Notes
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[*]
Directrice de recherche émérite en histoire au CNRS, UMR 8058 CHS (Centre d’histoire sociale du XXe siècle).
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[1]
Actualité et universalité de la pensée scientifique d’Adolphe Quetelet, Actes du colloque organisé à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, Palais des académies, 24-25 octobre 1996, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1997.
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[2]
Le développement qui suit est tiré de D. Kévonian, « La légitimation par l’expertise : le Bureau international du travail et la statistique internationale », Les Cahiers de l’Irice, n°2, http://irice.univ-paris1.fr/spip.php?article373.
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[3]
M. Smets, L’avènement de la cité-jardin en Belgique. Histoire de l’habitat social en Belgique de 1830 à 1930, Liège, Pierre Mardaga, 1977, p. 68.
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[4]
Comité d’experts statisticiens, Statistiques de l’habitation. Programme minimum de statistiques de l’habitation, Genève, SDN, 1939. La recherche documentaire concernant la production des organisations internationales a été faite par Christel Frapié, qui a fait partie, en tant que post-doctorante au CHS, de l’équipe de travail à l’origine de ce numéro. L’ensemble de la documentation citée se trouve à la BnF.
-
[5]
C. Lévy-Vroelant, « La norme sédentaire : le côté obscur du logement », in D. Voldman (dir.), Désirs de toit. Le logement en France entre désirs et contraintes depuis la fin du XIXe siècle, Paris, Créaphis, 2010, p. 7-29.
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[6]
ONU, Commission économique pour l’Europe, Conseil économique et social, Politique du logement dans les pays d’Europe et évolution de la situation en matière de logement en 1954, étude préparée par la Division de l’industrie de la Commission économique pour l’Europe, août 1955.
-
[7]
ONU, Commission économique pour l’Europe, Étude de la demande effective de logements, New York, ONU, 1963.
-
[8]
ONU, Commission économique pour l’Europe, La situation du logement et les perspectives à long terme des besoins de logements dans les pays européens, étude du secrétariat de la Commission économique pour l’Europe, Genève, ONU, 1968.
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[9]
Ibid.
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[10]
ONU, Commission économique pour l’Europe, Le problème de l’habitat en Europe, étude préliminaire, octobre 1949.
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[11]
A. De Michelis et A. Chantraine, Mémoires d’Eurostat. Cinquante ans au service de l’Europe, Luxembourg, Offices des publications officielles des Commissions européennes, 2003.
-
[12]
P. Briand, N. Donzeau, M. Marpsat, C. Pirus et C. Rougerie, Le dispositif statistique de l’Insee dans le domaine du logement. État des lieux et évaluation comparée des sources, Paris, Direction des statistiques démographiques et sociales, n°F1002, 2010, document de travail.
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[13]
Cette enquête semble avoir disparu des archives d’Eurostat. On ne peut donc en faire une étude détaillée.
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[14]
P. Briand et al., Le dispositif statistique, op. cit.
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[15]
Eurostat, Methodologies and Working Papers, nace Rév.2, Nomenclature statistique des activités économiques dans la Communauté européenne, Luxembourg, Communautés européennes, 2008.
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[16]
D. Kévonian, « La légitimation par l’expertise… », art. cité.
1Depuis les années 1900, au sein des organisations internationales et européennes, des équipes de statisticiens ont établi des données pour quantifier les différents aspects du monde économique et social. Aux yeux de la Société des Nations (SDN), de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et des communautés européennes, il était indispensable de disposer de chiffres fiables et homogènes pour comprendre le réel comme pour agir sur le développement et l’amélioration de la vie des populations. Portant avant tout sur les prix, la main-d’œuvre et la production industrielle et agricole, elles ont, chacune à leur tour, abordé la question du logement dans un continuum temporel et réflexif où la notion d’une crise, ou plus précisément d’un problème à résoudre, était un leitmotiv dont l’ampleur était néanmoins bien difficile à apprécier. Dans tous leurs domaines d’intervention, les experts furent confrontés à la différence des méthodes et des classifications employées par les pays membres. De leur labeur est né Eurostat, l’outil indispensable à tous ceux qui travaillent aujourd’hui sur le logement à l’échelle européenne.
La SDN et son « programme minimum de statistiques de l’habitation »
2Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la sociologie naissante a mené des enquêtes pour appréhender le monde, accordant une valeur particulière à l’information quantifiée. Pour les précurseurs, depuis Louis-René Villermé et les leplaysiens, il s’agissait de traduire en chiffres les conditions de vie de la classe ouvrière pour mieux les transformer. Même s’ils s’en défendaient, les premiers enquêteurs, qui appartenaient tous d’une façon ou d’une autre au milieu des réformateurs sociaux, avaient une perception personnelle, soupçonnée d’être affective et subjective, de ce qu’ils décrivaient. N’y avait-il pas un moyen de rendre ces descriptions plus rationnelles, « scientifiques » et prescriptives ? Dès 1853, le Belge Adolphe Quételet avait réuni un premier Congrès international de statistique pour élaborer des règles communes qui auraient eu valeur de loi pour tous les pays [1]. Cette structure fut éphémère à cause des réticences des États à accepter une législation internationale sur des méthodes d’établissement de statistiques différentes de leurs pratiques nationales [2]. Tirant les leçons de ce blocage, l’Institut international de la statistique, créé en 1885, était moins ambitieux. Cette structure indépendante avait simplement pour but de produire des ressources documentaires et des études. Elles seraient mises à la disposition des gouvernements et accompagnées de recommandations pour aider au développement d’une coopération entre les États dans le domaine statistique. Situé à La Haye aux Pays-Bas, pionniers en la matière, l’Institut se dota en 1913 d’un office permanent dirigé par Henri Methorst, directeur général des statistiques de ce pays. Une ses tâches était l’unification des méthodes d’enquête et des procédés de dépouillement dans les différents pays européens pour aboutir à des résultats comparables.
3La question prit de l’ampleur après le premier conflit mondial avec la naissance, en 1919, de la SDN et des différentes organisations internationales spécialisées comme le Bureau international du travail (BIT). Les rapports avec l’Institut international de la statistique, qui avait plusieurs décennies d’existence et d’expérience, ne furent pas exempts de conflits, chaque institution essayant d’établir sa prééminence dans l’expertise et l’aide à la décision auprès des gouvernements. Les groupes d’experts s’attachèrent malgré cela à uniformiser les méthodes d’évaluation autant au plan descriptif d’accumulation de la connaissance que pour tenter d’orienter les politiques publiques. Tous, au sein de leurs propres organisations, se préoccupaient d’établir des règles, des normes et des taxinomies. Cette activité, parfois désordonnée et concurrentielle, déboucha finalement sur la création, à la fin de l’année 1922, d’une Commission d’étude pour l’unification des méthodes de statistiques économiques.
4Celle-ci participait aux travaux des conférences périodiques où se rencontraient les statisticiens de différents pays, particulièrement les équipes à l’œuvre au sein du BIT. Ils abordèrent les questions des salaires, du coût de la vie, des conditions de vie des familles, des accidents du travail et, en 1927, du logement. En fait, depuis avril 1925, l’Union internationale des villes s’était rapprochée du BIT. Créée à Gand en 1913, cette association essayait de prôner une nouvelle discipline, l’urbanisme, qui adapterait, de façon prospective, les villes aux temps de l’industrialisation [3]. Sous la double égide du BIT et de l’Union se tint en 1928 à Munich une conférence internationale sur la question de l’uniformisation de la statistique de l’habitation et du logement ouvrier. C’était lui, au premier chef, qui intéressait, bien plus que le logement en général. Ces professionnels voulaient notamment rassembler des données sur les questions d’hygiène publique (réglementations municipales des industries insalubres, services d’hygiène industrielle, inspections médicales du travail) ainsi que sur les politiques municipales du logement. Puis en 1937, à la suite d’une décision de l’Assemblée de la SDN, les statisticiens de l’organisation internationale élaborèrent un programme spécifique au logement. Il fut soumis à tous les États membres ainsi qu’à quelques pays non adhérents. Aux dires du comité des experts chargé de l’opération, les critiques et suggestions furent minimes. Leurs travaux aboutirent à la publication, en 1939, d’un « programme minimum de statistiques de l’habitation » permettant de décrire comment les populations, et plus particulièrement les familles ouvrières, étaient logées [4].
5Le choix d’un programme minimum résultait des échecs passés. Pour ne pas froisser les susceptibilités nationales et éviter que ses « recommandations » ne restassent lettre morte, le Comité disait prudemment en introduction avoir laissé de côté les facteurs complexes comme les loyers et la catégorie socioprofessionnelle des occupants. Les auteurs s’en justifiaient : « Étant donné que les conditions de logement varient beaucoup d’un pays à l’autre, par suite de circonstances climatiques et sociales, et que la politique du logement incombe fréquemment dans une large mesure aux autorités locales, les circonstances d’ordre national et même local jouent un rôle important dans la détermination du champ d’application des recensements nationaux et celle des classifications qui doivent en être tirées ». Ils expliquaient avoir pris en compte, en dépit des difficultés, les habitations urbaines et rurales, mais écarté les cas particuliers comme les territoires coloniaux.
6Ils en vinrent à définir quatre unités de base – la pièce, le logement, le ménage et les occupants – dont les variations nationales étaient un obstacle statistique difficile à surmonter. Selon eux, « devaient être considérées comme pièces les chambres à coucher, salles à manger, salons, mansardes habitables, chambres de domestiques, cuisines et autres espaces habitables séparés par des cloisons allant du plancher au plafond et assez grands pour contenir un lit d’adulte (approximativement quatre mètres carrés au moins) ». Ils écartaient par conséquent les « petites cuisines, corridors, vérandas, halls, etc. […], ainsi que les salles de bain et les cabinets d’aisance ». Cette définition tenait compte de la variété des conditions de logement et surtout des surfaces. C’est pourquoi ils avaient ajouté à la taille minimale de quatre mètres carrés le fait qu’elle pouvait contenir un lit d’adulte. Ainsi les couloirs relativement étroits mais étirés en longueur, dont la taille, dans certains appartements, dépassait largement cette surface, étaient exclus de la définition. Étaient également écartées les pièces qui servaient à des fins professionnelles ou commerciales. Sous son apparente simplicité, cette définition avait des conséquences sur la définition d’une éventuelle pénurie. Une mansarde habitable, par exemple, qu’un mince lit d’adulte hissait au rang de pièce à la condition qu’elle atteigne quatre mètres carrés, aurait désormais le même statut qu’une chambre à coucher aux vastes dimensions. Était-ce pertinent dans l’appréciation du dénuement ou de la pénurie ? Et que faire des pièces où était pratiqué le travail à domicile ?
7La définition des pièces était précisée par celle du logement. Les experts le définissaient par deux critères, sa destination et son usage effectif. Un troisième critère, un bail émanent du propriétaire, avait été envisagé sous la pression des pays où la location dominait. Il fut récusé car cela n’aurait fait apparaître que les logements loués au détriment des propriétés. Ainsi le logement devait-il « comprendre toutes les pièces ou tous les ensembles de pièces distincts dans des constructions permanentes, utilisés ou destinés à être habités par des ménages familiaux et ayant un accès à la rue ou à un passage ou escalier commun ». Les pièces annexes y étaient incluses. La notion de construction permanente établissait une « norme sédentaire », excluant notamment les formes d’habitat des gens du voyage [5].
8Deux types de ménages étaient distingués, le familial (membres d’une famille, y compris les domestiques, ainsi que les autres personnes partageant les pièces occupées par la famille, mais pas les sous-locataires formant des ménages familiaux distincts) et le non-familial dit collectif, c’est-à-dire les communautés de type pensionnat, caserne ou monastère. Un logement pouvant être occupé par plusieurs ménages familiaux, le ménage familial n’était pas nécessairement identique au nombre total de personnes vivant dans un même logement. Quant aux occupants, les experts décidèrent de compter chaque personne physique, quels que fussent l’âge et le sexe. Cela excluait la notion de chef de ménage et permettait de mieux prendre en compte la notion de surpeuplement. Afin de déterminer l’éventuelle pénurie et l’ampleur des besoins, le Comité recommandait d’indiquer si les logements étaient occupés par plusieurs ménages familiaux. La notion de densité d’occupation, définie comme le nombre de personnes par pièce, fut discutée car elle n’était pas établie partout de façon uniforme. Le Comité recommandait de la définir par rapport au ménage familial, « le nombre de personnes d’une famille étant rapproché du nombre de pièces occupées par cette famille ». C’était particulièrement important pour la cuisine. Si elle était utilisée par plusieurs ménages, elle ne devait pas être comptabilisée plusieurs fois, mais attribuée au ménage principal. Le Comité garda le silence sur ce choix délicat, laissé à l’appréciation des enquêteurs nationaux.
9Le Comité concluait donc, en 1939, que les renseignements les plus importants du point de vue de la comparaison internationale étaient le nombre, la dimension et les éléments de confort des logements. Faisaient partie de ces derniers les petites cuisines ne répondant pas à la définition de pièce, les salles de bain et les cabinets d’aisance privés ou communs, la présence d’eau courante dans et hors du logement, l’électricité et le gaz. Le chauffage en fut exclu car les différences climatiques entre les pays étaient trop importantes pour permettre une appréciation comparative.
10Tout occupé à établir les définitions et les méthodes, le Comité n’avait pas entrepris, au moment de la déclaration de guerre, de faire un tableau général de la situation du logement, centrée sur le segment le moins aisé de la population. En filigrane, il apparaissait cependant que les conditions d’habitation des classes populaires laissaient à désirer et qu’il y avait, à n’en pas douter, des pénuries d’unité, de surface et de confort. Néanmoins, le mot de « crise » ne faisait pas partie du vocabulaire courant des statisticiens.
Les travaux de la Commission économique pour l’Europe de l’ONU
11Dans la lignée de ces précurseurs, la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies (CEE-ONU) fut créée en 1947 afin d’encourager la coopération économique entre les États membres. Elle a produit une abondante littérature dont une partie non négligeable concerne le logement. Il s’agissait, cette fois, d’établir un état de la situation générale, abordée du point de vue de la rationalité économique, si possible année par année, afin de déterminer les besoins. Pour appuyer ses travaux, la Commission économique pour l’Europe demandait à ses correspondants auprès des différents gouvernements de lui fournir des données nationales établies selon les nomenclatures mises au point avant la guerre.
12À l’unisson des planificateurs français, les membres de la commission commencèrent par se soucier uniquement du développement économique des secteurs de base (énergie, moyens de production industrielle et agricole, prix, infrastructures de transport). Rapidement, devant l’évidence de la pénurie de logements dans l’Europe en ruine, ils finirent par admettre que le logement, à travers les questions de mobilité de la main-d’œuvre, avait une influence sur le développement économique.
13Les premières enquêtes commencèrent à la toute fin des années 1940. Beaucoup d’entre elles partaient de la situation des années 1930 pour analyser le présent. Le constat général, en dehors même des destructions dues à la guerre, était bien celui d’une pénurie ou, au moins, d’un problème à résoudre. Elles insistaient sur l’insuffisance de la construction d’habitations pendant les années 1939-1945, tout en distinguant les pays où, grâce à un effort de construction dans l’entre-deux-guerres, la situation était satisfaisante (Norvège), florissante (Danemark), excellente (Pays-Bas) et très favorable (Royaume-Uni), de ceux, comme l’Italie, où la situation était déjà très défectueuse avant la guerre. Cependant, même dans les cas les plus acceptables, l’accroissement démographique aboutissait à un manque généralisé. Mis à part la Belgique où l’on ne signalait pas de problème démographique, l’augmentation de la population, en particulier dans les villes, créait des difficultés en Suède et en Autriche, particulièrement à Vienne, en Norvège, aux Pays-Bas et en Italie. Encore fallait-il s’entendre sur ce que l’on appelait pénurie ou insuffisance de logements.
14En 1955, la pénurie de logements, résultat d’une inadéquation entre l’offre et la demande, fut isolée de la pénurie par rapport aux besoins réels [6]. Dans le premier cas, il s’agissait de la différence entre « le nombre de logements nécessaires pour établir un équilibre entre l’offre et la demande en tenant compte des loyers, des prix et des revenus, et le nombre de logements effectivement disponibles ». Les auteurs de l’étude avançaient l’idée qu’une augmentation des prix serait bénéfique car elle limiterait la demande et permettrait de la faire correspondre à l’offre. Quant à la pénurie de logements par rapport aux besoins réels, ils avançaient qu’elle équivalait « au nombre de logements nécessaires pour atteindre certains objectifs de la politique du logement conçue, par exemple, de manière à assurer un logement distinct à tous les couples mariés ainsi qu’un excédent suffisant pour faire face aux besoins d’autres personnes demandant également un logement distinct ou à abaisser jusqu’à un certain niveau le taux d’occupation dans les régions déterminées ». Il était évident à leurs yeux que les « objectifs de la politique de logement » étaient différents en Espagne, où la cohabitation des générations était de tradition, en Union soviétique, avec ses logements communautaires, au Danemark, où chaque famille nucléaire devait avoir son propre logement, pour ne rien dire des pays ruraux comme la Grèce, où le logement des paysans n’apparaissait pas comme un problème, au contraire des bassins industriels dont la production était freinée parce que la main-d’œuvre ne trouvait pas à se loger. Pour les membres de la Commission, toujours plus attentifs aux secteurs primaire et secondaire, la question n’était pas de pouvoir offrir un logement à tous les habitants mais de canaliser leurs demandes en fonction des impératifs de la production. Seuls les individus productifs des secteurs désignés par les programmes de développement industriel méritaient un effort. De ce point de vue, les régions urbaines et les régions rurales étaient difficilement comparables.
15La notion de pénurie ne devait pas se limiter à constater un manque mais avoir une valeur pratique. Ce que ne manquaient pas de préciser les auteurs :
« Il faut effectivement présumer qu’il existe ou existera une demande effective de logements supplémentaires ou que des mesures appropriées seront prises pour stimuler cette demande. Procéder à une évaluation complexe et suffisamment exacte de la pénurie de logements est forcément une tâche complexe. Par exemple, on peut se trouver en présence à la fois d’un excédent de certains types de logements et de pénurie d’autres types, comme c’est le cas en Finlande où l’on estime que les petits logements sont en surnombre par rapport à ce qui serait nécessaire s’il existait un nombre de logements plus grands. Il y aura toujours pénurie dans certaines localités et surabondance dans d’autres. »
17Aussi fallait-il, à leurs yeux, établir une distinction entre pénurie normative ou objective, c’est-à-dire un manque quantitatif, et pénurie qualitative pour laquelle entraient en considération le degré d’habitabilité, la dimension des pièces, les équipements et la qualité du bâtiment (humidité, isolation phonique, etc.). Au début des années 1950, l’exiguïté des logements suédois, dont la moitié n’avait qu’une pièce cuisine, était telle que la pénurie, à la fois objective et qualitative, engendrait des « besoins réels », formulés en terme de crise, mot qui commence à apparaître à cette époque.
18Une fois définie la pénurie, comment l’évaluer ? L’établissement de fichiers de recensements de demandeurs de logements semblait être la méthode la plus « normale ». Elle soulevait pourtant « de grandes difficultés d’ordre pratique dans la plupart des pays ». Ces fichiers, en effet, n’étaient pas partout tenus à jour. Ils étaient donc insuffisamment fiables. En Suède encore, il ressortait des enquêtes que 25 à 30 % des personnes qui s’étaient fait inscrire pour avoir un logement en avait déjà un. L’idée n’est pas venue aux auteurs qu’avoir un logement trop petit ou inconfortable ne dispensait pas les demandeurs d’en vouloir un autre plus conforme à leurs besoins. Toujours est-il qu’ils concluaient que l’établissement de fichiers, souhaitable en soi, ne présentait que « peu d’intérêt pour déterminer de façon exacte et objective la pénurie de logements » et que « de toute évidence les chiffres ainsi établis ne [pouvaient] servir à des fins de comparaison internationale ». Finalement, le seul mode de calcul vraiment satisfaisant de la pénurie de logements par rapport aux besoins réels consistait à utiliser les statistiques détaillées de la population et des logements existants et à les compléter par des enquêtes par sondage. C’est à quoi s’attachèrent les pays qui soutenaient les efforts de la Commission.
19En 1963 furent publiés les travaux relatifs à la définition de la demande à partir de six monographies nationales : Danemark, République fédérale d’Allemagne, France, Suède, Royaume-Uni et États-Unis [7]. Celle-ci était décomposée en une demande immédiate considérée comme non satisfaite, appelée pénurie, et une demande future. Cette dernière devait anticiper une modification dans la structure des ménages ainsi que les conséquences des flux migratoires et du niveau de ressources des demandeurs. L’ensemble de ces deux demandes, présente et future, constituait la demande effective de logements. À cette occasion, sous l’égide du futur Eurostat sur lequel on reviendra, il avait été demandé que toutes les monographies nationales suivissent le même plan, « donnant la composition du patrimoine immobilier, ses caractéristiques, la répartition de la population entre les divers types d’unité d’habitation », afin de déterminer les disponibilités et les besoins futurs.
20Le rapport qui en résulta en 1968 installait durablement la notion de pénurie dont il était essentiel de comprendre et de quantifier l’origine [8]. Après le constat que la qualité et la quantité du parc immobilier variaient en fonction de l’histoire, les auteurs se montraient attentifs à son évolution. Ils distinguaient trois périodes, l’après-guerre, les années 1950-1960 et l’après 1960. « Au fond, tous les pays européens, quel que soit leur système économique et social, sont passés par ces trois périodes, mais la durée de chacune a été plus ou moins longue suivant les pays et même suivant les régions d’un même pays ». Ainsi, alors que les surfaces bâties étaient en général plus importantes dans les pays où l’industrialisation et la croissance urbaine avaient été précoces, ce parc avait vieilli et demandait à être remplacé afin d’éviter « une aggravation générale des conditions de logement ». C’est pourquoi furent établies des normes définissant les logements « devenus impropres à l’habitation » (sans eau courante et électricité, humides, exigus, sans entretien) [9].
21Les auteurs affirmaient qu’au début de l’après-guerre, la remise sur pied des économies nationales avait été une priorité absolue. Elle s’était accompagnée d’une extrême pénurie de logements, surtout dans les pays où les destructions avaient été considérables. Ils s’appuyaient sur les informations issues d’un rapport de 1949 [10]. Celui-ci indiquait que le Danemark, l’Irlande, la Suède et la Suisse avaient été très peu touchés, contrairement au patrimoine immobilier de la Yougoslavie (25 %), de la Pologne (22 %) et de la Grèce (21 %). Des moyennes avaient été établies pour chiffrer les besoins. Il fallait, pour toute l’Europe, 22 % de logements supplémentaires afin de remplacer les immeubles détruits et de répondre partiellement au surpeuplement. En fait, ce chiffre s’élevait à 50 % en Grèce, 28 % en Italie, contre 4,5 % en Suisse et plus de 10 % en Hongrie. Un traitement particulier avait été réservé à l’URSS, où les destructions, aussi bien en zone urbaine (70 % des agglomérations détruites ou endommagées) que rurale, avaient fait disparaître plus de deux millions de logements et laissaient vingt-cinq millions d’habitants sans foyer. Dans ces circonstances, les taux de construction de logements, même élevés, venaient d’abord combler les destructions avant d’accroître un parc insuffisant.
22La période suivante était « caractérisée par un progrès économique rapide dans la plupart des pays européens ». Les gouvernements avaient dès lors essayé de résoudre les problèmes de logement en encourageant la construction. La Commission constatait avec satisfaction que les efforts avaient été couronnés de succès. Ainsi, dans la troisième période, la pénurie s’était-elle atténuée. Après avoir reconnu l’importance d’une amélioration des normes de logement et son incidence sur le développement économique et social, les pouvoirs publics commencèrent à se préoccuper de la qualité du bâti et de l’harmonisation des conditions de logement des diverses régions et surtout des différents groupes sociaux. C’était une idée neuve par rapport aux périodes précédentes où comptait avant tout le logement ouvrier. À partir de 1960, ils ont, pour la plupart, accordé au logement une attention plus grande qu’auparavant. Mais ces programmes de construction plus détaillés, plus ambitieux, étalés sur plusieurs années, exigeaient « des méthodes d’estimation des pénuries et des besoins futurs de logements plus précises que celles qu’on employait jusqu’alors ». C’est à quoi s’attacha une institution spécifique, l’Eurostat, née du Traité de Paris qui fondait la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).
Nouveaux moyens, nouvelles méthodes : l’Eurostat et le logement
23La Communauté économique européenne à ses débuts avait besoin de connaître avec précision la situation économique, monétaire et sociale de chacun de ses membres (Allemagne fédérale, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas). En conséquence, l’article 46 du Traité de Paris d’avril 1953 autorisait la Haute Autorité de la Communauté à recueillir des données qualitatives et quantitatives de nature à éclairer ses décisions. Or si les Six disposaient pour leur propre usage d’instituts de statistiques nationaux, leurs outils avaient été forgés selon des traditions spécifiques, en dépit des travaux de la Commission des Nations Unies que l’on vient d’examiner. Les éléments étaient si différents d’un pays à l’autre qu’aux dires des experts, il était presque impossible de comparer les chiffres. Pour les harmoniser, mais surtout pour ne pas dépendre uniquement des données disponibles auprès des diverses instances internationales, fort productives en ce domaine, une Division communautaire de la statistique fut créée en 1954 et devint en 1959 l’Office statistique des Communautés européennes (CECA, CEE et Euratom) [11]. Sa première tâche fut de définir des méthodes et des nomenclatures communes. Cependant les instituts nationaux, tous d’accord sur le principe d’une construction de l’Europe, eurent bien du mal à admettre qu’ils devaient abandonner certaines de leurs façons de faire, pourtant jugées les plus appropriées. En France, par exemple, l’INSEE prenait pour base de son travail les recensements (où par ailleurs un ménage équivalait à un logement), tandis que l’Allemagne s’appuyait sur des enquêtes spécifiques par domaine. L’idée fit cependant lentement son chemin et, en 1973, le nouvel organisme, suffisamment légitimé par plus de trois lustres de labeur, prit le nom d’Eurostat.
24Les premiers travaux de l’administration naissante avaient concerné, sans surprise, les domaines techniques de production et d’organisation liées au charbon et à l’acier. Puis furent lancées des enquêtes sur le coût de la main-d’œuvre, les budgets familiaux des ouvriers et les prix. Une harmonisation véritable, loin d’être atteinte, était toujours à l’ordre du jour, d’autant que continuait à se poser la question des sources sur lesquelles s’appuyait la collecte. En Allemagne, elle était déléguée aux Länder, dont les méthodes n’étaient pas uniformes, contrairement à la pratique centralisatrice française. Quant aux sources administratives, les juridictions nationales étaient plus ou moins protectrices de la vie privée. Par ailleurs, le Danemark, puisant largement dans ses archives, continuait de recourir aux registres publics des différents domaines, contrairement aux pays qui utilisaient avant tout les recensements, notamment la France. Il fallut de longs débats juridiques et techniques et de non moins longues négociations pour aboutir peu à peu, avec une accélération au début des années 1970, à des règles communes adaptées aux réalités européennes.
25Celles concernant le logement furent peu à peu mises au point avec les Statistiques sur les ressources et conditions de vie (SILC, pour Statistics on Income and Living Conditions, reste l’acronyme couramment utilisé). Ce système statistique est devenu la principale source d’indicateurs comparables sur les conditions de vie des ménages de l’Union européenne en fournissant des données sur les loyers, les prix, le manque de confort, le surpeuplement et le taux d’effort, c’est-à-dire la part du budget consacré au loyer [12].
26C’est en 1958 que fut publiée la première enquête sur les conditions de logement à l’échelle européenne. Elle portait principalement sur les questions d’équipement (eau courante, salle de bain, vétusté) et de surpeuplement (nombre de personnes par pièce, surfaces habitables) [13]. Pour cette première étude, comme pour les suivantes, les statisticiens se sont heurtés aux mêmes problèmes qu’auparavant, les notions élémentaires de ménage, type de construction, statut d’occupation ou prix, renvoyant à des réalités de terrain éloignées d’un pays à l’autre. Ainsi, malgré le travail de la Commission économique pour l’Europe, les comparaisons restaient malaisées. L’Italie, par exemple, continuait à compter la cuisine comme une pièce quelle que fût sa surface, ce qui avait bien évidemment un impact sur les indicateurs d’occupation des logements. De plus les instituts nationaux de statistiques regimbaient devant une harmonisation où ils voyaient un appauvrissement des connaissances. Cette opinion demeure, comme le soulignent en 2010 les rédacteurs d’une note sur l’Enquête logement de l’INSEE : « Ce qui peut être fait au niveau européen perd de la précision au niveau national et ne rend pas forcément compte de phénomènes sociaux internes au pays » [14]. Ils citent en exemple la question du calcul d’un « indicateur de coût du logement » net des allocations à la personne, puisque tous les pays ne les différencient pas de prestations sociales globales.
27Dans le courant des années 1960, pour surmonter ces blocages séculaires, la Nomenclature statistique des activités économiques dans la Communauté européenne (NACE) fut mise au point, accompagnée d’une législation imposant à l’ensemble des États membres de l’Union son utilisation uniforme [15]. Pour les statisticiens, c’était l’élément fondamental d’un système international intégré de nomenclatures économiques. Il se fondait sur celles issues des travaux de la Commission statistique des Nations Unies (UNSTAT), d’Eurostat et des différents États. Étroitement liées les unes aux autres, elles visaient à comparer les statistiques économiques produites par différentes institutions au niveau mondial. La première version, qui date de 1961, était structurée en trois grandes divisions. Elle fut périodiquement améliorée, chaque nouvelle version présentant des subdivisions plus fines. Les différences entre les instituts de statistiques nationaux demeuraient cependant. C’est pourquoi les règlements établissant la NACE autorisaient les États membres à utiliser, pour leurs besoins nationaux, une nomenclature propre, à condition qu’elle correspondît à la structure générale commune. Ainsi, la plupart des États ont mis au point leur propre version de la NACE. Une Commission et un comité de représentants des États membres étaient chargés de veiller à la bonne mise en œuvre du règlement, d’effectuer des modifications mineures (par exemple pour tenir compte des nouvelles technologies, en particulier informatiques) et d’assurer les contacts avec les organisations internationales concernées par les classifications d’activités économiques. Enfin, en 1989, la Commission de statistique des Nations Unies proposa un ensemble de nomenclatures formant un système intégré de classification des activités, des biens et des services utilisés pour établir différents types de statistiques économiques au niveau mondial.
28Actuellement, la NACE est divisée en 21 sections, de A pour « Agriculture, sylviculture et pêche » à U (« Activités extra-territoriales »), en passant par G (« Commerce ») et O (« Administration publique »), elles-mêmes subdivisées en trois autres catégories, les divisions, les groupes et les classes. Tournée vers les activités de production, la nomenclature ne comprend pas d’entrée « logement », activité qui dépasse largement le seul domaine de la production au sens strict du terme.
29Pour travailler sur la situation du logement en général, et plus encore s’il s’agit de prendre la mesure d’une éventuelle crise ou pénurie, il faut se reporter à plusieurs sections. La section F, « Construction », traite des activités de construction générale et spécialisée de bâtiments entiers. Pour les habitations, elle inclut les nouveaux chantiers, les réparations, les extensions et les transformations dont les travaux sont réalisés directement ou pour le compte de tiers. La construction de bâtiments résidentiels englobe tous les types, de la maison unifamiliale aux immeubles à appartements, sans oublier les tours d’habitations. S’y ajoutent les activités de promotion immobilière. Deuxième entrée touchant au logement, la section L, « Activités immobilières », détaille les activités des différents bailleurs ayant trait à la vente ou l’achat de biens immobiliers, leur location ainsi que les prestations d’autres services annexes comme les évaluations. Elle inclut les activités des gestionnaires et des marchands de biens. La NACE précise que les activités de cette section peuvent être effectuées sur des biens propres ou loués, éventuellement pour le compte de tiers. Un groupe détaille les questions de location et d’exploitation de biens immobiliers propres ou loués, tandis qu’une classe sur l’administration de biens immobiliers aborde le recouvrement des loyers, ce qui en temps de crise économique et sociale prend un intérêt particulier. Enfin, autre écho d’une crise, la section Q, « Santé humaine et action sociale », contient actuellement, dans la division « Hébergement médico-social et social », une classe pour les foyers d’accueil temporaire destinés aux sans-abri.
30La lecture des prescriptions contenues dans cette nomenclature, qui tente d’embrasser toutes les activités productives de son époque, montre le chemin parcouru depuis un siècle. Le temps n’est plus où les experts internationaux, focalisés sur la question ouvrière, avec leur « empirisme dominant et [leur foi] dans une catégorisation comptable des réalités sociales au détriment de la méthode descriptive » [16], pensaient que la statistique aiderait à transformer le monde, voire à maintenir la paix entre les nations. À la recherche de chiffres toujours plus fiables et plus précis, les statisticiens se livrent à des analyses de plus en plus sophistiquées, fondées sur des données et des calculs savants et complexes. À la recherche d’une objectivité toujours plus grande, embrassant l’ensemble du corps social, ils se tiennent désormais à l’écart de toute interprétation qui n’aurait pas de fondement dûment quantifié et démontré. Fidèles à leur mission de fournir des données exemptes de tout soupçon de partialité, ils laissent aux utilisateurs, politiques et scientifiques, le soin d’en tirer des conclusions et des programmes d’action. À eux la responsabilité d’évaluer si la pénurie mérite d’être traitée et de chercher des solutions pour éventuellement y remédier.
Notes
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[*]
Directrice de recherche émérite en histoire au CNRS, UMR 8058 CHS (Centre d’histoire sociale du XXe siècle).
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[1]
Actualité et universalité de la pensée scientifique d’Adolphe Quetelet, Actes du colloque organisé à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, Palais des académies, 24-25 octobre 1996, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1997.
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[2]
Le développement qui suit est tiré de D. Kévonian, « La légitimation par l’expertise : le Bureau international du travail et la statistique internationale », Les Cahiers de l’Irice, n°2, http://irice.univ-paris1.fr/spip.php?article373.
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[3]
M. Smets, L’avènement de la cité-jardin en Belgique. Histoire de l’habitat social en Belgique de 1830 à 1930, Liège, Pierre Mardaga, 1977, p. 68.
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[4]
Comité d’experts statisticiens, Statistiques de l’habitation. Programme minimum de statistiques de l’habitation, Genève, SDN, 1939. La recherche documentaire concernant la production des organisations internationales a été faite par Christel Frapié, qui a fait partie, en tant que post-doctorante au CHS, de l’équipe de travail à l’origine de ce numéro. L’ensemble de la documentation citée se trouve à la BnF.
-
[5]
C. Lévy-Vroelant, « La norme sédentaire : le côté obscur du logement », in D. Voldman (dir.), Désirs de toit. Le logement en France entre désirs et contraintes depuis la fin du XIXe siècle, Paris, Créaphis, 2010, p. 7-29.
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[6]
ONU, Commission économique pour l’Europe, Conseil économique et social, Politique du logement dans les pays d’Europe et évolution de la situation en matière de logement en 1954, étude préparée par la Division de l’industrie de la Commission économique pour l’Europe, août 1955.
-
[7]
ONU, Commission économique pour l’Europe, Étude de la demande effective de logements, New York, ONU, 1963.
-
[8]
ONU, Commission économique pour l’Europe, La situation du logement et les perspectives à long terme des besoins de logements dans les pays européens, étude du secrétariat de la Commission économique pour l’Europe, Genève, ONU, 1968.
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[9]
Ibid.
-
[10]
ONU, Commission économique pour l’Europe, Le problème de l’habitat en Europe, étude préliminaire, octobre 1949.
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[11]
A. De Michelis et A. Chantraine, Mémoires d’Eurostat. Cinquante ans au service de l’Europe, Luxembourg, Offices des publications officielles des Commissions européennes, 2003.
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[12]
P. Briand, N. Donzeau, M. Marpsat, C. Pirus et C. Rougerie, Le dispositif statistique de l’Insee dans le domaine du logement. État des lieux et évaluation comparée des sources, Paris, Direction des statistiques démographiques et sociales, n°F1002, 2010, document de travail.
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[13]
Cette enquête semble avoir disparu des archives d’Eurostat. On ne peut donc en faire une étude détaillée.
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[14]
P. Briand et al., Le dispositif statistique, op. cit.
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[15]
Eurostat, Methodologies and Working Papers, nace Rév.2, Nomenclature statistique des activités économiques dans la Communauté européenne, Luxembourg, Communautés européennes, 2008.
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[16]
D. Kévonian, « La légitimation par l’expertise… », art. cité.