assimilé aux dissidents et doit quitter son institut de recherche. S’ensuit un parcours professionnel accidenté que Léonid décrit comme « une transformation progressive en homme de lettres », émaillée de rencontres et de révélations qui guident par la suite ses orientations éditoriales. La première occasion daterait de 1969, lorsqu’une connaissance lui donne à lire un article de l’historien dissident Yanov, « Les prémisses de la littérature », qui circulait en samizdat. Yanov était connu pour reconsidérer l’histoire en partant du postulat d’un fondement « européen » présent dans l’État russe depuis ses origines. Léonid est bouleversé par cette vision alternative et arrive à la conclusion suivante :
Et la première idée que j’ai eue alors […] c’était qu’il fallait éclairer le peuple. Il est indispensable de reconstituer l’histoire. Elle est complètement falsifiée, surtout celle du XXe siècle, nous n’en savons rien [17].
16Dans les années 1970-1980, Léonid se distancie peu à peu de sa profession, mais continue à travailler à Akademgorodok, au sein d’instituts de recherche en physique, et en prenant part, grâce à sa femme archéologue, à des expéditions archéologiques. Pendant la perestroïka, il quitte définitivement le domaine scientifique pour travailler comme « expert dans le domaine de la culture » au sein d’une nouvelle administration locale. C’est là qu’il entame des recherches sur des personnages oubliés de l’histoire sibérienne, ce qui l’amène à rencontrer, lors d’un colloque, un académicien professeur d’histoire du XVIIIe siècle qui lui propose de s’associer pour fonder une maison d’édition. Dans le contexte de crise économique et structurelle des dernières années de l’URSS, alors que les éditions de l’Akademgorodok fermaient les unes après les autres, l’académicien y voit le moyen de diffuser les travaux scientifiques de son équipe.
17La maison d’édition Sibirskii Hronograf [Le chronographe sibérien] a existé de 1991 à 1999. Afin d’assurer sa survie financière, Léonid loue une imprimerie et offre des services de polygraphie et de reprographie très demandés au début des années 1990. Cette activité annexe lui permet de financer des publications à teneur historique, ponctuellement soutenues par le fonds Soros. Dans un premier temps, il s’agit surtout de recueils de documents d’archives, triés et commentés par l’équipe d’historiens sous la direction du cofondateur de la maison d’édition, portant sur l’histoire de la Sibérie du XVIe au XIXe siècles [18]. Toutefois, Léonid tisse progressivement des contacts dans les milieux académiques et archivistiques, y compris à Moscou (notamment au sein du GARF, les archives d’État), qui lui ont ouvert l’accès à des documents de l’époque soviétique [19]. Il note une évolution dans le genre des ouvrages publiés, confirmée par le catalogue de la maison d’édition [20] : celui-ci s’ouvre progressivement aux monographies et aux mémoires, dont la part dans la production augmente à la fin des années 1990. Bien que son programme de publication soit très large, sa mise en œuvre se heurte à certaines contraintes. En témoigne le récit d’un projet abandonné :
Il me semble que c’était en 1998, les archives sur les francs-maçons ont été ouvertes. On m’a invité à les regarder. J’ai jeté un coup d’œil à ces dossiers. […] Il y avait des lettres interceptées, des comptes rendus de filatures, etc. Cela aurait été très intéressant d’éditer tout ce matériau, mais imaginez-vous treize gros dossiers, il aurait fallu s’y atteler, trouver un spécialiste. Celui auquel je pensais était mort une année auparavant. Un autre, très communiste dans l’âme, n’aurait jamais accepté de le faire. J’ai appelé [mon collaborateur] : peut-être que lui, il voudrait. Mais il m’a répondu : « Oh non, c’est un sujet délicat, pas très marxiste. » Bref, je n’ai trouvé personne pour s’en occuper [21].
19La franc-maçonnerie est donc absente de son catalogue à cause de la divergence entre ce que l’éditeur perçoit comme un objet historique intéressant, justifié par l’abondance de documents inédits, et ce qui est perçu comme un objet légitime par des historiens de formation soviétique que l’éditeur cherche à mobiliser.
20Une autre limite transparaît dans un conflit qui a précipité le départ de Léonid pour Moscou. En 1999, il publie un ouvrage de Yanov qui retrace l’histoire du nationalisme russe de l’avènement de Nicolas Ier jusqu’à la fin de la guerre civile, montrant une continuité entre les nationalismes qui précèdent et qui suivent la révolution [22]. Ce sujet, considéré comme déplacé par le cofondateur de la maison d’édition, provoque un conflit entre les deux hommes. Léonid affirme avoir reçu des menaces de mort de la part d’ultranationalistes locaux. Cet événement aurait contribué à sa décision de s’installer à Moscou pour y fonder une nouvelle maison d’édition, Novyi Hronograf, poursuivant le travail entamé en Sibérie et continuant de s’appuyer sur les mêmes réseaux. Cette ligne éditoriale connaît une nouvelle inflexion au milieu des années 2000, lorsque Léonid publie le récit autobiographique de Valentin Skoblo, un rescapé du ghetto de Minsk qui décrit la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’il a vécue du côté allemand, après avoir été enrôlé de force par la Wehrmacht [23] :
Il décrivait tout ça, et moi c’était la première fois que je lisais une chose pareille, je n’en avais aucune idée avant. Ces mémoires m’ont impressionné. À partir de ce moment, je me suis dit que les souvenirs constituent une source historique tout aussi importante que les documents d’archives. Qui plus est, les documents historiques ne reflètent pas toujours la réalité, les gens ont tendance à exagérer leur capacité à fournir des informations [24].
22Ce déplacement de l’attention vers des sources d’origine personnelle, analysé a posteriori comme une révélation intime, a pu également lui être suggéré par le réseau d’experts dont il s’est entouré à Moscou, ainsi que par les manuscrits auxquels il avait accès. Cette évolution doit être relativisée. Sur quarante-deux ouvrages publiés en 2014, les recueils de documents occupent désormais une part négligeable du catalogue (deux ouvrages) [25]. En revanche, les monographies d’historiens professionnels, écrites à partir de sources d’archives publiques, prédominent (douze ouvrages), même si les ouvrages mobilisant les sources privées les suivent de peu : les mémoires sont au nombre de cinq, auxquels il faut ajouter un journal intime et quatre recueils de correspondance familiale. Quelques ouvrages de fiction viennent compléter cet ensemble, dont deux romans et un recueil de poèmes. Ces différents ouvrages brassent des chronologies très larges, allant du XVIIIe au XXe siècle. Leur dénominateur commun est de vouloir sortir de l’oubli des événements et des personnes méconnus du grand public russe. C’est le cas, par exemple, de Vladimir Medem, leader du parti juif ouvrier Bund, dont Léonid présente ainsi les mémoires [26] :
Le nom de l’auteur de ce livre a été injustement oublié. Et plus que cela : dans notre pays, son nom et son œuvre ont été consciemment plongés dans l’oubli et effacés de la mémoire des gens, depuis la prise du pouvoir par les bolcheviks. […] Ce livre réhabilite le bon nom de V. D. Medem [27].
24Il met également en lumière l’histoire de la République des conseils de Bavière [28] :
L’histoire de la Bavière soviétique, qui n’a existé que quelques semaines au printemps 1919, relève de ces sujets autrefois des plus mythifiés et à présent complètement oubliés de la crise européenne qui a suivi la Première Guerre mondiale. […] À partir de documents d’archives russes et allemands, l’auteur reconstruit non seulement des décisions clés du pouvoir soviétique, mais également la vie quotidienne des Munichois lors de ce « carnaval révolutionnaire » [29].
26Démythifier une construction de l’historiographie soviétique ne rentre pas en conflit avec la vision officielle de l’histoire au moment de la parution. La preuve en est que Léonid cite les programmes d’aide à l’édition de l’Agence fédérale pour la presse et la communication parmi les premières sources de soutien extérieur, même si leur montant ne permet pas de couvrir l’intégralité des dépenses. Sur trois demandes de bourses déposées en 2014, deux ont été acceptées. Toutefois, Léonid refuse la publication d’ouvrages en lien direct avec des sujets épineux d’actualité politique. Ainsi, l’un de ses auteurs lui a proposé un manuscrit sur la conquête de la Crimée par l’Empire russe à la fin du XVIIIe siècle, qu’il a refusé. Dans l’entretien, il marque très nettement sa position personnelle sur la récente annexion de la Crimée par l’État russe :
Premièrement, il y a déjà eu beaucoup de choses sur ce sujet. Et ensuite, après ce qui s’est passé, cet Anschluss, cette horrible incursion du KGBiste en Crimée, je n’avais aucune envie de parler de ça [30].
28Ce manque d’ « envie » peut être expliqué par la crainte qu’on lise, dans le récit d’une conquête victorieuse, un parallèle avec la conquête actuelle, ou qu’on y voie une tentative de légitimer cette dernière. En revanche, il estime s’être exprimé à ce sujet en publiant un recueil de correspondance amicale dans les années 1828-1838 entre le gouverneur de Théodosie et le gouverneur général de la Nouvelle Russie [31]. Cet échange de lettres en dehors du cadre officiel permet de voir l’envers du décor : leurs auteurs y discutent de la situation réelle de la Crimée au cours d’une décennie qui a connu la guerre avec la Turquie suivie d’épidémies, de sécheresses, de famines et de révoltes. Les difficultés que la Crimée avait traversées lorsqu’elle faisait partie de l’Empire russe permettent de jeter un regard autre sur les rapports entre la péninsule et l’État russe.
29Un autre exemple de l’usage de l’histoire comme prise de position politique est la publication, en 2014, d’une monographie sur les Géorgiens à Moscou [32] :
L’idée était la suivante : j’ai regardé ce livre, il était bien. Nos rapports avec la Géorgie se sont détériorés, la xénophobie est galopante. Alors, pour renforcer l’amitié entre nos deux peuples, non pas en paroles, mais en actes, on a publié ce livre […] On y raconte qu’il n’y avait pas que Bagration, mort à Borodino en 1812, mais beaucoup d’autres Géorgiens. C’étaient des gens bien, qui ont beaucoup fait pour notre capitale. Voilà, c’est une sorte de sensibilisation [33].
31Alors que les relations entre la Russie et la Géorgie restent tendues après une série de conflits qui ont marqué la seconde moitié des années 2000, et dans un contexte de xénophobie marqué par une recrudescence de crimes à caractère ethnique, y compris à Moscou, ce livre peut apparaître comme un message politique d’opposition à ces deux tendances.
32Les deux éditeurs que nous venons d’étudier, issus des milieux de la dissidence soviétique, sont marqués par une culture du samizdat qui consiste à rectifier les torts de l’historiographie soviétique et à arracher du silence des parcelles du passé. Le rôle du témoignage direct est primordial, c’est lui qui permet des incursions dans l’humain, le concret et le quotidien conçus comme des garants de la vérité historique. Le témoignage peut prendre diverses formes, y compris romancées, pourvu qu’il reflète un état d’esprit, révèle une époque – d’une manière qui peut coïncider ou diverger avec ce qui est promu par les instances officielles.
Mettre en valeur et conserver un patrimoine dévalorisé par les instances officielles : la démarche militante de MKN
33Les trois fondateurs de la maison d’édition Moskva, Kotoroï Net (MKN) étaient enfants ou adolescents en 1991 et ont fait leurs études après la chute de l’URSS. Aucun d’entre eux n’avait directement connu les milieux du samizdat, ni côtoyé des dissidents. Toutefois, deux d’entre eux se réclament d’un héritage familial soviétique particulier, celui de l’intelligentsia moscovite « qui a une longue histoire sur plusieurs générations [34] », attachée aux valeurs de la préservation de l’architecture prérévolutionnaire. La troisième fondatrice du projet – actuellement rédactrice en chef de MKN – est originaire de Ekaterinbourg, mais s’est totalement identifiée à la filiation de ses collaborateurs, au point d’écrire, au début du projet, sous le masque d’un personnage fictif inspiré de leurs deux pères.
34Le projet est né du constat de la destruction massive des bâtiments à valeur historique, sans que personne ne s’y oppose et sans même que les citadins ne le remarquent. L’idée du départ était de sensibiliser les Moscovites à ces destructions en créant un musée en ligne où seraient consignées les descriptions des immeubles détruits, au fur et à mesure de leur disparition. Le site internet, doté d’un forum, est créé en 2003, et fédère autour de lui des personnes qui, après s’y être connues virtuellement, organisent des rencontres réelles. Cela débouche sur l’organisation d’une série de flash-mobs visant à protester contre les destructions en cours. La première action a eu lieu en août 2003 à la suite de la destruction du Voïentorg, un grand magasin datant de 1910, dont le bâtiment comportait des éléments art nouveau. D’autres actions s’en sont suivies, en réunissant à chaque fois plus d’adeptes, avant d’aboutir, en 2009, à la création d’une association de défense du patrimoine, Arkhnadzor (Veille architecturale) [35]. La rédactrice de MKN comptait parmi les cofondateurs de cette association, et continue à participer ponctuellement à ses activités.
35Les actions de défense du patrimoine ont engendré une autre forme d’activité liée au site internet : les « promenades » dans Moscou. Initialement sporadiques et gratuites, organisées par d’enthousiastes connaisseurs d’architecture, ces visites de différents quartiers de la ville apprenaient aux participants à repérer et à apprécier les strates d’histoire dans le tissu urbain, en s’aventurant dans des cours intérieures, des entrées d’immeuble, des zones en friche et autres endroits peu visités. Ces promenades ont rassemblé et contribué à former un ensemble de personnes qui ont investi leur savoir-faire professionnel dans la cause de la défense du patrimoine, et, notamment, qui se sont mis à faire des recherches documentaires et à écrire sur la ville. Le site et les promenades ont provoqué des échanges avec divers porteurs d’histoire : des personnes âgées appelaient ou écrivaient pour réagir aux histoires publiées ou racontées durant les promenades, pour les compléter avec leurs souvenirs personnels ou leurs archives photographiques. Ainsi, la toute première histoire, celle du hangar à chevaux de la maison des marchands Istomin, transformé en habitation dans les années 1920, puis détruit dans les années 1990 par un promoteur qui l’a remplacé par un bâtiment neuf [36], a suscité la rencontre d’un descendant des marchands Istomin qui avait vécu dans l’appartement communautaire situé dans ce hangar :
Cet homme nous a invités, nous sommes allés le voir. Parce qu’il comprenait que sa fin approchait. Après notre visite, d’ailleurs, ses enfants se sont mis à noter ses récits, avant que cette histoire ne disparaisse à jamais [37].
37Le site réunissait ce type d’histoires, croisant descriptions d’immeubles historiques et souvenirs de personnes qui y ont habité ou travaillé dans le passé. La majeure partie des premières descriptions était écrite par Youlia elle-même. Psychologue de formation et journaliste de métier, cette dernière s’était progressivement formée au contact d’historiens et de spécialistes d’architecture qu’elle côtoyait lors des actions militantes et des promenades.
38Depuis le début des années 2010, le « projet historico-culturel » MKN est double. Les promenades, devenues payantes et quotidiennes, conduites par une équipe plus ou moins stable de guides initiés et formés à la recherche sur le patrimoine lors des événements organisés par MKN et Arkhnadzor, sont complétées par une activité éditoriale. Ces deux facettes du même projet se nourrissent mutuellement : les promenades contribuent à soutenir financièrement les projets de publication auxquels ils fournissent également auteurs et matériau. MKN a notamment publié trois guides de Moscou, coécrits par la rédactrice en chef et les organisateurs de promenades, illustrés grâce aux archives privées des participants. Ces guides proposent des itinéraires dans différents quartiers de Moscou, en retraçant au passage les modifications de ces endroits au fil de l’histoire et les trajectoires de personnes qui y ont habité. Les photos qui illustrent chaque page de texte montrent l’évolution des paysages urbains entre le début du siècle, les années 1960-1970 et l’époque actuelle, mais également les visages de certaines personnes évoquées.
39L’accent est mis sur l’époque prérévolutionnaire : de rares bâtiments d’avant l’incendie de 1812, ainsi que des constructions des XIXe et XXe siècles. L’époque soviétique est considérée comme celle de la destruction, elle n’est présente, à de très rares exceptions près, que sous la forme de photos où l’on aperçoit encore des bâtiments prérévolutionnaires intacts. Les bâtiments construits après 1917 ne sont quasiment pas mentionnés, et lorsqu’ils le sont, c’est accolés d’adjectifs comme « triste » ou « gris ». Ce parti pris qui consiste à refuser tout intérêt architectural aux constructions de l’époque soviétique et postsoviétique reflète une prise de position : en concevant le pouvoir soviétique – ainsi que l’État actuel – comme agressif et irrespectueux, les auteurs et l’éditeur souhaitent minimiser voire effacer les traces de son emprise sur le tissu urbain. L’objectif de ce guide est de rendre les lecteurs sensibles à l’existence de perles de l’architecture « au-delà des façades officielles » :
[Ces bâtiments], certains disparus, d’autres encore présents, ont chacun leur histoire, leur vision de la ville, leurs émotions. Ils peuvent les partager avec vous, il faut juste savoir les écouter. Promenez-vous, errez, notez, écoutez, recréez votre Moscou. Et préservez-la. Car demain, elle peut devenir complètement autre [38].
41Cet appel à la conservation du patrimoine est repris à la fin par les auteurs du livre, qui le déclinent chacun à sa façon, dont la plus significative semble être celle-ci :
J’ai bien peur que bientôt il ne reste plus rien de l’ancienne Moscou. […] Mais nous, les auteurs de ce guide, nous continuerons à marcher dans les rues en racontant : « ici, avant, il y avait une maison qui… » [39].
43Les personnes sont donc le réceptacle de cette histoire que le livre contribue à fixer et à transmettre. La muraille de Kitaï-gorod, une restauration avant la destruction, paru en 2015, nous paraît emblématique de la manière dont les auteurs et les éditeurs de MKN construisent l’histoire. Il s’agit d’une compilation d’archives privées de Vinogradov, un ingénieur chargé de restaurer l’ancienne muraille qui entourait le quartier central de Kitaï-gorod dans les années 1925-1927, avant que celle-ci ne soit détruite en 1933 pour fournir le matériau de construction du métro de Moscou. Le recueil contient des articles que cet ingénieur avait publiés dans la revue d’urbanisme Kommunal’noie hoziaistvo au moment de la restauration, des extraits de ses journaux intimes datant de la même époque, ainsi que ses archives photographiques qui montrent la muraille et les bâtiments qui l’entourent, ainsi que des plans de la restauration antérieure, datant d’avant la révolution.
44Par-delà les aspects techniques qui permettent d’appréhender ce monument disparu dans toute sa matérialité, l’ensemble des documents « reflète l’instabilité de la politique culturelle soviétique [40] » :
En 1925-1926, un équilibre, déjà précaire, existait encore entre les initiatives des Moscovites pour préserver le patrimoine et le travail des fonctionnaires […]. En 1927, la situation s’est détériorée. Le nihilisme en matière d’histoire, de religion et de culture s’était transformé en une tendance forte. […] Le journal intime [de Vinogradov] montre un manque de concertation entre l’administration moscovite et les organismes nationaux et municipaux de défense du patrimoine [41].
46Cela fait écho, aux yeux de l’auteur, à la situation actuelle, marquée par un manque de dialogue entre les mouvements de défense du patrimoine et l’administration municipale. Dans ce sens, la figure même de Vinogradov est une sorte de mise en abîme. Les auteurs se sentent comme lui : impuissants, consignés à un rôle qui se résume à « observer les anciennes bâtisses pendant leur démolition, à prendre des mesures et à photographier les bâtiments qui disparaissent [42] » et à collectionner les témoignages. Les années 1920 sont donc vues comme la fin d’une époque où l’ancien est sur le point de disparaître. Elles sont également perçues comme le reflet d’aujourd’hui où la ville est de nouveau sujette aux reconstructions, et où les dernières traces de ce passé risquent de disparaître.
47Les activistes de MKN se sont fréquemment retrouvés, au cours des années 2000, en conflit avec les autorités locales, les promoteurs immobiliers (souvent intimement liés à ces premières) et les organisations municipales de conservation du patrimoine. Ces conflits, par-delà les aspects juridiques (les participants aux actions et promenades ont été à maintes reprises interpellés sous le prétexte de manifestation non autorisée) et financiers, témoignaient de conceptions différentes de ce qui devrait être préservé, et de la forme que devrait prendre cette conservation. La mise en valeur de la beauté architecturale cachée et quotidienne, fruit d’une histoire longue proposée par MKN, tranche avec l’idée d’une restauration à neuf de façades d’apparat couplée d’interventions volontaristes sur le tissu urbain qui caractérisent le camp adverse. Comme Vozvrachtchenie et Novyi Hronograf, MKN œuvre pour une histoire dé-héroïsée.
« L’Atlantide » : entre pari éditorial postmoderne et réconciliation avec la littérature soviétique idéologisée
48Dans les trois programmes éditoriaux analysés précédemment, la période soviétique était abordée sous ses aspects répressifs et destructeurs. La collection « Atlantide » de la maison d’édition Ad Marginem, qui compte dix-neuf romans publiés entre 2003 et 2005, est, a contrario, un exemple de revalorisation du passé soviétique qui s’inscrit dans une politique éditoriale fondée sur des choix paradoxaux, voire provocateurs.
49Fondée en 1993 par Aleksandr, philosophe de formation, Ad Marginem avait hérité du nom et de la conception éditoriale d’une collection dont le directeur était un cadre issu d’une maison d’édition d’État pendant la perestroïka. Cette collection était consacrée aux auteurs considérés en URSS comme « en marge » de la philosophie, du point de vue moral (comme Sade ou Sacher-Masoch) ou disciplinaire (comme Freud). Aleksandr a transposé ce projet dans la maison d’édition indépendante qu’il a créée après la chute de l’URSS, et qui s’est d’abord spécialisée dans la pensée internationale « de gauche », proposant ainsi une alternative au marxisme-léninisme soviétique. En 1996, Alexsandr a été rejoint par Mikhaïl, alors étudiant en lettres, qui s’est d’abord chargé de diversifier l’offre en publiant des œuvres de fiction russe contemporaine, avant de devenir le codirecteur de la maison en 2001. À partir de ce moment-là, la ligne éditoriale de la maison d’édition devient plus complexe. Au début des années 2000, Ad Marginem a connu un important succès grâce à la publication de plusieurs romans [43] et essais [44] qui ont fait scandale, car ils tranchaient avec la bienséance morale et politique du moment. Le premier de la série a été Le Lard bleu (1999), un roman de Vladimir Sorokine, écrivain jusque-là connu principalement de cercles confidentiels d’artistes underground, à travers des publications clandestines pendant l’époque soviétique, puis dans des revues littéraires au cours des années 1990. Ce livre provocateur, qui mêle un futur et un passé proches et met en scène des orgies sexuelles impliquant Hitler et Staline, a connu un grand succès médiatique, notamment grâce au scandale déclenché par une organisation de jeunesse pro-Poutine, Idouchtchie Vmeste [Ceux qui marchent ensemble], qui a attaqué l’écrivain en justice pour « pornographie ». Le dépôt de plainte avait déclenché une procédure pénale impliquant la maison d’édition, mais la couverture médiatique avait fait flamber les ventes, ce qui avait permis à Ad Marginem d’acquérir une notoriété certaine, d’élargir sa structure et d’augmenter les tirages. Après Le Lard bleu ont commencé les années fastes pour cette maison d’édition qui, du même coup, s’est retrouvée, bon gré mal gré, « transportée vers la zone des prises de positions politiques [45] ». Son engagement initial « à gauche » a été remplacé par une posture plus générale de provocation littéraire et politique, devenue sa marque de fabrique [46].
50C’est au faîte de cette gloire que la nouvelle collection intitulée « Atlantide » a été lancée. Il s’agissait de publier – ou de republier – des romans policiers et de science-fiction soviétiques des années 1940-1960. Fidèles à leur image de marque, les éditeurs choisissaient des romans en dehors des classiques connus et consacrés. Puisant dans des revues littéraires, faisant appel à des particuliers pour leur envoyer des manuscrits inédits, les éditeurs voulaient faire ressurgir une littérature populaire oubliée, qui reflétait les peurs et les fantasmes de son époque : des manuscrits élaborés « par le bas » en réponse à des mots d’ordres d’ « en haut » intériorisés. La collection remettait ainsi en circulation des personnages d’un autre temps, imbriqués dans un système de valeurs que la littérature populaire postsoviétique, construite sur un modèle « occidental », s’était efforcée d’expurger : un espion étranger caché sous les apparences de bon kolkhozien soviétique, un « bon tchékiste » ayant choisi son métier pour « construire le communisme », comme d’autres le feraient « en fabriquant des machines ou des chansons [47] », ou encore un dictateur capitaliste interstellaire [48].
51Ce projet éditorial, qui détonnait par rapport au reste de la production d’Ad Marginem dont les publications, par ailleurs, sont loin d’une réhabilitation du passé soviétique, mettait en lumière ce qui avait fait l’objet d’une amnésie collective pour cause d’obsolescence idéologique et esthétique. L’éditeur faisait revivre cette littérature, et sa nouvelle vie prenait sens dans le projet éditorial : étonner, voire choquer le lecteur par des trouvailles insolites, le forcer à abandonner les échelles de valeurs usuelles. En effet, la collection déplaçait ici l’accent vers l’intérêt littéraire que ces textes pourraient avoir, la qualité de leur écriture, évaluée avec une subjectivité totalement assumée. Le passé n’a pour ainsi dire pas de valeur en soi, il devient matière littéraire, objet esthétique, curiosité stylistique : un élément parmi d’autres dans la littérature postmoderne. Il ne contient pas de leçon pour le lecteur, mais l’invite à se plonger naïvement dans un univers d’aventures venues d’un autre monde. Certains critiques y ont toutefois vu une réconciliation avec une littérature idéologisée :
Pendant quarante ans, nous avons essayé d’oublier « Le monde des aventures » rempli de tchékistes et d’espions, nous nous insurgions contre le moindre soupçon d’idéologie communiste. Ad Marginem fait acte d’un changement de paradigme : il semblerait que la guerre menée à la littérature soviétique idéologisée tire à sa fin [49].
53Cette interprétation est d’autant plus aisée qu’elle s’inscrit bien dans le contexte du début des années 2000 : après une période de rejet du soviétique, on revient sur cette expérience, en essayant de se réconcilier avec elle. Les éditeurs, eux, présentent ce processus différemment :
Cette littérature fait appel à nos souvenirs culturels. […] Par exemple, Mikhaïl a vingt ans de moins que moi […] mais il se souvient de l’odeur de la macédoine de légumes que les soviétiques mangeaient pour le Nouvel An. Et ça va durer encore quelques générations, car la mémoire du corps est la plus forte. Cette littérature fonctionne à ce niveau-là [50].
55Perçue comme une entreprise « originale » et « audacieuse » dans le milieu de l’édition [51], « l’Atlantide » n’a toutefois pas remporté le succès commercial escompté auprès des lecteurs habituels de romans populaires.
56Une petite maison d’édition indépendante a la particularité d’être le projet d’un nombre très réduit de personnes, qui ont un lien affectif fort avec leur production. Les éditeurs dont nous avons étudié ici le travail s’appliquent à faire revivre un passé auquel ils se sentent intrinsèquement liés. Parfois, ce lien implique leur histoire personnelle, avec toutefois un léger décalage temporel. Ainsi, Semion n’a vécu que la toute fin du goulag stalinien mais il entend faire connaître l’intégralité de cette période à travers, notamment, les mémoires de la génération qui l’a précédé. Quant à Léonid, son obsession d’arracher à l’oubli une « histoire véritable », provenant de ses années de dissident, l’a amené à brosser un éventail temporel très large, mais sous un angle cohérent, celui de la résonnance avec le présent, quitte à polémiquer à propos de sujets d’actualité. Dans d’autres cas, ce lien peut être indirect mais néanmoins très intense : un héritage familial d’adoption intégré et assumé dans le cas de Youlia, une mémoire culturelle intergénérationnelle dans celui d’Aleksandr et Mikhaïl.
57Toutefois, la forme que prennent ces constructions de l’histoire résulte d’un ensemble de facteurs qui dépassent la dimension strictement personnelle du projet : besoins de financement, aléas des rencontres avec des auteurs, influence des partenaires académiques. De plus, ces choix ne sont pas toujours raisonnés : les éditeurs évoquent parfois le sentiment du devoir moral qui les pousse à accepter des manuscrits de connaissances ou d’auteurs décédés pour une cause qui leur semble noble. Il serait donc erroné de présenter une politique éditoriale d’un petit éditeur comme étant conçue, planifiée et réalisée selon une démarche personnelle cohérente. Elle est parfois cahotante, émaillée d’écarts insolites et se prête souvent à des interprétations multiples.
58Dans les exemples que nous avons étudiés, trois présentent la période soviétique comme un moment globalement sombre de l’histoire. Pour Vozvrachtchenie et Novyi Hronograf, il s’agit de mettre des coups de projecteur sur les aspects quotidiens du régime répressif afin que le lecteur puisse s’imprégner de ce vécu. Dans les ouvrages de MKN, au contraire, les époques soviétique et postsoviétique n’apparaissent que comme des moments de destruction et de disparition, pouvant révéler quelques traces d’un précieux passé prérévolutionnaire. Le cas d’Ad Marginem est à part. En faisant ressurgir une tranche insolite du passé littéraire soviétique, les éditeurs sortent de l’oubli les différentes variantes d’une utopie qu’ils souhaiteraient présenter comme atemporelle et transcendant un cadre purement idéologique. Cette interprétation découle de l’ensemble de leur politique éditoriale, où la valeur littéraire présumée du texte éclipse voire efface les idées que l’œuvre pourrait véhiculer. Toutefois, ce geste a pu être également compris comme une tentative de réconcilier la littérature populaire russe avec son passé soviétique idéologiquement marqué.
59Notons qu’il n’y a pas de corrélation directe entre soutien symbolique ou financier de l’État et convergence de visions officielles et indépendantes. Ainsi, Novyi Hronograf gagne des aides à la publication de l’État tout en se situant à rebours d’une construction d’histoire monumentale. À l’inverse, Ad Marginem a souvent été en conflit avec l’État ou des structures paraétatiques dans le début des années 2000, alors que son « Atlantide » pouvait être lue comme une réhabilitation du soviétique au moment où une réconciliation avec ce passé était prônée depuis les tribunes officielles.
60La littérature pour la jeunesse est un domaine où cette corrélation est particulièrement brouillée. Les manuels scolaires et tout un dispositif éducatif multisupport promu par l’État visent à inculquer aux enfants et aux adolescents l’image d’une guerre patriotique héroïque et victorieuse, qui s’inscrit dans le cadre plus général d’une vision téléologique de l’histoire qui doit « éveiller chez l’écolier un sentiment de fierté vis-à-vis de son pays [52] ». Dans le contexte de la guerre avec l’Ukraine, la manière dont la Seconde Guerre mondiale est présentée devient une arme politique. À l’inverse, certains projets éditoriaux indépendants œuvrent à un éclairage différent. Par exemple, une collection consacrée à la réédition de livres sur la guerre, dirigée conjointement par Samokat, maison d’édition spécialisée dans les livres jeunesse et Ilya Berstein, éditeur free-lance et concepteur de la série, remet en circulation des ouvrages d’auteurs issus du front. Ces textes en dépeignent des aspects méconnus et brisent les mythes et tabous habituels de ce genre de récits :
Ces livres sur la guerre sont avant tout contre elle. On y raconte pourquoi il est impossible de gagner une guerre. Le traumatisme est si fort que considérer la guerre comme une expérience positive serait pour le moins incorrect [53].
62Malgré cette vision qui s’oppose au mainstream éducatif, ce projet profite largement du soutien financier de l’Agence fédérale pour la presse. Ce qui confirme l’idée que les prescriptions dites officielles de ce que doit dire et enseigner l’histoire sont multiples et polymorphes, fruit de constructions parfois divergentes d’individus qui ont, eux aussi, un rapport complexe à leur passé soviétique et postsoviétique.
Notes
-
[1]
K. Bulanov, « Putin na otkrytii pamâtnika Vladimiru napomnil o sovremennyh ugrozah [Poutine rappelle les menaces du moment lors de l’inauguration du monument à Vladimir] », RBK, 4 novembre 2016, http://www.rbc.ru/politics/04/11/2016/581c61a49a794740ee5dee98.
-
[2]
K. Amacher et W. Berelowitch (dir.), Histoire et mémoire dans l’espace post-soviétique, Louvain-la-Neuve, Academia, 2014, p. 15.
-
[3]
« Ob utverždenii Osnov gosudarsvtennoj kul’turnoj politiki », Décret du président de la Fédération de Russie n° 808, 24 décembre 2014, http://www.pravo.gov.ru/proxy/ips/?docbody=&link_id=1&nd=102364581&intelsearch=.
-
[4]
Annonce d’appel à manifestation d’intérêt pour le programme de subventions 2016 des maisons d’édition pour la réalisation de publications socialement utiles dans le cadre de la réalisation du programme global fédéral « Culture de la Russie 2016-2018 », site internet de l’Agence fédérale pour la presse et la communication, publication du 20 janvier 2016 ; en ligne : http://fapmc.ru/rospechat/statements/support/grantingofstatesupport/item45.html.
-
[5]
C. Robin, « La notion d’indépendance éditoriale. Aspects financiers, organisationnels et commerciaux », Communication et langages, n° 156, 2008, p. 54-66.
-
[6]
A.-M. Thiesse et N. Chmatko, « Les nouveaux éditeurs russes », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 126-127, 1999, p. 78.
-
[7]
Knižnyĭ rynok Rossii. Sostoânie, tendencii i perspektivy razvitiâ [Le marché du livre russe. Situation actuelle, tendances et perspectives], Agence fédérale pour la presse et la communication, Moscou, 2014, p. 31.
- [8]
-
[9]
Idem.
-
[10]
B. Legendre et C. Abensour, Regards sur l’édition. 1. Les petits éditeurs. Situations et perspectives, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris, 2007 ; C. Robin, « La notion d’indépendance éditoriale. Aspects financiers, organisationnels et commerciaux », art. cité ; S. Noël, « Indépendance et édition politique en Grande Bretagne », in Communication et langages, no 170, 2011, p. 73-85.
-
[11]
Entretien avec Semion, 6 décembre 2014.
-
[12]
Idem.
-
[13]
Est’ vsûdu svet… Čelovek v totalitarnom obŝestve [Partout il y a de la lumière… L’homme dans la société totalitaire], Moscou, Vozvraŝenie, 2001.
-
[14]
Ibid., introduction.
-
[15]
H. Schafranek, Zwischen NKWD und Gestapo. Die Auslieferung deutscher und österreichischer Antifaschisten aus der Sowjetunion an Nazideutschland, 1937-1941, Francfort-sur-le-Main, ISP, 1990.
-
[16]
B. Groppo, « Le cas Schafranek, un historien devant la justice », L’Homme et la société, vol. 116, no 2, 1995, p. 77-90.
-
[17]
Entretien avec Léonid, 3 décembre 2014.
-
[18]
Aktovye istočniki po istorii Rossii i Sibiri XVI – XVIII vekov v fondah G. F. Millera [Les actes notariés du fonds Miller comme source d’histoire de la Russie et de la Sibérie aux XVIe-XVIIIe siècles], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1993 et 1995, 2 vol. ; Političeskaâ sylka v Sibiri : Nerčinskaâ katorga [La relégation politique en Sibérie. Le bagne de Nertchinsk], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1993.
-
[19]
Par exemple, en collaboration avec les Archives d’État de la Fédération de Russie : I. I. Koudriavtsev (dir.), Arhivy Kremlâ i Staroj ploŝadi: dokumenty po « Delu KPSS » [Les archives du Kremlin et de la Staraïa Plochtchad : recueil de documents du PCUS], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1995.
- [20]
-
[21]
Entretien cité avec Léonid.
-
[22]
A. Ânov, Rossiâ protiv Rossii. Očerki istorii russkogo nacionalizma 1825-1921[La Russie contre elle-même. L’histoire du nationalisme russe, 1825-1921], Novossibirsk, Sibirskij Hronograf, 1999.
-
[23]
V. Skoblo, Na ucelevšem čelne [Sur une barque qui a surnagé], Moscou, Novyj Hronograf, 2006.
-
[24]
Entretien cité avec Léonid.
-
[25]
Archives privées de Léonid.
-
[26]
V. D. Medem, Iz moej žizni [Épisodes de ma vie], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[27]
Présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur : http://novhron.info/books/320.
-
[28]
A. Vatlin, Sovetskoe èho v Bavarii [L’écho soviétique en Bavière], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[29]
Présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur : http://novhron.info/books/278.
-
[30]
Entretien cité avec Léonid.
-
[31]
A. Kaznačeev, Partikulârnye pis’ma grafu M. S. Voroncovu, 1828-1837 [Lettres privées au comte M. S.Vorontsov, 1828-1937], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[32]
V. Snegurov, Gruziny v Moskve. Iz istorii russko-gruzinskih otnošenij, poseleniâ gruzin v Moskve i ih učastiâ v sozidatel’noj žizni drevnej stolicy [Les Géorgiens de Moscou. Contribution à l’histoire des relations russo-géorgiennes, de la colonie géorgienne à Moscou et de leur rôle dans la vie de la capitale séculaire], Moscou, Novyi Hronograf, 2014.
-
[33]
Entretien cité avec Léonid.
-
[34]
Entretien avec Youlia, 14 avril 2016.
-
[35]
Voir dans ce volume l’article de Julie Deschepper, « Mémoires plurielles et patrimoines dissonants : l’héritage architectural soviétique dans la Russie poutinienne ».
-
[36]
« Ulica Prečetinska, d. 8, str. 3. Istoriâ karetnogo saraâ », Moskova, kotoroj net, 22 novembre 2003 ; http://kotoroy.net/histories/5.html.
-
[37]
Entretien cité avec Youlia.
-
[38]
Ot Borovickoj do Puškinskoj ploŝadi. Moskva, kotoroj net. Putevoditel’ [Guide de promenades de la place Borovitskaia à la place Pouchkine], Moscou, MKN, 2014, p. 10-11.
-
[39]
Ibid., p. 379.
-
[40]
E. Ovsânnikova, Kitajgorodskaâ stena. Restavraciâ pered snosom [Le mur de Kitaï-gorod. Reconstruction avant destruction], Moscou, MKN, 2015, p. 194.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
V. Sorokin, Goluboe salo [Le lard bleu], Moscou, Ad Marginem, 1999 ; B. Širânov, Nizšij pilotaž [Le bas pilotage], Moscou, Ad Marginem, 2000 ; A. Prohanov, Gospodin Geksogen [Monsieur Hexogène], Moscou, Ad Marginem, 2002.
-
[44]
E. Tregubova, Bajki kremlëvskogo diggera [Les contes de l’aventurier du Kremlin], Moscou, Ad Marginem, 2003.
-
[45]
Entretien avec Mihail, 5 décembre 2014.
-
[46]
B. Ostromooukhova, « Être un petit éditeur engagé dans la Russie d’aujourd’hui. Le cas de la maison d’édition Ad Marginem », Bibliodiversity, no 4, 2016 ; en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01412395.
-
[47]
L. Samojlov et B. Skobin, Pročitannye sledy [Lecture des traces], Moscou, Ad Marginem, 2003.
-
[48]
V. Brodksij, « Makulatura iz Atlantidy [L’Atlantide, le recyclage] », Expert, 14 juillet 2003.
-
[49]
Ibid.
-
[50]
Entretien avec Aleksandr, 19 avril 2016.
-
[51]
Entretien avec Shashi, directrice d’une librairie indépendante, 4 décembre 2014.
-
[52]
K. Amacher et W. Berelowitch, Histoire et mémoire, op. cit., p. 25.
-
[53]
I. Susova, « Ilya Bernstein : “J’édite des livres sur la guerre non pas pour l’éducation patriotique. Ils racontent que personne ne peut gagner une guerre” », Kidsbookia.ru, 6 mai 2015.