Couverture de LMS_246

Article de revue

Des registres aux structures sociales en France. Réflexions sur la méthode

Pages 97 à 117

Notes

  • [*]
    Professeur émérite d’histoire contemporaine, CHS, Université Paris I – Panthéon-Sorbonne.
  • [1]
    Pour être plus précis, il y a moins de cinq chances sur cent qu’il se trouve à l’extérieur de ces limites. L’intervalle de confiance donné ici est calculé au seuil de 95 %. Si l’on se contentait d’un seuil de 90 % (dix chances sur cent d’erreur), l’intervalle serait moindre, de l’ordre de ±2,6 %. Si l’on était plus exigeant, il serait plus large au contraire, de l’ordre de ±3,7 % au seuil de 98 %.
  • [2]
    L’intervalle de confiance est inférieur à ± 1 % au seuil de 98 %. Le taux du sondage devrait être plus fort (1/10e, 1/5e, etc.) si la population était beaucoup plus faible. L’objectif est en effet d’aboutir à des tableaux croisés exploitables. Or ils ne le seraient pas si certaines des cases de ces tableaux contenaient des effectifs trop faibles. J’ai dépouillé les listes nominatives du village du Haut-Jura où je passe mes vacances pour montrer que les vieux parents font ménage à part jusqu’au décès de l’un d’eux et qu’ensuite, la mère survivante reste chez elle, tandis que le père survivant va habiter chez l’un de ses enfants, de préférence une fille. Ici, même ce dépouillement exhaustif ne prouve rien, car le nombre de ménages parentaux est trop faible. Pour conclure avec certitude, il faudrait mener la recherche sur un plus grand nombre de communes.
  • [3]
    Le risque d’introduire un biais en adoptant un pas régulier est ici infime, compte tenu de la diversité du tissu urbain mise en évidence par une autre recherche : A. Prost, « La rue de la Goutte d’Or et la rue Polonceau entre les deux guerres », Le Mouvement Social, n°182, janvier-mars 1998, p. 9-27.
  • [4]
    Par exemple, des recherches sur les célibataires avec enfants, ou les couples illégitimes, ou le statut des personnes âgées. Le code des ménages prend quatre colonnes : la première pour identifier le chef de ménage, la seconde le type de ménage (couple légitime avec enfants, etc.), la troisième le nombre de personnes composant le ménage et la dernière le nombre d’enfants.
  • [5]
    On aurait sans doute mieux fait de tirer dix numéros aléatoires sur cent et de dépouiller dans chaque liasse de cent les dossiers finissant par ces numéros. Pour les résultats tirés de cette enquête, voir ma thèse, Les anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1977, vol. 2, p. 107 sq.
  • [6]
    A. Prost, R. Skoutelsky et S. Étienne, Aryanisation économique et restitutions, rapport rédigé pour la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, Paris, La Documentation française, 2000.
  • [7]
    P. Verheyde, Les mauvais comptes de Vichy. L’aryanisation des entreprises juives, Paris, Perrin, 1999 ; J. Laloum, Les Juifs dans la banlieue parisienne des années 20 aux années 50¸ Paris, CNRS Éditions, 1998 ; J.-M. Dreyfus, Pillages sur ordonnances. Aryanisation et restitution des banques en France, 1940?1953, Paris, Fayard, 2003 ; F. Le Bot, La fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir (1930-1950), Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
  • [8]
    L’histoire sociale, sources et méthodes, colloque de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, 15-16 mai 1965, Paris, Presses universitaires de France, 1967, constitue la référence incontournable. Voir aussi les articles d’A. Daumard, « Structures sociales et classement socio-professionnel, l’apport des archives nationales », Revue historique, n°461, janvier-mars 1962, p. 185-210 ; « Une référence pour l’étude des sociétés urbaines en France aux XVIIIe-XIXe siècles ; projet de code socio-professionnel » Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet 1963, p. 139-154 ; « L’histoire de la société française contemporaine : sources et méthodes », Revue d’histoire économique et sociale, 1974, n°1, p. 7-36. Sur l’historiographie de Labrousse, Marie Novella Borghetti montre qu’elle ne se réduit pas au schéma vulgarisé qui va de l’économique au mental et au politique par le social (L’œuvre d’Ernest Labrousse, genèse d’un modèle d’histoire économique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005).
  • [9]
    J. Maurin, Armée, guerre, société. Soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, rééd. avec une préface d’A. Loez et N. Offenstadt, 2013, procède par sondage au 1/10e dans les registres de conscription de Béziers et de Mende de 1879 à 1909 (plus de 90 000 individus) après avoir vérifié que cela ne sur-représentait pas certains cantons. La grande enquête dirigée par Adeline Daumard, avec la collaboration de Félix Codaccioni, Georges Dupeux, Jacqueline Herpin et Jacques Godechot procède par étude exhaustive de quelques années de 1820 à 1911 (Les fortunes françaises au XIXe siècle. Enquête sur la répartition et la composition des capitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et Toulouse, d’après l’enregistrement des déclarations de succession, Paris ; La Haye, Mouton, 1973). Jean-Luc Pinol complète par les listes nominatives un échantillon au 1/10e ou 1/5e des listes électorales pour suivre la trajectoire géographique et sociale des Lyonnais de 1896 à 1936 (Les mobilités de la grande ville, Paris, Presses de la FNSP, 1991). Citons enfin, en raison du sujet proche du nôtre, G. Jacquemet, Belleville au XIXe siècle : du faubourg à la ville, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984.
  • [10]
    INSEE, Pour une histoire de la statistique, t. 1, Contributions, t. 2, Matériaux, Paris, Economica, 1987 [1re éd. 1977 pour le t. 1]. Voir notamment la contribution d’A. Desrosières, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », t. 1, p. 155-231, et du même auteur La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.
  • [11]
    D. Merllié, « La confrontation de deux sources d’information sur la catégorie socioprofessionnelle des parents d’élèves », Population, vol. 55, n°1, 2000, p. 181-188. La recherche menée en 1989 a porté sur 20 485 élèves, ce qui donne au seuil de signification de 98 % un intervalle de confiance inférieur à ±1 % pour un pourcentage de 30 %.
  • [12]
    J’achève actuellement de constituer une importante base de données sur les élèves de l’enseignement secondaire autour de 1930 et de 1938 (autour de 15 000 élèves). Je ne coderai les professions des parents qu’après avoir terminé la saisie des données.
  • [13]
    M. Gribaudi et A. Blum, « Des catégories aux liens individuels : l’analyse statistique de l’espace social », Annales ESC, n°6, novembre-décembre 1990, p. 1365-1402.
  • [14]
    T. M. Porter, Trust in numbers. The pursuit of objectivity in science and public life, Princeton, Princeton University Press, 1995, met ainsi en garde : « Legions of statistical employees collect and process numbers on the presumption that categories are valid » (p. 42).
  • [15]
    A. Prost, La CGT à l’époque du Front populaire, essai de description numérique, Paris, A. Colin, Cahiers de la FNSP, 1964. Cette distinction a été ensuite reprise, notamment par les historiens du syndicalisme.
  • [16]
    Id., L’enseignement s’est-il démocratisé ?, Paris, Presses universitaires de France, 2e éd., 1992.
  • [17]
    Voir par exemple, dans l’article déjà cité de M. Gribaudi et A. Blum, la comparaison des tables de mobilité intergénérationnelles établies à partir de 50 000 mariages de l’enquête TRA selon, d’une part, les catégories du recensement de 1896 et, d’autre part, celles proposées par W. H. Sewell Jr, Structure and Mobility: The Men and Women of Marseille, 1820-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
  • [18]
    A. Desrosières, « Comment faire des choses qui tiennent », in C. Charle (dir.), Histoire sociale, histoire globale, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1993, p. 23-44.
  • [19]
    Elles constituaient déjà un énorme progrès par rapport aux fiches à encoches marginales que l’on triait en passant une aiguille dans le paquet de fiches à la case cochée dans certaines, et en secouant le paquet pour faire tomber les fiches dont cette case était encochée. Ce fut la technique employée dans L. Girard, A. Prost et R. Gossez, Les conseillers généraux en 1870, Paris, Presses universitaires de France/Publications de la Sorbonne, 1967, pour exploiter des listes départementales donnant la profession, le revenu et l’orientation politique des 2 798 conseillers généraux de l’époque.
  • [20]
    Le nombre était traduit par la perforation de deux colonnes. Un tri sur la première donnait les grandes CSP, un tri sur la seconde permettait d’affiner. Or les grandes CSP ne sont pas également subdivisables. Ainsi, pour les employés de bureau et de commerce, seuls étaient utilisés les codes 51 et 53, pour les divers types d’ouvriers, les codes 60, 61, 63, 66, 67 et 68, etc.
  • [21]
    J. Dupâquier et D. Kessler, La société française au XIXe siècle. Tradition, transition, transformations, Paris, Fayard, 1992, présente cette enquête et ses résultats. Les lignages de 3 000 familles dont le patronyme commençait par les lettres TRA ont été reconstitués à travers 45 000 actes de mariage. P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles : espace, familles et migrations dans la France du 19e siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999, reconstituant 97 lignées de cette enquête TRA, a tiré de leur analyse une distinction entre familles auto-centrées et exo-centrées essentielle pour son explication des migrations. Voir sa discussion : « Autour du livre de Paul-André Rosental », Annales de démographie historique, 2002, n°2, p. 129-160. Voir aussi l’utilisation des actes de mariage faite par M. Gribaudi et A. Blum, art. cité, et celle de G. Brunet, A. Bideau et M.-N. Gerbe, « Vers une insertion sociale ? Le mariage des enfants abandonnés à Lyon au XIXe siècle », Annales de démographie historique, 2002, n°2, p. 161?174 ; ou encore, conjointement à celle des listes nominatives, par J. Hontebeyrie et P.-A. Rosental, « Ségrégation sociale de l’espace et dynamiques longues du peuplement : la rue Wacquez-Lalo à Loos », in Y. Grafmeyer et F. Dansereau (dir.), Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998, p. 73-100.
  • [22]
    Comme le relève C. Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire de la famille, une rencontre encore à venir », Annales de démographie historique, 2005, n°1, p. 7-31, p. 9. Elle signale également, à juste titre, l’existence de témoins « professionnels », employés de mairie qui servent de témoins à des couples qui en manquent.
  • [23]
    Le fait a été relevé par W. H. Sewell Jr, Structure and Mobility…, op. cit., et notre enquête le confirme.
  • [24]
    Sur l’analyse de réseaux, voir C. Lemercier et C. Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008, chap. VI. Nous avons recouru au logiciel RESEAULU, mis au point au Laboratoire de démographie historique de l’EHESS par André Mogoutov et utilisé par Maurizio Gribaudi et Alain Blum dans leur article déjà cité.
  • [25]
    F. Cribier, Une génération de Parisiens arrive à la retraite, Paris, CNRS, Laboratoire de géographie humaine, 1978.
  • [26]
    Pour le détail des analyses, voir notre rapport au PIR-Villes, Relations et structures sociales dans le XVIIIe arrondissement : le peuple de Paris à l’époque du Front populaire, mai 1996, multigr., disponible au Centre d’histoire sociale de Paris I.
  • [27]
    Ce point m’a surpris, mais en 1965 encore, plus de 68 % des chefs-comptables n’avaient reçu aucune formation professionnelle de base et la plupart d’entre eux n’avaient aucun diplôme. Voir M. Vermot-Gauchy, L’Éducation nationale dans la France de demain, Monaco, Éditions du Rocher, 1965, p. 162-163.
  • [28]
    M. T. Porter, Trust in numbers…, op. cit., p. 44.
  • [29]
    L’INSEE considérait alors les contremaîtres comme des ouvriers.
  • [30]
    Notre article cité plus haut sur la rue de la Goutte d’or et la rue Polonceau entre les deux guerres le confirme. L’Assommoir se passe autour de la rue de la Goutte d’Or.
  • [31]
    Lors de la négociation qui conduit à l’accord Matignon au matin du 8 juin 1936, la CGT est seule en face des patrons. Les cadres se constituent en groupe social à la suite de ces grèves pour se faire reconnaître une place. Voir L. Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.
  • [32]
    L. Godard, Fortunes bourgeoises orléanaises à la veille de 1914, mémoire de maîtrise, université d’Orléans, 1981 ; M. Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises, 1873-1953, Paris, A. Colin, 1961.
  • [33]
    C. Zalc, « L’analyse d’une institution : le Registre du commerce et les étrangers dans l’entre-deux-guerres », Genèses, n°31, juin 1998, p. 99-118.
  • [34]
    Dans ce cas, s’ils sont mineurs, un inspecteur de l’Assistance publique intervient à l’acte de mariage.
  • [35]
    Cette conclusion confirme celle à laquelle parviennent pour une période antérieure G. Brunet, A. Bideau et M.-N. Gerbe, art. cité.
  • [36]
    « Mariage, jeunesse et société à Orléans en 1911 », Annales ESC, juillet-août 1981, p. 672-701.
  • [37]
    « La population d’Orléans en 1911 : une enquête d’histoire sociale informatisée », Histoire et Mesure, 1989, n°4 (1-2), p. 121-146.
  • [38]
    A. Prost, « Les ouvriers orléanais dans leurs quartiers en 1911 », in M. Garden et Y. Lequin (dir.), Habiter la ville, XVe-XXe siècles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1985, p. 203-222.
  • [39]
    Dans cette liste nominative, les femmes portent le patronyme du mari. Si leur patronyme est différent, c’est le signe que le couple est irrégulier, ce que confirment les patronymes des enfants, souvent différents de ceux du chef de ménage.
  • [40]
    J.-P. Burdy, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne, 1840-1940, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989, p. 136.
  • [41]
    Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, 1979.
  • [42]
    C’est ce que suggère J. G. Coffin pour Paris, The politics of women work: The Paris garment trades, 1750-1915, Princeton, Princeton University Press, 1996, en soulignant aussi que les travailleuses à domicile sont mariées ou veuves et que les hommes attendent que les femmes une fois mariées travaillent chez elles.
  • [43]
    P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles…, op. cit.
  • [44]
    C. Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire de la famille… », art. cité.
  • [45]
    N. Mariot et C. Zalc, Face à la persécution : 991 juifs dans la guerre, Paris, Odile Jacob, 2010 ; J. Hontebeyrie et P.-A. Rosental, « Ségrégation sociale de l’espace… », art. cité ; P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi : les univers sociaux d’une rue industrielle », Enquête, 1996, n°4, p. 123-143.
  • [46]
    A. Béliard et E. Biland, « Enquêter à partir des dossiers personnels. Une ethnographie des relations entre institutions et individus », Genèses, n°70, mars 2008, p. 106-119 ; J. Cayouette, « Reconstituer une cohorte d’élèves à partir de dossiers scolaires. La construction d’une statistique ethnographique », Genèses, n°85, décembre 2011, p. 115-133 ; M. Cartier, « La petite fonction publique, monde stable et séparé ? L’exemple des facteurs des PTT des Trente glorieuses », Sociétés contemporaines, 2005, vol. 2, n°58, p. 19-39. Voir aussi, sur ce dernier sujet, O. Join-Lambert, Le receveur des postes, entre l’État et l’usager (1945-1973), Paris, Belin, 2001.
  • [47]
    Il m’est arrivé de définir l’histoire sociale comme « des statistiques éclairées par des anecdotes ». Assurément, mieux valent des témoignages en première personne ou des cas concrets que des anecdotes, mais la question de savoir s’ils sont significatifs, de quoi et jusqu’à quel point, reste posée. À un niveau différent, on retrouve ici la question du rôle de la citation dans l’administration de la preuve.

1Les registres sont fascinants : ils énumèrent la population au fil de leurs objectifs. Voici, dans les listes nominatives des recensements, les habitants qui défilent, rue par rue. Voici, dans les registres fiscaux du XIXe siècle, les immeubles passés en revue, avec leurs portes et fenêtres, et dans les déclarations de succession, les biens détaillés avec la précision des notaires. Sous la monarchie censitaire, les listes électorales énumèrent et localisent les propriétés dont l’imposition justifie la qualité d’électeur. Et les livres d’entrée et de sortie des lycées, année après année, présentent des cohortes d’élèves, des classes préparatoires quand elles existent au jardin d’enfants, tandis que les registres matricules des écoles primaires les consignent dans leur ordre d’inscription, en précisant leurs dates de sortie. Sans parler des registres du commerce, des Annuaires publiés, des registres paroissiaux, des registres de conscription, des listes électorales et de bien d’autres dont l’inventaire reste à faire. L’on pourrait multiplier les exemples de sources sérielles où des autorités diverses ont enregistré des traces aussi précises que variées de la société dans sa réalité quotidienne.

2Ces sources sont pourtant très peu et souvent très mal exploitées. La fascination tourne parfois au vertige, et l’immensité des informations disponibles fait peur : s’y attaquer peut paraître aussi désespérant que de vider une baignoire à la cuiller. Ceux qui s’y sont risqués, parfois débordés par la richesse du document, n’en ont en outre pas toujours tiré tout le parti possible. On est pourtant ici au cœur d’un des problèmes centraux de toute histoire sociale, comme de toute sociologie : comment les individus de chair et d’os font-ils société ? comment se regroupent-ils, selon quelles lignes d’affinités, quels projets, quelles actions communes ?

3Cette question de l’articulation de l’individuel et du collectif peut être abordée à partir de réflexions théoriques. Nous préférons ici une approche plus empirique, plus pragmatique, et tenterons à partir d’exemples concrets, pour la plupart tirés d’un parcours de recherche, de montrer comment, et à quelles conditions, on peut tirer des registres les structures d’une société.

Entre sondages et exhaustivité

4L’une des caractéristiques les plus dissuasives des sources sérielles est leur immensité. Leur dépouillement exhaustif suppose un travail hors de proportion avec les résultats escomptés. La seule façon d’en réduire le coût consiste à travailler sur un échantillon représentatif. Beaucoup, pourtant, y répugnent, comme s’ils se sentaient coupables d’un manquement à la déontologie du métier.

5De fait, si l’on veut aboutir à des résultats aussi exacts que possible, l’exhaustivité s’impose. Un sondage ne permet que des approximations, mais ne peut-on s’en satisfaire ? Le niveau des approximations se calcule ; c’est ce qu’on appelle un intervalle de confiance. Les instituts de sondage travaillent en général sur des échantillons voisins de mille personnes, ce qui donne des pourcentages dont l’intervalle de confiance est de l’ordre de 3 %, ou si l’on préfère, des pourcentages « vrais » compris autour des pourcentages calculés dans une limite de 3 % en plus ou en moins [1]. Une plus grande précision aurait un coût rapidement croissant, car pour réduire de moitié l’intervalle de confiance, il faut multiplier par quatre la taille de l’échantillon.

6Laissons les statisticiens : on voit bien qu’il faut trouver un compromis entre la fiabilité des résultats et l’ampleur du sondage. Mais tout dépend de ce qu’on cherche. Le sondage n’est pas une pêche à la ligne ; on le lance pour vérifier des hypothèses, et celles que le chercheur peut mettre à l’épreuve dépendent d’une part du contenu des sources, d’autre part de leur organisation. Si l’on ignore celle-ci, il est très difficile de bâtir un sondage significatif. De ce point de vue, la différence entre une liste et une série de dossiers est sensible. La liste montre simultanément une pluralité d’individus, elle donne pour tous les mêmes indications de façon homogène et l’on sait rapidement lesquelles, car elle est en général beaucoup moins riche que les dossiers. Ceux-ci, plus ou moins épais, ne contiennent pas nécessairement les mêmes informations sur tous les individus, et il faut commencer par en ouvrir un certain nombre pour découvrir celles qui seront exploitables et selon quel protocole. La façon dont ils se sont sédimentés dans un dépôt n’est pas toujours évidente et, faute de la connaître, on risque d’introduire des biais dans la conception même de l’échantillon.

7Prenons, par exemple, les listes nominatives du recensement pour le XVIIIe arrondissement de Paris en 1936, soit une population d’environ 280 000 personnes. Sur une population aussi nombreuse, un sondage au vingtième permet d’aboutir à des conclusions très fiables sur les métiers, l’âge, le sexe et l’origine géographique des habitants [2]. On peut donc se contenter d’enregistrer les informations d’une ligne toutes les vingt lignes, puisque chacune correspond à un habitant. Cette façon de procéder semble rigoureuse ; elle traite pourtant la liste comme si elle n’était pas organisée. Or elle l’est, rue par rue, maison par maison, avec l’indication du numéro dans la rue qui permet le croisement avec d’autres sources, comme le registre des patentes ou celui du commerce. Dans chaque maison, elle procède ménage par ménage, précisant qui en est le chef, les relations de parenté entre ses membres, et les patronymes, intéressants quand ceux des enfants diffèrent de celui du père. En prenant une ligne sur vingt, nous nous condamnerions à négliger ces informations d’une rare richesse, à moins de construire une série d’indicateurs relatifs aux ménages. Il est préférable de retenir un ménage sur vingt : cela ne dispense pas de construire, pour chacun d’eux, des indicateurs sur sa structure, sa taille, etc., et pour chacun de ses membres, un indicateur de la nature de son lien au chef de ménage [3]. Mais l’on conserve tous les membres du ménage côte à côte, ce qui permet des vérifications et des exploitations complémentaires qu’un sondage d’individus n’autoriserait pas [4].

8Dans le cas des dossiers, en revanche, leur organisation et leur contenu sont rarement évidents. Voici par exemple les 570 000 dossiers de carte du combattant de la Seine, entassés dans un sous-sol par liasses de cent, apparemment dans un ordre chronologique. Impossible de tirer au hasard mille dossiers : il faudrait manipuler autant de liasses, ce qu’il est impossible de demander aux agents du service. Mais tirer dix liasses au hasard serait s’exposer à des biais impossibles à apprécier. Il faut ouvrir quelques liasses, pour connaître d’abord les renseignements pertinents pour la recherche qu’on est assuré de trouver dans ces dossiers, et pour comprendre ensuite comment ils se sont sédimentés. Ils ont été archivés au fur et à mesure de l’envoi des cartes aux organismes, associations d’anciens combattants ou mairies, qui avaient transmis les demandes. Les liasses sont donc constituées de séries d’une ou deux douzaines de dossiers, correspondant chacune à un organisme localement situé. Dépouiller dix liasses serait prendre des risques de déséquilibre géographique et institutionnel inacceptables. On a donc tenté de s’approcher le plus possible du sondage aléatoire, tout en ménageant le travail demandé aux agents, et l’on a d’abord tiré au hasard cent numéros compris entre 1 et 570 000, puis l’on a sorti, dans chacune des liasses comprenant ces numéros, les dix dossiers encadrant le numéro tiré au sort [5]. Ensuite, un second échantillon de mille dossiers a été constitué selon la même méthode. Les pourcentages obtenus séparément dans chacun des deux échantillons étant très voisins, on a estimé inutile de tirer un troisième échantillon, et l’on a raisonné sur 570 000 dossiers à partir de 2 000.

9Un troisième exemple montrera une situation intermédiaire. Il s’agissait d’étudier dans son ensemble la spoliation des juifs en France pendant la guerre. La seule information sûre était le nombre de cartons d’archives : 3 640, soit quelque 600 mètres de rayon. Le nombre de dossiers contenus dans ces cartons – autour de 60 000 – n’était pas connu avec précision. Le dépouillement exhaustif était hors de portée : compte tenu du temps qu’il a fallu à notre équipe de trois chercheurs pour traiter moins de mille dossiers, l’exploitation intégrale de la source – une source particulièrement riche – aurait exigé des dizaines de chercheurs pendant une dizaine d’années. La mission Mattéoli a donc décidé de procéder par sondage et elle a demandé à un spécialiste de l’INSEE de définir un échantillon. Celui-ci a commencé par tirer au sort des cartons dans les quatorze séries sectorielles retenues à l’époque par le Commissariat général aux questions juives (CGQJ), en proportionnant le nombre de cartons tirés au nombre de dossiers de chaque série, tel que des documents d’époque l’indiquaient. Mais ce premier tirage comportait un biais majeur car les dossiers sont plus ou moins épais suivant les séries : ici quelques feuilles, là d’énormes liasses. Les cartons ne contenaient donc pas tous autant de dossiers, si bien que certaines séries étaient sous-représentées. Le statisticien a alors rectifié l’échantillon en tirant au hasard, mais cette fois des dossiers et non des cartons, pour compléter les composantes sous-représentées de l’échantillon. Nous avons ainsi raisonné sur 899 dossiers, ce qui permet d’aboutir à des estimations valables à plus ou moins 3 % [6].

10Le choix de procéder par sondage dépend des objectifs poursuivis. Sur la même série d’archives, Philippe Verheyde, Jean Laloum, Jean-Marc Dreyfus ou Florent Le Bot ont effectué un choix différent : le premier a sélectionné les grosses affaires, le second trois communes de banlieue et les deux derniers un secteur professionnel [7]. Ces sous-ensembles étant assez limités, une étude exhaustive était possible, et elle seule permettait de saisir les nuances et les exceptions qui font la richesse et l’intérêt de ces dossiers. Dans ce cas, le sondage aurait été à la fois inutile et dangereux.

11On pourrait multiplier les exemples, détailler les diverses façons de constituer ou non des échantillons, de compléter par l’analyse exhaustive de certains sous-ensembles une analyse générale sur échantillon. Du point de vue de la méthode, l’important est ailleurs. Il faut, dans ce type d’investigation, partir en quelque sorte de la fin. Que veut-on prouver ? L’administration de la preuve reposera in fine sur des différences constatées entre des groupes, par exemple entre les ménages d’ouvriers et ceux d’employés quant à leur structure ou à leur taille. On raisonne alors sur des tableaux à double entrée et l’on compare les effectifs contenus dans certaines cases de ces tableaux. Si l’effectif d’une case comparée est trop faible, la comparaison n’a pas de sens et les conclusions sont irrecevables. Il en va de même si les différences de pourcentages sont si faibles que les intervalles de confiance se chevauchent. Il faut donc, dès le départ, se faire une idée relativement précise des comparaisons que l’on projette, c’est-à-dire concrètement des tableaux que l’on produira, pour construire un plan d’enquête qui permette l’administration de la preuve. Il faut raisonner comme les artilleurs : c’est à partir de l’objectif à atteindre qu’ils déterminent l’angle de tir et la charge du canon. Sinon, l’on risque fort de s’imposer un gros travail pour rien.

De l’individu aux groupes

L’arbitraire des codages

12L’histoire sociale quantitative, qu’on dira labroussienne pour faire vite, tenait pour évidente l’existence de classes sociales distinctes et elle ne doutait pas de la pertinence des regroupements [8]. La nécessité du codage allant d’elle-même, la discussion portait sur la définition des grilles à mettre en œuvre, et chaque historien s’efforçait de définir les catégories les mieux adaptées à ses sources [9]. Le colloque organisé par l’INSEE en 1976 a constitué un tournant : en montrant comment et pourquoi les catégories sociales usuelles avaient été construites, il a dissipé les illusions et relégué au second plan les discussions sur les mérites respectifs de telle ou telle classification [10]. Le caractère construit des catégories sociales fait aujourd’hui partie des lieux communs. Il n’est pourtant pas inutile d’y revenir.

13Les considérations de fond relèguent en effet au second plan des considérations pratiques pourtant lourdes de conséquences. La subjectivité du codeur affecte les codages d’une précarité congénitale. Il semble simple en principe d’affecter une profession déterminée à une catégorie donnée. Tout le monde convient que l’ajusteur est un ouvrier et la vendeuse une employée. Pourtant, chacun en juge à sa guise. Dominique Merllié, s’interrogeant sur la façon dont les établissements scolaires codent les professions des parents de leurs élèves, a confronté leurs résultats à ceux de codages effectués par des enquêteurs extérieurs [11]. Les conclusions ont de quoi déniaiser les crédules. Les écarts sont relativement faibles pour le haut et le bas de l’échelle sociale : dans cette population, l’administration trouve 32 % d’ouvriers et les enquêteurs 36 %, et respectivement 34 % et 40 % de cadres ou professions intermédiaires – différences déjà inquiétantes même en tenant compte des intervalles de confiance. Mais pour les catégories intermédiaires, les écarts tournent au tragique. Pour l’administration, il y aurait 17 % d’employés contre 13 % pour les enquêteurs, mais ce ne sont malheureusement pas les mêmes. Alors que l’une trouve 3 534 employés, et les autres 2 268, seuls 1 859 individus sont considérés comme employés par les deux codages, soit respectivement 56,2 % du premier et 70,7 % du second. La subjectivité des codeurs affecte les codages, donc les conclusions qu’on en tire, d’une précarité insurmontable.

14Un tel constat oblige à de grandes précautions. Pour assurer l’homogénéité des codages au sein d’une même enquête, il faut, me semble-t-il, bannir résolument tout codage effectué par plusieurs chercheurs : si explicites que soient les grilles, elles ne le sont jamais suffisamment pour garantir que deux codeurs classeront de la même façon les mêmes individus. Je vais même plus loin et m’interdis de coder les informations au fur et à mesure du dépouillement. L’expérience montre en effet que nos propres conventions évoluent au fur et à mesure que notre recherche avance. On commence par exemple à classer tous les chefs de gare dans une catégorie donnée, puis on les affecte en fonction de l’importance de la gare, ceux des grandes villes aux cadres supérieurs, et ceux des bourgs aux employés. La prudence conduit à faire tous les codages ensemble et rapidement, en une seule campagne, et à toujours conserver disponible l’indication professionnelle de départ, pour d’éventuelles vérifications [12]. Ceci ne garantit aucunement que les sondages seront exacts, mais seulement qu’ils seront constants, et donc que les différences constatées ne seront pas imputables à leur variation. Il est possible de raisonner juste avec des chiffres faux, pourvus qu’ils soient tous faux de la même façon.

15Il n’en reste pas moins que le codage constitue une sorte de coup de force épistémologique. Comment justifier le recours au seul critère de la profession, le plus généralement utilisé, alors que d’autres, nous y reviendrons, sont parfois plus pertinents, comme les appartenances familiales, religieuses ou politiques ? Et si l’on retient la profession, la logique de l’agrégation conduit à trancher arbitrairement sur le statut de professions imprécises, et à regrouper autour de professions-noyaux, à gros effectifs, une multitude de petites professions [13]. Sans compter le risque d’oublier par la suite combien ces catégories sont contingentes [14]. Il y a plus. De quel droit faire rentrer les individus dans les catégories définies par l’enquêteur, sociologue ou historien ?

16Une première réponse – en est-il d’autres ? – consiste pour l’historien à assumer sa responsabilité de constructeur de catégories. L’histoire sociale labroussienne naturalisait les catégories sociales que chaque historien adaptait aux questions qu’il se posait. Mon travail sur les effectifs de la CGT à l’époque du Front populaire m’avait ainsi conduit à récuser l’opposition apparemment évidente entre secteurs public et privé, pour privilégier la notion d’ouvrier « à statut ». Elle permet en effet de différencier des corporations très massivement syndiquées (mineurs, cheminots, électricité, tous relevant alors du secteur privé) de professions ouvrières beaucoup plus exposées au chômage et au licenciement et de ce fait moins syndiquées (métaux, chimie, textile, alimentation, etc.) [15]. Inversement, dans l’enquête sur la démocratisation de l’enseignement dans l’agglomération d’Orléans, la distinction du secteur public et du secteur privé au sein des groupes employés, cadres moyens et cadres supérieurs, s’est révélée très féconde. Un inspecteur d’assurances et un inspecteur des impôts ne font pas des métiers très éloignés, mais leurs horizons de référence sont très différents et ils ne confient pas leurs enfants aux mêmes établissements. L’enseignement privé recrute prioritairement dans le secteur privé [16].

17Pour rendre intelligibles les données, pour les faire « parler » en quelque sorte, il convient donc de leur appliquer une grille pertinente. En termes statistiques, ceci veut dire une grille telle qu’elle maximise les différences significatives entre les cases des tableaux croisés. On se place ici déjà dans une perspective constructiviste, puisqu’on est amené à choisir entre deux séries de catégories sociales celle qui s’avère la plus heuristiquement féconde. Une modification de la grille d’analyse rend visibles d’autres visages de la réalité étudiée, si bien que différentes grilles donnent d’une même société au même moment des tableaux différents [17]. Les historiens sont ainsi renvoyés à la relativité indépassable des partis qu’ils adoptent.

18Faut-il pour autant renoncer à toute analyse macro-sociale ? À tout discours portant sur l’ensemble d’une population ou d’une société ? À faire, pour reprendre l’expression d’Alain Desrosières [18], des choses qui tiennent à partir de données qui se dérobent ? Le désenchantement constructiviste nous y conduirait, s’il ne nous restait à explorer une démarche inverse de l’histoire sociale labroussienne. Celle-ci procédait « par en haut », en assignant les individus concrets à des catégories prédéterminées. Avant de désespérer de construire une taxinomie qui rende compte de façon « objective » des structures d’une société, est-il impossible de construire les catégories « par en bas », à partir des individus ?

Une taxinomie empirique

19S’agissant des structures sociales, les progrès de l’informatique ont en effet modifié les données du problème. Les codages dépendent aussi des technologies. Les historiens des années 1960-1970 étaient prisonniers des techniques mécanographiques à cartes perforées [19]. Les données n’étaient exploitables que codées, et codées par des nombres ne dépassant pas deux chiffres, pour ne pas multiplier les passages en trieuse. C’est pourquoi le code INSEE des CSP a été bâti sur des nombres à deux chiffres, tous les nombres de 1 à 99 n’étant pas utilisés [20]. Comme les premiers ordinateurs n’étaient pas assez puissants pour travailler sur des données brutes, le codage préalable des données est resté longtemps nécessaire. Historiens et sociologues devaient donc impérativement définir leur code avant de dépouiller leurs sources. Depuis une vingtaine d’années, les ordinateurs portables sont capables de trier rapidement non seulement des nombres, mais des chaînes de caractères, c’est-à-dire des noms de toutes sortes. Il est donc possible de saisir en clair les désignations professionnelles ou géographiques, et d’analyser après l’ensemble des données pour rechercher la taxinomie la moins mal adaptée. Autrefois, il fallait faire rentrer les individus dans la grille : désormais, on peut construire la grille à partir des individus.

20C’est l’entreprise que nous avons tentée pour la population parisienne à l’époque du Front populaire. L’ambition était d’exploiter l’ensemble du recensement de 1936 et pour commencer, afin de définir méthode et cadres conceptuels, d’étudier la population du XVIIIe arrondissement, choisi pour son importance et pour sa relative mixité sociale. Pour échapper aux impasses d’une taxinomie a priori, nous voulions regrouper les individus selon les affinités qu’ils manifestaient à l’époque, les rattacher à des groupes qu’ils avaient constitués concrètement, rapprocher les individus en fonction de leurs fréquentations. Bref, définir une taxinomie ex post et non ex ante. Mais où en retrouver des traces ?

21La question nous a conduit aux actes de mariage. On n’épouse par définition que des gens qu’on a fréquentés. Le mariage est la trace de liens sociaux préalables. Or les actes de mariage permettent d’aller assez loin : ils signalent en effet, outre l’état-civil et la profession des époux et de leurs parents, le nom, la profession et le domicile de leurs quatre témoins. En ce moment un peu solennel où le nœud social se donne à voir, il se présente sous la forme de liens pluriels qui dépassent la simple famille. C’est la raison pour laquelle de nombreux historiens les ont exploités, sous des angles différents, notamment Jacques Dupâquier et son équipe pour l’enquête longitudinale dite « TRA » sur 3 000 familles du XIXe siècle [21]. En outre, même s’ils ont probablement des significations très différentes pour les individus impliqués [22], ces liens traduisent, au moins partiellement, une hiérarchie sociale, car les époux choisissent souvent des témoins qui leur fassent honneur : dans l’ensemble, en effet, le niveau social des témoins est plus élevé que celui des conjoints [23]. Les actes de mariage ne livrent donc pas à l’analyse seulement des réseaux de relations ; ils devraient permettre de classer les professions les unes par rapport aux autres suivant leur niveau social et de fonder ainsi une hiérarchie plus fine que celle, implicite, de l’INSEE : ouvriers / employés / cadres moyens / cadres supérieurs. Ce raisonnement nous a conduit à dépouiller les 2 439 actes de mariage du XVIIIe arrondissement pour 1936, en relevant sans aucun codage les professions des conjoints, de leurs parents et de leurs témoins telles qu’elles étaient mentionnées, soit au total 959 désignations professionnelles différentes.

22Pour identifier les groupements révélés par les mariages, l’analyse de réseaux s’imposait [24]. Mais les réseaux familiaux jouent ici autant, sinon plus que les réseaux sociaux. Le témoin peut être un parent aussi bien qu’un collègue, un ami, un supérieur. D’où la nécessité, pour éviter la confusion, d’exclure, dans cette analyse centrée sur les milieux professionnels, tous les témoins dont le patronyme est identique à celui d’un des pères ou mères du couple. Une analyse centrée sur les liens familiaux aurait évidemment fait le choix inverse.

23Les résultats ne sont pas ceux que l’on espérait : l’analyse, qui a porté centralement sur 3 633 « paires » mari-témoin, ne révèle au premier abord ni groupes de fait, ni hiérarchie. Aucun groupe ne se dégage ; menée sur l’ensemble des données, l’analyse de réseau produit une patatoïde indéchiffrable. Dès qu’une profession comporte plusieurs membres, elle est en relation avec beaucoup d’autres, parfois improbables. Parmi les témoins des ingénieurs par exemple, on trouve un mécanicien, un coupeur, un cinéaste, un maître de ballet, deux employés, un instituteur, un industriel, un commerçant, un dentiste. Et l’on trouve des ingénieurs témoins de maris appartenant à des milieux moins élevés (tourneur-outilleur, dessinateur, employé du métro) comme aux professions libérales (architecte, médecin). L’univers des relations sociales est largement ouvert. Il y a certes des affinités, des proximités, des solidarités, mais pas de groupes étanches ou cloisonnés. Les ségrégations urbaines sont poreuses, perméables, et à chaque instant contredites par des exceptions, comme nous l’avait déjà indiqué Françoise Cribier : les trois quarts des Parisiens dont elle a étudié la carrière ont été ouvriers pendant un trimestre au moins, alors qu’ils ne sont plus que 24 % dans ce cas au moment de prendre leur retraite [25]. Dans la grande ville, le brassage social n’est pas un vain mot.

24Est-ce à dire qu’il n’existe pas de structures sociales ? Ce serait aller un peu vite. Une série d’analyses partielles menées à partir des « grandes » professions montre que certaines sont plus ouvertes que d’autres, ou peut-être seulement certaines désignations plus précises [26]. Ainsi les employés, sans autre précision, ou les garçons de café, ont des relations dans tous les milieux sociaux. Les tailleurs, au contraire, constituent avec les fourreurs un groupe très refermé, qui s’ouvre à peine à d’autres artisans. Les raisons de ces différences se laissent aisément deviner. Mais la force des identités professionnelles semble jouer parfois comme une clôture. On a tendance à regrouper les employés des postes, ceux du métro et ceux de la SNCF ; or ces corporations sont très fermées sur elles-mêmes : sur 22 témoins d’employés du métro, pas un seul postier ou cheminot. L’uniforme sépare autant qu’il soude. L’étendue des réseaux sociaux dépend en outre, de la composition du couple. Comme on pouvait s’y attendre, l’horizon social des ouvriers mariés est beaucoup plus replié sur le monde ouvrier quand leur femme est elle-même ouvrière que lorsqu’elle est employée (voir fig. 1 et 2).

figure im1

25Du point de vue de la méthode, qui nous concerne ici, ces analyses partielles posent cependant un problème insoluble. Elles ne sont possibles que sur des sous-ensembles de la population, ce qui implique des partitions par lesquelles risque de se réintroduire la classification sociale dont on refusait de préjuger. Si l’on définit un groupe d’ouvriers ou d’employés pour en analyser les réseaux de relations, ne risque-t-on pas d’aboutir au constat de la réalité de ces groupes ? Pour se prémunir contre ce risque, il convient évidemment de le conserver à l’esprit et d’être attentif aux noyaux qui se dessinent au fur et à mesure que l’on construit les réseaux partiels. Nous en avons ainsi établi une cinquantaine, ce qui nous a conduit à fragmenter et à hiérarchiser les différents groupes identifiés, en tenant compte de ce que certains se situent à cheval sur plusieurs niveaux hiérarchiques. Il en est résulté une taxinomie complexe, qui met en évidence quelques résultats intéressants. Le tableau 1 présente cette taxinomie sociale.

26En apparence, le classement ainsi obtenu ne semble pas très différent des CSP de l’INSEE. Son premier intérêt est de mettre en équivalence des hiérarchies partielles sans les confondre sur un axe unique. La répartition des groupes sociaux dans l’espace d’un plan respecte la pluralité sectorielle des hiérarchies. Dans le monde de la production, celle qui va du manœuvre au métreur ou dessinateur en passant par l’ajusteur et l’outilleur est attestée par l’analyse des paires conjoint/témoin ; de même dans le monde du commerce, du marchand de ceci ou cela au négociant en passant par le commerçant. Dans le secteur tertiaire, nous avons distingué les hiérarchies de la fonction publique de celles du privé. Les comptables, à l’époque, ne forment pas un groupe très qualifié [27] : les 77 témoins de notre échantillon n’assistent le plus souvent que des ouvriers et des gens du peuple, et les personnages les plus importants qui les prennent pour témoins sont un officier, un sous-officier, un technicien et un instituteur.

27À l’intérieur de ce que nous avons appelé la classe supérieure, nous avons distingué deux niveaux, car l’analyse nous a montré la difficulté de classer dans le même groupe les ingénieurs et les professions libérales, les professeurs et les directeurs de ministères ou même les magistrats. Mais l’assignation d’un groupe professionnel à un niveau précis était parfois difficile en raison soit de désignations professionnelles trop imprécises, soit d’une réalité sociale trop complexe. Les entrepreneurs, par exemple, font parfois jeu égal avec les négociants ou les ingénieurs, parfois avec les commerçants. Les électriciens, les menuisiers, ébénistes et serruriers sont tantôt des ouvriers qualifiés, tantôt des artisans. Cela nous a conduit à subdiviser la classe moyenne et plus encore la classe inférieure, la plus nombreuse. Enfin pour rendre cette taxinomie opératoire, notamment pour les parents des époux, nous avons ajouté quelques codes correspondant à des situations extérieures à l’analyse (agriculteur, décédé, etc.).

28Cette analyse présente un second intérêt : celui de regrouper les individus d’une façon plus fine – ou plus pertinente pour l’époque – que les CSP de l’INSEE. Un cas marginal est celui des professions artistiques : les réseaux sociaux des musiciens sont très différents de ceux des artistes dramatiques ; les premiers sont en bas de l’échelle sociale, au niveau des marchands des quatre saisons, les seconds à celui des commerçants. Beaucoup plus important est le cas des électriciens, mécaniciens, imprimeurs, serruriers, menuisiers et autres ébénistes. Ces groupes sont ouverts assez largement vers le haut comme vers le bas. Ce sont des « gens de métiers » dont la compétence professionnelle est la vraie richesse. On les trouve parfois établis à leur compte au fond d’une cour, parfois salariés, mais capables de passer d’un statut à l’autre, comme de changer d’employeur. Ils sont très différents des ajusteurs, monteurs, tourneurs, maçons ou peintres en bâtiment, beaucoup plus dépendants. Une seconde série de groupes professionnels forme ce que nous avons appelé « le peuple de la rue et du pourboire », essentiellement les chauffeurs-livreurs et les garçons de café. Ils se caractérisent par le grand nombre de personnes avec lesquelles leur métier les met en rapport, par un exercice professionnel relativement indépendant, par le fait qu’ils encaissent pour leur patron et reçoivent souvent des pourboires.

Tableau 1

Structures sociales du XVIIIe arrondissement de Paris en 1936

Tableau 1

Structures sociales du XVIIIe arrondissement de Paris en 1936

Deux lectures des structures sociales

29À quels résultats globaux conduit cet inventaire analytique détaillé ? C’est là qu’apparaît la difficulté insurmontable d’articuler analyses micro et macro-sociales. Comme le rappelle Porter, toute mesure implique une perte d’information [28]. Les 57 groupes professionnels que nous avons distingués se situent à un niveau intermédiaire, en quelque sorte méso-social, mais ils sont trop complexes pour être exploités comme tels. Le groupe le plus nombreux est celui des employés, sans autre indication (s. a. i.), qui représente 10,1 % des actifs, suivi par les comptables, employés de banque et de bureau (5,96 %) et les couturières (5,56 %). Tous les autres groupes comptent pour moins de 5 %. 28 groupes, soit la moitié de ceux que nous avons identifiés, pèsent moins de 1 %. Comment dégager un tableau d’ensemble de la population du XVIIIe arrondissement à partir de telles données ? L’analyse micro fait éclater la structure sociale, et notre tentative pour construire une grille macro « par en-bas » aboutit à une impasse.

30Elle n’est pas totale, car nous pouvons agréger les groupes professionnels en grandes catégories inévitablement en partie arbitraires. Nous avons ainsi constitué, à partir du tableau 1 et de ses hiérarchies, onze groupes sociaux, définis dans le tableau 2 ci-dessous et, pour permettre une comparaison interne à défaut de comparaisons externes, nous avons également codé la même population à partir de la grille de l’INSEE.

Tableau 2

Composition des groupes sociaux

Tableau 2
Groupes sociaux Groupes professionnels Bourgeoisie 10+11+12+13+14+15+16+18+19 Classe moyenne d’entreprise 20+21+22+23 Classe moyenne de capacité 30+31+32+33+34+35+53+54 Petits cadres et gens de métiers 40+41+42+60+61+62 Petits commerçants 44+45+65+66+67 Employés de magasin, vendeurs 47+68+75 Employés de bureau 48+49 Employés à statut et petits fonctionnaires 50+51+52+55+56+57+58 Couturières, tailleurs, domestiques 63+64+88 Ouvriers et manœuvres 70+71+72+76+80 Peuple de la rue 59+74+77+85+86

Composition des groupes sociaux

31Regardé avec les lunettes de l’INSEE, le XVIIIe arrondissement apparaît en 1936 comme un quartier ouvrier, avec 30,6 % d’ouvriers et manœuvres chez les hommes, et 24,8 % chez les femmes qui déclarent une profession, des personnels de service importants (respectivement 7 % et 21,9 %), de forts contingents d’employés et de petits patrons, la bourgeoisie étant très peu présente.

Tableau 3

Population active du XVIIIe arrondissement en 1936 par CSP/INSEE

Tableau 3
CSP/INSEE Hommes Femmes Hommes Femmes Gros patrons du commerce et de l’industrie 103 48 2,3 % 1,8 % Petits patrons du commerce et de l’industrie 937 331 20,7 % 12,1 % Cadres supérieurs et professions libérales 149 20 3,3 % 0,7 % Cadres moyens 508 149 11,2 % 5,5 % Employés de bureau 810 682 17,9 % 25,0 % Employés de commerce 208 217 4,6 % 7,9 % Ouvriers et contremaîtres 1 126 555 24,9 % 20,3 % Manœuvres 257 106 5,7 % 3,9 % Personnel de service 316 597 7,0 % 21,9 % Armée, clergé, police 205 74 4,5 % 2,7 % Sous-total 4 516 2 731 100,0 % 100,0 % % du total 87,5 % 44,5 % Agriculteurs et ouvriers agricoles 5 2 0,1 % 0,0 % Inactifs 655 3 465 12,4 % 55,5 % TOTAL 5 279 6 246 100,0 % 100,0 %

Population active du XVIIIe arrondissement en 1936 par CSP/INSEE

32Le tableau que dessine la taxinomie des groupes sociaux est sensiblement différent. Le poids de la bourgeoisie proprement dite ne change guère. En revanche, on voit se dégager une classe moyenne relativement importante. Dans sa définition minimale (les deux groupes intitulés classe moyenne, plus les petits commerçants), elle réunit en effet 18 % des hommes et 16,7 % des femmes qui déclarent une profession. Mais si l’on choisit de rattacher à ce groupe plutôt qu’à la classe inférieure le petit encadrement et les gens de métier, particulièrement nombreux parmi les hommes, la classe moyenne représente 30,7 % des hommes et 17,8 % des femmes actives.

33Inversement, le groupe proprement ouvrier, le prolétariat moderne des grandes entreprises en voie de taylorisation, ou celui, plus traditionnel, du bâtiment, auxquels s’ajoutent les manœuvres et journaliers, est beaucoup moins important que dans une lecture selon les catégories de l’INSEE. C’est logique, car l’analyse de réseau a conduit à sortir du groupe ouvrier les gens de métier et les petits cadres [29], qui représentent 12,6 % des actifs masculins, ainsi que le peuple de la rue et du pourboire, qui pèse plus encore (14,8 % des actifs masculins) et les couturières (15,6 % des femmes actives) sur lesquelles nous reviendrons. Ces choix taxinomiques modifient radicalement la représentation de l’arrondissement. Pour le dire en quelques mots, d’un côté la statistique des CSP nous donne à voir un quartier ouvrier, de l’autre, notre analyse montre un quartier populaire, très proche de la ville du XIXe siècle, du Paris de Gervaise [30].

Tableau 4

Population active du XVIIIe arrondissement en 1936 par groupes sociaux empiriques

Tableau 4
Groupes sociaux Hommes Femmes Hommes Femmes Bourgeoisie 248 56 5,3 % 2,0 % Classe moyenne d’entreprise 186 175 4,0 % 6,4 % Classe moyenne de capacité 248 59 5,3 % 2,2 % Petits cadres et gens de métier 586 27 12,6 % 1,0 % Petits commerçants 404 226 8,7 % 8,2 % Employés de magasin, vendeurs 439 390 9,4 % 14,2 % Employés de bureau 297 395 6,4 % 14,4 % Employés à statut et petits fonctionnaires 446 102 9,6 % 3,7 % Couturières, tailleurs, domestiques 261 666 5,6 % 24,3 % Ouvriers et manœuvres 854 284 18,3 % 10,4 % Peuple de la rue 690 362 14,8 % 13,2 % Sous-total 4 659 2 742 100,0 % 100,0 % % du total 88,3 % 43,9 % Divers 8 3 0,2 % 0,0 % Inactifs 612 3 503 11,6 % 56,1 % Total 5 279 6 248 100,0 % 100,0 %

Population active du XVIIIe arrondissement en 1936 par groupes sociaux empiriques

34Est-ce à dire que l’une de ces représentations est plus « vraie » que l’autre ? Sans doute non. Aucune ne peut se prétendre vraie au sens où elle retrouverait une structure sociale préexistante clairement définie, pour la simple raison qu’il y a un écheveau de structures fluctuantes. Il est impossible pourtant de conclure, de façon radicale, que toutes les classifications se valent. D’abord parce que l’analyse de réseau dégage des structures partielles, locales, qu’on peut tenir pour réelles, à cette limite près qu’elles sont ici enregistrées dans la situation exceptionnelle du mariage civil, ce qui fragilise la généralisation. La taxinomie que nous avons établie, reposant sur ces structures partielles, peut prétendre à ce titre à une validité supérieure à celle de taxinomies externes, imposées a priori en fonction d’une théorie générale.

35En second lieu, il n’est pas interdit de juger l’arbre à ses fruits. De deux analyses, l’historien est fondé à privilégier celle qui cadre le mieux avec la situation du moment. On pourrait objecter que c’est postuler une logique dans l’histoire. Mais si l’histoire n’était qu’un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot, où en serait l’intelligibilité ? L’entreprise historienne repose sur le postulat d’une logique à découvrir, y compris lorsqu’elle conclut à l’irréductible contingence de l’événement. Or cette lecture de la structure sociale de 1936 convient mieux qu’une autre à une époque marquée par le Front populaire, et non pas ouvrier ; une époque où la gauche au pouvoir appelle à l’union du peuple de France contre les deux cents familles, où les « cadres » de l’INSEE n’existent pas encore [31]. Si l’on ne peut donc pas dire que la représentation du XVIIIe arrondissement comme quartier populaire soit plus « vraie » que sa représentation comme quartier ouvrier, en revanche elle convient mieux, elle « tient » mieux pour le décrire à cette époque.

36Cette prudence, qui n’est ni indifférence ni renoncement, conduit à s’interroger sur les limites de toute structure sociale construite à partir d’individus en quelque sorte « décontextualisés ». Les individus réels ne se réduisent pas à leur métier. Il faut aussi prendre en compte leurs familles, à commencer par les couples qu’ils forment. Les deux figures reproduites plus haut attiraient déjà l’attention sur ce point. Il faut y revenir maintenant pour en apprécier l’importance. Mais d’autres facteurs interviennent, comme la résidence, qu’un regard plus attentif aux séries permet de discerner.

Du travail sur les contextes

Les richesses négligées

37L’un des aspects les plus frustrants des dépouillements de registres est en effet le contraste entre la richesse de la source et les limites du résultat. Le chercheur se lance dans de vastes dépouillements pour répondre à une question centrale, et il est tenté de négliger ce qui, dans sa source, lui semble à première vue inutile. Un exemple de cette négligence de données importantes est fourni par la grande enquête déjà citée sur les fortunes françaises au XIXe siècle. Les auteurs se sont intéressés aux héritages dans leur diversité et leur montant. Ils n’ont pas jugé bon de relever les régimes matrimoniaux (communauté, séparation, régime dotal, etc.) dont la répartition par milieu social et par régions aurait présenté quelque intérêt. Ils n’ont guère prêté attention à la dynamique des fortunes : s’accroissent-elles d’une génération à la suivante ? Celles que les défunts ont reçues de leurs parents sont-elles inférieures ou supérieures à celles qu’ils lèguent à leurs héritiers ? Une étude menée sur les déclarations orléanaises de succession en 1911 montre que les fortunes de l’aristocratie reculent, du fait sans doute d’un mode de vie dispendieux, alors que celles de la bourgeoisie s’accroissent presque automatiquement, ce que suggérait déjà l’étude de Marguerite Perrot [32]. Plus généralement, cette enquête ne s’intéresse pas aux héritiers. Or la source indique leur profession, leur adresse et leur degré de parenté ; elle permettait d’étudier la mobilité sociale intergénérationnelle. C’est une belle occasion manquée.

38Même quand on dépouille l’ensemble d’un registre – et je n’envisage pas ici le cas des registres comme ceux du commerce, beaucoup plus complexes encore parce qu’ils retracent des flux de créations, de mutations et de suppressions d’entreprises [33] –, il est rare qu’on en exploite toutes les données. Les actes de mariage, par exemple, constituent indirectement une source pour l’insertion sociale des enfants naturels. Ils sont faciles à identifier sur les registres, puisqu’ils n’ont pas de père, et certains pas de mère non plus [34]. Ils représentent 3,15 % des époux et 4,28 % des épouses du XVIIIe arrondissement en 1936. Or dans les années qui précèdent la guerre de 1914, 8,7 % des naissances sont illégitimes. Le nombre d’enfants naturels dans la population des conjoints est donc inférieur de moitié à ce que l’on attendrait. Serait-ce que l’illégitimité soit un obstacle au mariage ? Ou plutôt qu’elle a partiellement disparu du fait des reconnaissances et légitimations ? Ce qui suggèrerait une intégration sociale, plus facile sans doute pour les garçons que pour les filles, car, de façon surprenante, on compte plus de mariées que de mariés sans père [35]. L’analyse montre en outre qu’à la différence des hommes, les femmes nées hors mariage ont des insertions professionnelles plus médiocres que la moyenne. L’illégitimité semble constituer un handicap plus lourd pour les femmes que pour les hommes.

39On pourrait donner bien d’autres exemples de la richesse des marges. Elles fournissent de petits détails dont on n’a pas toujours l’emploi immédiat, mais qui finissent par apprendre beaucoup. Parmi les informations très riches que marginalisent trop souvent des enquêtes trop sélectives, figurent les données relatives aux femmes. Les analyses de structures sociales privilégient les hommes. S’intéresser aux femmes permet pourtant des constats intéressants.

Des couturières aux cheminotes

40Dans une étude des mariages orléanais en 1911 [36], j’avais été surpris du nombre d’épouses se disant couturières : 148 sur 347, soit 43 %. Cette proportion augmentait quand on allait des familles d’agriculteurs à celles de cheminots, en passant par celles d’ouvriers. Sur 37 filles de cheminot qui se marient, 27 se disent couturières. Dépouillant un peu plus tard – par sondage – les listes nominatives du recensement pour la même date et la même ville [37], je n’ai plus trouvé dans la population féminine de plus de 13 ans qu’un pourcentage beaucoup plus faible de couturières : 14 %. Les épouses se seraient-elles aussi massivement converties à la tenue du foyer ?

41Poser la question, c’était s’intéresser au travail des femmes d’ouvriers. On a donc isolé dans la ville d’Orléans trois quartiers à dominante ouvrière, mais où le sondage suggérait des différences intéressantes, et l’on a dépouillé exhaustivement les listes nominatives de ces trois quartiers. Le premier était le plus vieux quartier du centre ville à proximité des halles. Il a d’ailleurs été rasé en 1976 et la rue de la Corroirie qui en était le cœur n’existe plus. Le second quartier, à l’extérieur des mails et en proximité de Loire, autour de l’église Saint-Laurent, à l’entrée d’un faubourg industriel, se présentait comme un quartier ouvrier ordinaire. Le troisième, autour de la rue de Gaucourt, à proximité du dépôt de chemin de fer, comprenait beaucoup de cheminots. À l’époque, les cheminots tenaient la tête de la CGT locale et constituaient en quelque sorte l’avant-garde de la classe ouvrière [38].

42Le quartier de la Corroirie est manifestement en bas de l’échelle sociale. Tous les indicateurs convergent. La structure des ménages ouvriers (journaliers, manœuvres, ouvriers divers) tout d’abord : c’est là qu’on trouve le taux le plus élevé de ménages irréguliers (11 %) [39] ; ils sont même plus nombreux que les ménages réguliers rue de la Corroirie. Les ménages constitués autour d’une femme seule, avec ou sans enfants, sont aussi plus nombreux proportionnellement que partout ailleurs (32 %). Les ménages constitués d’un couple marié, avec ou sans enfants, sont ici minoritaires (48 %). Dans les deux autres quartiers, ils sont au contraire majoritaires, et de beaucoup dans le quartier Gaucourt (75 %).

43Le travail des femmes vivant en couple avec un ouvrier constitue un second indicateur. Dans le quartier Corroirie, six sur dix travaillent, un peu moins dans le quartier Saint-Vincent (54 %), mais presque toujours comme journalières ou ouvrières. Les femmes d’ouvrier travaillent en revanche beaucoup moins dans le quartier Gaucourt (un tiers), et huit sur dix seulement de celles qui travaillent le font comme journalières ou ouvrières. Ces différences, qui sont statistiquement significatives, signalent dans le monde ouvrier ou populaire de 1911 l’existence de degrés d’honorabilité ou de respectabilité. En bas de l’échelle, les ménages irréguliers, les femmes seules avec ou sans leurs enfants. Le travail des femmes, même en couple, est une nécessité, avec une différence : travailler chez soi, pour une femme, surtout si elle n’est pas mariée, est socialement moins dévalorisant que travailler à l’extérieur, comme c’est très probablement le cas des « journalières » du quartier Corroirie et des femmes qui se disent « ouvrières ». Inversement, le signe de l’élévation sociale pour une femme est de pouvoir s’affranchir de la nécessité économique en se contentant de tenir son ménage. À ce compte, les cheminots sont au sommet de la hiérarchie ouvrière : moins du quart des femmes de cheminot travaillent dans le quartier Gaucourt (13 sur 55). Ce dont la sagesse populaire avait parfaitement conscience, comme en témoigne ce propos d’une ouvrière de Saint-Étienne à sa sage-femme qui se mariait et lui disait qu’elle continuerait à exercer sa profession : « faites donc la cheminote » [40].

44On comprend mieux alors l’importance numérique des couturières. Elle répond d’abord, au XIXe siècle et encore très avant dans le XXe siècle, à une structure ethnologique très prégnante qui associe couture et féminité. Yvonne Verdier l’a bien montré en étudiant, dans un village de Bourgogne, la coutume de l’hiver passé chez la couturière pour les jeunes filles de 14-16 ans. Ce n’est pas un apprentissage – la couturière se garde bien de montrer les savoir-faire qui permettraient de la concurrencer – mais une initiation, un rite de passage : c’est par la culture de l’étoffe et de l’aiguille qu’on devient bonne à marier [41]. La persistance de cette tradition explique au passage la résistance des sections de couture dans l’enseignement professionnel bien après 1945, alors que les débouchés disparaissaient : les élèves y venaient prendre un brevet de féminité, et non y apprendre un métier. Mais ce savoir-faire débouche aussi, dans la société urbaine, sur une pluralité de positions socio-professionnelles : ouvrière d’usine ou d’atelier, couturière qui se rend à jour fixe dans les maisons bourgeoises pour en tenir le linge, travailleuse à domicile, soit à façon pour un patron qui apporte les pièces à monter et vient les reprendre, soit à la commande pour des personnes qui leur demandent de fabriquer un vêtement, une robe, un manteau, en leur fournissant l’étoffe, ou en leur demandant de réutiliser un vieux vêtement. Or ces positions, que la simple mention de « couturière » dans un registre ne permet pas de différencier, ne sont ni stables ni hiérarchiquement équivalentes. Couturière est une position d’attente, et très souvent en usine [42], pour des jeunes filles dont le mariage orientera le métier ; c’est également un travail respectable qu’on peut faire chez soi.

45La couche supérieure du peuple ouvrier, à la veille de la guerre de 1914, est ainsi constituée d’ouvriers à statut, aux revenus suffisamment assurés et réguliers pour que leur femme puisse se contenter de tenir son ménage sans travailler. Un peu en-dessous, on trouve des gens de métier, salariés ou artisans, vivant généralement en couple avec des enfants, et dont la femme travaille chez elle pour les plus favorisées, à l’extérieur, mais pas forcément en usine, dans les autres cas. En bas de l’échelle, des manœuvres ou journaliers qui n’ont pour richesse que leur force de travail, des ménages précaires, ce qu’on appelle aujourd’hui des familles mono-parentales, et des femmes qui travaillent presque toujours, souvent hors de chez elles. Au fur et à mesure qu’on descend cette échelle sociale, le cadre bâti se dégrade, du quartier relativement neuf au quartier ancien entretenu puis aux logis insalubres et surpeuplés. Pour classer les individus dans la société, il ne suffit pas de connaître leur activité professionnelle : il faudrait encore connaître leur ménage, l’activité de leur femme, leur adresse et la qualité de leur logis.

46Au terme de ce parcours, il est clair que les registres se prêtent à une pluralité d’exploitations, aussi bien micro que macro-sociales. L’histoire sociale labroussienne privilégiait les secondes. L’histoire sociale des vingt dernières années privilégie les premières, mais elles ont l’une et l’autre en commun de reposer sur le même type de sources et de recourir systématiquement à la statistique pour l’administration de la preuve. Les méthodes diffèrent parfois. L’analyse de réseau n’existait pas quand régnait l’histoire labroussienne, et elle tend à remplacer l’analyse factorielle des correspondances, apparue à la fin des années 1960. Mais, par-delà ces différences, l’important me semble être le retour à un dispositif quantifié d’investigation et de démonstration. Ces deux histoires micro et macro-sociales appartiennent à la même famille, et l’on ne peut s’étonner que l’enquête TRA, conçue dans une perspective macro-sociale, ait finalement engendré des analyses micro-sociales comme celle de Paul-André Rosental [43].

47L’articulation de ces deux histoires reste cependant problématique. Nous ne sommes pas parvenus à dresser un tableau d’ensemble de la population du XVIIIe arrondissement à partir de l’analyse micro-sociale des mariages ; pour agréger les individus dans des catégories sociales exploitables, il nous a fallu en quelque sorte détourner ou refaçonner ce que nous apprenait l’analyse de réseau. Il y a là une question de fond, que posent bien d’autres travaux comme Les sentiers invisibles. Ce livre a renouvelé assurément la question des migrations intérieures dans la France du XIXe siècle. Mais que peut en tirer le professeur qui fait un cours sur la société française à l’époque ? Après avoir signalé que les choses sont plus complexes, que les ruraux n’étaient pas immobiles, que les structures familiales comptent dans leur mobilité, comment expliquera-t-il l’urbanisation de la France ? Ne reviendra-t-il pas, faute de mieux, à l’ « exode rural » ? Il est à tout le moins difficile de tirer de l’analyse micro-sociale une explication globale et d’ailleurs l’auteur n’en propose pas.

48Faut-il alors se résigner, et affirmer que « le rêve de saisir le social dans son ensemble […] est évidemment inaccessible » [44] ? La tentation est forte. L’histoire sociale, désenchantée par la critique constructiviste des classes sociales, se tourne vers l’étude de cas limités et précis, où les individus ne disparaissent pas dans le groupe. On pense ici à l’étude des 991 juifs de Lens, mais sans aller aussi loin dans l’individualisation d’autres travaux relèvent de la même démarche [45]. Ils se distinguent de la microstoria par leur armement statistique. Ils empruntent volontiers aux méthodes ethnographiques quand ils portent sur un passé très proche, joignant à l’exploitation des dossiers administratifs des interviews d’individus concernés par l’enquête [46]. Les méthodes sont rigoureuses et les résultats stimulants. Leur présentation insère des cas concrets, assumés dans leur singularité, dans un propos structuré par les résultats de l’analyse statistique, ce qui les fait vivre et leur donne sens [47]. Mais la généralisation serait suspecte ; elle n’est pas à l’ordre du jour.

49Cette évolution me semble en phase avec l’individualisme contemporain. Sauver le soldat Ryan passe avant le sort de la bataille. La renonciation à penser l’histoire de la société comme un ensemble structuré va de pair avec la fin des grands desseins politiques. Elle correspond pour une part à la vague néolibérale qui submerge nos sociétés et pour une autre à une aspiration libertaire qui dénie toute légitimité au collectif, sauf contestataire. Dans cette perspective, l’histoire sociale est capable de penser les individus dans leurs trajectoires et leurs réseaux ; elle ne propose plus de vision globale de la société, de son évolution et de son mouvement.

50Pour ma part, je ne renonce pas à tenter de saisir le social dans son ensemble. L’une des fonctions de l’historien – ce n’est certes ni la seule ni sans doute la première – est de fournir à la collectivité dans laquelle il vit une explication valable parce que rigoureuse, autant que peut l’être une science sociale, des problèmes qu’elle rencontre. Une histoire globale de la société, de ses dynamiques, de son mouvement et de ses crises est plus que jamais nécessaire. Elle implique une histoire d’ensemble de ses structures, qui doit rester consciente du caractère construit, et donc discutable, des concepts qu’elle utilise. Elle doit aussi intégrer les apports des études micro-sociales, même si elle n’en sort pas logiquement. En jouant sur les échelles, elle peut mettre en évidence le caractère multidimensionnel du social, associer les facettes différentes et pourtant solidaires d’un même phénomène. Le tableau que je donne du XVIIIe arrondissement ne sort pas directement de l’analyse de réseau ; sans elle, pourtant, le peuple de la rue et du pourboire n’y figurerait pas. Et il n’est pas indifférent de souligner la diversité des mobilités rurales et l’importance des structures familiales dans une présentation de l’ « exode rural ». L’histoire du mouvement social, ce beau terme qui définit notre ambition, ne saurait se réduire à une succession de monographies, si stimulantes soient-elles.

Notes

  • [*]
    Professeur émérite d’histoire contemporaine, CHS, Université Paris I – Panthéon-Sorbonne.
  • [1]
    Pour être plus précis, il y a moins de cinq chances sur cent qu’il se trouve à l’extérieur de ces limites. L’intervalle de confiance donné ici est calculé au seuil de 95 %. Si l’on se contentait d’un seuil de 90 % (dix chances sur cent d’erreur), l’intervalle serait moindre, de l’ordre de ±2,6 %. Si l’on était plus exigeant, il serait plus large au contraire, de l’ordre de ±3,7 % au seuil de 98 %.
  • [2]
    L’intervalle de confiance est inférieur à ± 1 % au seuil de 98 %. Le taux du sondage devrait être plus fort (1/10e, 1/5e, etc.) si la population était beaucoup plus faible. L’objectif est en effet d’aboutir à des tableaux croisés exploitables. Or ils ne le seraient pas si certaines des cases de ces tableaux contenaient des effectifs trop faibles. J’ai dépouillé les listes nominatives du village du Haut-Jura où je passe mes vacances pour montrer que les vieux parents font ménage à part jusqu’au décès de l’un d’eux et qu’ensuite, la mère survivante reste chez elle, tandis que le père survivant va habiter chez l’un de ses enfants, de préférence une fille. Ici, même ce dépouillement exhaustif ne prouve rien, car le nombre de ménages parentaux est trop faible. Pour conclure avec certitude, il faudrait mener la recherche sur un plus grand nombre de communes.
  • [3]
    Le risque d’introduire un biais en adoptant un pas régulier est ici infime, compte tenu de la diversité du tissu urbain mise en évidence par une autre recherche : A. Prost, « La rue de la Goutte d’Or et la rue Polonceau entre les deux guerres », Le Mouvement Social, n°182, janvier-mars 1998, p. 9-27.
  • [4]
    Par exemple, des recherches sur les célibataires avec enfants, ou les couples illégitimes, ou le statut des personnes âgées. Le code des ménages prend quatre colonnes : la première pour identifier le chef de ménage, la seconde le type de ménage (couple légitime avec enfants, etc.), la troisième le nombre de personnes composant le ménage et la dernière le nombre d’enfants.
  • [5]
    On aurait sans doute mieux fait de tirer dix numéros aléatoires sur cent et de dépouiller dans chaque liasse de cent les dossiers finissant par ces numéros. Pour les résultats tirés de cette enquête, voir ma thèse, Les anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1977, vol. 2, p. 107 sq.
  • [6]
    A. Prost, R. Skoutelsky et S. Étienne, Aryanisation économique et restitutions, rapport rédigé pour la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, Paris, La Documentation française, 2000.
  • [7]
    P. Verheyde, Les mauvais comptes de Vichy. L’aryanisation des entreprises juives, Paris, Perrin, 1999 ; J. Laloum, Les Juifs dans la banlieue parisienne des années 20 aux années 50¸ Paris, CNRS Éditions, 1998 ; J.-M. Dreyfus, Pillages sur ordonnances. Aryanisation et restitution des banques en France, 1940?1953, Paris, Fayard, 2003 ; F. Le Bot, La fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir (1930-1950), Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
  • [8]
    L’histoire sociale, sources et méthodes, colloque de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, 15-16 mai 1965, Paris, Presses universitaires de France, 1967, constitue la référence incontournable. Voir aussi les articles d’A. Daumard, « Structures sociales et classement socio-professionnel, l’apport des archives nationales », Revue historique, n°461, janvier-mars 1962, p. 185-210 ; « Une référence pour l’étude des sociétés urbaines en France aux XVIIIe-XIXe siècles ; projet de code socio-professionnel » Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet 1963, p. 139-154 ; « L’histoire de la société française contemporaine : sources et méthodes », Revue d’histoire économique et sociale, 1974, n°1, p. 7-36. Sur l’historiographie de Labrousse, Marie Novella Borghetti montre qu’elle ne se réduit pas au schéma vulgarisé qui va de l’économique au mental et au politique par le social (L’œuvre d’Ernest Labrousse, genèse d’un modèle d’histoire économique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005).
  • [9]
    J. Maurin, Armée, guerre, société. Soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, rééd. avec une préface d’A. Loez et N. Offenstadt, 2013, procède par sondage au 1/10e dans les registres de conscription de Béziers et de Mende de 1879 à 1909 (plus de 90 000 individus) après avoir vérifié que cela ne sur-représentait pas certains cantons. La grande enquête dirigée par Adeline Daumard, avec la collaboration de Félix Codaccioni, Georges Dupeux, Jacqueline Herpin et Jacques Godechot procède par étude exhaustive de quelques années de 1820 à 1911 (Les fortunes françaises au XIXe siècle. Enquête sur la répartition et la composition des capitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et Toulouse, d’après l’enregistrement des déclarations de succession, Paris ; La Haye, Mouton, 1973). Jean-Luc Pinol complète par les listes nominatives un échantillon au 1/10e ou 1/5e des listes électorales pour suivre la trajectoire géographique et sociale des Lyonnais de 1896 à 1936 (Les mobilités de la grande ville, Paris, Presses de la FNSP, 1991). Citons enfin, en raison du sujet proche du nôtre, G. Jacquemet, Belleville au XIXe siècle : du faubourg à la ville, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984.
  • [10]
    INSEE, Pour une histoire de la statistique, t. 1, Contributions, t. 2, Matériaux, Paris, Economica, 1987 [1re éd. 1977 pour le t. 1]. Voir notamment la contribution d’A. Desrosières, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures professionnelles », t. 1, p. 155-231, et du même auteur La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.
  • [11]
    D. Merllié, « La confrontation de deux sources d’information sur la catégorie socioprofessionnelle des parents d’élèves », Population, vol. 55, n°1, 2000, p. 181-188. La recherche menée en 1989 a porté sur 20 485 élèves, ce qui donne au seuil de signification de 98 % un intervalle de confiance inférieur à ±1 % pour un pourcentage de 30 %.
  • [12]
    J’achève actuellement de constituer une importante base de données sur les élèves de l’enseignement secondaire autour de 1930 et de 1938 (autour de 15 000 élèves). Je ne coderai les professions des parents qu’après avoir terminé la saisie des données.
  • [13]
    M. Gribaudi et A. Blum, « Des catégories aux liens individuels : l’analyse statistique de l’espace social », Annales ESC, n°6, novembre-décembre 1990, p. 1365-1402.
  • [14]
    T. M. Porter, Trust in numbers. The pursuit of objectivity in science and public life, Princeton, Princeton University Press, 1995, met ainsi en garde : « Legions of statistical employees collect and process numbers on the presumption that categories are valid » (p. 42).
  • [15]
    A. Prost, La CGT à l’époque du Front populaire, essai de description numérique, Paris, A. Colin, Cahiers de la FNSP, 1964. Cette distinction a été ensuite reprise, notamment par les historiens du syndicalisme.
  • [16]
    Id., L’enseignement s’est-il démocratisé ?, Paris, Presses universitaires de France, 2e éd., 1992.
  • [17]
    Voir par exemple, dans l’article déjà cité de M. Gribaudi et A. Blum, la comparaison des tables de mobilité intergénérationnelles établies à partir de 50 000 mariages de l’enquête TRA selon, d’une part, les catégories du recensement de 1896 et, d’autre part, celles proposées par W. H. Sewell Jr, Structure and Mobility: The Men and Women of Marseille, 1820-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
  • [18]
    A. Desrosières, « Comment faire des choses qui tiennent », in C. Charle (dir.), Histoire sociale, histoire globale, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1993, p. 23-44.
  • [19]
    Elles constituaient déjà un énorme progrès par rapport aux fiches à encoches marginales que l’on triait en passant une aiguille dans le paquet de fiches à la case cochée dans certaines, et en secouant le paquet pour faire tomber les fiches dont cette case était encochée. Ce fut la technique employée dans L. Girard, A. Prost et R. Gossez, Les conseillers généraux en 1870, Paris, Presses universitaires de France/Publications de la Sorbonne, 1967, pour exploiter des listes départementales donnant la profession, le revenu et l’orientation politique des 2 798 conseillers généraux de l’époque.
  • [20]
    Le nombre était traduit par la perforation de deux colonnes. Un tri sur la première donnait les grandes CSP, un tri sur la seconde permettait d’affiner. Or les grandes CSP ne sont pas également subdivisables. Ainsi, pour les employés de bureau et de commerce, seuls étaient utilisés les codes 51 et 53, pour les divers types d’ouvriers, les codes 60, 61, 63, 66, 67 et 68, etc.
  • [21]
    J. Dupâquier et D. Kessler, La société française au XIXe siècle. Tradition, transition, transformations, Paris, Fayard, 1992, présente cette enquête et ses résultats. Les lignages de 3 000 familles dont le patronyme commençait par les lettres TRA ont été reconstitués à travers 45 000 actes de mariage. P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles : espace, familles et migrations dans la France du 19e siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999, reconstituant 97 lignées de cette enquête TRA, a tiré de leur analyse une distinction entre familles auto-centrées et exo-centrées essentielle pour son explication des migrations. Voir sa discussion : « Autour du livre de Paul-André Rosental », Annales de démographie historique, 2002, n°2, p. 129-160. Voir aussi l’utilisation des actes de mariage faite par M. Gribaudi et A. Blum, art. cité, et celle de G. Brunet, A. Bideau et M.-N. Gerbe, « Vers une insertion sociale ? Le mariage des enfants abandonnés à Lyon au XIXe siècle », Annales de démographie historique, 2002, n°2, p. 161?174 ; ou encore, conjointement à celle des listes nominatives, par J. Hontebeyrie et P.-A. Rosental, « Ségrégation sociale de l’espace et dynamiques longues du peuplement : la rue Wacquez-Lalo à Loos », in Y. Grafmeyer et F. Dansereau (dir.), Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998, p. 73-100.
  • [22]
    Comme le relève C. Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire de la famille, une rencontre encore à venir », Annales de démographie historique, 2005, n°1, p. 7-31, p. 9. Elle signale également, à juste titre, l’existence de témoins « professionnels », employés de mairie qui servent de témoins à des couples qui en manquent.
  • [23]
    Le fait a été relevé par W. H. Sewell Jr, Structure and Mobility…, op. cit., et notre enquête le confirme.
  • [24]
    Sur l’analyse de réseaux, voir C. Lemercier et C. Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008, chap. VI. Nous avons recouru au logiciel RESEAULU, mis au point au Laboratoire de démographie historique de l’EHESS par André Mogoutov et utilisé par Maurizio Gribaudi et Alain Blum dans leur article déjà cité.
  • [25]
    F. Cribier, Une génération de Parisiens arrive à la retraite, Paris, CNRS, Laboratoire de géographie humaine, 1978.
  • [26]
    Pour le détail des analyses, voir notre rapport au PIR-Villes, Relations et structures sociales dans le XVIIIe arrondissement : le peuple de Paris à l’époque du Front populaire, mai 1996, multigr., disponible au Centre d’histoire sociale de Paris I.
  • [27]
    Ce point m’a surpris, mais en 1965 encore, plus de 68 % des chefs-comptables n’avaient reçu aucune formation professionnelle de base et la plupart d’entre eux n’avaient aucun diplôme. Voir M. Vermot-Gauchy, L’Éducation nationale dans la France de demain, Monaco, Éditions du Rocher, 1965, p. 162-163.
  • [28]
    M. T. Porter, Trust in numbers…, op. cit., p. 44.
  • [29]
    L’INSEE considérait alors les contremaîtres comme des ouvriers.
  • [30]
    Notre article cité plus haut sur la rue de la Goutte d’or et la rue Polonceau entre les deux guerres le confirme. L’Assommoir se passe autour de la rue de la Goutte d’Or.
  • [31]
    Lors de la négociation qui conduit à l’accord Matignon au matin du 8 juin 1936, la CGT est seule en face des patrons. Les cadres se constituent en groupe social à la suite de ces grèves pour se faire reconnaître une place. Voir L. Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.
  • [32]
    L. Godard, Fortunes bourgeoises orléanaises à la veille de 1914, mémoire de maîtrise, université d’Orléans, 1981 ; M. Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises, 1873-1953, Paris, A. Colin, 1961.
  • [33]
    C. Zalc, « L’analyse d’une institution : le Registre du commerce et les étrangers dans l’entre-deux-guerres », Genèses, n°31, juin 1998, p. 99-118.
  • [34]
    Dans ce cas, s’ils sont mineurs, un inspecteur de l’Assistance publique intervient à l’acte de mariage.
  • [35]
    Cette conclusion confirme celle à laquelle parviennent pour une période antérieure G. Brunet, A. Bideau et M.-N. Gerbe, art. cité.
  • [36]
    « Mariage, jeunesse et société à Orléans en 1911 », Annales ESC, juillet-août 1981, p. 672-701.
  • [37]
    « La population d’Orléans en 1911 : une enquête d’histoire sociale informatisée », Histoire et Mesure, 1989, n°4 (1-2), p. 121-146.
  • [38]
    A. Prost, « Les ouvriers orléanais dans leurs quartiers en 1911 », in M. Garden et Y. Lequin (dir.), Habiter la ville, XVe-XXe siècles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1985, p. 203-222.
  • [39]
    Dans cette liste nominative, les femmes portent le patronyme du mari. Si leur patronyme est différent, c’est le signe que le couple est irrégulier, ce que confirment les patronymes des enfants, souvent différents de ceux du chef de ménage.
  • [40]
    J.-P. Burdy, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne, 1840-1940, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989, p. 136.
  • [41]
    Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, 1979.
  • [42]
    C’est ce que suggère J. G. Coffin pour Paris, The politics of women work: The Paris garment trades, 1750-1915, Princeton, Princeton University Press, 1996, en soulignant aussi que les travailleuses à domicile sont mariées ou veuves et que les hommes attendent que les femmes une fois mariées travaillent chez elles.
  • [43]
    P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles…, op. cit.
  • [44]
    C. Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire de la famille… », art. cité.
  • [45]
    N. Mariot et C. Zalc, Face à la persécution : 991 juifs dans la guerre, Paris, Odile Jacob, 2010 ; J. Hontebeyrie et P.-A. Rosental, « Ségrégation sociale de l’espace… », art. cité ; P.-A. Rosental, « La rue mode d’emploi : les univers sociaux d’une rue industrielle », Enquête, 1996, n°4, p. 123-143.
  • [46]
    A. Béliard et E. Biland, « Enquêter à partir des dossiers personnels. Une ethnographie des relations entre institutions et individus », Genèses, n°70, mars 2008, p. 106-119 ; J. Cayouette, « Reconstituer une cohorte d’élèves à partir de dossiers scolaires. La construction d’une statistique ethnographique », Genèses, n°85, décembre 2011, p. 115-133 ; M. Cartier, « La petite fonction publique, monde stable et séparé ? L’exemple des facteurs des PTT des Trente glorieuses », Sociétés contemporaines, 2005, vol. 2, n°58, p. 19-39. Voir aussi, sur ce dernier sujet, O. Join-Lambert, Le receveur des postes, entre l’État et l’usager (1945-1973), Paris, Belin, 2001.
  • [47]
    Il m’est arrivé de définir l’histoire sociale comme « des statistiques éclairées par des anecdotes ». Assurément, mieux valent des témoignages en première personne ou des cas concrets que des anecdotes, mais la question de savoir s’ils sont significatifs, de quoi et jusqu’à quel point, reste posée. À un niveau différent, on retrouve ici la question du rôle de la citation dans l’administration de la preuve.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions