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Article de revue

Les associations professionnelles de marchands d'art après 1945 : lobbying et modernisation à Paris et à New York

Pages 53 à 65

Notes

  • [*]
    Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Centre d’histoire sociale du XXe siècle).
  • [1]
    Ce travail d’histoire comparée de deux associations de marchands d’art s’appuie sur le dépouillement des archives relatives au CPGA, conservées au sein des archives de la Galerie de France par l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC, abbaye d’Ardenne) ; et sur celui de fonds d’archives de galeries américaines conservés aux Archives of American Art (AAA, Smithsonian Institute de Washington D. C.). Nous remercions chaleureusement, pour l’IMEC, Yves Chevrefils Desbiolles, et pour les AAA, Joy Weiner. La réalisation de l’enquête aux États-Unis au printemps 2012 a été rendue possible grâce au soutien du Centre d’histoire sociale du XXe siècle (UMR 8058, CNRS/Paris 1).
  • [2]
    Pour un aperçu synthétique de l’évolution du marché de l’art aux États-Unis, voir M. Goldstein, Landscape with figures: a history of art dealing in the United States, Oxford, Oxford University Press, 2000. Pour la France, voir R. Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions de Minuit, 1967, rééd. 1989 ; J. Verlaine, Les galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.
  • [3]
    S. Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide, trad. française [1983], Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2006 ; D. A. Robson, Prestige, Profit, and Pleasure: The Market for Modern Art in New York in the 1940s and 1950s, New York, Garland, 1995.
  • [4]
    Voir son Bulletin mensuel, publié entre 1903 et 1931, dont la majorité des numéros sont conservés à la Bibliothèque nationale de France (JO-50269).
  • [5]
    Ces sociétés, nationales et locales, peuvent être connues grâce aux annonces et publicités qu’elles passent dans les périodiques généralistes et spécialisés. Voir M. Goldstein, Landscape with figures…, op. cit., chapitres 7-10.
  • [6]
    H. Bouchard, Note à Abel Bonnard du 20 avril 1942, Archives nationales, F17 13 368, citée par S. Corcy, La vie culturelle sous l’Occupation, Paris, Perrin, 2005, note 69.
  • [7]
    CPGA, circulaire n°1, 3 mars 1948. Archives de la Galerie de France, IMEC, B285.2, ch. 2.
  • [8]
    Voir la circulaire du ministère de la Production industrielle du 14 mai 1945 et les dossiers de demande d’autorisation d’ouvrir une galerie. Dossier 880465, art. 19, ch. 4, « Commerce des œuvres d’art », Archives nationales, Centre des archives contemporaines, Fontainebleau.
  • [9]
    Coll., Pillages et restitutions : le destin des œuvres d’art sorties de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, A. Biro, 1997, particulièrement p. 89-96.
  • [10]
    Voir le préambule à la circulaire RH 4-8775, Art Dealers Association Inc., mai 1961. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [11]
    On trouve d’intéressants échanges à ce sujet dans la correspondance de la Downtown Gallery. Downtown Gallery Records, series 1, correspondance, 1933-1935, AAA. Cette correspondance, entièrement numérisée, est accessible en ligne : http://www.aaa.si.edu/collections/downtown-gallery-records-6293 (consulté le 15 octobre 2012).
  • [12]
    Lettre non signée reçue par Edith Halpert en novembre 1946. Downtown Gallery Records, AAA, series 1, correspondance, 1946. Nous traduisons.
  • [13]
    M. Bystryn, « Art Galleries as Gatekeepers : The Case of the Abstract Expressionists », Social Research, vol. 45, n° 2, été 1978, p. 390-408.
  • [14]
    Compte rendu de la réunion constitutive des « Associated Art Dealers of American Art », 17 janvier 1947, Archives des Midtown Galleries, AAA, microfilm 5328. Sur Edith Halpert, figure majeure du marché de l’art américain de l’entre-deux-guerres, voir la biographie que lui a consacrée L. Pollock, The Girl with the gallery: Edith Gregor Halpert and the making of the modern art market, New York, PublicAffairs, 2006.
  • [15]
    ADAA, Activities and Membership Roster, 1966, p. 4. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [16]
    Lettres de Richard Feigen à l’ensemble des adhérents de l’ADAA, 6 avril et 9 mai 1968. Ibid.
  • [17]
    Sur Gildo Caputo, voir M.-A. Levin, « La galerie de France », Cimaise, n°73, juin-septembre 1965, p. 11-23.
  • [18]
    CPGA, « Note sur les exportations ne dépassant pas 200 000 francs, réalisées sur le vu d’engagements de change dispensés du visa de l’Office des Changes », janvier 1950 (Archives de la Galerie de France, IMEC, B285.2, ch. 2).
  • [19]
    Lettre de Louis Carré à Raoul Dufy, Paris, 30 décembre 1947, Archives de la Galerie Louis Carré, Paris.
  • [20]
    CPGA, circulaire « Exportations », 18 mai 1948, rapportant le décret paru au Journal officiel du 5 mai 1948, p. 4378 ; lettre de Gildo Caputo à Mario Prassinos, 23 mai 1948. Archives de la Galerie de France, IMEC, B. 206.2 « Correspondance 1948 ».
  • [21]
    Voir A. Quemin, Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain, Paris, ministère des Affaires étrangères/DGCID, 2001.
  • [22]
    Art Dealers Association Inc., circulaire RH 4-8775, mai 1961. Archives de la Midtown Gallery, AAA, réel 5325.
  • [23]
    ADAA, « To all members », 10 août 1966. Ibid. Sur dix des quinze articles que compte la loi de 1966, des assouplissements sont introduits par le gouverneur, tous en faveur des marchands d’art. Ils concernent aussi bien les seuils financiers à partir desquels un accord doit être mis par écrit que les délais de vente ou de restitution des œuvres non vendues, ou encore la nécessité de distinguer la comptabilité générale d’une galerie et les comptes courants entre la galerie et chacun des artistes sous contrat avec elle.
  • [24]
    ADAA, « Memorandum on auction sales », 1975. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5326.
  • [25]
    Voir par exemple les dossiers présents dans les archives des Rehn Galleries, AAA, series 1, correspondance, Art Dealers Association of America, 1962-1974.
  • [26]
    ADAA, « Memorandum on appraisals », 1963, Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [27]
    Budget 1964 de l’ADAA, Ibid.
  • [28]
    ADAA, Activities and membership roster, 1966, p. 4. Ibid. Nous traduisons.
  • [29]
    ADAA, Code of ethics, juin 1963. Ibid.
  • [30]
    John D. Morse, « Publicizing American Art », non daté, c. novembre 1947. Archives de la Downtown Gallery, AAA, Box 5, reel 5499.
  • [31]
    Voir par exemple la circulaire du 8 mars 1963, annonçant les dernières décisions prises pour la première édition de l’exposition estivale : archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [32]
    Archives de la Galerie de France, IMEC, B. 196.4.
  • [33]
    Sur cette question des contrats existant entre marchands et artistes, voir l’étude réalisée à l’époque par le juriste Ph. Vergnaud, Les contrats conclus entre peintres et marchands de tableaux, Bordeaux, Rousseau Frères, 1958.
  • [34]
    Associated Dealers in American Art, Annual Meeting, 1948. Archives Midtown Galleries, reel 5328.
  • [35]
    Voir l’historique de la Maison des artistes, créée en 1952 et chargée depuis 1969 de la gestion du régime de sécurité sociale des artistes plasticiens : en ligne, http://www.lamaisondesartistes.fr/site/historique/ (consulté le 15 octobre 2012).
  • [36]
    Voir communiqués de presse de l’ADAA et de l’Artist-Tenant Association, 14 mai 1964 et suivants. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [37]
    Déclaration collective, non datée, des marchands d’art membres de l’ADAA, c. mai 1970. Ibid.
  • [38]
    Une copie de cette déclaration est conservée dans les archives de La Hune, B, « Divers 1 », Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation du Musée d’art moderne, Paris.
  • [39]
    Lettre de Bernard Lorenceau, secrétaire général du CPGA, à Ralph F. Coin, vice-président exécutif de l’ADAA, du 6 février 1970. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [40]
    Voir le dossier consacré aux marchés de l’art émergents par la revue Transcontinentales : C. Choron-Baix et F. Mermier (dir.), « Marchés de l’art émergents », Transcontinentales n°12-13, 2012, en ligne : www.transcontinentales.revues.org (consulté le 18 janvier 2013).

1Paris et New York, les capitales historiques du marché de l’art, ont chacune vu naître au milieu du XXe siècle une importante association professionnelle de marchands d’art. Le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA), fondé en 1947, et l’Art Dealers Association of America (ADAA), ébauchée en 1947 et qui a véritablement commencé à fonctionner en 1962, sont aujourd’hui encore les deux plus influentes structures de ce genre dans le monde [1]. Leurs archives, de comptes rendus d’assemblées générales en polémiques juridico-fiscales, de bilans comptables en communiqués de presse, complètent très utilement celles des galeries d’art particulières et offrent un autre point de vue sur les intenses débats qui, entre 1945 et 1980, ont accompagné les évolutions du marché de l’art occidental [2]. Elles révèlent une composante méconnue du marché de l’art contemporain : l’action collective des marchands. En effet, la concertation et le lobbying, qui résultent des alliances objectives formées au sein de ces structures syndicales, contredisent la représentation commune du métier de galeriste, placé sous le signe de l’individualisme et de la concurrence.

2L’histoire des deux groupements professionnels matriciels que sont le CPGA et l’ADAA met en lumière les nombreux points communs, en termes d’objectifs et de moyens d’action collectifs, partagés par les marchands d’art américains et français après 1945, bien moins étrangers les uns aux autres que l’historiographie a pu l’affirmer [3]. Après la rupture qu’a constituée la Seconde Guerre mondiale, l’heure est sur les deux rives de l’Atlantique à la modernisation de la profession. Dans chaque métropole, la rivalité entre galeries est ponctuellement éclipsée par des formes de coopération qui sont à la fois cause et conséquence de la profonde transformation du marché de l’art durant les Trente Glorieuses. La logique concurrentielle ne disparaît pas mais change d’échelle : fortement atténuée au plan local, elle s’exacerbe au plan international. Ce qui se joue à travers ces associations nationales, c’est la domination mondiale du marché de l’art, disputée par Paris et New York. À l’aune des victoires corporatistes que le CPGA et l’ADAA remportent, les divergences structurelles et conjoncturelles entre ces scènes artistiques rivales peuvent mieux s’apprécier, l’une affirmant un dynamisme conquérant que l’autre s’épuise à retrouver.

Des corporations reconfigurées : l’après-Seconde Guerre mondiale

3Avant 1945, les associations de marchands d’art ont bien plus souvent servi d’espace de sociabilité que d’instrument de représentation professionnelle. Contrairement à ce que son nom peut laisser penser, le Syndicat des antiquaires, négociants en objets d’art, tableaux anciens et modernes, créé en France en octobre 1901 dans l’élan suscité par la loi sur les associations, tient plus du club mondain que de l’instance syndicale [4]. Même chose pour ses équivalents américains qui se structurent dans les années suivant la Première Guerre mondiale : l’American Art Dealers Association en 1925 (AADA) ou, deux ans plus tard, la Fine Arts & Antiques Association of Dealers, ainsi qu’une dizaine d’associations locales dispersées de Boston à San Diego, en passant par Chicago et Seattle [5]. L’intérêt accru pour ce type de structure, et partant, la redéfinition de leurs objectifs et de leurs moyens d’action, est en France comme aux États-Unis une conséquence indirecte de la Seconde Guerre mondiale. En 1945-1946, à Paris et à New York, les marchands d’art les plus jeunes et les plus ambitieux sont animés d’une même volonté de rebattre les cartes et de prendre un nouveau départ, dans des configurations néanmoins très dissemblables.

4En France, les structures historiques créées à l’orée du XXe siècle, rénovées dans l’entre-deux-guerres, se sont compromises avec l’occupant allemand et avec le régime de Vichy. Elles ont notamment eu la responsabilité de l’aryanisation des galeries d’art tenues par des marchands juifs. Elles ont aussi dû participer aux projets de Corporation des arts graphiques et plastiques soutenus par le sculpteur Henri Bouchard, alors président du Salon des artistes français, projets destinés à « assainir les Beaux-Arts » et à saper l’influence d’une « organisation occulte et internationale de marchands » [6]. C’est contre cette conception réactionnaire, visant à faire revenir au sein du système académique les structures de commerce et de presse, mais aussi contre le trop grand poids juridico-fiscal de l’État sur le marché de l’art, que se mobilisent les marchands de tableaux à la Libération. Le corporatisme qu’ils défendent est restreint, capitaliste et moderne : limité aux seuls marchands, destiné à faire fonctionner au mieux les lois du marché et conçu en rupture avec le passé, il se rapproche désormais bien davantage du syndicat que de la guilde.

5Le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA) est fondé le 15 décembre 1947. Il prend la forme juridique d’une association reconnue (loi de 1901). Son siège social est d’abord installé à la galerie Louis Carré, avenue de Messine, puis à la galerie de France, rue du faubourg Saint-Honoré. Dans une première circulaire, envoyée le 3 mars 1948 à l’ensemble de leurs collègues, les fondateurs du comité, les marchands Louis Carré et Gildo Caputo en tête, définissent les buts qu’ils assignent à la nouvelle structure : « défendre les intérêts de notre corporation et obtenir la suppression des entraves de toutes sortes qui paralysent notre profession » [7]. Il ne s’agit pas de remplacer le Syndicat des négociants en objets d’art, tableaux et curiosités, ni même de créer une structure concurrente de ce dernier. L’objectif affiché est surtout de mettre en place l’instrument unitaire d’une stratégie professionnelle nouvelle des galeries d’art, entendues comme commerces distincts et spécifiques, excluant de facto les antiquaires et autres marchands d’objets d’art, pourtant traditionnellement associés dans une même structure syndicale.

6Au-delà de l’effet de mode et de la recherche d’une tonalité plus moderne, la préférence donnée au vocable de « comité » sur celui de « syndicat » entend exprimer la neutralité politique de la nouvelle structure (entendons : ses affinités avec la droite modérée) et un positionnement stratégique comme interlocuteur des institutions publiques, représentatif de la profession, et pouvant légitimement prétendre à être consulté sur les réformes du marché de l’art. De fait, le CPGA obtient la prérogative dont avaient été dotés les comités d’organisation et autres offices professionnels par le décret-loi du 9 septembre 1939, confirmé par le ministère de la Production industrielle en mai 1945 : un droit de consultation lors de l’instruction par l’État des demandes d’autorisation à ouvrir une boutique, en l’occurrence lors de la distribution des patentes de marchand d’art [8]. Cette attribution permet au Comité de mettre de l’ordre dans la profession et de la débarrasser de ceux, courtiers, marchands non patentés, intermédiaires en chambre, qui ont proliféré et prospéré sous l’Occupation allemande. La volonté de rompre avec les pratiques douteuses des années sombres est affichée d’emblée, notamment par le soutien apporté aux opérations de restitution des œuvres spoliées des marchands et collectionneurs juifs [9]. Elle est néanmoins vite éclipsée par un discours offensif énonçant en substance que « Paris est toujours la capitale internationale des arts ». Le CPGA, sans le dire explicitement, entend participer à la restitution à Paris de sa couronne de reine des arts, « volée » par New York : l’ensemble de son programme d’action (alléger les taxes frappant le commerce d’art, libéraliser les transactions internationales et la circulation des œuvres d’art) se lit comme une tentative de redonner dynamisme et compétitivité au marché de l’art français face à son équivalent américain.

7La rivalité artistique entre Paris et New York, durcie pendant la guerre, prolongée à la Libération, joue également un rôle moteur outre-Atlantique. Dès 1946, les marchands américains font valoir qu’il est « urgent d’imiter » les collègues français et de construire une nouvelle association [10]. Les structures préexistantes sont discréditées, non par la collaboration avec l’occupant mais par leur soutien aux politiques mises en place par l’administration Roosevelt durant le New Deal. En 1933, elles ont appliqué le National Industrial Recovery Act (NIRA) au marché de l’art, avec, entre autres choses, l’élaboration d’un Code du marchand ou Dealer Code, l’un des nombreux codes de compétition loyale (« fair competition ») édictés à l’époque [11]. Seul un petit noyau de marchands d’art, proches du Brain Trust rooseveltien, est favorable à ces mesures qui déchaînent la colère d’une profession politiquement très clivée. Elles sont rejetées par une aile social-démocrate, qui veut aller plus loin dans la protection sociale des artistes et propose la mise en place d’un revenu minimum en cas de crise mais aussi par une aile ultra-libérale, qui s’insurge face à une intervention de l’État fédéral visant à encadrer leur activité de marchands. Très affaiblie, l’association des marchands d’art américain ne parvient pas à ressusciter en 1945-1946 : « en tant qu’association, elle a le pouvoir d’être entendue ; mais en tant que petit groupe de galeries sans rien d’officiel, elle n’a aucun pouvoir pour agir » [12]. L’essentiel est alors, de l’avis de tous, de consolider et faire perdurer les gains obtenus pendant la guerre par l’art américain.

8En effet, ce dernier connaît après 1945 un essor formidable, tant au plan symbolique qu’économique, porté par le nationalisme ambiant. Dans les arts aussi, l’injonction « Buy American » a des traductions concrètes. Elle favorise notamment les expressionnistes abstraits, comme Robert Motherwell et Jackson Pollock. Le nombre de galeries passe, à New York, de quarante en 1941 à cent cinquante en 1946 [13]. Le projet d’une association de marchands d’art américain est porté par Edith Halpert, l’énergique directrice de la Downtown Gallery, fondée en 1926. À l’image de sa fondatrice, le groupe des Associated Dealers in American Art est constitué en 1947 de galeries créées avant la guerre, spécialisées dans l’art américain et ayant combattu pour sa reconnaissance [14]. D’ailleurs, la clause non écrite pour qu’une galerie devienne membre est qu’elle représente de façon permanente au moins six artistes vivant et travaillant aux États-Unis – ce qui en écarte la majorité, qui vend une peinture moderne importée d’Europe.

9Après cinq années d’intense activité, l’association se délite, sans doute en raison de son étiquette américano-centrée, trop exclusive. Lui succède en 1961 une société à but non lucratif, The Art Dealers Association, rassemblant toutes les générations de marchands new-yorkais. Jugée trop locale, elle est dissoute après une année d’existence pour donner naissance, le 28 mars 1962, à l’Art Dealers Association of America (ADAA), première organisation de marchands d’art moderne d’envergure nationale. Le succès de l’ADAA, comme celui du CPGA, est lié à une identification par la différence : c’est en se distinguant des antiquaires (qui eux-mêmes s’organisent en un Syndicat national des antiquaires en France et une National Antique & Art Dealers Association aux États-Unis), que les marchands d’art moderne et contemporain construisent leur identité collective. Le marché de l’art développe à partir de 1945 une tendance très nette à la compartimentation et à la spécialisation, marquée par la séparation croissante entre le commerce de l’art ancien, celui de l’art moderne et celui de l’art contemporain. En donnant à leurs associations une portée nationale, les membres de l’ADAA et du CPGA parviennent à leur conférer pouvoir et visibilité, gages à leurs yeux d’une représentation efficace de la profession auprès des pouvoirs publics, des syndicats d’artistes et des musées ; gages aussi d’une compétitivité renforcée sur le marché mondial de l’art.

Représentation et non représentativité

10Malgré leur prétention affichée, jamais les associations de marchands d’art américaines et françaises n’ont été représentatives de la profession. Dès la réunion constitutive du CPGA le 12 mars 1948, la contradiction est manifeste entre la volonté affichée de recruter un nombre maximal d’adhérents afin de gagner en représentativité et l’adoption unanime du principe de cooptation lors de l’examen de toute nouvelle candidature. Le CPGA devient ainsi un cercle fermé dont l’entrée est réservée aux galeries satisfaisant à certains critères clairs, quoique jamais énoncés. Trois éléments sont pris en compte : l’importance économique ou symbolique de la galerie, sa longévité passée ou sa stabilité financière présente, et surtout les recommandations ou « patronages » dont elle peut bénéficier au sein même du Comité. L’ADAA quant à elle énonce clairement trois conditions préalables à toute adhésion : avoir dirigé une galerie pendant au moins cinq années (ramenées à trois pour une galerie étrangère ayant ouvert une succursale américaine), bénéficier d’une excellente réputation, enfin, être un « vrai » marchand d’art et non un marchand d’images (« a true dealer in art, not in pictures ») [15]. Selon nos estimations, le CPGA n’a jamais regroupé durant ses trente premières années d’existence plus de 12 % des marchands d’art français, soit une infime minorité de la profession, mais une proportion équivalente à celle qu’on trouve chez son homologue américain.

Évolution du nombre d’adhérents et représentativité du CPGA et de l’ADAA

tableau im1
Année CPGA Part des galeries françaises ADAA Part des galeries new-yorkaises Part des galeries américaines 1951 56 11% 1957 81 9% 1962 111 8% 42 23% 12% 1966 145 10% 69 20% 9% 1969 161 12% 81 22% 10% 1974 169 11% 100 19% 8%

Évolution du nombre d’adhérents et représentativité du CPGA et de l’ADAA

Sources : pour les membres des associations, bulletins du CPGA et archives de l’ADAA ; pour le nombre de galeries, listes publiées dans les périodiques Arts et New York Herald Tribune.

11Conséquences de ce recrutement sélectif, des distorsions évidentes existent entre l’ensemble des marchands d’art et ces associations. Celles-ci ne représentent qu’une infime partie des marchands, une élite parisienne ou new-yorkaise, relativement jeune, plutôt ouverte aux courants artistiques d’avant-garde et désireuse de mener une activité soutenue d’exportation. En termes géographiques, les capitales sont surreprésentées, tandis que les centres secondaires du marché de l’art (Chicago et la Californie, la Côte d’Azur) peinent à trouver leur place. En termes de genre, la forte féminisation du marché de l’art ne se retrouve pas dans ces structures très masculines : alors qu’une galerie d’art française sur trois est dirigée par une femme, le bureau du CPGA ne compte parmi ses quinze membres qu’une femme, Myriam Prévot, qui remplit la fonction de secrétaire adjointe. À New York, l’ADAA est bien moins mixte que ses ancêtres : alors que le bureau de l’Art Dealer Association était composé en 1961 de quatre femmes et trois hommes, celui de l’ADAA en 1962 compte une femme, Betty Parsons, pour huit hommes.

12La question de l’élargissement du recrutement de ces structures est régulièrement posée, d’autant qu’elles prétendent représenter l’ensemble de la profession à l’échelle nationale. Plus largement, des débats sur la démocratisation de leur fonctionnement surgissent ponctuellement – à des moments d’intense tension sociale et politique : en France en 1953 lors des grèves au printemps et à l’été sur fond de guerre d’Indochine, en 1958 et en 1968 ; aux États-Unis, on frôle la dissolution en 1968, quand le galeriste Richard Feigen écrit à tous les membres pour dénoncer le fonctionnement trop opaque et les activités trop mondaines de l’ADAA, et appeler à des actions offensives et ciblées à des fins d’ouverture [16]. Il soutient notamment la candidature de Leo Castelli, le célèbre marchand du Pop Art. Ce dernier, devenu membre du bureau deux ans plus tard, ouvre l’association à des tendances artistiques plus expérimentales. Il reste indéniable que ces structures profitent avant tout à la poignée de marchands membres du bureau ou de l’Executive Board. Aux États-Unis comme en France, s’engager dans la vie de ces associations professionnelles est gage de réussite en affaires, en raison des bénéfices évidents qu’une telle position procure en termes d’information, de contacts, notamment auprès des pouvoirs publics et des musées, mais aussi de prestige au sein même de la profession. En témoigne le parcours de Gildo Caputo, né en 1904 à Paris dans une famille d’émigrés italiens, engagé volontaire dans la « légion garibaldienne » du colonel Marabini en 1939, puis membre du réseau de résistance Ronsard : à la fin de la guerre, il devient directeur artistique de la galerie Drouin puis, en 1947, gérant de la galerie Billiet et secrétaire général du CPGA. Très actif, il obtient un certain nombre de mesures d’assouplissement du régime fiscal en faveur des galeries, et en particulier de celle qu’il dirige de 1951 à 1981, la galerie de France [17].

13Ces structures sont bien avant tout des groupements d’intérêts, dont les trois missions principales et constitutives sont la défense de la profession, la libéralisation juridique et fiscale du marché de l’art et la contractualisation des relations financières avec les acheteurs et avec les artistes. Ces différentes zones d’intervention suscitent autant de variations dans la fonction de médiation exercée par les associations de marchands.

Instances de lobbying : jusqu’où aller dans la libéralisation du marché de l’art ?

14La principale mission que leurs membres assignent aux associations professionnelles consiste à obtenir des avantages effectifs, au plan juridique et fiscal, grâce à une intervention auprès des pouvoirs publics. Les fondateurs du Comité professionnel des galeries d’art ont œuvré en priorité à l’obtention d’une réforme complète de la réglementation et de la taxation des échanges commerciaux artistiques. Entre 1948 et 1952, le comité obtient la suppression des principales entraves fiscales posées entre 1941 (loi relative à l’exportation des œuvres d’art, instaurant un droit de rétention en douane pour l’État) et 1944 (loi soumettant notamment toute exportation à la production d’une licence et au paiement d’une taxe). Le CPGA, dans ses premiers mois d’existence, pratique un lobbying tous azimuts : Gildo Caputo produit des circulaires et des rapports circonstanciés sur les effets désastreux du protectionnisme sur le marché national de l’art [18], tandis que Louis Carré fait passer à son ami d’enfance, le commissaire aux Finances et futur président du Conseil René Pleven, un projet de suppression de taxes à l’exportation [19]. Le décret du 5 mai 1948 constitue une première grande victoire pour les marchands : l’exportation d’œuvres exécutées par des artistes vivants ou postérieurement au 1er janvier 1920 par des artistes décédés n’est plus soumise à l’obtention d’une licence d’exportation mais seulement à celle d’un engagement de change, sous réserve que celui-ci, présenté au visa de l’office des changes, soit accompagné d’une attestation du Comité professionnel des galeries d’art certifiant que les œuvres désignées remplissent bien les critères de dispense de licence.

15Le CPGA est dès lors inséré au cœur des procédures d’exportation et peut se targuer d’avoir réduit les délais d’expédition, de deux mois et demi à quarante-huit heures [20]. La simplification continue des procédures après 1948 marque la libéralisation croissante du marché de l’art en France et favorise l’intensification de la circulation des œuvres, du moins dans leur exportation. À l’unisson avec les pouvoirs publics, le CPGA a contribué à renforcer la fonction traditionnelle de « réservoir d’œuvres d’art » de la France [21], accentuant encore le déséquilibre du marché de l’art français en faisant dépendre sa compétitivité de la consolidation de sa fonction exportatrice, tout en négligeant de prendre en compte la pertinence éventuelle d’une politique davantage tournée vers l’importation. Si la bataille de l’exportation est gagnée, celle du droit de suite, en revanche, est au même moment une défaite majeure illustrant les limites des pressions qu’il est possible d’exercer sur les législateurs. Le 11 mars 1957 est votée une loi reconnaissant un « droit inaliénable de participation au produit de toute vente de cette œuvre faite aux enchères publiques ou par l’intermédiaire d’un commerçant, [d’un montant de] 3 % applicables seulement à partir du prix de vente de 10 000 francs ». L’élargissement aux transactions privées du droit de suite instauré en 1920 est vivement combattu par le CPGA qui fait valoir l’inexistence de cette taxe dans les pays rivaux comme l’Allemagne et les États-Unis, le coup porté à la compétitivité internationale du marché français et les fraudes que ne manquerait pas d’entraîner cette disposition. Il obtient la suspension de sa mise en application. Malgré ces avancées sur le front de la libéralisation, le marché français reste structurellement moins compétitif que ses concurrents.

16Des actions de lobbying du même type sont menées à plusieurs reprises aux États-Unis, où l’Art Dealers Association se donne comme programme en 1961 d’« intervenir dans les décisions de la Ville, de l’État de New York et de l’État fédéral sur les sujets suivants : les taxes écrasantes pesant sur les marchands ; les limitations du libre usage de la monnaie américaine à l’étranger ; les mesures immobilières, en particulier les restrictions posées à l’implantation des galeries » [22]. Comme en France, le principal cheval de bataille est d’ordre fiscal : il s’agit de lutter contre toute hausse des impôts sur les transactions artistiques. En 1966, l’État de New York adopte une loi sur les relations entre marchands et artistes, qui énumère un certain nombre d’obligations financières nouvelles pour les galeries ayant signé un contrat avec un artiste : l’ADAA parvient, en août 1966, à obtenir du gouverneur républicain (et grand collectionneur d’art) Nelson Rockefeller la révision de cette loi, qui est vidée de toute substance [23]. En 1975, l’intervention de l’ADAA dans le débat sur la libéralisation des ventes publiques à New York est également décisive : elle permet de garantir le maintien des commissions perçues par les marchands et courtiers en cas de vente, alors que la procédure d’enchère ne reconnaissait d’autre intermédiaire légal que le commissaire-priseur [24].

17Les associations américaines misent sur une stratégie de collaboration avec les services fédéraux pour garantir le maintien des privilèges juridiques et fiscaux octroyés au marché de l’art national. Une grande attention est portée en particulier au fisc, représenté par l’Internal Revenue Service (IRS), que l’ADAA aide dans l’accomplissement de certaines missions, comme le recensement des œuvres d’art volées, la documentation et la diffusion de l’information à leur sujet [25]. L’association développe dès sa création une expertise dans l’estimation (appraisal) des œuvres d’art données par des particuliers à des musées américains en échange d’un abattement fiscal. Une fois saisie par l’IRS pour un dossier d’estimation, l’ADAA charge trois de ses membres de donner confidentiellement et sans concertation une estimation de ce que serait la « juste valeur marchande » d’une œuvre dont ils ont le pedigree complet [26]. L’Association a ainsi su se rendre indispensable au bon fonctionnement du système fiscal de mécénat culturel américain, tout en restant indépendante : à plusieurs reprises est réaffirmée sa vocation de structure intermédiaire et neutre, destinée à protéger à la fois les droits du donateur-collectionneur, ceux de l’institution recevant le don et ceux du gouvernement américain. Cette activité permet d’ailleurs à l’Association de se financer en grande partie. Parmi les trois sources principales de revenus de l’ADAA en 1964, les cotisations de ses membres représentent 10 %, les commissions perçues lors de l’exposition estivale 26 %, tandis que les estimations faites pour l’IRS s’élèvent à 64 % [27]. Au centre du dispositif américain se trouve donc la constitution des compétences de chacun des membres en une expertise collective. Celle-ci est garante, dans les négociations entre marchands et pouvoirs publics, d’un pouvoir et d’une respectabilité que ne possèdent pas leurs homologues français. Cet état de fait n’est sans doute pas sans lien avec la moindre reconnaissance dont jouit la profession de marchand d’art dans l’hexagone ; cela renforce l’attractivité du marché américain pour les grands acheteurs, particuliers et musées.

Des espaces de réflexion collective sur la profession et sa déontologie

18Sur un plan politique et symbolique, le CPGA et l’ADAA se présentent comme des instances de représentation et se donnent pour tâche de faire valoir l’importance sociale, économique et culturelle du marché de l’art dans les sociétés occidentales contemporaines. Se met en place un discours de valorisation de la figure médiatrice du marchand dans l’écosystème de l’art contemporain, résumé dans les premières lignes du dépliant promotionnel publié par l’association américaine en 1966 :

19

Les marchands d’art remplissent une fonction essentielle. Ce sont les marchands, plus que les musées, qui les premiers découvrent et exposent les œuvres de nouveaux artistes. Les expositions des marchands, qui sont ouvertes au public sans droit d’entrée, sont parmi les « spectacles gratuits » les plus importants aujourd’hui accessibles. Elles sont faites au bénéfice des artistes, des musées et des collectionneurs, et du public d’une manière générale. La présence de marchands actifs, intelligents et responsables contribue énormément à la vie culturelle d’une ville [28].

20La promotion n’est jamais exempte d’une certaine aigreur, les marchands déplorant que leur activité soit sous-estimée, méprisée voire ignorée par la collectivité. Les principales attaques dont ils sont la cible depuis des décennies visent des pratiques illicites et spéculatives au détriment des artistes et de leurs ayants droit. Dans cette perspective, les années soixante marquent pour la profession des marchands – comme pour d’autres professions d’intermédiation culturelle – la naissance d’une réflexion éthique collective : à Paris comme à New York, les associations nationales prônent dans leurs statuts une moralisation des pratiques professionnelles et poussent à la rédaction de codes de bonne conduite engageant l’ensemble de leurs membres. Les premiers règlements de déontologie sont mis en chantier par des comités ad hoc dans les années 1962-1963, années de forte crise pour le marché de l’art international. En juin 1963, une première version du code américain est livrée confidentiellement aux adhérents de l’ADAA. Elle édicte les cinq règles que devront suivre les « bons » marchands d’art  [29]:

21

  1. ne vendre que des œuvres d’art originales et se porter garant de leur authenticité ;
  2. honorer les obligations financières mutuelles avec les commerçants et autres débiteurs ;
  3. dans le cas de marchands s’occupant de l’œuvre d’un artiste sur la base d’un dépôt d’œuvres, permettre à l’artiste d’accéder aux livres de comptes qui le concernent, et payer l’artiste pour une œuvre vendue dans les 30 jours après la réalisation complète de la vente, ou quand l’artiste désire être payé.
  4. en cas de sollicitations de la part d’un artiste déjà représenté par un marchand, ne conclure aucun accord sans en avoir discuté avec le marchand actuel de l’artiste ;
  5. ne pas acheter directement une œuvre à un artiste si celui-ci est représenté par un marchand, sans que ce dernier le sache et l’accepte.

22Ces règles sont significativement présentées non comme les conditions d’adhésion au syndicat, mais comme les principes constitutifs de l’exercice du métier de marchand d’art ; leur non-respect entraîne une série de sanctions graduées, allant de la production d’un mémorandum public à la dénonciation auprès des autorités en passant par l’exclusion de l’association. Les révisions successives de ces « codes » (appellation américaine) ou « chartes » (appellation française) confirment ces principes fondamentaux, qu’il s’agit ensuite de faire reconnaître comme une norme internationale. Moralement convergentes, les initiatives américaines et françaises ne débouchent cependant pas sur une collaboration transnationale, tant est forte la rivalité entre les deux corporations.

23Les associations de marchands sont le lieu d’une réflexion collective sur la compétitivité des marchés nationaux, et partant sur l’évolution des pratiques de promotion et de vente des œuvres d’art. Plusieurs projets des années d’après-guerre, réalisés ou non, doivent être vus comme les ébauches de transformations radicales du marché de l’art. Les grandes foires internationales, qui naissent en Suisse et en Allemagne fédérale dans les années 1969-1970, sont en germe dès 1947-1948, quand les Associated Dealers in American Art demandent à leur « PR » (leur chargé de relations publiques, John D. Morse) de frapper fort [30]. Celui-ci propose de reproduire, trente-cinq ans après, le choc de l’Armory Show de 1913, en réunissant les galeries membres de l’association au sein d’une même exposition, « hors les murs », présentant une sélection du meilleur de la saison écoulée, pour chaque galerie. Le principe est repris en 1963 avec l’Annual Summer Exhibition de l’ADAA : une grande exposition gratuite est présentée dans les salles de la principale structure de ventes aux enchères de New York, les Parke-Bernet Galleries (980 Madison Avenue) en juin-juillet, ce qui clôture la saison [31]. Chaque galerie membre est invitée à présenter sept œuvres de son choix, avec une limite de superficie maximale. Néanmoins, contrairement aux foires actuelles, les galeries ne bénéficient pas d’espace spécifique : l’exposition est dite « intégrée », avec un accrochage qui mêle l’ensemble des œuvres sélectionnées et dont se charge, trois jours durant, un comité d’accrochage choisi en assemblée générale. Malgré le succès public – plus de 20 000 visiteurs –, l’expérience, très coûteuse, est abandonnée après quelques années. À Paris, quelques initiatives ponctuelles vont dans le même sens, comme la participation du CPGA au festival d’art du Marais [32].

24Qu’il s’agisse de la rédaction collective de normes de conduite ou de la dématérialisation progressive des galeries lors d’expositions hors les murs, nombre d’initiatives menées par les associations de marchands accompagnent la modification des pratiques, à moyen et à long terme. L’un des points sur lesquels achoppent les discussions, à Paris comme à New York, est la question de la codification des comportements des artistes avec leur marchand : aux multiples propositions des marchands d’un « Code éthique de l’artiste », les artistes, individuellement et collectivement, opposent une fin de non-recevoir. Souvent mal reçue, l’intervention des associations professionnelles dans les relations entre marchands et artistes soulève avec acuité la question de la délimitation des territoires professionnels.

Vers une codification des relations entre marchands et artistes

25Les associations représentant les marchands d’art jouent un rôle certain dans la contractualisation croissante des relations entre marchands et artistes, un phénomène que l’on observe aussi bien en France qu’aux États-Unis dès la fin des années cinquante [33]. Les accords oraux et informels reculent au profit de mises par écrit d’engagements réciproques, même pour les alliances ponctuelles, par exemple autour d’une exposition monographique. Qu’elles répondent à une demande ou qu’elles contribuent à imposer une pratique nouvelle (on ne saurait trancher en l’état actuel des sources), les différentes associations proposent à leurs adhérents des formulaires vierges comportant les clauses-types qui doivent figurer dans tout contrat de dépôt (consignment) ou d’exclusivité. Ce sont autant d’indices d’une formalisation et d’une uniformisation des accords signés entre un créateur et « son » marchand. Par ailleurs, plusieurs conventions collectives, plus ou moins contraignantes, sont mises en place qui tissent des liens entre la corporation des marchands et celle des artistes : en témoigne, à New York en 1947, l’entente entre les marchands associés et l’Artists Equity Association, une structure d’entraide ayant mis en place un fonds de soutien (Welfare Fund) auquel contribuent les marchands à hauteur de 10 % du montant de ventes réalisées lors d’expositions caritatives [34]. En France, est instauré en 1964 un régime d’assurance maladie, maternité et décès pour les artistes, auquel contribuent, selon un taux variable, les marchands d’art et que contrôle en partie le Comité professionnel des galeries d’art [35].

26Sur un plan plus symbolique, les prises de positions collectives des marchands dans les conflits opposant artistes et autorités publiques sont particulièrement intéressantes pour comprendre le statut ambigu de ces intermédiaires. À plusieurs reprises, en effet, au cours des années cinquante et soixante, les marchands français et américains, réunis en association, ont été amenés à prendre parti dans des conflits sociaux et politiques : ils ont toujours choisi le camp des artistes, en assortissant leur soutien d’un appel à la négociation et à la modération. C’est ainsi qu’entre 1964 et 1980 à New York, les directeurs de galerie ont soutenu le combat des artistes contre la direction de l’urbanisme de la ville et ont appuyé leurs demandes d’une autorisation à transformer en lofts, espaces mixtes de création et d’habitation, les anciens entrepôts désaffectés du quartier de Chelsea à Manhattan. Après avoir exprimé son soutien à l’Artist-Tenant Association, l’ADAA propose sa médiation et devient l’interlocuteur des services municipaux [36]. La modération est moindre en 1970, moment de forte politisation et d’engagement des artistes américains contre la guerre du Vietnam et contre la répression des mouvements pour les droits civiques : en mai 1970, les marchands de l’ADAA publient une déclaration commune dans laquelle ils appellent au retrait des troupes américaines du Vietnam, tout en appuyant la grève de l’exposition lancée par les artistes et en s’engageant à fermer leurs galeries une journée en signe de protestation, puis de les rouvrir pour en faire des lieux d’information sur la justice et la paix [37]. Néanmoins, l’ADAA et la majorité des marchands optent rapidement pour une dépolitisation de leur action publique, même si certaines galeries new-yorkaises restent longtemps des foyers de la contestation politique et culturelle.

27Le même phénomène est observable en France autour de 1968. Lors des premières manifestations d’étudiants et d’artistes entre la Sorbonne et l’École nationale supérieure des beaux-arts (ENSBA), les galeries du quartier baissent le rideau. Ce n’est que le 25 mai, après le boycott du Salon de Mai et la transformation de l’ENSBA en atelier d’affiches vendues au profit des étudiants en lutte, que le CPGA sort de son attentisme effrayé et convoque une assemblée générale extraordinaire à la galerie de France. Alors que nombre d’artistes reconnus s’organisent en commission pour réfléchir à l’abolition du marché de l’art, les marchands se retrouvent pour prendre une position commune exprimée dans la déclaration suivante [38] :

28

Déclaration du 25 mai 1968
Les directeurs des galeries d’art contemporain soussignés réaffirment leur solidarité pleine et entière avec les artistes dont le propos a toujours été la contestation au moyen de la création et affirment de ce fait leur solidarité avec la lutte de la jeunesse étudiante et ouvrière.
Ils décident de poursuivre leur activité et d’intensifier le dialogue avec les artistes et les étudiants des différentes disciplines de création et d’enseignement et, d’une manière générale, avec tous ceux que l’art concerne.
Ils s’engagent :
  1. À faciliter la tâche de tous les artistes avec lesquels ils sont en contact pour réaliser des affiches de solidarité.
  2. À diffuser et à vendre ces affiches au profit exclusif de cette lutte.

29Suivent les noms de vingt-cinq directeurs de galeries, soit un quart seulement des membres du CPGA, que ces questions politiques ont divisé et failli faire exploser en 1969-1970 [39]. C’est en recentrant son action sur des missions strictement limitées à la réglementation du marché de l’art que le Comité survit à cette crise. Ce faisant, il s’interdit de contribuer à une réflexion, que pourtant les artistes et les amateurs d’art appellent de leurs vœux, sur la place de l’art contemporain dans la société française.

30Les associations professionnelles de marchands d’art sont plus efficaces dans les missions de lobbying que dans les entreprises de normalisation et de codification des relations commerciales entretenues par leurs membres, même si la période 1945-1980 voit des avancées décisives dans ce domaine. La méfiance des galeristes à l’égard du collectif reste très forte, quand bien même les associations fournissent régulièrement à leurs membres les preuves de leur capacité à obtenir pour chacun des privilèges importants. L’étude comparée des objectifs et des résultats du CPGA et de l’ADAA rend manifeste l’existence de points communs dans les revendications et les moyens d’action au sein de deux milieux professionnels rivaux. Elle permet de comprendre également pourquoi les disparités structurelles entre les deux marchés de l’art, tant du point de vue juridico-fiscal que socio-économique, vont croissant. Après des victoires certaines à la Libération, le CPGA n’a pas obtenu une libéralisation totale du marché français, condition d’un maintien de sa compétitivité face à son rival new-yorkais ; outre-Atlantique, les associations successives ont lutté avec succès pour conserver, du moins jusqu’aux années 1970, leurs avantages mondiaux en termes de taxations des transactions et des successions.

31L’activité de ces associations est un reflet fidèle des rapports de force au sein du marché de l’art, et de l’art en général : Paris perd progressivement du terrain face à New York, qui devient le lieu de la formulation des propositions esthétiques nouvelles, de leur exposition et de leur validation par un ensemble de critères économiques, institutionnels et artistiques. La défaite parisienne est bien moins nette en revanche en ce qui concerne la diffusion de son modèle d’organisation professionnelle : ce sont les statuts du CPGA, plutôt que ceux de l’ADAA, qui ont servi de modèle aux multiples groupements nationaux ou locaux, généralistes ou spécialisés, éclos dans les années 1960 et 1970, qui animent les réseaux globalisés du marché de l’art ancien, moderne et contemporain, de la South African Antique Dealers’ Association (1963) ou de l’Union belgo-luxembourgeoise du marché d’art (1973). Ce sont ces expériences pionnières qui sont aujourd’hui reprises et prolongées dans les marchés de l’art émergents, d’Istanbul à Pékin, de Rio de Janeiro à Dubaï [40].


Date de mise en ligne : 05/06/2013.

https://doi.org/10.3917/lms.243.0053

Notes

  • [*]
    Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Centre d’histoire sociale du XXe siècle).
  • [1]
    Ce travail d’histoire comparée de deux associations de marchands d’art s’appuie sur le dépouillement des archives relatives au CPGA, conservées au sein des archives de la Galerie de France par l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC, abbaye d’Ardenne) ; et sur celui de fonds d’archives de galeries américaines conservés aux Archives of American Art (AAA, Smithsonian Institute de Washington D. C.). Nous remercions chaleureusement, pour l’IMEC, Yves Chevrefils Desbiolles, et pour les AAA, Joy Weiner. La réalisation de l’enquête aux États-Unis au printemps 2012 a été rendue possible grâce au soutien du Centre d’histoire sociale du XXe siècle (UMR 8058, CNRS/Paris 1).
  • [2]
    Pour un aperçu synthétique de l’évolution du marché de l’art aux États-Unis, voir M. Goldstein, Landscape with figures: a history of art dealing in the United States, Oxford, Oxford University Press, 2000. Pour la France, voir R. Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions de Minuit, 1967, rééd. 1989 ; J. Verlaine, Les galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.
  • [3]
    S. Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide, trad. française [1983], Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2006 ; D. A. Robson, Prestige, Profit, and Pleasure: The Market for Modern Art in New York in the 1940s and 1950s, New York, Garland, 1995.
  • [4]
    Voir son Bulletin mensuel, publié entre 1903 et 1931, dont la majorité des numéros sont conservés à la Bibliothèque nationale de France (JO-50269).
  • [5]
    Ces sociétés, nationales et locales, peuvent être connues grâce aux annonces et publicités qu’elles passent dans les périodiques généralistes et spécialisés. Voir M. Goldstein, Landscape with figures…, op. cit., chapitres 7-10.
  • [6]
    H. Bouchard, Note à Abel Bonnard du 20 avril 1942, Archives nationales, F17 13 368, citée par S. Corcy, La vie culturelle sous l’Occupation, Paris, Perrin, 2005, note 69.
  • [7]
    CPGA, circulaire n°1, 3 mars 1948. Archives de la Galerie de France, IMEC, B285.2, ch. 2.
  • [8]
    Voir la circulaire du ministère de la Production industrielle du 14 mai 1945 et les dossiers de demande d’autorisation d’ouvrir une galerie. Dossier 880465, art. 19, ch. 4, « Commerce des œuvres d’art », Archives nationales, Centre des archives contemporaines, Fontainebleau.
  • [9]
    Coll., Pillages et restitutions : le destin des œuvres d’art sorties de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, A. Biro, 1997, particulièrement p. 89-96.
  • [10]
    Voir le préambule à la circulaire RH 4-8775, Art Dealers Association Inc., mai 1961. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [11]
    On trouve d’intéressants échanges à ce sujet dans la correspondance de la Downtown Gallery. Downtown Gallery Records, series 1, correspondance, 1933-1935, AAA. Cette correspondance, entièrement numérisée, est accessible en ligne : http://www.aaa.si.edu/collections/downtown-gallery-records-6293 (consulté le 15 octobre 2012).
  • [12]
    Lettre non signée reçue par Edith Halpert en novembre 1946. Downtown Gallery Records, AAA, series 1, correspondance, 1946. Nous traduisons.
  • [13]
    M. Bystryn, « Art Galleries as Gatekeepers : The Case of the Abstract Expressionists », Social Research, vol. 45, n° 2, été 1978, p. 390-408.
  • [14]
    Compte rendu de la réunion constitutive des « Associated Art Dealers of American Art », 17 janvier 1947, Archives des Midtown Galleries, AAA, microfilm 5328. Sur Edith Halpert, figure majeure du marché de l’art américain de l’entre-deux-guerres, voir la biographie que lui a consacrée L. Pollock, The Girl with the gallery: Edith Gregor Halpert and the making of the modern art market, New York, PublicAffairs, 2006.
  • [15]
    ADAA, Activities and Membership Roster, 1966, p. 4. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [16]
    Lettres de Richard Feigen à l’ensemble des adhérents de l’ADAA, 6 avril et 9 mai 1968. Ibid.
  • [17]
    Sur Gildo Caputo, voir M.-A. Levin, « La galerie de France », Cimaise, n°73, juin-septembre 1965, p. 11-23.
  • [18]
    CPGA, « Note sur les exportations ne dépassant pas 200 000 francs, réalisées sur le vu d’engagements de change dispensés du visa de l’Office des Changes », janvier 1950 (Archives de la Galerie de France, IMEC, B285.2, ch. 2).
  • [19]
    Lettre de Louis Carré à Raoul Dufy, Paris, 30 décembre 1947, Archives de la Galerie Louis Carré, Paris.
  • [20]
    CPGA, circulaire « Exportations », 18 mai 1948, rapportant le décret paru au Journal officiel du 5 mai 1948, p. 4378 ; lettre de Gildo Caputo à Mario Prassinos, 23 mai 1948. Archives de la Galerie de France, IMEC, B. 206.2 « Correspondance 1948 ».
  • [21]
    Voir A. Quemin, Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain, Paris, ministère des Affaires étrangères/DGCID, 2001.
  • [22]
    Art Dealers Association Inc., circulaire RH 4-8775, mai 1961. Archives de la Midtown Gallery, AAA, réel 5325.
  • [23]
    ADAA, « To all members », 10 août 1966. Ibid. Sur dix des quinze articles que compte la loi de 1966, des assouplissements sont introduits par le gouverneur, tous en faveur des marchands d’art. Ils concernent aussi bien les seuils financiers à partir desquels un accord doit être mis par écrit que les délais de vente ou de restitution des œuvres non vendues, ou encore la nécessité de distinguer la comptabilité générale d’une galerie et les comptes courants entre la galerie et chacun des artistes sous contrat avec elle.
  • [24]
    ADAA, « Memorandum on auction sales », 1975. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5326.
  • [25]
    Voir par exemple les dossiers présents dans les archives des Rehn Galleries, AAA, series 1, correspondance, Art Dealers Association of America, 1962-1974.
  • [26]
    ADAA, « Memorandum on appraisals », 1963, Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [27]
    Budget 1964 de l’ADAA, Ibid.
  • [28]
    ADAA, Activities and membership roster, 1966, p. 4. Ibid. Nous traduisons.
  • [29]
    ADAA, Code of ethics, juin 1963. Ibid.
  • [30]
    John D. Morse, « Publicizing American Art », non daté, c. novembre 1947. Archives de la Downtown Gallery, AAA, Box 5, reel 5499.
  • [31]
    Voir par exemple la circulaire du 8 mars 1963, annonçant les dernières décisions prises pour la première édition de l’exposition estivale : archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [32]
    Archives de la Galerie de France, IMEC, B. 196.4.
  • [33]
    Sur cette question des contrats existant entre marchands et artistes, voir l’étude réalisée à l’époque par le juriste Ph. Vergnaud, Les contrats conclus entre peintres et marchands de tableaux, Bordeaux, Rousseau Frères, 1958.
  • [34]
    Associated Dealers in American Art, Annual Meeting, 1948. Archives Midtown Galleries, reel 5328.
  • [35]
    Voir l’historique de la Maison des artistes, créée en 1952 et chargée depuis 1969 de la gestion du régime de sécurité sociale des artistes plasticiens : en ligne, http://www.lamaisondesartistes.fr/site/historique/ (consulté le 15 octobre 2012).
  • [36]
    Voir communiqués de presse de l’ADAA et de l’Artist-Tenant Association, 14 mai 1964 et suivants. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [37]
    Déclaration collective, non datée, des marchands d’art membres de l’ADAA, c. mai 1970. Ibid.
  • [38]
    Une copie de cette déclaration est conservée dans les archives de La Hune, B, « Divers 1 », Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation du Musée d’art moderne, Paris.
  • [39]
    Lettre de Bernard Lorenceau, secrétaire général du CPGA, à Ralph F. Coin, vice-président exécutif de l’ADAA, du 6 février 1970. Archives de la Midtown Gallery, AAA, reel 5325.
  • [40]
    Voir le dossier consacré aux marchés de l’art émergents par la revue Transcontinentales : C. Choron-Baix et F. Mermier (dir.), « Marchés de l’art émergents », Transcontinentales n°12-13, 2012, en ligne : www.transcontinentales.revues.org (consulté le 18 janvier 2013).
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