Notes
-
[*]
Chargée de recherche au CNRS, IIAC/LAU. Je tiens à remercier Philippe Bourmaud pour ses conseils et ses relectures.
-
[1]
Entretien avec Mahmûd Shaka’a, Naplouse, 2007.
-
[2]
C. Bromberger et D. Chevallier (dir.), Carrières d’objets. Innovations et relances, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999, p. 5.
-
[3]
Ibid., p. 7.
-
[4]
S. Latte Abdallah et C. Parizot, « Introduction. À l’ombre du mur : comprendre le régime d’occupation israélien », in S. Latte Abdallah et C. Parizot (dir.), À l’ombre du mur. Israéliens et Palestiniens entre séparation et occupation, Arles, Actes Sud, 2011, p. 41.
-
[5]
B. Doumani, Rediscovering Palestine. Merchants and Peasants in Jabal Nablus, 1700-1900, Londres, University of California Press, 1995.
-
[6]
Voir ibid. sur les développements de l’industrie du savon pendant la période ottomane.
-
[7]
A. Jaussen, Naplouse et son district, Paris, Geuthner, 1927.
-
[8]
S. Graham-Brown, “The Political Economy of the Jabal Nablus, 1920-1948”, in R. Owen (ed.), Studies in the Economic and Social History of Palestine in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Oxford, St Antony’s College, 1982.
-
[9]
Entretiens avec des savonniers de Naplouse, 2005.
-
[10]
Entretiens avec des petits producteurs de savon vert à Naplouse, 2005 et 2006.
-
[11]
F. Debié et S. Fouet, La paix en miettes. Israël et Palestine (1993-2000), Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 299-300.
-
[12]
B. Doumani, Rediscovering Palestine…, op. cit., p. 150.
-
[13]
M. Bahjat, R. Tammîmî, Wilâyat Bayrût, al-qism al-janûbî [La wilâya de Beyrouth : le secteur Sud], Beyrouth, Impr. al-Iqbâl, 1916, p. 102.
-
[14]
A. Jaussen, Naplouse et son district…, op. cit., p. 291.
-
[15]
Commercial Bulletin, juillet 1923, p. 24, cité par S. Graham-Brown, “The Political Economy of the Jabal Nablus…”, art. cité, p. 139.
-
[16]
Entretien avec Imâd Kana’ân, 2005.
-
[17]
Entretien avec le Hâjj Mo’az al-Nâbulsî, 2005.
-
[18]
Voir V. Bontemps, « Naplouse, Alep : des “villes du savon” », in M.-F. Boussac, T. Fournet et B. Redon, (dir.), Balaneia, thermes et hammams. Vingt-cinq siècles de bain collectif au Proche-Orient, IFAO/IFPO (à paraître).
-
[19]
Voir l’encadré à la fin de cet article.
-
[20]
Extrait de mon journal de terrain, juillet 2006.
-
[21]
« Habitations populaires », l’équivalent de nos HLM. L’appellation désigne aujourd’hui également un quartier de Naplouse.
-
[22]
Voir www.sindyanna.com (consulté le 24 novembre 2012).
-
[23]
E. Marteu, « Relations entre associations féminines palestiniennes des deux côtés de la Ligne verte », EchoGéo [en ligne], n°8, 2009, http://echogeo.revues.org/11003 (consulté le 25 novembre 2012).
-
[24]
À l’époque, environ 200 000 francs français.
-
[25]
Entretien avec Fawwâz Tammâm, ouvrier des savonneries, 2005.
-
[26]
Sur les liens socioéconomiques entre Palestiniens d’Israël et de Cisjordanie, voir E. Marteu, « Identités, solidarités et réseaux socioéconomiques à l’épreuve des lignes de séparation : une étude des relations entre Palestiniens d’Israël et des Territoires occupés », in S. Latte Abdallah et C. Parizot (dir.), À l’ombre du mur…, op. cit., p. 203-226.
-
[27]
Contre moins d’un euro sur le marché palestinien pour le morceau « traditionnel ».
-
[28]
Compagnie israélienne de téléphones mobiles, Cellcom a longtemps été la seule disponible avant la création de la compagnie palestinienne Jawwâl en 1999.
-
[29]
E. Marteu, « Relations entre associations féminines palestiniennes… », art. cité.
-
[30]
Voir www.sindyanna.com/9410/ (consulté le 3 octobre 2009).
-
[31]
Voir par exemple le site de l’association « Zaytoun » : http://www.zaytoun.org/.
-
[32]
Voir http://www.ajudaica.com (consulté le 14 août 2011).
-
[33]
Voir B. Destremau, « Formes de mobilisation du travail et petites industries dans les Territoires palestiniens occupés : le cas de la sous-traitance », in L. Blin et Ph. Fargues (dir.), L’économie de la paix au Proche-Orient, Paris ; Le Caire, Maisonneuve et Larose/CEDEJ, 1995, p. 101-116.
-
[34]
L’ISO (Organisation internationale de normalisation) est un producteur et éditeur de normes internationales. Il s’agit d’un réseau d’instituts nationaux de normalisation. Voir www.iso.org (consulté le 3 octobre 2009).
- [35]
-
[36]
C. Bromberger et D. Chevallier (dir.), Carrières d’objet…, op. cit., p. 12.
-
[37]
Ibid., p. 11.
-
[38]
Sur cette porosité concernant les flux de marchandises et de fret, voir Y. Garb, « Porosité, fragmentation et méconnaissance. Acteurs et dispositifs de contrôle du fret entre la Cisjordanie et Israël », in S. Latte Abdallah et C. Parizot (dir.), À l’ombre du mur…, op. cit., p. 125-152.
-
[39]
Voir V. Bontemps, « Bayn al-ikrâh al-shadîd wa al-ikhtiyâr al-fardî : hikâyât filastîniyîn ya’malûna fî Isra’îl » [« Entre contrainte extrême et choix individuel : récits d’ouvriers palestiniens travaillant en Israël »], in A. Khalîl, Al-lâji’ûn al-filastînîyûn : huqûq, wa riwâyât, wa sîyâsât [Les réfugiés palestiniens : droits, récits et politiques], Bir Zeit, Birzeit University, 2011, p. 219-232, http://ialiis.birzeit.edu/etemplate.php?id=72.
« Le problème avec ceux qui font le savon... ils travaillent avec une mentalité ancienne, celle de mon père et de mon grand-père. Il faudrait des machines, il faut sortir du travail à la main ! Mais le problème avec les savonniers, c’est que c’est impossible qu’ils changent quoi que ce soit à leur savon. Ils ont peur. Ils te diront : “Ce ne sera plus du savon de Naplouse”. C’est ça le problème ! » [1]
1Ces propos de Mahmûd Shaka’a, fils d’une famille savonnière de Naplouse, illustrent les paradoxes de la situation actuelle de l’industrie du savon dans cette petite ville de Cisjordanie. Attestée depuis le XIVe siècle au moins, l’industrie du savon de Naplouse, jadis fleuron des grandes familles de la ville, est aujourd’hui en net déclin. Elle connut un essor spectaculaire dans la deuxième moitié du XIXe siècle, puis une régression régulière tout au long du XXe siècle. Aujourd’hui, il n’y a plus que deux grandes savonneries encore en activité à Naplouse ; elles travaillent selon les procédés dits « traditionnels », c’est-à-dire entièrement manuels. La crise de l’industrie tient tout à la fois au contexte de l’occupation israélienne, aux nouveaux modes de consommation et au désintérêt des familles de propriétaires qui n’ont pas cherché, au fil des années, à développer leur industrie. Elle doit aujourd’hui faire face au dilemme de devoir, comme activité économique, se « moderniser » pour survivre, tout en risquant, si elle le faisait, de perdre son identité patrimoniale : « Ce ne serait plus du savon de Naplouse ».
2Cet article interroge le devenir du savon de Naplouse ainsi que ses formes actuelles de patrimonialisation et de relance, à travers le portrait d’un petit savonnier atypique, Mustapha Tbeîla. Ce descendant d’une lignée d’ouvriers offre en effet l’un des seuls exemples réussis de reconversion du savon de Naplouse. Alors que l’occupation israélienne a globalement été destructrice pour l’économie palestinienne, cet outsider a su habilement l’instrumentaliser pour investir des réseaux commerciaux qui déjouent les frontières du conflit avec Israël, et les frontières tout court : les savons de Mustapha sont aujourd’hui destinés en quasi-totalité à l’exportation – en s’appuyant sur des réseaux militants –, ainsi qu’à la vente en Israël.
3Un certain nombre de travaux ont été menés sur les phénomènes de « “relance” au nom de la tradition » [2] qui caractérisent le devenir de savoir-faire traditionnels. Dans cette optique, on peut lire la trajectoire de Mustapha comme un exemple réussi de « rétro-innovation », c’est-à-dire d’alliance de la tradition et de la nouveauté [3]. Elle est cependant plus que cela : le parcours de ce petit entrepreneur permet d’interroger les rapports parfois inattendus entre tradition, patrimoine et modernité dans le contexte de l’occupation par Israël des Territoires palestiniens. En montrant comment Mustapha a investi à la fois le marché israélien et celui des solidarités internationales avec les mouvements de résistance à l’occupation, il invite en outre à envisager des tactiques d’adaptation, de réappropriation, voire de travestissement des politiques israéliennes de contrôle frontalier et de séparation qui engendrent « de nouveaux modèles territoriaux et de nouvelles régulations économiques » [4]. Pour les appréhender, cet article conjugue une approche historique, qui rappelle les raisons du succès de la savonnerie à Naplouse et analyse celles de son déclin, et une approche anthropologique éclairant les usages contemporains de cette histoire du savon, à travers le parcours de Mustapha Tbeîla.
Heurs et malheurs du savon de Naplouse
Des raisons d’un succès au déclin de l’industrie
4Tradition très ancienne dans tout le pourtour méditerranéen, la fabrication de savon repose sur la culture de l’olivier. Elle est d’abord une production domestique et villageoise, à partir de l’huile restant de la récolte annuelle d’olives. À l’époque de l’occupation des croisés, Naplouse devint un centre important de fabrication dans la région, surpassant d’autres villes de Palestine comme Jérusalem, Gaza, Lydda, Jaffa ou Ramla. Ce succès tenait en premier lieu à l’abondance des oliviers, principale source de richesse du district de Naplouse. La ville est également située près de la rive est du Jourdain, où pousse un arbuste sauvage qui, une fois réduit en cendres, donne un produit alcalin appelé qilî, notre salicorne. Ce produit, le deuxième ingrédient essentiel à la confection du savon, était apporté par les Bédouins et la situation géographique de Naplouse, carrefour commercial de la région, complétait cette dynamique favorable [5].
5Tout au long de la période ottomane, cette industrie s’est développée à Naplouse, avec l’acquisition par de grandes familles de savonneries situées en centre-ville. Celles-ci devinrent rapidement symbole de richesse, de prestige et d’appartenance citadine. Au XIXe siècle, elle devint le secteur économique le plus dynamique de Naplouse, et au tournant du XXe siècle, elle était florissante. Avec une trentaine de savonneries en activité, Naplouse exportait du savon essentiellement en Égypte et dans tout l’espace régional [6]. À la suite de la Première Guerre mondiale, le qilî fut remplacé par de la soude caustique en provenance d’Alexandrie et d’Europe [7].
6Dès les années 1930, l’industrie du savon de Naplouse connut la concurrence croissante de l’industrie juive mécanisée [8] ; elle subit ensuite un déclin régulier. Après 1948 et la création de l’État d’Israël, les savonniers furent contraints à un redéploiement régional des marchés : celui de la Palestine historique se ferma, ainsi que l’Égypte. Après l’annexion de la Cisjordanie par la Jordanie en 1950, la rive est du Jourdain devint le principal marché pour le savon de Naplouse. Par ailleurs, à cause de la destruction d’oliviers et de la cherté de l’huile, les producteurs furent peu à peu obligés d’importer de l’huile d’olive des pays environnants, puis d’Espagne et d’Italie [9]. Les années 1950 virent la diversification de l’industrie, avec l’apparition de ce que l’on appela le « savon vert », confectionné à partir d’une huile d’olive de moindre qualité, donc moins chère. Cette évolution permit à des familles moins riches d’entrer dans la production du savon, jusque-là monopolisée par les grandes familles de la ville. Certains ouvriers accédèrent alors au statut de fabricants en ouvrant une petite usine à leur compte. Ce sont eux qui introduisirent l’utilisation d’huiles végétales ainsi que de graisses animales dans la fabrication du savon [10].
7Les années 1980 marquèrent un net recul de l’industrie. Malgré des mouvements de boycott des produits israéliens pendant la première Intifada, un certain nombre d’usines de savon durent fermer. Selon mes entretiens, le travail devenait dangereux pour les savonneries de la vieille ville, cible privilégiée des incursions israéliennes. Les années 1990 virent en outre l’instauration du système de zonage des Territoires palestiniens issu des accords d’Oslo, ainsi que la pérennisation de la pratique du « bouclage » militaire – c’est ainsi que l’on désigne la politique de fermeture et d’entraves à la circulation pratiquée par le gouvernement israélien dans les différentes zones palestiniennes. Selon Debié et Fouet, ce bouclage a eu des effets sélectifs sur les entreprises palestiniennes : « seules celles qui ont des finances solides, des clients susceptibles d’accepter des retards importants […] ou des facilités d’approvisionnement […] pouvaient espérer survivre à la répétition des crises d’approvisionnement » [11]. Les savonneries subirent le même sort que la plupart de ces entreprises : tandis que les plus grandes pouvaient maintenir leur production grâce à l’étendue de leur capital, une clientèle et des marchés fidélisés, peu des petites savonneries ont survécu. La situation s’est aggravée à partir de la deuxième Intifada, puisqu’entre 2000 et 2009 la ville a vécu de façon quasi-permanente en état de siège.
8Ce recul était dû à une économie politique défavorable à la production. Pour les savonneries, l’approvisionnement en matières premières devint difficile, notamment pour l’huile d’olive aujourd’hui importée d’Italie, essentiellement pour des raisons de coût. Il en va de même pour la distribution : les temps d’attente se sont multipliés sur des routes interurbaines encombrées de checkpoints. En 2005, lorsque je commençai mon travail de terrain, cette industrie était donc en situation de crise sérieuse. Seules trois grandes savonneries maintenaient leur production : trois familles de la bourgeoisie citadine (les familles Tûqân, Masrî et Shaka’a) les préservaient à titre de patrimoine. Les ventes avaient chuté brutalement depuis 2002, date de la réinvasion par Israël de la plupart des villes palestiniennes. Les savonneries produisaient une moyenne de 700 à 800 tonnes de savon par an, contre 1200 avant 2002, dont environ 80 % étaient exportées en Jordanie grâce aux liens de longue date des grandes familles de Naplouse avec la rive est du Jourdain.
9Si le recul accéléré de l’industrie doit beaucoup à la conjoncture des années 1990, ses difficultés actuelles ont également une cause plus structurelle. Elles tiennent à sa fragilité face à la concurrence de savons industriels de marques étrangères. Celle-ci s’explique en partie par des raisons politiques : les Territoires palestiniens n’ont pu jusqu’à présent jouir d’un État capable de contrôler les frontières et les taxes. Après 1967 et l’occupation israélienne de la Cisjordanie, le marché local a été inondé par les produits israéliens et étrangers. À l’heure actuelle, l’Autorité palestinienne n’a pas les moyens de protéger la petite industrie locale : si, en vertu des accords d’Oslo, elle peut théoriquement imposer des taxes plus élevées sur les produits étrangers, elle en est de facto incapable dans la mesure où presque tous transitent par Israël.
10La raison le plus souvent invoquée pour expliquer le manque de compétitivité du savon de Naplouse est cependant la difficulté voire le refus des savonniers de moderniser leur production. Face au raz-de-marée des savonnettes de fabrication étrangère, ils seraient, selon un avis largement répandu à Naplouse, restés en dehors de la « modernité » : au fil des années, aucun d’entre eux ne semble avoir réussi à développer une chaîne de fabrication automatisée, ni une ligne d’emballages plus élaborée.
Savon de Naplouse et modernisation
11Peut-on moderniser le savon de Naplouse ? La question n’est pas nouvelle ; elle revient au contraire de manière récurrente tout au long du XXe siècle. Dès 1916, Rafîq Tammîmî et Mohammad Bahjat, deux fonctionnaires ottomans envoyés pour rédiger un guide sur le Levant Sud [12], écrivaient dans Wilâyat Bayrût que les outils utilisés pour fabriquer le savon de Naplouse restaient « primitifs ». Ils suggéraient donc aux « riches commerçants de savon » d’envoyer leurs enfants étudier en Europe [13]. Dans les années 1920, c’est au tour du père Antonin Jaussen de visiter les savonneries. S’il affirme que celles-ci jouissent d’une réputation « justement méritée », il critique cependant ce qu’il appelle la « simplicité et l’insuffisance » de l’industrie et conseille au directeur de la savonnerie Tûqân d’« étudier les procédés de la fabrication européenne ». Ce à quoi ce dernier répond : « La méthode arabe est très perfectionnée, et je ne vois pas la nécessité de changer de procédé… » [14].
12Tous les savonniers ne firent pas preuve de la même réticence ; certains d’entre eux se rendirent à l’étranger pour y étudier des procédés mécaniques de fabrication. En 1923, le Hâjj Nimr al-Nâbulsî installa à Naplouse la première machine à couper le savon, innovation rapidement imitée par d’autres [15]. L’essor du savon vert, à partir de la fin des années 1950, donna lieu à de nouvelles tentatives. Au cours de mes enquêtes, Imâd Kana’ân (fils du producteur de savon vert Anwar Kana’ân) m’a montré les machines importées d’Allemagne par son père en 1958, entreposées dans un coin de la savonnerie familiale. Il m’expliqua cependant que les difficultés techniques avaient contraint ce dernier à abandonner [16]. À la savonnerie Masrî comme à la savonnerie Shaka’a, on fit aussi longuement état devant moi, échantillons à l’appui, de tentatives pour fabriquer du savon « comme du Lux ». Dans tous les cas, le résultat était le même : ça « n’avait pas marché ». D’après certains fabricants, ces échecs répétés avaient une cause structurelle : il est en effet impossible, selon eux, de mécaniser un savon 100 % huile d’olive ; il faut y ajouter des ingrédients qui augmentent le pourcentage d’acidité de l’huile (graisses ou huiles végétales) [17]. Et de fait, l’essentiel des tentatives de mécanisation du savon de Naplouse ont été réalisées par des fabricants de savon vert, qui commencèrent dans les années 1970 à varier les huiles utilisées. Pour ces derniers, la modernisation de l’outillage et la diversification de la production était une question de survie : la demande en savon vert, utilisé essentiellement pour la lessive et le lavage des sols, a été bouleversée dans les années 1980 par l’introduction des machines à laver et des produits d’entretien. Pourtant, ces tentatives se soldèrent elles aussi par des échecs : les petites usines de savon vert ont en effet été victimes de la généralisation du bouclage en 1994-1995. À l’heure actuelle, on compte encore à Naplouse et dans les villages environnants trois ou quatre de ces petites usines ; la plupart ne travaillent plus qu’occasionnellement.
13Le savon de Naplouse, aujourd’hui, n’est plus produit avec de la pure huile d’olive locale, mais avec de l’huile d’olive raffinée importée d’Italie. Il a donc perdu sur le terrain symbolique comme sur celui de la qualité. Lorsque je commençai mon enquête, je fis la connaissance à Naplouse de petites ONG qui cherchaient à relancer la production de savon par un « retour » à l’utilisation de l’huile d’olive palestinienne. Dans le même temps, elles souhaitaient donner à la savonnette une forme et un emballage plus attrayants, mieux à même de séduire le consommateur « moderne » que le morceau de Naplouse traditionnel avec sa forme cubique, ses angles rugueux et son emballage rudimentaire. Ces structures espéraient ainsi assurer une source de financement à leurs travaux, tout en donnant une forme de publicité à des aspects méconnus du patrimoine palestinien. Elles se tournaient toutes vers l’exportation : le public visé par ce nouveau savon de Naplouse est avant tout un public occidental, dont il s’agit d’exploiter un goût imaginé pour l’authentique ou pour les produits naturels. Ainsi, ce sont en partie des nouveaux réseaux d’exportation vers l’Occident qui ont permis le renouveau et l’essor du savon d’Alep ces vingt dernières années [18]. À la différence de celles qu’exportaient les savonneries d’Alep avant la crise syrienne, les quantités sont cependant très limitées ; pour la fabrication, les associations s’adressent souvent à des ouvriers ou anciens ouvriers des savonneries.
14Contrairement aux autres petits fabricants de savon, Mustapha Tbeîla se présente comme l’exemple heureux d’une adaptation aux logiques du marché régional. En effet, face à la baisse de la demande du savon vert que produisait traditionnellement son père, il s’est tourné vers le marché israélien ainsi que vers la vente à l’international, par le biais d’ONG de soutien au peuple palestinien. À ma connaissance, il est aujourd’hui le seul à avoir réussi l’aventure d’une relance du savon de Naplouse en alliant retour à la tradition, par l’utilisation de l’huile d’olive palestinienne, et innovation, aussi bien dans l’introduction de nouveaux ingrédients que dans le choix des marchés. La trajectoire de Mustapha reste donc exceptionnelle ; elle n’en éclaire pas moins l’impossible modernisation du savon de Naplouse, entre contraintes économiques et représentations locales.
Mustapha Tbeîla, une trajectoire peu commune
15C’est par le biais de Karîm, directeur d’une petite ONG éducative à Naplouse, que j’ai fait la connaissance de Mustapha Tbeîla. Je le rencontrai en juillet 2006 dans sa nouvelle usine de Bayt Furîk, un village au nord-est de Naplouse. J’y accompagnai Karîm, qui s’y rendait pour remettre à Mustapha le règlement d’une cargaison de savon à destination d’une association autrichienne de soutien au peuple palestinien. En fait, Karîm s’était d’abord adressé à un autre fabricant, mais l’affaire avait mal tourné car le savon avait une couleur passée et s’effritait sous la main. Karîm soupçonna l’utilisation d’une huile frelatée ; pressé par le temps, il dut s’adresser à un fabricant qui avait déjà du savon prêt à l’expédition : c’était le savon Ultra de Mustapha Tbeîla.
L’usine de Mustapha
16En 2006, Mustapha travaillait depuis un an dans l’usine de Bayt Furîk. Il avait commencé sa construction en 2000, mais celle-ci avait été retardée par la deuxième Intifada. Lorsque je m’y rendis avec Karîm, Bayt Furîk était séparé de Naplouse par un barrage qui ne fut levé qu’en 2009, tout comme la majorité des checkpoints qui entouraient alors la ville. Par cette matinée de juillet, nous avons donc franchi le barrage, puis suivi des panneaux indiquant « Compagnie Naplouse, savon et produits d’entretien » qui nous guidèrent jusqu’à l’usine. Celle-ci se trouve au bout d’un chemin avec d’autres petites fabriques, au milieu des oliviers. Mustapha, la quarantaine souriante et portant moustache, nous fit pénétrer dans l’enceinte pour une visite.
17Dans son usine, Mustapha fabrique deux sortes de savon. Tout d’abord, un savon qu’il appelle « traditionnel », ou « savon de Naplouse », c’est-à-dire préparé selon un procédé entièrement manuel. Mustapha n’a pas abandonné la production du savon vert à l’ancienne marque familiale Kana’ân’Adnân, du nom de son père ; il produit également un savon blanc de la marque al-Wardât (« les fleurs »). Ces produits sont destinés à ce qu’il appelle le marché « populaire ». La production en est très réduite – pas même une tonne en deux ou trois mois –, car le savon vert n’est plus guère utilisé que par les gens qui ne possèdent pas de machine à laver. La production dominante est aujourd’hui celle du savon « naturel » : il s’agit d’un savon composé exclusivement de produits naturels et découpé selon une ligne automatisée. Depuis 2003, Mustapha a ajouté à sa gamme les produits d’entretien [19].
18Voici la description de l’usine, telle que je la consignai alors dans mon journal de terrain :
Au fond de l’usine se trouvent les machines qu’utilise Mustapha pour faire le savon « naturel » […]. Une première machine sert à donner au savon la forme d’une barre ; à côté se trouvent les tampons pour les marques. La deuxième machine est une sorte de guillotine pour découper le savon selon la taille voulue. Puis, il y a le makbas : il s’agit d’une machine pour imprimer la marque sur le savon. […]
Dans l’arrière-pièce se trouvent les puits pour l’huile. À côté, une chaudière : l’huile est chauffée directement dans son baril, puis pompée jusqu’à la pièce du haut. Derrière l’usine se trouve un espace de stockage pour l’huile d’olive. Une pièce latérale est réservée aux produits nettoyants.
Nous montons à l’étage par un petit escalier métallique. Dans cette pièce, il y a deux cuves au fond, équipées de mixers, puis le mélange est étalé par terre avec un tuyau. Mustapha fait aussi du savon de Naplouse « traditionnel » ; pour le confectionner, il fait venir des ouvriers d’usines de Naplouse […] [20].
Le savon al-Wardât (« les fleurs »)
Le savon al-Wardât (« les fleurs »)
20Après la visite, Mustapha nous entraîna dans son bureau pour un entretien en bonne et due forme. Il commença par nous montrer des échantillons de ses savons naturels : savons au miel, au lait, aux sels de la mer Morte, à la figue, à la datte, etc. Dans le récit qu’il nous fit ensuite de son parcours, s’exprimant dans une langue fluide et directe, Mustapha reconstruisit sa trajectoire comme l’effet de la chance et de sa capacité à saisir les occasions : pour sortir des blocages locaux, il s’est notamment tourné vers le marché israélien, puis international. Mustapha vendait son savon à trois firmes israéliennes principalement : Sindyanna (une association de femmes palestiniennes d’Israël implantée en Galilée), Ein Gedi et Ahava. Pour comprendre la trajectoire de Mustapha ainsi que l’ampleur de sa reconversion, il faut les replacer dans une histoire familiale, qui elle-même prend part à l’histoire dynastique du monde des ouvriers des savonneries en Palestine. Mustapha ancrait son travail dans la continuation d’un héritage de famille : c’est dans l’usine de son père, ouverte grâce à l’essor du savon vert, que tout a commencé.
La savonnerie : une histoire familiale
21Les différentes étapes de la confection du savon (cuisson, découpe…) étaient jadis effectuées par des lignées d’ouvriers issues de la vieille ville de Naplouse. La famille Tbeîla est restée célèbre pour avoir longtemps monopolisé le secteur de la découpe du savon – au point qu’aujourd’hui encore, il est d’usage d’appeler un ouvrier à la découpe tbeiliyya.
« Mon fils me demande souvent : “Papa, depuis combien de temps on est dans le savon ?” Je ne sais pas… […] Moi, j’ai appris la profession de mon père. Mon grand-père travaillait dans le savon, le père de mon grand-père travaillait dans le savon, et le père du père de mon grand-père travaillait dans le savon […]. J’aime ce truc. Vraiment je l’aime beaucoup. »
23En nous livrant son récit, Mustapha Tbeîla s’inscrivait dans une démarche qui conjuguait continuation et renouvellement. Évoquant une multitude d’ancêtres en ligne directe, il montrait son travail comme à la fois ancré dans le passé et tourné vers l’avenir. Par rapport aux anciens savonniers, il présentait sa jeunesse et son amour du savon comme les principales raisons de son succès – l’« amour » (le terme arabe, ’ishq, évoque une affection quasi-passionnelle) d’un métier manuel appris dès son plus jeune âge.
« Quand j’étais petit, je disais tout le temps : “Je veux apprendre le métier…”. Je finissais l’école, j’allais poser mon sac… et je descendais à l’usine voir mon père. Il avait ouvert une usine à Masâkin Sha’biyya [21] dans les années 70. […] Le travail me plaisait beaucoup… Je le regardais verser de l’huile et de la soude, mélanger… et donc à l’âge de douze ans, je lui ai dit : “Je veux faire une tabkha” [une cuisson de savon]. Il m’a répondu : “Non, tu ne vas pas savoir”. Je lui ai dit : “Si, je veux le faire”. J’étais un gamin têtu (il rit)… Donc j’ai cuit ma première tabkha de savon quand j’avais douze ans. »
25Pour un fils de savonnier, le fait d’aller à l’usine regarder son père travailler (voire mettre la main à la pâte) n’a rien de très original. Mustapha reconstruisait cependant cette période comme celle des origines de sa carrière, alors même que son entrée effective dans le métier n’a pas été une décision calculée.
« Après mon bac en 1985, j’avais la possibilité de partir aux États-Unis pour faire des études d’ingénieur ; mais mon père a refusé. Moi, je voulais soit faire ingénieur, soit ne pas continuer mes études. C’est mon père qui m’a forcé à les continuer… J’ai étudié le commerce […] et j’ai fini l’université en 1989… J’ai fait mes cartons, je les ai mis à la maison… et j’ai dit à mon père : “À partir de cet instant, tu n’as plus rien à faire dans la savonnerie”. […] Moi, je voulais soit faire ingénieur, soit travailler dans le savon… Et comme je n’ai pas fait ingénieur… »
27Mustapha a donc repris l’entreprise en 1989 et s’est agrandi en changeant de local, car le travail marchait plutôt bien. Il n’a pas abandonné l’ancienne marque familiale Kana’ân’Adnân, qu’il vendait en Cisjordanie et dans la bande de Gaza – « c’est notre marque jusqu’à aujourd’hui », dit-il. Mais il s’est employé à mécaniser la production en important des machines d’Israël. Les années qui précédèrent l’arrivée de l’Autorité palestinienne, au début des années 1990, ont été pour lui une période de prospérité.
« C’est à cette époque que j’ai apporté les machines. J’ai apporté la ligne, là [la machine à découper]. Une très grande usine a fermé en Israël. Je lui ai acheté les machines et j’ai commencé à copier le savon israélien. […] On avait une pression pas possible au travail, quelque chose d’inimaginable ! Dans mon usine on travaillait 24 heures sur 24. J’avais chaque semaine 20 tonnes qui partaient à Gaza ! »
29Le caractère sans doute exagérément enthousiaste de ces propos est à comprendre par comparaison avec la situation que connaissait la Cisjordanie en 2006, au moment de l’entretien : un tel mouvement sur le marché paraissait impensable, avec la détérioration de la situation économique et les bouclages, notamment celui de la bande de Gaza.
30Mustapha est loin d’être le seul à avoir ainsi contrefait le savon israélien pour le vendre, moins cher, sur le marché local. La plupart des petits fabricants de savon vert se lancèrent à la même période (fin des années 1980-début des années 1990) dans la contrefaçon de produits israéliens. Mustapha insiste cependant sur le fait qu’il ne s’investit jamais totalement dans un marché déjà occupé par une large concurrence. C’est sa rencontre avec l’association Sindyanna qui représenta, nous dit-il, une étape-clé, celle qui lui permit de trouver sa voie et de donner libre cours à sa « créativité » (le mot arabe ibdâ’ renvoie à l’originalité et à la création artistique).
Un pionnier du savon ?
31En 1993, Mustapha reçut un coup de téléphone d’une association de femmes palestiniennes d’Israël. Trois ans plus tard, cette association devenait Sindyanna. Située en Galilée, Sindyanna vend des produits palestiniens locaux (essentiellement de l’huile d’olive), tout en cherchant à « aider les agriculteurs et producteurs des Territoires palestiniens occupés » [22].
« L’aventure Sindyanna » : les débuts de la création
32En 1993, l’association en cours de formation cherchait à ajouter à ses produits le savon de Naplouse, dont la réputation était grande auprès des Palestiniens d’Israël. Cette démarche s’inscrivait dans le contexte d’un essor plus important des relations économiques, politiques et sociales des Palestiniens d’Israël et de Cisjordanie, et, plus largement, du développement d’un réseau d’entraide, dans les années 1980, d’associations féminines palestiniennes d’Israël envers les Territoires occupés [23]. Les dirigeantes de l’association se mirent donc en quête d’un fournisseur. Sachant que le savon vendu aujourd’hui par les grandes savonneries de Naplouse n’est plus fabriqué avec de l’huile d’olive palestinienne, elles cherchaient quelqu’un qui puisse leur confectionner un nouveau savon, fait à base d’huile d’olive locale. Cependant, aux dires de Mustapha, cela « n’avait pas marché » : « Chacun a fait… comme il l’entendait, enfin, tu vois bien… (S’adressant à Karîm) comme ce qui vous est arrivé à vous… »
33Mustapha faisait allusion au frelatage (le terme arabe, ghush, signifie littéralement la « triche ») de l’huile d’olive, un problème qui se posait régulièrement avec les petits producteurs. Les uns et les autres s’entr’accusaient souvent de « tricher » en mélangeant l’huile d’olive à une huile de moindre qualité (j’avais du reste entendu la même chose sur Mustapha). Après diverses tentatives, les femmes de l’association s’adressèrent à lui.
« Elles m’ont apporté un morceau comme celui-là… (Il désigne une savonnette sur la table). La responsable m’a dit : “Je veux ce morceau-là. Tu en es capable ?” Moi j’ai regardé (il fait claquer sa langue), ce n’était pas très difficile. […] Je leur ai dit : “Ok, pas de problème”. Elle m’a répondu : “On va écrire un accord. Je ne paie rien tant que je n’ai pas vu la marchandise”. Pour moi, c’était un très gros risque ! Quoi, 3-4 tonnes de savon, c’était énorme, on parle de 100 000 shekels [24] ! En 92-93, c’était de l’argent ! Mais j’ai dit : « Ok, je suis d’accord ». Donc je suis allé chez elles en Israël, elles m’ont bien ligoté… […] Mais finalement, la première fournée avec Sindyanna c’était en 93 ou 94, et ça dure jusqu’à aujourd’hui… »
35Le travail avec Sindyanna ouvrit à Mustapha, comme il le dit, de « nouveaux horizons » : « Quand j’ai travaillé avec elles, deux ou trois ans après je suis devenu créatif pour ce genre de savon. » Il eut donc envie de le faire à son nom : ce fut le savon Ultra.
L’échec sur le marché local et la solution en Israël
36Cette « créativité » ne reçut pas l’accueil escompté. « Sur le marché local, je me suis mangé un bel échec », commenta Mustapha. Il attribuait cet échec à deux facteurs : d’une part, des raisons économiques, qui rendaient les habitants de Naplouse peu enclins à acheter un produit relativement onéreux, notamment à cause du prix de l’huile d’olive locale ; d’autre part, ce qu’il appelait la « manière de penser » (tafkîr) des Nâbulsîs, et qu’il expliquait de la manière suivante : « Le client, soit il veut un morceau bon marché, soit il veut le savon de Naplouse ». Mustapha faisait allusion à la relation particulière qui lie ses compatriotes à « leur savon » : une relation mêlant attachement à un produit d’origine locale et conscience profonde (ou reconstruction) de ses particularités – comme, par exemple, le fait de ne pas mousser facilement. Pour ses habitués, l’usage du savon de Naplouse s’articule à une dimension affective ou identitaire, qui s’exprime entre autres par une foi absolue en ses vertus. Son usage renvoie à la connaissance de ses qualités autant qu’à la force de l’habitude. Comme me le disait un ouvrier à la découpe à la savonnerie Tûqân : « En ce qui concerne la modernisation du travail du savon, apporter des machines et tout ça, ça ne va pas marcher. Les gens sont habitués au “morceau de Naplouse”, même s’il n’est pas très pratique… Maintenant, si tu le faisais comme le morceau de Lux, personne n’irait l’acheter… » [25].
37L’échec du savon Ultra convainquit Mustapha de se tourner vers le marché israélien. Comprenant que ce savon modernisé ne « prendrait » pas sur le marché local, il se décida à faire de nécessité vertu : « Quand j’ai échoué sur le marché local […], je me suis dit : “il ne me reste plus qu’Israël” ». Une fois de plus, Mustapha s’adressa à des Palestiniens d’Israël qui jouèrent les intermédiaires [26], en l’occurrence des commerçants en gros à Nazareth ; il leur proposa quatre cartons de savon Ultra. Le directeur de la compagnie se montra extrêmement intéressé : il demanda à être le représentant de ce savon en Israël et commença à le distribuer. Mustapha en profita pour faire de nouvelles rencontres et se lança dans une prospection sur l’ensemble du marché israélien.
– J’ai commencé à rencontrer des nouvelles personnes, en particulier la société Ahava et la société Ein Gedi [compagnies israéliennes spécialisées dans les produits de la mer Morte].
– Eux ce ne sont pas des Arabes ?
– Non ! Mais quand ils ont vu la qualité, ils ont adoré. Donc ils m’ont appelé et m’ont dit : « On le veut ». Ils vendent le morceau à 8 ou 10 dollars [27]…
Un patrimoine à usages multiples
39Lors de sa campagne sur le marché israélien, Mustapha s’est attaché à mettre en avant des caractéristiques politiquement neutres et « acceptables » par un public israélien, allant jusqu’à gommer la palestinité du produit et cacher son origine nâbulsîe.
– J’étais très prudent, je ne mettais pas mon nom en arabe sur le savon, je n’écrivais rien du tout en arabe dessus. Même pour le numéro de téléphone, je ne mettais pas celui de Naplouse, je mettais mon numéro de Cellcom [28]. Oui ! Il fallait bien atteindre le consommateur ! […]
– Si tu avais mis « savon de Naplouse », tu crois que ça aurait moins bien marché ?
– Personne ne m’appellerait ! Je mets 100 % Olive Oil… Holy Land Product, ce genre de trucs…
41Mustapha s’est ainsi constitué une palette de marchés diversifiée, grâce à une démarche ouvertement pragmatique qui n’exclut aucune possibilité commerciale. Il n’hésite pas à jouer tantôt du registre de la solidarité militante pour la vente à des ONG qui l’exportent ensuite en Europe ou en Amérique, tantôt de l’attrait renouvelé pour les produits naturels, tantôt du label « Produit de la terre sainte » pour des acheteurs israéliens. Ses atouts sont alors la qualité attachée à la pureté de l’huile d’olive, l’élégance du produit fini, le respect des normes internationales, ainsi que des arguments liés à l’imaginaire classique de la Terre sainte, qui transcendent les affiliations religieuses et surtout politiques. Ces dernières sont résolument mises de côté : les identités palestinienne et nâbulsîe ne sont affichées que si elles servent les besoins du commerce. Elles sont considérées comme des attributs marketing, au même titre que les autres.
42Pour Sindyanna, le savon est présenté comme « de Naplouse ». Sa vente sous ce label contribue à renforcer le sentiment de solidarité entre Palestiniens d’Israël et de Cisjordanie, par le partage d’objets au fondement d’une culture matérielle commune [29]. Le site Internet de Sindyanna, qui affirme travailler à la fois pour « les populations arabes du nord de la Galilée et les Territoires palestiniens occupés », rattache du reste la fabrication de savon à l’huile d’olive à la tradition de l’économie palestinienne. Une tradition « améliorée » (enriched) : Sindyanna propose du savon à l’huile d’olive avec quatre parfums (miel, citron, boue de la mer Morte et lait). L’association offre par ailleurs, avec chaque boîte de savons, une carte postale représentant une œuvre d’art d’un artiste palestinien, appelant ainsi à « sponsoriser l’art palestinien en Israël » [30]. Bien réel, l’activisme transfrontalier des associations palestiniennes d’Israël et de Cisjordanie, notamment féminines, est cependant resté relativement limité, dans son envergure sinon dans ses enjeux.
43C’est la même boîte de quatre savons appelée par Sindyanna « a bouquet of four » que Mustapha propose aux ONG avec lesquelles il travaille, et qui est exportée ensuite à l’étranger. Ces récents réseaux acheminant un savon « solidaire » sont assez diversifiés, des ONG de développement comme Oxfam à des commerçants indépendants ; ils vendent souvent plusieurs types de produits, comme de l’huile d’olive ou du zaatar (mélange à base de thym) et affichent parfois un label de « commerce équitable » [31]. Ils fonctionnent habituellement en coopération avec des associations de soutien au peuple palestinien, en Europe ou aux États-Unis. Pour ce public généralement militant (ou sympathisant), la référence à l’huile d’olive palestinienne comme ingrédient principal permet de mettre en valeur le caractère à la fois traditionnel et national du savon. Elle nourrit un imaginaire qui fige l’image d’une certaine Palestine comme « authentique », face à une modernité agressive qui serait représentée par Israël. Dans les autres cas, ces références identitaires sont estompées, voire totalement gommées : il va de soi que ce n’est pas un produit nâbulsî qu’achètent les clients des firmes Ein Gedi ou Ahava, mais des produits de la mer Morte, qu’ils tiennent réellement pour des produits israéliens. On peut même trouver le savon de Mustapha pour Ein Gedi sur des sites israéliens comme, par exemple, www.ajudaica.com « Jewish gifts : your contact with Israel » [32].
44Si Mustapha est – à ma connaissance – le seul savonnier à fournir ainsi ses savons à des firmes israéliennes (pour lesquelles certains produits sont parfois, comme pour Ahava, fabriqués dans des colonies), sa démarche est à comprendre dans le cadre plus général des pratiques de sous-traitance à des Palestiniens par des compagnies israéliennes. Massives notamment dans le secteur de la confection, elles ont cependant chuté après la deuxième Intifada [33].
La « niche » de Mustapha
45Dans la reconstruction qu’il offre de son parcours, Mustapha se présente comme un passeur : fils de la ville, fils de la profession, relativement jeune, il possède une expérience propre à son appartenance nâbulsîe, qui lui donne la compréhension des logiques locales. Mais il jouit également d’un point de vue extérieur, plus « occidentalisé » (que lui permet, entre autres, sa jeunesse), qui le rend prêt à prendre des risques et à se montrer extrêmement pragmatique pour affronter les marchés régional et international. Ayant trouvé sa niche – celle du savon naturel, avec toute sa gamme de produits –, il se place sur le terrain de la qualité, de l’audace et de l’inventivité. Lors de notre entretien, il s’est appuyé sur ce statut pour se faire l’analyste des positions des grandes familles savonnières, notamment sur la question de leur échec à moderniser le savon.
– Le savon de Naplouse traditionnel est très connu, mais malheureusement… Les normes internationales sont devenues très difficiles à avoir… […] Pour ce savon-là j’ai l’ISO [34] européen. Les grands savonniers, ils n’ont pas ces normes, ni ces machines…
– Ils ne veulent pas peut-être ?
– Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas… Ils ne savent pas comment résoudre le problème. Mais ils ont essayé ! La famille Shaka’a a essayé par mon intermédiaire ! Ils ont demandé à voir mes machines, et à ce que je travaille comme employé chez eux. Bien sûr, j’ai refusé.
47Se plaçant d’un point de vue scientifique, il m’expliqua que diminuer le pH du savon de Naplouse n’était pas une mince affaire : « pour les grandes familles, ça n’a pas marché, ils n’ont pas réussi ». Mustapha sous-entendait que les familles « Shaka’a, Tûqân et Masrî » se reposaient aujourd’hui entièrement sur leur réputation. Il devint très explicite lorsque Karîm fit allusion à la famille Shaka’a qui vend un peu de savon en France, par l’intermédiaire du jumelage Lille-Naplouse : « Celui qui achète leur savon ne le fait pas parce que c’est de la bonne qualité, mais seulement parce que c’est du savon de Naplouse ».
48L’entretien s’acheva sur une note plus pessimiste. Mustapha nous expliqua que son travail subissait, comme celui de tous les commerçants de la région, la crise économique qui a frappé Naplouse tout particulièrement à la suite de la deuxième Intifada. C’est la raison qui l’avait poussé à lancer la ligne de produits d’entretien.
Les produits d’entretien, une conséquence de la deuxième Intifada
49Plusieurs années après cet entretien, en 2011, la relative ouverture économique de la Cisjordanie avait permis à Mustapha de prospérer. Il me confia que son travail marchait « très bien ». Je l’avais revu plusieurs fois à la suite de la visite de Bayt Furîk. En 2007, il me montrait de nouveaux échantillons : du savon à la menthe, à la cannelle, au gingembre… Il s’agissait d’un savon qui, me dit-il, contenait huit sortes d’huiles différentes et « 15 % de glycérine supplémentaire ». « Imagine, ici à Naplouse, si tu dis que tu mets de la menthe ou de la cannelle dans le savon, on va te rire au nez… », conclut-il en riant.
50Mustapha continue aujourd’hui à améliorer ses produits. Il fait partie des quelques centaines de commerçants palestiniens qui possèdent une Business Man Card (BMC), un statut qui leur offre de nombreux avantages – dont un libre accès à Israël et des facilités de déplacement. Son ambition était de donner au savon de Naplouse une nouvelle carrière internationale. À cet effet, il a créé un site Internet qui vante, en anglais et en arabe, les mérites d’un savon pionnier, ancré à la fois dans la tradition et la modernité. Tradition, grâce à l’usage d’une huile d’olive vierge, et le rappel de l’histoire pluri-centenaire du savon de Naplouse ; et modernité, grâce à l’innovation constante dans l’ajout de nouveaux ingrédients, l’attention aux finitions et à l’emballage [35].
51« On aurait tort, dans l’analyse des processus d’innovation, de mésestimer le rôle de ces individus singuliers qui cristallisent et concrétisent relations et projets », écrivent Christian Bromberger et Denis Chevallier dans Carrières d’objets [36]. Mustapha Tbeîla est en effet, dans son domaine, réellement pionnier : sans renier son ancrage dans la tradition familiale et urbaine, il s’est résolument tourné vers de nouveaux réseaux naissants de distribution à l’international. Plus encore, il n’a pas hésité à investir le marché israélien, en passant d’abord par ces intermédiaires que sont les Palestiniens d’Israël. Il a su ainsi déjouer la logique de l’occupation à son propre profit.
52Mustapha est lui-même un médiateur. C’est en combinant « savoir-faire et “savoir-circuler” » [37], en s’appuyant à la fois sur son ancrage dans la tradition et l’instrumentalisation de nouveaux réseaux qu’il entend dépoussiérer le morceau de savon de Naplouse pour le lancer sur un marché mondialisé. Loin d’envisager le patrimoine et la tradition comme réifiés dans un passé atemporel, l’exemple de Mustapha les présente au contraire comme des objets ou pratiques pouvant être mobilisés comme réponses à des situations d’oppression, de contrainte ou, au contraire, d’opportunité. Il montre ainsi les manipulations possibles du patrimoine, tout comme la mise à l’écart des enjeux politiques, dans une reconstruction et un bricolage de la tradition tout à fait pragmatiques. Loin d’apparaître comme figée, la tradition se dévoile ici comme champ de ressources adaptables selon le contexte et la situation. C’est ce que montre l’articulation d’une perspective historique, qui rappelle l’importance de l’inscription de Mustapha dans l’histoire des ouvriers des savonneries de Naplouse, et d’une approche ethnographique, centrée sur la reconstruction discursive qu’il fait aujourd’hui de ses innovations.
53L’exemple de Mustapha et de ses aventures savonnières, pour atypique et incongru qu’il puisse paraître, n’est cependant pas si marginal dans le contexte palestinien actuel. Sa trajectoire apparaît banale au départ : rien d’extraordinaire, pour un descendant de savonnier (comme d’autres professions), à reprendre le métier familial, tenter de le moderniser ou chercher à s’adapter à la situation d’occupation (par la sous-traitance, la contrefaçon ou la revente). Le parcours de ce petit entrepreneur apparaît plutôt comme l’illustration d’une « porosité » a priori contre-intuitive des échanges économiques et commerciaux à l’œuvre entre les espaces israélo-palestiniens (sous contrôle israélien) dans la période post-deuxième Intifada [38]. Elle illustre les ruses auxquelles doivent avoir recours les individus – et qui passent souvent par des stratégies d’invisibilisation – pour déjouer les frontières et contourner les obstacles de l’occupation. Sous ses multiples labellisations, le savon de Naplouse produit par Mustapha passe ainsi les frontières régionales, internationales, mais aussi les frontières identitaires.
54Déjouer les frontières et s’y adapter n’est cependant pas les faire disparaître. Le succès de Mustapha ne va pas sans un certain nombre de compromis – voire compromissions au nom du pragmatisme. Un tel pragmatisme, qu’il soit exercé au nom du profit ou bien contraint par la conjoncture – et parfois douloureusement vécu –, est loin d’être une exception : il suffit de songer aux milliers de Palestiniens se rendant quotidiennement (et parfois illégalement) en Israël ou dans les colonies israéliennes de Cisjordanie pour y travailler [39].
Notes
-
[*]
Chargée de recherche au CNRS, IIAC/LAU. Je tiens à remercier Philippe Bourmaud pour ses conseils et ses relectures.
-
[1]
Entretien avec Mahmûd Shaka’a, Naplouse, 2007.
-
[2]
C. Bromberger et D. Chevallier (dir.), Carrières d’objets. Innovations et relances, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999, p. 5.
-
[3]
Ibid., p. 7.
-
[4]
S. Latte Abdallah et C. Parizot, « Introduction. À l’ombre du mur : comprendre le régime d’occupation israélien », in S. Latte Abdallah et C. Parizot (dir.), À l’ombre du mur. Israéliens et Palestiniens entre séparation et occupation, Arles, Actes Sud, 2011, p. 41.
-
[5]
B. Doumani, Rediscovering Palestine. Merchants and Peasants in Jabal Nablus, 1700-1900, Londres, University of California Press, 1995.
-
[6]
Voir ibid. sur les développements de l’industrie du savon pendant la période ottomane.
-
[7]
A. Jaussen, Naplouse et son district, Paris, Geuthner, 1927.
-
[8]
S. Graham-Brown, “The Political Economy of the Jabal Nablus, 1920-1948”, in R. Owen (ed.), Studies in the Economic and Social History of Palestine in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Oxford, St Antony’s College, 1982.
-
[9]
Entretiens avec des savonniers de Naplouse, 2005.
-
[10]
Entretiens avec des petits producteurs de savon vert à Naplouse, 2005 et 2006.
-
[11]
F. Debié et S. Fouet, La paix en miettes. Israël et Palestine (1993-2000), Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 299-300.
-
[12]
B. Doumani, Rediscovering Palestine…, op. cit., p. 150.
-
[13]
M. Bahjat, R. Tammîmî, Wilâyat Bayrût, al-qism al-janûbî [La wilâya de Beyrouth : le secteur Sud], Beyrouth, Impr. al-Iqbâl, 1916, p. 102.
-
[14]
A. Jaussen, Naplouse et son district…, op. cit., p. 291.
-
[15]
Commercial Bulletin, juillet 1923, p. 24, cité par S. Graham-Brown, “The Political Economy of the Jabal Nablus…”, art. cité, p. 139.
-
[16]
Entretien avec Imâd Kana’ân, 2005.
-
[17]
Entretien avec le Hâjj Mo’az al-Nâbulsî, 2005.
-
[18]
Voir V. Bontemps, « Naplouse, Alep : des “villes du savon” », in M.-F. Boussac, T. Fournet et B. Redon, (dir.), Balaneia, thermes et hammams. Vingt-cinq siècles de bain collectif au Proche-Orient, IFAO/IFPO (à paraître).
-
[19]
Voir l’encadré à la fin de cet article.
-
[20]
Extrait de mon journal de terrain, juillet 2006.
-
[21]
« Habitations populaires », l’équivalent de nos HLM. L’appellation désigne aujourd’hui également un quartier de Naplouse.
-
[22]
Voir www.sindyanna.com (consulté le 24 novembre 2012).
-
[23]
E. Marteu, « Relations entre associations féminines palestiniennes des deux côtés de la Ligne verte », EchoGéo [en ligne], n°8, 2009, http://echogeo.revues.org/11003 (consulté le 25 novembre 2012).
-
[24]
À l’époque, environ 200 000 francs français.
-
[25]
Entretien avec Fawwâz Tammâm, ouvrier des savonneries, 2005.
-
[26]
Sur les liens socioéconomiques entre Palestiniens d’Israël et de Cisjordanie, voir E. Marteu, « Identités, solidarités et réseaux socioéconomiques à l’épreuve des lignes de séparation : une étude des relations entre Palestiniens d’Israël et des Territoires occupés », in S. Latte Abdallah et C. Parizot (dir.), À l’ombre du mur…, op. cit., p. 203-226.
-
[27]
Contre moins d’un euro sur le marché palestinien pour le morceau « traditionnel ».
-
[28]
Compagnie israélienne de téléphones mobiles, Cellcom a longtemps été la seule disponible avant la création de la compagnie palestinienne Jawwâl en 1999.
-
[29]
E. Marteu, « Relations entre associations féminines palestiniennes… », art. cité.
-
[30]
Voir www.sindyanna.com/9410/ (consulté le 3 octobre 2009).
-
[31]
Voir par exemple le site de l’association « Zaytoun » : http://www.zaytoun.org/.
-
[32]
Voir http://www.ajudaica.com (consulté le 14 août 2011).
-
[33]
Voir B. Destremau, « Formes de mobilisation du travail et petites industries dans les Territoires palestiniens occupés : le cas de la sous-traitance », in L. Blin et Ph. Fargues (dir.), L’économie de la paix au Proche-Orient, Paris ; Le Caire, Maisonneuve et Larose/CEDEJ, 1995, p. 101-116.
-
[34]
L’ISO (Organisation internationale de normalisation) est un producteur et éditeur de normes internationales. Il s’agit d’un réseau d’instituts nationaux de normalisation. Voir www.iso.org (consulté le 3 octobre 2009).
- [35]
-
[36]
C. Bromberger et D. Chevallier (dir.), Carrières d’objet…, op. cit., p. 12.
-
[37]
Ibid., p. 11.
-
[38]
Sur cette porosité concernant les flux de marchandises et de fret, voir Y. Garb, « Porosité, fragmentation et méconnaissance. Acteurs et dispositifs de contrôle du fret entre la Cisjordanie et Israël », in S. Latte Abdallah et C. Parizot (dir.), À l’ombre du mur…, op. cit., p. 125-152.
-
[39]
Voir V. Bontemps, « Bayn al-ikrâh al-shadîd wa al-ikhtiyâr al-fardî : hikâyât filastîniyîn ya’malûna fî Isra’îl » [« Entre contrainte extrême et choix individuel : récits d’ouvriers palestiniens travaillant en Israël »], in A. Khalîl, Al-lâji’ûn al-filastînîyûn : huqûq, wa riwâyât, wa sîyâsât [Les réfugiés palestiniens : droits, récits et politiques], Bir Zeit, Birzeit University, 2011, p. 219-232, http://ialiis.birzeit.edu/etemplate.php?id=72.