Notes
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[*]
ATER à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, laboratoire TELEMME, UMR 7303.
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[1]
Pour n’évoquer que deux ouvrages bien connus : G. Noiriel, Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d’asile, XIXe-XXe siècles, Paris, Calmann-Lévy, 1991 et Id., État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001.
-
[2]
P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002 ; Id., « Histoire et mémoire des discriminations en matière de nationalité française », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 84, 2004, p. 5-22.
-
[3]
Colloque international « La nationalité en guerre, 1789-1991 », organisé par le Musée de l’histoire de l’immigration et les Archives nationales, 3 et 4 décembre 2015.
-
[4]
J. Lepoutre, « Souveraineté de l’État et droit de la nationalité », thèse de droit public en préparation à l’Université de Lille 2 sous la direction de Xavier Vandendriessche.
-
[5]
C. Zalc, « Des relations de pouvoir ordinaires. Les dénaturalisations sous Vichy », mémoire inédit présenté dans le cadre de l’habilitation à diriger des recherches « Identifications et appartenances : pour une histoire sociale des interactions », 2015.
-
[6]
Voir G. Pécout, « Le rotte internazionali del volontariato », in M. Isnenghi (dir.), Gli italiani in guerra. Conflitti, identità, memorie dal Risorgimento ai giorni nostri, Turin, UTET, 2008, vol. 1, p. 188-196 ; Id., « The international armed volunteers: pilgrims of a Transnational Risorgimento », Journal of Modern Italian Studies, vol. 14, n° 4, 2009, p. 413-426.
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[7]
Pour un panorama général du point de vue juridique : G. Légier, Histoire du droit de la nationalité française des origines à la veille de la réforme de 1889, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2014.
-
[8]
Code civil des Français, Paris, Imp. de la République, 1804, p. 6.
-
[9]
B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002 [1983] ; A.-M. Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999.
-
[10]
A. Crépin, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, 2009.
-
[11]
Code pénal de l’Empire français, Paris, Imp. impériale, 1810, p. 12.
-
[12]
Voir par exemple le décret de neutralité pris par l’Espagne au début de la guerre franco-allemande de 1870 : Archives diplomatiques (ADiplo), 37 CP 876, 26 juillet 1870. Le volontariat militaire dans l’une ou l’autre armée y est prohibé dès les deux premiers articles.
-
[13]
W. Bruyère-Ostells, La Grande Armée de la Liberté, Paris, Tallandier, 2009 ; D. Barau, La cause des Grecs. Une histoire du mouvement philhellène (1821-1829), Paris, Honoré Champion, 2009 ; A.-C. Ignace, « Des Quarante-huitards français en Italie. Étude sur la mobilisation de volontaires français pour le Risorgimento (1848-1849) », thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université Paris 1 et Université de Pise, 2010 ; S. Sarlin, Le légitimisme en armes : histoire d’une mobilisation internationale contre l’unité italienne, Rome, Presses de l’École française de Rome, 2013.
-
[14]
R. Serrano García (dir.), España (1868-1874). Nuevos enfoques sobre el Sexenio Democrático, Valladolid, Consejería de Educación y Cultura de la Junta de Castilla y León, 2002.
-
[15]
V. Garmendia, La Segunda Guerra carlista (1872-1876), Madrid, Siglo XXI, 1976.
-
[16]
A. Dupont, « “C’est l’implacable logique du mal”. Quand les contre-révolutionnaires français interprètent la Révolution espagnole de septembre 1868 », in S. Aprile et H. Leuwers (dir.), Révolutions et relecture du passé, XVIIIe-XXe siècles, à paraître aux Presses du Septentrion.
-
[17]
L’étude de cette solidarité se trouve au cœur de ma thèse de doctorat. Pour une présentation générale, A. Dupont, « “L’exil est une dure école, mais c’est une école où l’on apprend bien”. Les carlistes en exil en Europe, 1868-1876 », in D. Diaz et al. (dir.), Exils entre les deux mondes. Migrations et espaces politiques atlantiques au XIXe siècle, Mordelles, Les Perséides, 2015, p. 189-206.
-
[18]
Les deux positions sont particulièrement visibles dans la polémique que déclenche à l’automne 1874 l’envoi par l’ambassadeur d’Espagne à Paris d’un mémorandum aux autorités françaises qui les accuse de collusion avec le carlisme. Les pièces de ce dossier sont conservées aux Archives nationales (AN), F7 12576.
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[19]
C’est tout le sens du rapport rédigé en 1876 par le baron Armand-Louis Pierlot (ADiplo, 18 MD 353).
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[20]
Cette estimation est le résultat – provisoire – du dépouillement de nombreux fonds d’archives en France, en Espagne et en Italie.
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[21]
A. Joanne, Pyrénées, Paris, Hachette, 1872, p. 123-124.
-
[22]
M. Ferrer, Historia del tradicionalismo español, Séville, Editorial Católica Española, 1941-1979, vol. 23-1, p. 86.
-
[23]
A. Pirala, Historia contemporánea. Anales desde 1843 hasta la conclusión de la actual guerra civil, Madrid, Imp. de Manuel Tello, 1875, t. IV, p. 481-490.
-
[24]
Voir notamment le récit qu’en fait l’ambassadeur de France à Madrid (ADiplo, 37 CP 882).
-
[25]
Matricule des zouaves pontificaux, Lille, H. Morel, 1910-1920.
-
[26]
L. de Joantho, Don Carlos et les Carlistes, notes, esquisses, portraits à la plume, Paris, Lachaud et Burdin, 1874, p. 88-92.
-
[27]
Archivo Histórico Nacional, Madrid (AHN), Diversos, Archivo carlista, 94, Exp. 6, lettre de Louis de Barraute à don Alfonso, 24 avril 1872.
-
[28]
AN, F7 12576 (les passages évoqués se trouvent fol. 2 et 6).
-
[29]
A. Dupont, « Comprendre la dissidence : les Basques et les Catalans de France, soutiens du carlisme ? », Page 19. Bulletin des doctorants et jeunes chercheurs du Centre d’histoire du XIXe siècle, n° 4-5, 2016, p. 9-19.
-
[30]
AHN, Archivo del Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperación (AMAEC), H 1992, dépêche 6, 13 juillet 1873.
-
[31]
AN, F7 12576, « Extraits des communications adressées par les Consuls d’Espagne de la frontière à MM. les Préfets des Départements du Midi sur les affaires carlistes », p. 23-25 ; « Arrondissement d’Oloron (département des Basses-Pyrénées). Réponse au mémorandum espagnol », p. 20-24.
-
[32]
AHN, AMAEC, H 2459.
-
[33]
C’est ce que fait, par exemple, l’ouvrage pourtant très informé de J. Salom, España en la Europa de Bismarck. La política exterior de Cánovas 1871-1881, Madrid, CSIC, 1967.
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[34]
AHN, AMAEC, H 2459, dépêche 395.
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[35]
AN, F7 12576, lettre du marquis de Nadaillac au sous-préfet d’Oloron, 6 juillet 1874.
-
[36]
Ce décret durcissait considérablement la législation concernant la perte de la nationalité française. Voir France, Collection générale des lois, décrets, arrêtés, sénatus-consultes, Paris, Imp. royale, 1819, t. 11, 2e partie, p. 785-789.
-
[37]
AN, F7 12576, « Arrondissement d’Oloron (département des Basses-Pyrénées). Réponse au mémorandum espagnol », p. 23-24.
-
[38]
ADiplo, 15 CPC 83.
-
[39]
Archives départementales des Pyrénées-Orientales, 4 M 400, lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet des Pyrénées-Orientales, 13 juin 1874.
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[40]
ADiplo, 18 MD 360, lettre de Chaudordy au ministre des Affaires étrangères, 11 septembre 1875.
-
[41]
AN, F7 12693, lettre de Nadaillac au ministre de l’Intérieur, 16 mars 1876.
-
[42]
L’exemple le plus significatif de la politisation du volontariat est la campagne de presse qui suit la mort en Catalogne du baron de Forstner et du docteur Dreyfus, qui s’étaient engagés dans les ambulances carlistes et sont fusillés par les troupes républicaines à l’été 1873. Voir Le Drapeau français, 24 septembre 1873 ; L’Union, 9 septembre 1873 et 8 novembre 1875 ; L’Univers, 11 novembre 1875 ; A. de Christen, Notice sur la vie du baron Édouard de Forstner de Dambenoy, suivie de quelques mots sur le comte Théodule de Christen, Besançon, Imp. de Dodivers, 1873.
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[43]
S. Sarlin, Le légitimisme en armes, op. cit.
-
[44]
A. Brodiez et B. Dumons (dir.), « L’humanitaire, XIXe-XXIe siècles », Le Mouvement social, n° 227, 2009, p. 3-12 ; J.-F. Chanet, C. Fredj et A. Rasmussen (dir.), « La santé des soldats entre guerre et paix, 1830-1930 », Le Mouvement social, n° 257, 2017.
-
[45]
Archives de la préfecture de Police de Paris, BA 413.
-
[46]
AHN, AMAEC, H 1519, annexe 6 de la dépêche du 4 mai 1872.
-
[47]
Voir par exemple L’Univers, 1er septembre 1873 et 23 avril 1875.
-
[48]
Sur cette situation diplomatique complexe, voir J. Salom, España en la Europa de Bismarck…, op. cit.
-
[49]
Pour un rappel des faits, voir J.-M. Mayeur, Les débuts de la Troisième République, 1871-1898, Paris, Le Seuil, 1995.
-
[50]
Le cas de la répression transnationale contre l’Association internationale des travailleurs, ou Première Internationale, au même moment, est une autre exception. La concomitance des mobilisations légitimiste et socialisante à une échelle transnationale n’est d’ailleurs pas sans inquiéter les autorités qui redoutent les possibilités – fantasmées – de collusion entre les deux mouvements.
1Par-delà les récents débats qui ont agité l’espace public, la question de la déchéance de la nationalité et, plus largement, des critères d’appartenance à la nation française s’ancre dans une riche historiographie. Dès les années 1990, Gérard Noiriel avait étudié les liens entre constructions étatique et nationale, et les modalités d’acquisition et de perte de la nationalité [1]. Plus récemment, les importants travaux de Patrick Weil [2] ont approfondi ces questionnements toujours d’actualité historiographique, comme l’a montré un récent colloque traitant des rapports entre nationalité et guerre à l’époque contemporaine [3]. La thèse en cours de Jules Lepoutre sur les liens entre souveraineté de l’État et droit de la nationalité [4], tout comme le mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu par Claire Zalc sur les dénaturalisations prononcées par la France de Vichy à l’encontre des Juifs [5], sont autant d’exemples de la façon dont les chercheurs se sont emparés de ces questionnements.
2Le XIXe siècle constitue à cet égard un observatoire à la fois particulier et privilégié, pour deux raisons. D’abord, il correspond au niveau européen à un moment de construction de l’État et d’émergence de la nation ; le débat sur la déchéance de nationalité se situe à la croisée de ces phénomènes et interroge la façon dont ils interagissent. Ensuite, s’y épanouissent des expériences de volontariat militaire transnational [6] ; ces engagements volontaires qui impliquent de se battre à l’étranger pour défendre des idées mettent plus encore en tension le modèle de l’État-nation définissant de façon hégémonique le champ politique légitime.
3Cet article se propose de partir d’un cas tout à fait particulier : les débats soulevés au sein de l’appareil d’État français et dans l’opinion au sujet d’une fratrie d’engagés volontaires français, les frères Barraute, partis se battre en faveur des légitimistes espagnols pendant la deuxième guerre carliste de 1872 à 1876 – débats portant notamment sur leur possible déchéance de nationalité. Alors que des outils rendent théoriquement possible cette déchéance, le recours à cette mesure s’avère rapidement impossible pour une série de raisons tout à la fois juridiques, politiques et diplomatiques. Ce cas constitue aussi un observatoire privilégié de la façon dont les États, en l’espèce l’État français, gèrent le volontariat militaire transnational et plus largement l’internationalisme politique, en termes de politique intérieure comme de relations diplomatiques.
Généalogie(s) d’un volontariat et de sa répression
4Le débat sur la possible déchéance de nationalité des frères Barraute s’inscrit dans une double généalogie : les expériences antérieures de volontariat militaire transnational et leur traitement par les autorités ; la solidarité transnationale qui se développe au moment de la deuxième guerre carliste et conduit une partie des légitimistes français à apporter leur aide aux légitimistes espagnols, les carlistes.
La France face au volontariat armé transnational au XIXe siècle
5Les bouleversements politiques, juridiques et militaires introduits par la décennie révolutionnaire de 1789-1799 puis la réorganisation administrative de la France pendant la période napoléonienne ont aussi concerné le droit de la nationalité, en particulier la question de la perte de la nationalité [7]. En 1804, le Code civil établit les principales règles du droit de la nationalité et établit dans son article 21 que « le Français qui, sans autorisation du Gouvernement, prendrait du service militaire chez l’étranger, ou s’affilierait à une corporation militaire étrangère, perdra sa qualité de Français [8] ».
6Sans doute faut-il y voir une double préoccupation des autorités napoléoniennes. Elle correspond à l’émergence d’un sentiment national, dont l’État se fait le garant [9]. Elle a aussi partie liée avec l’émergence de la figure du citoyen-soldat [10]. Plus immédiatement, il s’agissait aussi, dans le contexte des guerres napoléoniennes, de conjurer le souvenir de l’engagement militaire d’une partie de la noblesse émigrée dans les armées coalisées durant la décennie révolutionnaire. Il y avait là une tentative de faire passer le politique sous le boisseau du national et de faire primer la nationalité sur les choix politiques dans la hiérarchisation des appartenances des Français. Cette mesure était assortie de sanctions prévues par les articles 84 et 85 du Code pénal (peines de bannissement ou de déportation [11]), même si le Code civil définissait des accommodements pour en éviter le caractère définitif. En pratique, le gouvernement gardait toute latitude dans son application.
7Ces dispositions relatives au volontariat armé à l’étranger restent en vigueur tout au long du XIXe siècle, par-delà les changements de régime, signe de l’enracinement du lien entre appartenance nationale et service des armes. Elles s’exportent même au-delà des frontières [12]. C’est que, parallèlement à la diffusion du sentiment d’appartenance nationale, la décennie révolutionnaire a créé les conditions d’un engagement militaire transnational, fondé non plus sur le mercenariat – même si celui-ci ne disparaît pas – mais sur le volontariat idéologique. L’historiographie des quinze dernières années en a proposé un riche échantillon [13].
8Or tous ces travaux, lorsqu’ils évoquent la déchéance de nationalité, concluent de la même façon à son propos : l’État ne l’envisage jamais réellement, même s’agissant de volontaires s’étant trouvés de facto opposés aux armées françaises ; il peut même encourager les départs lorsque ceux-ci servent ses intérêts.
Un mouvement pro-carliste en France dans les années 1870
9Le 20 avril 1872 marque le soulèvement des carlistes espagnols contre la monarchie d’Amédée Ier, alors que l’Espagne connaît depuis 1868 sa première expérience politique libérale et démocratique, le Sexennat démocratique [14]. L’insurrection des légitimistes réunis autour de leur prétendant, don Carlos de Bourbon et d’Autriche-Este [15], clôt une période de quatre années marquées par la réorganisation politique et militaire du carlisme et consacre le recours à la prise d’armes comme voie privilégiée de récupération du pouvoir. Comprendre pourquoi cette deuxième guerre carliste (1872-1876) provoque l’enthousiasme d’une partie de la contre-révolution française renvoie à la séquence historique particulière dans laquelle elle s’inscrit pour les légitimistes. Certes, la défaite en Italie, actée par les disparitions des monarchies conservatrices au début des années 1860 et la prise de Rome en 1870, a constitué un coup dur pour la contre-révolution. Pour autant, les capacités de mobilisation des catholiques à travers l’Europe et les possibles restaurations en France et en Espagne lui laissent espérer une victoire [16].
10Dès lors, la nouvelle du soulèvement des carlistes en Espagne suscite l’intérêt des contre-révolutionnaires européens, et en particulier français. Plus précisément, les plus radicaux des légitimistes et des catholiques français se mobilisent en faveur des carlistes par différents moyens : campagne de presse, envoi d’armes et d’argent, solidarité envers les carlistes réfugiés en France, etc. Les liens développés au cours des années qui précèdent facilitent la structuration de cette nouvelle occurrence d’une internationale blanche [17]. Face à cette solidarité transnationale qui renforce les capacités militaires du carlisme, le gouvernement français tâche de sévir et assure le gouvernement de Madrid de sa coopération. À quelques inflexions près, la rupture provoquée par la chute d’Adolphe Thiers en mai 1873 et l’arrivée au pouvoir des monarchistes de l’Ordre moral ne changent rien à cette ligne. De même, les nombreux changements à la tête de l’État espagnol au cours de ces années ne remettent pas en cause l’idée d’une solidarité des gouvernements face à celle des légitimistes français et espagnols.
11Ceci n’empêche toutefois pas la multiplication de crises diplomatiques entre les deux gouvernements, les autorités de Madrid accusant celles de Paris de favoriser en sous-main le carlisme [18]. Si le régime du maréchal de Mac-Mahon prête évidemment le flanc à de telles attaques du fait de sa coloration politique, la constance de la politique anti-carliste menée par les autorités françaises dans la longue durée est mise en avant dès cette époque, documents à l’appui [19]. Le hiatus entre ces deux discours s’explique par l’impossibilité à laquelle se heurte le gouvernement français de mettre efficacement en œuvre sa politique pour de multiples raisons – le cas de la lutte contre les volontaires français pro-carlistes en fournit un bon exemple.
La famille Barraute au cœur de l’internationale pro-carliste
12L’historiographie du volontariat militaire transnational a souligné combien l’intensité de l’engagement armé en faveur d’une cause à l’étranger avait pour corollaire la faiblesse numérique des effectifs concernés. Le cas de la mobilisation pro-carliste en France ne fait pas exception. Il est difficile, en l’absence de listes de recrutement, de donner le nombre précis des contre-révolutionnaires partis se battre en Espagne, mais on peut l’estimer à quelques dizaines [20]. Dans le même temps, l’historiographie souligne que ce volontariat militaire n’est souvent que la partie la plus visible d’une mobilisation bien plus large – les pro-carlistes en France ne dérogent pas à la règle. Le cas de la famille Barraute est à cet égard assez paradigmatique, ce qui explique peut-être qu’elle ait concentré l’attention des autorités françaises, parmi les dizaines de volontaires ayant pris les armes. Le gouvernement français aurait voulu faire un exemple, visant une cible symbolique. C’est à l’aune de la position particulière des Barraute dans le dispositif pro-carliste qu’il faut penser l’exceptionnalité des mesures qu’ils subissent.
13Les Barraute sont une famille de la petite noblesse des Basses-Pyrénées, possessionnée à Rivehaute et Saint-Christau où ils possèdent deux établissements de bains [21]. La famille doit son attachement au carlisme à des liens de sang : le comte de Barraute a épousé la sœur du général Elio, un des principaux responsables carlistes de l’époque [22]. Les quatre enfants de ce couple franco-espagnol poursuivent en outre les armes à la main un engagement familial pro-carliste plus ancien, puisque leur père a notamment fait partie du conseil créé par don Carlos pendant son exil à Paris en 1868-1869 [23]. Pendant la guerre, l’établissement de bains du comte de Barraute, qui sert de cachette discrète à des responsables carlistes en transit, est l’objet de plusieurs perquisitions diligentées par le préfet des Basses-Pyrénées, le marquis de Nadaillac [24]. On ne saurait soupçonner la moindre bienveillance des autorités à l’égard de cette famille qui, malgré son statut social, est identifiée comme l’un des principaux relais de l’internationale blanche dans la région. C’est en fonction de ces multiples déterminants qu’il convient de lire les démarches effectuées au cours de la guerre pour déchoir Xavier et Tristan Barraute de leur nationalité.
Une démarche exemplaire ? L’État face aux frères Barraute
Des volontaires hors du commun
14Si leur appartenance à une famille centrale dans le dispositif pro-carliste en France joue un rôle dans les procédures déployées à leur encontre, d’autres caractéristiques expliquent que les frères Barraute se soient trouvés dans la ligne de mire des autorités : une volonté de l’État français de sévir contre la solidarité transnationale pro-carliste et un cas de volontariat exceptionnel à plusieurs égards.
15D’abord, ce volontariat s’organise en famille puisque quatre des frères Barraute s’engagent dans le combat de l’oncle Elio et rejoignent les rangs de l’armée carliste. Le fait n’est pas unique – on en retrouve de nombreuses occurrences chez les zouaves pontificaux [25] – mais il est particulièrement voyant. Les frères servent dans plusieurs corps : Xavier est chef des guides de la garde royale, un poste de prestige auprès du prétendant ; Louis combat dans le corps des zouaves carlistes ; Charles est aide de camp d’Elio ; Tristan, le plus jeune, passe du commandement d’une compagnie de Navarre à celui de deux escadrons de cavalerie. Le cas de Louis est particulièrement intéressant puisque son engagement dans les zouaves carlistes souligne les continuités du volontariat armé transnational des légitimistes. Il a en effet fait partie des zouaves pontificaux à la fin des années 1860 ; à Rome, il a rencontré don Alfonso, le frère de don Carlos engagé dans ce corps, et les deux hommes ont sympathisé [26]. C’est au nom de cette amitié que Louis reprend du service auprès d’Alfonso dans un corps qui se veut l’héritier des zouaves pontificaux [27].
16Son cas introduit une seconde caractéristique qui singularise les Barraute : leur volontariat dans l’armée carliste prend la suite d’autres expériences d’engagement militaire. Xavier a en effet combattu dans l’armée espagnole pendant l’expédition du Mexique puis pendant les premières années de la guerre des Dix Ans à Cuba (1868-1878). Charles a quant à lui participé à la guerre contre les Prussiens dans l’armée de l’Est en 1870-1871. Pour deux d’entre eux, l’enrôlement dans une armée étrangère, qui est au cœur des motivations de la déchéance, n’est donc pas une expérience nouvelle.
17Outre ces facteurs qui rendent les Barraute bien visibles dans le paysage des volontaires, un troisième élément fait de Xavier et de son jeune frère Tristan des cibles privilégiées et explique pourquoi les mesures de déchéance les visent plus particulièrement. Tous deux se rendent régulièrement en France, comme en atteste le témoignage d’un agent du ministère de l’Intérieur envoyé pour évaluer la collaboration des populations frontalières avec les carlistes à l’automne 1874 [28]. Bien qu’il cherche à minimiser la gravité de la situation, l’agent est contraint de signaler l’intense activité des deux frères, qu’il croise tout d’abord au château de Barraute où ils seraient venus prendre quelque repos. Cette vision irénique vole en éclats quelques jours plus tard lorsqu’il les retrouve à Tarbes, occupés à négocier des achats de chevaux et d’armes. La combinaison de leur engagement armé, de leur rôle dans les trafics autour de la frontière et du fait qu’ils sont à portée des autorités en fait des candidats idéaux à la déchéance de nationalité.
Une déchéance longuement discutée et jamais appliquée
18La déchéance des deux frères est discutée à l’initiative des autorités consulaires espagnoles du département des Basses-Pyrénées, confrontées à une situation particulièrement compliquée dans ce département [29] et qui connaissent, grâce au gouvernement français, l’existence de l’article 21. La discussion vire rapidement au psychodrame, la question de la solidarité transnationale pro-carliste se constituant en abcès de fixation des tensions franco-espagnoles.
19La première demande intervient au mois de juin 1873, c’est-à-dire juste après l’installation du premier gouvernement de Broglie. Elle est formulée par le vice-consul d’Espagne à Oloron-Sainte-Marie, Eduardo Galisteo, et s’adresse au préfet des Basses-Pyrénées, le marquis de Nadaillac, orléaniste bon teint. Elle s’inscrit dans une demande plus large faite aux autorités françaises de contrôler plus fermement les passeports à la frontière et s’achève en crise diplomatique après que Nadaillac y a vu une tentative d’ingérence dans les affaires intérieures de la France. Les deux représentants en ont appelé à leurs gouvernements respectifs ; le préfet refuse de continuer à traiter avec le vice-consul [30].
20L’affaire rebondit à l’automne 1874 lorsque le marquis de la Vega de Armijo, représentant diplomatique de l’Espagne en France, adresse au gouvernement français un mémorandum officiel pour se plaindre de l’attitude de la France dans le conflit carliste. Le cas des frères Barraute fait partie des doléances et conduit le marquis de Nadaillac à se justifier auprès du ministre des Affaires étrangères, Louis Decazes, de son traitement de l’affaire – justifications dont on verra plus loin la teneur [31].
21Dernière étape de ces négociations, le consul d’Espagne à Bayonne adresse en octobre 1875 une nouvelle demande au procureur de la République de Bayonne, qui conduit à de nouvelles investigations en décembre [32]. Cette tentative n’aboutit pas plus que les précédentes, et la guerre s’achève sans qu’une procédure contre les frères Barraute ait été entamée. On se trouve donc face à un paradoxe : la déchéance a fait par trois fois l’objet d’une discussion qui a mené, en décembre 1875 au moins, à des investigations poussées. Et pourtant, les frères Barraute n’ont jamais été inquiétés et ne seront pas poursuivis après la guerre. Sauf à reprendre le discours – erroné – des autorités espagnoles, qui accusent les autorités françaises de complaisance envers le carlisme [33], il faut chercher ailleurs les raisons qui rendent impossible cette déchéance.
L’impossible déchéance, reflet de la construction étatique française au XIXe siècle
22Il y a dans cette absence de procédure contre les Barraute une défense acharnée du pré carré de la souveraineté française, un refus de se voir imposer des mesures intérieures par une puissance étrangère. Dans un contexte d’isolement diplomatique de la France après la défaite de 1871, tenir tête à une Espagne instable politiquement est aussi un moyen de se racheter à bon compte une fierté nationale. Sans doute y a-t-il aussi, chez les autorités françaises, la volonté de ne pas donner au volontariat plus d’importance qu’il n’en a, et la conscience de la relative inanité de la déchéance de nationalité. Il est dès lors tentant de rabattre le volontariat pro-carliste sur les autres cas dans lesquels l’État s’abstint de toute sanction.
23Pour autant, ce volontariat présente des spécificités indéniables. La principale est que l’administration examine sérieusement les possibilités de déchéance. Alors que la question était évacuée ou le dossier instruit à décharge dans la plupart des cas, les frères Barraute n’échappent à la déchéance que parce que les autorités françaises ne trouvent pas de faille pour appliquer l’article 21. La preuve en est qu’à la troisième demande, à l’automne 1875, le procureur de la République de Bayonne tente une nouvelle solution. Il propose au consul de Bayonne de vérifier dans les archives militaires s’il est vrai que Tristan et Xavier ont servi au sein de l’armée espagnole sous Isabelle II, auquel cas il serait possible de les déchoir de leur nationalité et de les arrêter pour avoir servi dans une armée étrangère [34]. La piste, qui n’aboutit pas, procède d’une intuition juste dans le cas de Xavier et montre le degré d’information de l’administration. Cette solution imaginée par le procureur révèle en creux l’une des raisons qui rendent impossible la déchéance de nationalité des frères, et plus largement des volontaires pro-carlistes : le carlisme n’étant pas reconnu comme une puissance belligérante par la France, l’armée carliste n’a pas d’existence légale et le délit de service dans une armée étrangère n’est donc pas constitué. C’est donc avant tout d’un vide juridique que procède l’impossibilité de déchoir de leur nationalité les frères Barraute.
24L’autre raison majeure qui motive la non-application de l’article 21 a trait à la construction progressive d’un État de droit en France. À la suite de la demande formulée par le vice-consul d’Oloron en juin 1873, le préfet Nadaillac, après en avoir référé au procureur général et au garde des Sceaux Jules Dufaure, avait expliqué au représentant diplomatique qu’il était impossible d’appliquer l’article 21 aux frères car leur cas ne tombait pas sous le coup de la loi, pour les raisons évoquées plus haut. Nadaillac s’appuyait principalement sur la jurisprudence en la matière, établie par plusieurs cours de justice depuis la Restauration. Surtout, il insistait sur l’arrêt rendu par la Cour de Toulouse à propos des Français engagés dans l’armée du premier don Carlos au cours de la première guerre carliste (1833-1840) [35]. La sédimentation d’une pratique judiciaire concernant les volontaires engagés dans des armées non reconnues constitue ainsi un élément d’explication important.
25Dans une lettre adressée à l’été 1874 à son collègue de l’Intérieur, le ministre des Affaires étrangères suggérait que l’argument de la jurisprudence était de nature à blesser la susceptibilité des autorités espagnoles. Il préconisait donc d’insister sur le fait qu’en droit français, l’administration ne pouvait se prononcer sur la perte de nationalité d’un individu, celle-ci étant de la compétence des tribunaux civils. Là encore, l’évolution du droit et de sa pratique joue un rôle clé puisque le ministre rappelle que le décret du 26 août 1811 [36] permettait une telle intervention de l’administration, mais qu’il « est depuis longtemps tombé en désuétude et qu’il ne saurait nous convenir de remettre aujourd’hui en vigueur des dispositions d’un caractère excessif et introduites, d’ailleurs, en vue de besoins et de nécessités appartenant à une autre époque [37] ».
26L’impossibilité de déchoir les frères Barraute de leur nationalité procède ainsi de raisons légales, mais qui tiennent aussi à la pratique du pouvoir et à la séparation croissante qui s’opère dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle entre administration et justice. La construction progressive d’un État de droit neutralise dans les faits le recours à la déchéance de nationalité au profit d’une gestion plus souple et réaliste du problème.
Les relations internationales au défi de la solidarité transnationale
L’administration en actes face au volontariat
27Le non-recours à la déchéance ne résulte pas seulement d’un constat d’impuissance de la part de l’État. Plusieurs raisons poussent la France à adopter une position pragmatique. La première tient à la présence de volontaires français dans les armées du gouvernement espagnol. En mai 1873, le consul de France en Navarre et au Guipúzcoa signale ainsi un certain nombre d’engagés dans les armées républicaines. Il parvient en juillet à négocier leur licenciement avec les autorités espagnoles [38]. On peut comprendre la gêne des autorités face à ce volontariat dans une armée certes amie, mais étrangère et reconnue, ce qui rend ces volontaires passibles de déchéance. Plus largement, ce pragmatisme tient à la volonté du gouvernement d’éviter toute tension diplomatique liée à la présence de volontaires sur des théâtres d’opérations à l’étranger. Les autorités se contentent donc, comme elles le font traditionnellement, d’aplanir les difficultés avec leurs homologues étrangers et de rapatrier, autant que faire se peut, les volontaires. Cette politique est appliquée à tous les niveaux de l’administration. En juin 1874, le commissaire spécial de Bourg-Madame, petite ville des Pyrénées-Orientales, récupère ainsi deux volontaires incarcérés dans la ville espagnole de Puigcerdá grâce à ses bonnes relations avec les autorités espagnoles [39]. En septembre 1875, c’est l’ambassadeur français à Madrid, le comte de Chaudordy, qui demande au gouvernement l’autorisation de rapatrier un Français emprisonné en tant que carliste par les autorités espagnoles et libérable à condition qu’il rentre immédiatement en France [40]. À la fin de la guerre, le marquis de Nadaillac, toujours en poste dans les Basses-Pyrénées, débloque en urgence des fonds pour rapatrier dans leurs familles quatre officiers carlistes français [41].
28Dans cette hâte à récupérer les volontaires appréhendés par les autorités espagnoles, il faut enfin voir un indice du regard des contemporains sur le volontariat armé. De façon générale, le gouvernement espagnol, lui aussi soucieux de conserver de bonnes relations avec son homologue français, se contente d’emprisonner les Français qu’il arrête sur le champ de bataille. L’expérience, à en croire les récits de volontaires, n’est pas des plus plaisantes, mais leur vie n’est pas mise en danger. En revanche, plusieurs Français trouvent la mort sur le champ de bataille ou sont exécutés sommairement par les troupes de Madrid.
29Le retentissement de ces affaires dans l’opinion publique et la presse de l’époque prouve au moins deux choses quant à la perception du volontariat par les contemporains, et donc quant à l’environnement dans lequel se déploie l’action de l’État [42]. D’une part, cette perception est éminemment politisée et l’action des volontaires est surtout célébrée par ceux qui partagent leurs idées. En l’espèce, les réactions des légitimistes et des catholiques prouvent combien le romantisme légitimiste qu’a identifié Simon Sarlin pour les années 1860 [43] perdure la décennie suivante. D’autre part cependant, la perception romantique du volontaire tend à partir des années 1850 à céder la place à une perception humanitaire qui fait la part belle au soulagement des blessés et au refus des morts inutiles, dans une perspective nettement moins politisée [44]. Cette remise en cause de la « belle mort » de celui qui meurt pour ses idées, typique du romantisme byronien, au profit de la déploration de celle-ci, a sans doute joué un rôle dans l’action préventive et protectrice de l’État envers les volontaires, au détriment des visées punitives.
La déchéance de nationalité : un outil rhétorique à usage interne et diplomatique
30Reste à expliquer pourquoi, dans ces conditions, la déchéance de nationalité a véritablement été envisagée dans le cas des Barraute. À tous égards, elle apparaît comme une chimère impossible à appliquer pour les autorités françaises, qui n’ont ni la possibilité ni l’envie de recourir à cette mesure. C’est pourtant le gouvernement d’Adolphe Thiers qui l’a, dès le début de l’insurrection carliste, mise en avant comme arme contre le volontariat transnational.
31Le 28 avril 1872, une circulaire du ministère de l’Intérieur avertit en effet les préfets de possibles départs de combattants pour l’Espagne. Le ministre Victor Lefranc y enjoint les préfets d’enquêter sur la situation dans leur département et de rappeler que les volontaires s’exposent à la déchéance de nationalité [45]. C’est ce qui paraît aussi le lendemain au Journal officiel, dans la partie non officielle :
Quelques journaux ont annoncé que des Français se disposeraient à aller prendre part à la lutte en ce moment engagée en Espagne. Bien que rien n’ait confirmé ces allégations, le Gouvernement croit devoir avertir qu’il ne pourrait, sans manquer aux obligations de bon voisinage envers une Nation amie et sans s’exposer à des représailles, permettre cette immixtion des Français dans les troubles qui agitent le pays voisin. Il rappelle en outre que tout Français qui, sans autorisation, prend du service militaire chez l’étranger, perd, au terme de l’article 21 du Code civil, la qualité de Français, sans préjudice des peines dont l’article 84 du Code pénal frappe les actes hostiles commis contre une Nation alliée [46].
33La référence explicite faite par le gouvernement à la déchéance de nationalité signale l’hostilité avec laquelle le volontariat est regardé par Paris. La parution au Journal officiel en signale la raison principale : les « obligations de bon voisinage envers une Nation amie ». La France est tenue de venir en aide au gouvernement espagnol légal en réprimant les tentatives de soutien aux insurgés venant de son territoire. La mobilisation de l’arme de la déchéance apparaît alors comme une preuve de bonne volonté. Dans le même temps, appliquer cette mesure impliquerait, on l’a vu, de reconnaître la belligérance du carlisme, mesure réclamée à de nombreuses reprises par les légitimistes français [47]. Or les autorités des deux pays s’efforcent précisément, tout au long de la guerre, de l’éviter puisqu’elle offrirait aux carlistes des avantages très concrets, comme la possibilité d’acheter des armes sans recourir à la contrebande. Ainsi la déchéance, envisagée au nom des bonnes relations franco-espagnoles, est par ailleurs rendue impossible par la volonté de la France de préserver ces relations.
34La proclamation des autorités françaises ne dit au demeurant pas tout des raisons qui les poussent à mettre en avant la déchéance, qui est d’abord un outil rhétorique permettant de préserver les relations et les intérêts diplomatiques. Derrière le gouvernement espagnol se tient en effet une puissance que la France se garde bien de contrarier, l’Empire allemand. Très hostile aux légitimistes et aux catholiques européens, le chancelier Bismarck apporte un soutien ferme et résolu aux régimes qui se succèdent à Madrid. Pour la France, isolée sur la scène européenne depuis la défaite de 1871, il ne saurait être question de froisser l’Allemagne, et sa politique à l’égard des affaires d’Espagne s’en ressent [48].
35L’insurrection carliste et le soutien que lui apportent une partie des légitimistes français inquiètent enfin les autorités de la Troisième République en raison des potentielles répercussions que ces événements pourraient avoir en France. Les premières années du régime né de la défaite de Sedan sont en effet marquées par la vivacité du légitimisme français, qui espère remettre sur le trône le comte de Chambord [49]. Empêcher toute solidarité transnationale des légitimistes, c’est assurer la stabilité d’un régime que même l’Ordre moral de Mac-Mahon n’a aucune intention de remettre en cause. Dès lors, les affirmations martiales du mois d’avril 1872, comme les démarches apparemment engagées contre les frères Barraute, participent d’un dispositif discursif visant à affirmer sur le plan intérieur la détermination du gouvernement à lutter par tous les moyens contre la mobilisation pro-carliste. En dernière instance, cela souligne combien cette mobilisation, plus que d’autres expressions de solidarité transnationale [50], a atteint une ampleur à même d’inquiéter les pouvoirs publics.
36Le volontariat armé de Français en faveur des carlistes pendant les années 1870 constitue donc un observatoire privilégié de l’utilisation par l’État de la déchéance de nationalité. Engagés aux côtés d’un parti auquel Paris est hostile, les volontaires pro-carlistes sont en théorie tout indiqués pour se voir appliquer l’article 21 du Code civil, qui prévoit la déchéance de nationalité pour les combattants français engagés à l’étranger. Or, même si les autorités en brandissent la menace, voire examinent la possibilité de la mettre en œuvre, aucun Français ayant combattu dans l’armée carliste n’en est l’objet.
37C’est que la déchéance de nationalité a beau légalement pouvoir punir un service armé, elle est en fait très difficile à appliquer. Des considérations de droit, qui tiennent tant à l’équilibre des pouvoirs qu’à la construction au XIXe siècle d’une tradition juridique sur le sujet, en font une mesure obsolète. Des considérations diplomatiques conduisent les gouvernements, par-delà les tensions qu’engendrent de tels cas de solidarité transnationale, à s’entendre et s’entraider pour en minimiser les conséquences. Enfin, la complexité des situations à traiter conduit l’administration à être pragmatique et à préférer, à une déchéance de nationalité bien peu efficace, une gestion au cas par cas. La déchéance apparaît donc bien plus comme un argument rhétorique utile sur les plans diplomatique et intérieur que comme une arme mobilisable sur le terrain.
38Il faudra attendre la Première Guerre mondiale et la mise en place de nouvelles lois sur la perte de nationalité, confirmées par la réforme de 1927 sur la nationalité, pour que la déchéance revienne sur le devant de la scène et connaisse une application massive. L’État français fait alors d’une chimère juridique un outil de contrôle et de répression – sans pour autant que les volontaires armés soient réellement menacés tant qu’ils ne prennent pas les armes contre la France, comme devaient en témoigner les engagements dans la guerre civile espagnole dix ans plus tard.
Notes
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[*]
ATER à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, laboratoire TELEMME, UMR 7303.
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[1]
Pour n’évoquer que deux ouvrages bien connus : G. Noiriel, Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d’asile, XIXe-XXe siècles, Paris, Calmann-Lévy, 1991 et Id., État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001.
-
[2]
P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002 ; Id., « Histoire et mémoire des discriminations en matière de nationalité française », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 84, 2004, p. 5-22.
-
[3]
Colloque international « La nationalité en guerre, 1789-1991 », organisé par le Musée de l’histoire de l’immigration et les Archives nationales, 3 et 4 décembre 2015.
-
[4]
J. Lepoutre, « Souveraineté de l’État et droit de la nationalité », thèse de droit public en préparation à l’Université de Lille 2 sous la direction de Xavier Vandendriessche.
-
[5]
C. Zalc, « Des relations de pouvoir ordinaires. Les dénaturalisations sous Vichy », mémoire inédit présenté dans le cadre de l’habilitation à diriger des recherches « Identifications et appartenances : pour une histoire sociale des interactions », 2015.
-
[6]
Voir G. Pécout, « Le rotte internazionali del volontariato », in M. Isnenghi (dir.), Gli italiani in guerra. Conflitti, identità, memorie dal Risorgimento ai giorni nostri, Turin, UTET, 2008, vol. 1, p. 188-196 ; Id., « The international armed volunteers: pilgrims of a Transnational Risorgimento », Journal of Modern Italian Studies, vol. 14, n° 4, 2009, p. 413-426.
-
[7]
Pour un panorama général du point de vue juridique : G. Légier, Histoire du droit de la nationalité française des origines à la veille de la réforme de 1889, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2014.
-
[8]
Code civil des Français, Paris, Imp. de la République, 1804, p. 6.
-
[9]
B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002 [1983] ; A.-M. Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999.
-
[10]
A. Crépin, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, 2009.
-
[11]
Code pénal de l’Empire français, Paris, Imp. impériale, 1810, p. 12.
-
[12]
Voir par exemple le décret de neutralité pris par l’Espagne au début de la guerre franco-allemande de 1870 : Archives diplomatiques (ADiplo), 37 CP 876, 26 juillet 1870. Le volontariat militaire dans l’une ou l’autre armée y est prohibé dès les deux premiers articles.
-
[13]
W. Bruyère-Ostells, La Grande Armée de la Liberté, Paris, Tallandier, 2009 ; D. Barau, La cause des Grecs. Une histoire du mouvement philhellène (1821-1829), Paris, Honoré Champion, 2009 ; A.-C. Ignace, « Des Quarante-huitards français en Italie. Étude sur la mobilisation de volontaires français pour le Risorgimento (1848-1849) », thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université Paris 1 et Université de Pise, 2010 ; S. Sarlin, Le légitimisme en armes : histoire d’une mobilisation internationale contre l’unité italienne, Rome, Presses de l’École française de Rome, 2013.
-
[14]
R. Serrano García (dir.), España (1868-1874). Nuevos enfoques sobre el Sexenio Democrático, Valladolid, Consejería de Educación y Cultura de la Junta de Castilla y León, 2002.
-
[15]
V. Garmendia, La Segunda Guerra carlista (1872-1876), Madrid, Siglo XXI, 1976.
-
[16]
A. Dupont, « “C’est l’implacable logique du mal”. Quand les contre-révolutionnaires français interprètent la Révolution espagnole de septembre 1868 », in S. Aprile et H. Leuwers (dir.), Révolutions et relecture du passé, XVIIIe-XXe siècles, à paraître aux Presses du Septentrion.
-
[17]
L’étude de cette solidarité se trouve au cœur de ma thèse de doctorat. Pour une présentation générale, A. Dupont, « “L’exil est une dure école, mais c’est une école où l’on apprend bien”. Les carlistes en exil en Europe, 1868-1876 », in D. Diaz et al. (dir.), Exils entre les deux mondes. Migrations et espaces politiques atlantiques au XIXe siècle, Mordelles, Les Perséides, 2015, p. 189-206.
-
[18]
Les deux positions sont particulièrement visibles dans la polémique que déclenche à l’automne 1874 l’envoi par l’ambassadeur d’Espagne à Paris d’un mémorandum aux autorités françaises qui les accuse de collusion avec le carlisme. Les pièces de ce dossier sont conservées aux Archives nationales (AN), F7 12576.
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[19]
C’est tout le sens du rapport rédigé en 1876 par le baron Armand-Louis Pierlot (ADiplo, 18 MD 353).
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[20]
Cette estimation est le résultat – provisoire – du dépouillement de nombreux fonds d’archives en France, en Espagne et en Italie.
-
[21]
A. Joanne, Pyrénées, Paris, Hachette, 1872, p. 123-124.
-
[22]
M. Ferrer, Historia del tradicionalismo español, Séville, Editorial Católica Española, 1941-1979, vol. 23-1, p. 86.
-
[23]
A. Pirala, Historia contemporánea. Anales desde 1843 hasta la conclusión de la actual guerra civil, Madrid, Imp. de Manuel Tello, 1875, t. IV, p. 481-490.
-
[24]
Voir notamment le récit qu’en fait l’ambassadeur de France à Madrid (ADiplo, 37 CP 882).
-
[25]
Matricule des zouaves pontificaux, Lille, H. Morel, 1910-1920.
-
[26]
L. de Joantho, Don Carlos et les Carlistes, notes, esquisses, portraits à la plume, Paris, Lachaud et Burdin, 1874, p. 88-92.
-
[27]
Archivo Histórico Nacional, Madrid (AHN), Diversos, Archivo carlista, 94, Exp. 6, lettre de Louis de Barraute à don Alfonso, 24 avril 1872.
-
[28]
AN, F7 12576 (les passages évoqués se trouvent fol. 2 et 6).
-
[29]
A. Dupont, « Comprendre la dissidence : les Basques et les Catalans de France, soutiens du carlisme ? », Page 19. Bulletin des doctorants et jeunes chercheurs du Centre d’histoire du XIXe siècle, n° 4-5, 2016, p. 9-19.
-
[30]
AHN, Archivo del Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperación (AMAEC), H 1992, dépêche 6, 13 juillet 1873.
-
[31]
AN, F7 12576, « Extraits des communications adressées par les Consuls d’Espagne de la frontière à MM. les Préfets des Départements du Midi sur les affaires carlistes », p. 23-25 ; « Arrondissement d’Oloron (département des Basses-Pyrénées). Réponse au mémorandum espagnol », p. 20-24.
-
[32]
AHN, AMAEC, H 2459.
-
[33]
C’est ce que fait, par exemple, l’ouvrage pourtant très informé de J. Salom, España en la Europa de Bismarck. La política exterior de Cánovas 1871-1881, Madrid, CSIC, 1967.
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[34]
AHN, AMAEC, H 2459, dépêche 395.
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[35]
AN, F7 12576, lettre du marquis de Nadaillac au sous-préfet d’Oloron, 6 juillet 1874.
-
[36]
Ce décret durcissait considérablement la législation concernant la perte de la nationalité française. Voir France, Collection générale des lois, décrets, arrêtés, sénatus-consultes, Paris, Imp. royale, 1819, t. 11, 2e partie, p. 785-789.
-
[37]
AN, F7 12576, « Arrondissement d’Oloron (département des Basses-Pyrénées). Réponse au mémorandum espagnol », p. 23-24.
-
[38]
ADiplo, 15 CPC 83.
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[39]
Archives départementales des Pyrénées-Orientales, 4 M 400, lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet des Pyrénées-Orientales, 13 juin 1874.
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[40]
ADiplo, 18 MD 360, lettre de Chaudordy au ministre des Affaires étrangères, 11 septembre 1875.
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[41]
AN, F7 12693, lettre de Nadaillac au ministre de l’Intérieur, 16 mars 1876.
-
[42]
L’exemple le plus significatif de la politisation du volontariat est la campagne de presse qui suit la mort en Catalogne du baron de Forstner et du docteur Dreyfus, qui s’étaient engagés dans les ambulances carlistes et sont fusillés par les troupes républicaines à l’été 1873. Voir Le Drapeau français, 24 septembre 1873 ; L’Union, 9 septembre 1873 et 8 novembre 1875 ; L’Univers, 11 novembre 1875 ; A. de Christen, Notice sur la vie du baron Édouard de Forstner de Dambenoy, suivie de quelques mots sur le comte Théodule de Christen, Besançon, Imp. de Dodivers, 1873.
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[43]
S. Sarlin, Le légitimisme en armes, op. cit.
-
[44]
A. Brodiez et B. Dumons (dir.), « L’humanitaire, XIXe-XXIe siècles », Le Mouvement social, n° 227, 2009, p. 3-12 ; J.-F. Chanet, C. Fredj et A. Rasmussen (dir.), « La santé des soldats entre guerre et paix, 1830-1930 », Le Mouvement social, n° 257, 2017.
-
[45]
Archives de la préfecture de Police de Paris, BA 413.
-
[46]
AHN, AMAEC, H 1519, annexe 6 de la dépêche du 4 mai 1872.
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[47]
Voir par exemple L’Univers, 1er septembre 1873 et 23 avril 1875.
-
[48]
Sur cette situation diplomatique complexe, voir J. Salom, España en la Europa de Bismarck…, op. cit.
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[49]
Pour un rappel des faits, voir J.-M. Mayeur, Les débuts de la Troisième République, 1871-1898, Paris, Le Seuil, 1995.
-
[50]
Le cas de la répression transnationale contre l’Association internationale des travailleurs, ou Première Internationale, au même moment, est une autre exception. La concomitance des mobilisations légitimiste et socialisante à une échelle transnationale n’est d’ailleurs pas sans inquiéter les autorités qui redoutent les possibilités – fantasmées – de collusion entre les deux mouvements.