Notes
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[*]
Maître de conférences de sociologie à l’Université de Nantes (Centre Nantais de Sociologie).
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[1]
Cet article est issu d’une communication présentée lors de la Deuxième journée annuelle d’histoire de l’éducation du Service d’Histoire de l’Éducation de l’INRP « L’utilité des études », 12 mai 2003. Il s’appuie sur une thèse : F. Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome. Le monde des formations en gestion entre universités et entreprises en France. Années 1960-1990, thèse de doctorat de sociologie (dir. M. Offerlé), Université de Paris I, 2003.
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[2]
En mettant ici l’accent sur cette politique, nous sous-estimons de fait les actions « d’en bas » : le rôle de spécialistes investis ou non dans les IAE, ou encore l’action des anciens élèves à HEC ou l’ESCP. Pour une mobilisation dès le début des années 1950, voir par exemple le cas de Stephan Cambien (1925-1988), créateur en 1953 puis président de l’École d’Administration des Affaires des Facultés catholiques de Lille. Cf. P. Fridenson, « Les trois âges de l’entreprise vus par André Courtaigne (1965) », Entreprises et Histoire, n° 55, juin 2009, p. 124-126.
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[3]
P. Fridenson et L. Paquy, « Du haut enseignement commercial à l’enseignement supérieur de gestion (XIXe–XXe siècles) », in P. Lenormand (dir.), La Chambre de commerce et d’industrie de Paris 1803-2003, t. II : Études thématiques, Genève, Droz, 2008, p. 199-257.
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[4]
Sur la configuration belge, cf. K. Bertrams, Universités et entreprises. Milieux académiques et industriels en Belgique (1880-1970), Bruxelles, Le Cri Éditions, 2005.
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[5]
J. W. Platt (dir.), Problèmes et perspectives de la formation à la gestion des entreprises en Europe, Paris, OCDE, 1963. R. Grégoire, Les sciences sociales dans l’enseignement supérieur : Administration des entreprises, Paris, UNESCO, 1964.
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[6]
Who’s Who in France, 1990-1991, p. 882-883.
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[7]
Pour une analyse de la trajectoire de Gaston Berger, cf. V. Guiader, « Gaston Berger, un promoteur multipositionnel des sciences sociales (1953-1960) », in N. Defaud et V. Guiader (dir.), Discipliner les sciences sociales. Les usages sociaux des frontières scientifiques, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 47-70.
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[8]
Who’s Who in France, 1985-1986, p. 671. R. Grégoire contribue aussi à mettre en œuvre la politique de promotion sociale issue de la loi de 1959. Cf. F. F. Laot, « La promotion sociale des femmes. Le retournement d’une politique de formation d’adultes au milieu des années 1960 », Le Mouvement Social, n° 232, juillet-septembre 2010, p. 31-32.
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[9]
Sur les conditions de la réforme des Business Schools nord-américaines et notamment pour une analyse du rapport Gordon et Howell de 1959 commandité par la fondation Ford, cf. F. Cochoy, Une histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris, La Découverte, 1999, p. 166-178.
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[10]
P. de Fournas, Quelle identité pour les grandes écoles de commerce françaises ? (HEC, ESSEC, ESCP), thèse de doctorat de sciences de gestion (dir. M. Berry), École Polytechnique, 2007.
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[11]
M.-E. Chessel et F. Pavis, Le technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion, Paris, Belin, 2001, p. 23-82. Pour un récent témoignage d’une proche de M. Debré, cf. F. Dulery, « Une œuvre d’intérêt national : la loi du 3 décembre 1966 d’orientation et de programme sur la formation professionnelle », in É. Bussière (dir.), Michel Debré, un réformateur aux Finances (1966-1968), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006.
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[12]
Entre 1968 et 1979, on compte 340 bénéficiaires de formations en gestion aux États-Unis et au Canada (principalement au Québec). 158 ont pu être interrogés par questionnaires : 97 % sont des hommes ; un tiers sont titulaires d’un diplôme d’études supérieures, un tiers d’un diplôme d’école d’ingénieurs, un tiers d’un diplôme d’école de commerce ; 69 % ont moins de trente ans au moment de leur formation outre-Atlantique ; près de la moitié ont une expérience dans l’enseignement et près de la moitié une expérience professionnelle autre.
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[13]
À la même période, un même recrutement extraordinaire a lieu au Centre de Vincennes. Cf. C. Soulié (dir.), Une université à détruire : les origines et le destin du Centre universitaire expérimental de Vincennes, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, à paraître en 2011.
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[14]
Le CAPET gestion des entreprises et des collectivités est créé en 1951, l’agrégation des techniques économiques et de gestion en 1962.
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[15]
Les archives de la FNEGE sont désormais consultables aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix.
-
[16]
Archives CCIP, fonds ESCP, Groupement des directeurs d’ESCAE, Rapport de la commission d’études pour la réforme des programmes, 27 février 1968, p. 24.
-
[17]
C’est dès le début des années 1980 que cette critique apparaît aux États-Unis, notamment dans la Harvard Business Review. Cf. H. Mintzberg, “Former des managers et non des diplômés de MBA”, in Le management, voyage au centre des organisations, Paris, Éditions d’Organisation, 1998 (1ère édition américaine 1989), p. 125-147. Et, du même auteur, Des managers, des vrais ! Pas des MBA. Un regard critique sur le management et son enseignement, Paris, Éditions d’Organisation, 2005.
-
[18]
E. Freidson, La profession médicale, Paris, Payot, 1984.
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[19]
L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
-
[20]
G. Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la ‘génération de mai 68’ », in Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (Curapp), L’identité politique, Paris, PUF, 1994, p. 206-226.
-
[21]
Une évolution similaire a eu lieu à l’ESCAE d’Amiens au début des années 1970 mais elle fut de courte durée, la CCI locale congédiant le directeur.
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[22]
G. Lazuech, L’exception française. Le modèle des grandes écoles à l’épreuve de la mondialisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 173-268.
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[23]
Pour un regard indigène distancié sur la scolarité à HEC au milieu des années 1990, cf. Y.-M. Abraham, Du souci scolaire au sérieux managerial, ou comment devenir un “HEC” ? Enquête sur l’École des Hautes Études Commerciales, mémoire HEC, Département Management et Ressources Humaines, juin 1997, repris dans « Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comme devenir un HEC », Revue française de sociologie, vol. 48, janvier-mars 2007, p. 37-66.
-
[24]
M. Euriat et C. Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, vol. 36, juillet-septembre 1995, p. 403-438.
-
[25]
R. Whitley, A. Thomas, J. Marceau, Masters of business. The making of a new elite?, Londres, Tavistock Publications, 1981.
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[26]
P. Bouffartigue et C. Gadea, Sociologie des cadres, Paris, La Découverte, 2000, p. 44-50.
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[27]
V. Languille, « L’ESSEC, de l’école catholique des fils à papa à la grande école de gestion », Entreprises et Histoire, n° 14-15, juin 1997, p. 47-65.
-
[28]
Données du Ministère de l’Éducation nationale (http://www.infocentre.education.fr/acadoc/).
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[29]
Sur l’insertion professionnelle différenciée des étudiants de gestion, cf. FNEGE, Observatoire des formations à la gestion, 2000, p. 50-70 et « Les formations à la gestion en France : le paysage actuel », CEREQ, novembre 1995, 5 p.
-
[30]
Pour une étude centrée sur les étudiants, cf. la thèse en cours de B. Le Gall (sous la direction de G. Mauger et C. Soulié), « La construction de ‘l’offre’ et de la ‘demande’ de formations en économie et gestion ».
1Pour les disciplines de l’enseignement supérieur qui nourrissent essentiellement le marché du travail non académique, la question de l’utilité des études, a priori, va de soi. Ces disciplines sont censées former les professionnels dont la société a « besoin ». Mais dans cette rhétorique du « besoin », toutes les spécialités ne se valent pas. Certaines, souvent les plus anciennes, disposent d’un monopole dans la formation de spécialistes et bénéficient d’une légitimité routinisée, tels la médecine et le droit. D’autres, plus récentes, et qui forment à de nombreuses occupations professionnelles, en termes de statuts et de secteurs, jouissent d’une reconnaissance plus ambiguë. C’est le cas des sciences de gestion et plus largement l’enseignement supérieur de gestion, qui nous intéresse ici. C’est-à-dire l’ensemble des formations qui visent à former des futurs cadres et dirigeants aux techniques et savoirs de gestion et d’administration des entreprises, qu’il s’agisse de comptabilité, contrôle de gestion, marketing, finance, stratégie et gestion des ressources humaines? [1].
2La gestion constitue un cas de discipline largement promue « d’en haut » dans la mesure où l’autonomisation de cette spécialité doit au moins autant à la mobilisation d’acteurs politiques et économiques inscrits dans les sphères décisionnelles qu’à l’engagement de savants prônant une spécificité disciplinaire? [2]. L’on s’intéressera à l’argumentaire utilisé pour promouvoir et rénover ces formations : une fonction économique claire leur est attribuée. En effet, en France, des écoles de commerce existent depuis le XIXe siècle? [3], des instituts d’administration des entreprises (IAE) ont été créés au milieu des années 1950 dans les universités, de nombreuses formations sont développées pour les cadres en poste, en particulier avec la politique de productivité. Pourquoi ces formations apparaissent-elles alors insuffisantes ? Pourquoi devient-il urgent d’inscrire ces formations dans l’enseignement supérieur ? Ces questions seront traitées dans un premier temps.
3Mais c’est davantage la mise en œuvre de cette politique de renouveau de l’enseignement de gestion (durant la décennie 1965-1975) qui nous intéresse ici, en nous situant à l’échelle d’institutions de formation : une petite école de commerce consulaire (l’ESC de Rouen), une grande école privée (l’ESSEC) et un institut universitaire (l’IAE d’Aix en Provence). Cette approche permet de saisir comment les enjeux de ce renouveau (marqué en particulier par une élévation du niveau scolaire et la constitution d’un corps enseignant permanent spécialisé en gestion) se posent différemment selon le type de ressources que concentrent les institutions de formation et selon leur position dans l’espace très hiérarchisé des formations. Les modalités et les enjeux de l’appropriation de cette politique seront abordés du point de vue des enseignants permanents spécialisés en gestion (le plus souvent jeunes diplômés de sciences économiques et d’écoles de commerce) et du point de vue des étudiants. À partir du cas de l’enseignement de la gestion en France, l’on s’interrogera donc sur les conditions et les effets de l’ « académisation » d’une discipline utile.
La politique de renouveau de l’enseignement supérieur de gestion
4Au début des années 1960, une politique internationale est portée notamment par l’OCDE et l’UNESCO pour promouvoir l’enseignement supérieur de gestion en Europe dans l’objectif de moderniser l’économie? [4]. Les organismes internationaux ne sont pas le siège d’une politique éducative en tant que telle, mais ils sont de puissants diffuseurs de schèmes et de normes, en particulier par la production d’agrégats statistiques comparés – premiers outils de perception des « besoins » – et par la présence des mêmes acteurs (issus de fractions économiques, politiques, intellectuelles) dans les cercles décisionnels nationaux et internationaux. Des Français « technocrates modernisateurs » (quelques hauts fonctionnaires, universitaires et patrons, qualifiés d’éclairés c’est-à-dire diplômés, tournés vers l’international) participent à cette politique et signent deux rapports centrés sur les formations à la gestion : le rapport Platt et le rapport Grégoire? [5].
Le « Rapport Platt », document ronéotypé, est dirigé par le patron anglais d’une grande entreprise internationale, la Shell, J. W. Platt. Les co-auteurs sont le Dc H. Studders, spécialiste allemand de la formation des cadres, et deux Français, le PDG de Kléber-Colombes Paul Huvelin – président du CRC (Centre de recherche des chefs d’entreprise) et membre du conseil de perfectionnement de Polytechnique, ensuite président du CNPF (1966-1972)? [6] – et le professeur agrégé d’économie politique Pierre Tabatoni – premier directeur de l’IAE d’Aix-en-Provence, promu à la faculté de droit et de sciences économiques de Paris –, qui remplacent le directeur de l’Enseignement supérieur Gaston Berger, promoteur d’un rapprochement université-entreprises, qui est décédé en 1960? [7]. Le second rapport, publié sous forme d’ouvrage aux Éditions de l’UNESCO, est le fait de Roger Grégoire, conseiller d’État qui a dirigé l’Agence européenne de productivité de 1954 à 1961 et qui a auparavant été un réformateur de l’administration française en tant que directeur de la Fonction publique de 1945 à 1954? [8].
6Ces deux rapports partagent de façon plus ou moins explicite le même raisonnement. Les auteurs partent du constat selon lequel des changements économiques majeurs sont en cours. Les échanges économiques internationaux sont désormais tournés vers l’Europe et les États-Unis et non plus vers les pays colonisés. Un mouvement de concentration économique apparaît avec la fusion de nombreuses entreprises et le poids accru des multinationales. La libéralisation relative du marché a pour conséquence un monde économique moins prévisible et plus instable.
7Ces réformateurs exposent ensuite le décalage entre ces transformations économiques et les pratiques et les conceptions de nombreux dirigeants et cadres d’entreprises. Le patronat est jugé archaïque, autoritaire, protectionniste, frileux. En conséquence, « pour le progrès économique et social », ils affirment la nécessité de promouvoir un nouveau type de dirigeants formés à cette nouvelle donne.
8Contrairement à ce qu’estiment de nombreux chefs d’entreprise, ces auteurs pensent que la gestion des entreprises peut s’apprendre, que les compétences peuvent s’acquérir. Ils s’opposent au primat de la personnalité, au primat de l’apprentissage sur le tas et soulignent l’intérêt du renouveau des techniques et savoirs d’administration des entreprises : un apprentissage rationnel de haut niveau peut être réalisé.
9Selon eux, c’est dans les universités avant tout que cet enseignement doit se développer. Dans le cas français, cet ancrage universitaire permettrait de ne pas dépendre des acteurs consulaires en partie associés au patronat archaïque et de revaloriser symboliquement cet enseignement, les formations commerciales et comptables étant loin de bénéficier du prestige des formations d’ingénieurs. En outre, les réformes en cours entreprises par les fondations Ford et Carnegie dans les universités nord-américaines les rendent optimistes : la rationalisation des pratiques et la scientifisation des savoirs prend le pas sur l’empirisme dans les Graduate Business Schools universitaires au début des années 1960? [9].
10Enfin, ce renouveau de l’enseignement des affaires est porteur d’un argument démocratique. C’est la compétence acquise et non l’héritage qui doit permettre d’accéder aux postes de cadres et dirigeants d’entreprises et d’organisations. Cet élargissement social du recrutement est également perçu favorablement pour affaiblir la pensée en termes de lutte des classes.
11En France, en lien avec ces idées, en relation avec des changements déjà en cours dans les institutions de formation à la gestion et corrélativement aux réformes universitaires, une politique en faveur de la promotion de la gestion dans l’enseignement supérieur apparaît entre 1965 et 1975, symbolisée par le développement d’une filière universitaire spécifique en gestion à partir de 1968-1969, la rénovation des écoles de commerce (d’abord par HEC puis par l’ensemble des écoles supérieures de commerce)? [10] et la création de la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (FNEGE). Cette organisation, issue d’une commission du Plan et inscrite dans la loi de 1966 sur la formation professionnelle, dont la genèse a été étudiée par Marie-Emmanuelle Chessel, allie des acteurs consulaires, administratifs et universitaires? [11]. Dès son entrée en activité en 1968, sa principale action sera de financer et d’organiser des séjours de formation à la gestion en Amérique du Nord (d’une durée d’au moins un an) et ainsi de contribuer à la constitution d’un corps enseignant permanent dans les différentes institutions existantes ou nouvelles? [12]. Ces jeunes diplômés en gestion sont considérés comme un moteur déterminant de la modernisation de cet enseignement et au-delà de la modernisation économique.
Document 1. La diffusion d’une nouvelle représentation de la gestion des entreprises en 1969
Sommaire
«Management» et fonctions de gestion
Ressources et besoins des gestionnaires
La Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises
Les fonctions de gestion
Spécialisation ou déspécialisation des fonctions de gestion
La gestion au service de la petite entreprise ou du groupe international
La fonction financière dans l’entreprise
La fonction commerciale
La fonction humaine dans l’entreprise
Le contrôle de gestion
La direction générale de l’entreprise
L’informatique dans les carrières de gestion
L’enseignement de la gestion
L’UNIVERSITÉ
Comment la licence ès sciences économiques prépare-t-elle à la gestion des entreprises ?
Le centre universitaire de Dauphine
La maîtrise de gestion des entreprises à l’université d’Aix-Marseille
L’enseignement long de gestion à Montpellier
L’institut de gestion de Rennes
Les instituts d’études politiques
L’institut commercial de Nancy
L’institut européen d’études commerciales supérieures
L’institut d’études commerciales de Grenoble
Les instituts universitaires de technologie. Les départements administration des collectivités publiques et des entreprises
LES GRANDES ÉCOLES
L’école des hautes études commerciales
L’école de haut enseignement commercial pour les jeunes filles
L’école supérieure de commerce de Paris
Les écoles supérieures de commerce et d’administration des entreprises de province
L’institut supérieur de gestion de Saint-Etienne
L’école supérieure de sciences économiques et commerciales ESSEC
L’école des hautes études commerciales du Nord
LE CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET METIERS
Formation, perfectionnement et enseignements complémentaires en matière d’économie et de gestion des entreprises au CNAM
ENSEIGNEMENTS COMPLÉMENTAIRES D’AUTRES ÉTUDES
Les instituts d’administration des entreprises
L’enseignement de la gestion dans une grande école scientifique : l’école des mines de Paris
L’institut supérieur des affaires
L’institut européen d’administration des affaires
Le centre d’études littéraires supérieures et scientifiques appliquées
Faculté des sciences d’Orsay
COMMENT DEVENIR ASSISTANT DE GESTION ?
Une expérience de formation adaptée aux exigences du management moderne : l’IFAG
COMMENT DEVENIR SECRÉTAIRE DE GESTION ?
Un exemple : le centre de préparation supérieure au secrétariat – CPSS
Le perfectionnement
Formation continue et perfectionnement : une nécessité pour une gestion moderne de l’entreprise
Le centre de formation continue HEC – ISA
Le centre de perfectionnement dans l’administration des affaires
Le centre lyonnais d’études de la gestion des entreprises
L’institut supérieur des sciences économiques et commerciales
Le centre universitaire de coopération économique et sociale de Nancy
L’institut de contrôle de gestion
L’institut d’administration et de gestion
L’école nouvelle d’organisation économique et sociale
Qu’est-ce que le centre français de management ?
Source : «La gestion des entreprises. Formation et fonctions», Avenirs, n° 207-208, novembre 1969, p. 3-5.
*La revue mensuelle Avenirs est publiée depuis 1947 par le Bureau universitaire de statistiques et de documentation scolaire et professionnelle (BUS), transformé en 1970 (décret du 19 mars 1970) en Office national d’information sur les enseignements et les professions (ONISEP).
L’appropriation de la politique de renouveau de l’enseignement de gestion par de jeunes diplômés
12Cette politique donne l’opportunité à des individus, essentiellement diplômés d’écoles de commerce ou d’ingénieurs ou encore de sciences économiques et de droit, souvent formés outre-Atlantique, de se spécialiser dans une discipline de gestion et d’investir un nouveau métier de l’enseignement supérieur. Auparavant, les techniques et savoirs de gestion étaient diffusés par des praticiens (patrons, cadres, hauts fonctionnaires, organisateurs-conseils, comptables, avocats), par des spécialistes d’autres disciplines (économistes, juristes, géographes) ou encore par des professeurs de l’enseignement technique. Par cette politique, sont créées de nouvelles positions professionnelles et de nouvelles compétences s’imposent dans les établissements de formation à la gestion. Néanmoins, la position de spécialistes de ces enseignants du supérieur demeure ambivalente. Leur autonomie, qui varie selon leur institution d’appartenance, n’est que relative.
Une offre de nouvelles positions académiques
13De nouvelles positions professionnelles apparaissent ou se développent au sein de l’enseignement supérieur de gestion. Les postes temporaires ou de titulaires ainsi créés constituent des opportunités professionnelles pour de jeunes diplômés.
14Dans les universités qui sont alors en pleine réforme suite au plan « Fouchet-Aigrain » puis au mouvement de mai-juin 1968, on peut distinguer trois mouvements. Le Centre universitaire expérimental de Dauphine est créé en 1968 par le gouvernement et mis en place par Pierre Tabatoni. Des moyens spécifiques sont mis en œuvre dans l’urgence pour constituer une équipe d’une quarantaine de professeurs et maîtres-assistants et d’une centaine d’assistants? [13]. Dans les IUT, créés à partir de 1966, de nombreux capétiens et agrégés de techniques économiques et de gestion sont recrutés dans les départements de gestion des entreprises et administrations et de techniques de commercialisation? [14]. Enfin dans les Instituts d’administration des entreprises, qui dépendent des facultés de droit et de sciences économiques, la FNEGE permet de contourner les règles universitaires et finance une trentaine de postes de titulaires affectés (tardivement) à quelques IAE : essentiellement Aix-en-Provence, Grenoble et Rennes. De nombreux assistants sont en outre recrutés parmi les anciens diplômés dans les différentes UER de sciences économiques et de gestion. En 1971, la 5e section du Comité consultatif des universités « gestion des entreprises » compte 153 universitaires, et 342 dix ans plus tard.
15Dans le système très hiérarchisé des écoles de commerce, le recrutement n’est ni centralisé ni homogène. Chacune des « grandes » écoles recrute ses enseignants, le plus souvent anciens élèves, bénéficiant ou non d’une expérience professionnelle non académique, et constitue son propre corps professoral permanent (aux côtés des nombreux vacataires) : HEC annonce (avec une définition extensive) 88 permanents en 1972 (puis 106 en 1995), l’ESSEC 12 permanents (pour 72 en 1995). La FNEGE là aussi permet de financer la formation d’assistants déjà en place, d’organiser ces formations et de faciliter les recrutements. Dans le réseau des Écoles supérieures d’administration des entreprises (ESCAE), de petits noyaux d’enseignants permanents sont créés mais la FNEGE contribue moins à la formation de ces jeunes enseignants.
Document 2. Évolution de l’effectif des professeurs et maîtres de conférences en sciences de gestion depuis 30 ans [15]
Document 2. Évolution de l’effectif des professeurs et maîtres de conférences en sciences de gestion depuis 30 ans [15]
S’engager dans une discipline « utile » : une position ambivalente
16Les corps enseignants permanents spécialisés, dans leur diversité, constituent une ressource bientôt incontournable dans l’espace des institutions de formation en gestion. C’est grâce à la compétence spécifique des enseignants que les formations en gestion (et, partant, les institutions qui décernent des certifications, et les étudiants qui les détiennent) doivent acquérir plus de légitimité, tant dans le système éducatif que sur le marché du travail. Les différents acteurs de l’enseignement de gestion croient fortement en l’importance du renouveau de la pédagogie, que ce soit dans l’objectif de moderniser l’enseignement de gestion ou de valoriser et rendre crédible leur métier (enseignants permanents, directeurs d’écoles de commerce). Mais si l’autonomie pédagogique des enseignants est acceptée, d’autres dimensions du métier apparaissent plus difficiles à imposer et se révèlent être beaucoup plus conflictuelles.
17La compétence de ces enseignants, souvent acquise en Amérique du Nord, s’impose dans une organisation pédagogique repensée et réorganisée. Dans les institutions de formation, la pédagogie devient plus active, les cours se font davantage en petits groupes et les cursus sont renouvelés. Dans les ESCAE, le programme intègre de nouvelles matières : méthodologie, psychosociologie, mathématiques appliquées et l’examen national porte désormais sur une analyse de cas qui « fait appel à une sérieuse culture générale et à des connaissances techniques de niveau élevé »? [16]. Dans les grandes écoles, des départements sont autonomisés (à l’ESSEC, on en compte neuf dont sciences du management, économie, finance, sciences humaines, politique d’entreprise) et une centaine d’options sont proposées aux étudiants, allant de la « recherche opérationnelle » aux « groupes de créativité », en passant par le « marketing des services ». Dans les universités, de nouveaux cursus apparaissent (d’abord à Dauphine puis dans les unités d’enseignement et de recherche – UER – d’économie et gestion) préparant notamment à la maîtrise et au doctorat de sciences de gestion, à la maîtrise d’informatique appliquée à la gestion des entreprises.
18Mais malgré ces postes créés et le renouveau des cursus, ces nouveaux spécialistes de gestion demeurent dans une position ambivalente. Prenons le cas de l’ESSEC au milieu des années 1970.
19D’un côté, ils acquièrent une autonomie certaine en tant que spécialistes. Ils se constituent en corps professoral autonome, organisent leur recrutement entre pairs, limitent le nombre d’heures de cours pour bénéficier de temps pour les activités de recherche et de conseil et sont représentés dans le conseil d’administration de l’institution d’enseignement, aux côtés de l’Institut catholique, des représentants patronaux, des anciens élèves, et des étudiants. Ils bénéficient ainsi d’une position d’enseignants-chercheurs proche de celle instituée à l’université : autonome au niveau pédagogique et scientifique et partie prenante de l’organisation de leur institution.
20Mais de l’autre côté, différentes tensions voire crises montrent que cette autonomie est très relative. À l’occasion d’une sévère crise financière à la fin des années 1970, ils perdent leur poids décisionnel au sein de l’établissement et les patrons (après la prise de contrôle par la CCI du Val-d’Oise) redeviennent majoritaires. Leur autonomie pédagogique est remise en cause par les dirigeants de l’ESSEC. En particulier, ils sont contraints d’assurer de nombreux cours de base en première année et ne peuvent trop élever leurs exigences auprès des élèves en termes de travail tant le diplôme est quasiment acquis une fois que le concours est passé. L’ESSEC demeure une grande école traditionnelle. Cela disqualifie leur savoir et au-delà leur rôle et perturbe la croyance en leur rôle. Selon leurs trajectoires antérieures et leurs ressources, ils s’ajustent plus ou moins à cette situation et leurs engagements varient : certains acceptent ce rôle tel qu’il est imposé, d’autres passent le concours d’agrégation et deviennent professeurs des universités (tout en cumulant avec leur poste de professeur à l’ESSEC), d’autres encore s’investissent davantage dans le conseil ou encore quittent l’enseignement.
21Dans les petites écoles, la situation est différente car les enseignants permanents ne peuvent s’imposer comme un corps autonome. Ils sont insuffisamment nombreux, ont des statuts variés, et surtout, ils sont clairement dépendants de la direction de l’école (en tant que jeunes « anciens élèves » sans expérience professionnelle autre) et des représentants patronaux locaux qui financent l’établissement. Une crise ponctuelle à Rouen révèle cette dépendance économique directe. Mais là encore l’ajustement s’opère en fonction de la trajectoire antérieure.
22Dans les universités, le problème se pose autrement. Les enseignants titulaires disposent d’une grande autonomie pédagogique mais ils s’imposent difficilement comme pairs auprès des membres des autres disciplines, plutôt condescendants à leur égard. En termes de pouvoir universitaire, ils demeurent minoritaires tant qu’ils comptent peu de « professeurs » (le concours d’agrégation du supérieur en sciences de gestion ne s’ouvre qu’en 1975). Dans un système centralisé, où il est difficile d’accumuler des ressources propres et de choisir ces enseignants, les universitaires directeurs d’IAE peinent à rivaliser avec les écoles de commerce les plus prestigieuses. Quant aux assistants, un grand turn-over les caractérise étant donné l’espace des possibles professionnels qui s’offre à eux.
Issu d’une famille de petits commerçants-artisans dans une ville moyenne, X envisage au lycée de devenir professeur de langue. Il raconte que son professeur l’en dissuade, affirmant que ce n’était pas une carrière intéressante. Sans pouvoir s’appuyer sur des connaissances du système scolaire qu’auraient ses parents, comme il le précise justement, il cherche et trouve une autre voie consistant à faire une année de classe préparatoire intégrée dans l’école de commerce locale. Son responsable le convainc de l’intérêt de cette filière. Après avoir effectivement intégré cette école, il suit les trois années de formation et profite du renouveau pédagogique alors en cours (1967-1970). Sa « vocation d’enseignant » le rattrape en quelque sorte, puisque, en tant que bon élève, le directeur de l’école lui propose de devenir assistant et un an plus tard de compléter sa formation en Amérique du Nord. Comme les autres assistants d’ESCAE, c’est à Sherbrooke qu’il est censé aller se former, mais, lors d’un stage d’intégration organisé par la FNEGE en collaboration avec un professeur américain, il est « remarqué » par ce dernier qui lui propose de partir pour Northwestern réaliser le programme d’une année de formation. La vie d’étudiant sur un campus aux États-Unis associée à la découverte de la stratégie l’enchante. Souhaitant se perfectionner dans cette discipline, il s’inscrit en PhD avec l’idée de poursuivre sa formation une fois qu’il aura respecté son engagement à enseigner dans son école d’origine.
Il est intéressant ici de souligner qu’il refusera la proposition qui lui est faite d’intégrer une grande école parisienne au retour. À la fois, il lui semble « naturel » d’honorer son engagement vis-à-vis d’un directeur qui lui a permis finalement de faire cette formation (il manque d’une certaine façon de dispositions carriéristes et il lui est impossible de se comparer aux professeurs d’écoles parisiennes qu’il désigne comme « parisiens », « impressionnants », « qui en imposaient » (malgré les compétences acquises et les succès scolaires, il manque d’assurance sociale). C’est avec enthousiasme qu’il rejoint son école d’origine et impulse ses nouvelles connaissances durant quatre ans. Il repart à Northwestern pour préparer un PhD en stratégie. Il accepte au retour un poste de directeur des études dans une école de commerce de province, poste qui lui convient tout à fait sur le moment, même si a posteriori, avec un regard de spécialiste de management, il analyse ces premières années d’enseignement comme des compétences un peu « gâchées » (il n’a pas suivi un « plan de carrière » très performant). Avec son PhD en poche et plusieurs années d’enseignement, reste pour lui à accumuler une expérience en entreprise qui paraît lui manquer. Il prendra ensuite la tête de différentes institutions de formation initiale ou continue puis, deviendra enseignant vacataire dans une école de commerce de province, parallèlement à une activité de consultant en libéral, toujours spécialiste de stratégie. Conscient qu’il aurait pu mieux « valoriser » son doctorat américain, mais conscient également des propriétés secondaires associées au poste de professeur de grande école, et qu’il ne possède pas (être un ancien élève d’une grande école de commerce ou d’une école d’ingénieurs, être d’origines sociales élevées), il suggère tout le jeu social qui fonctionne dans ces positions professionnelles intermédiaires entre enseignant professionnel et manager professionnel.
À deux reprises dans l’entretien, il revient sur le fossé symbolique qui sépare « parisiens » des « provinciaux » : son complexe de provincial est vécu comme étudiant puis comme enseignant.
« L’autre chose importante à l’époque, dans le corps des étudiants, c’est qu’il y avait aussi un écart très important entre deux catégories d’étudiants : les parisiens et les autres. Et l’écart était très très fort. Cela tenait notamment au fait que les parisiens qui étaient rentrés à l’école de [Y] à l’époque étaient des gens qui n’y étaient pas candidats. En fait c’était les premiers non admis dans les écoles parisiennes qui étaient affectés sur les écoles de province relativement proches. Effectivement, c’était des gens déçus, démotivés, ils avaient toujours rêvé de faire HEC, ils se retrouvaient affectés ici et ils ne choisissaient même pas [entre telle ou telle ville]. Certains d’ailleurs habitaient, je me souviens d’un copain, certains étaient quand même des copains, certains avaient une chambre près de la gare Saint-Lazare et ils venaient tous les matins, ils repartaient le soir. C’était des gens qui avaient du mal à s’intégrer dans l’école et qui refusaient de s’intégrer à l’école, des gens qui faisaient sentir aux autres que eux étaient des parisiens et les autres étaient des petits provinciaux. Il y avait quand même ce hiatus, ce n’était jamais dramatique mais il y avait deux populations. Et les provinciaux étant soit ceux qui avaient préparé sur place dans la prépa intégrée […], ou des gens qui avaient préparé dans des lycées en province, et pour eux venir [ici] c’était bien. Alors que pour ceux qui avaient préparé HEC qui se retrouvaient affectés là-bas…[…] »
«Je voyais surtout des gens de l’ESSEC et les gens d’HEC. Et par rapport à eux c’est vrai que [notre] école, c’est quand même une école de province, et on savait qu’on n’avait pas les mêmes moyens, les mêmes niveaux, au niveau des étudiants, au niveau des profs. C’est vrai qu’il y avait un complexe, il faut être tout à fait clair. À l’époque par exemple, je n’aurais jamais imaginé… il y avait un complexe par rapport aux profs d’HEC, je ne m’imaginais pas être un jour prof à HEC, c’était impensable. Parce que ce sont des gens qui nous impressionnaient en fait. Ils venaient de Paris, c’étaient des parisiens, qui avaient déjà leur doctorat, pas nous, en tout cas pas moi. Ce sont des gens qui en imposaient un peu plus. Donc par rapport à l’ESSEC et à HEC, les profs et les gens qui géraient l’école avec moi, autour de moi les profs, faisaient un complexe, c’est clair. Qu’on ne vivait pas mal, on l’assumait tel quel ».
Source : entretien avec l’auteure.
23Dans les différents systèmes de formation, les compétences spécifiques portées par les nouveaux enseignants permanents sont devenues incontournables et un renouveau pédagogique a bien lieu durant cette décennie 1965-1975. Mais ces enseignants permanents restent dépendants de leurs tutelles patronale ou universitaire. Ces jeunes diplômés enseignants du supérieur sont essentiels dans le processus de légitimation de cette discipline « utile » inscrite dans l’enseignement supérieur, mais parce qu’il s’agit d’une discipline utile, ces spécialistes restent dans une situation paradoxale. En tant que corps ou individuellement, leurs tutelles leur reprochent ou de trop se prendre au « jeu académique » : la théorisation est jugée excessive, l’inutilité des savoirs les guette? [17] ou, à l’inverse, on leur reproche de trop se prendre au « jeu entrepreneurial » : l’utilité trop directe des savoirs leur permet en particulier de vendre leur conseil et leur connaissance directement aux entreprises, sans la médiation de l’institution scolaire (ou en l’utilisant à des fins commerciales personnelles). On déplore alors une dérive affairiste.
24Ces tensions entre logique d’entreprise et logique universitaire apparaissent de multiples façons entre institutions (on peut distinguer un pôle académique/pôle entrepreneurial), à l’intérieur des institutions (où l’on retrouve les mêmes oppositions), mais également au sein même des carrières et des activités de chacun de ces spécialistes. Au-delà de la gestion, ces tensions sont révélatrices de l’enjeu de l’académisation d’une discipline « utile ». On retrouve, comme dans le cas de la médecine étudié par Eliot Freidson, l’opposition structurante entre la dépendance envers les clients et la dépendance envers les pairs? [18]. Mais en gestion, les « clients » sont autant les dirigeants d’entreprise que les étudiants.
L’appropriation de la politique de renouveau de l’enseignement de gestion par les étudiants
25Cette politique en faveur de l’enseignement supérieur de gestion modifie les contenus enseignés et aboutit à une revalorisation des études commerciales par l’augmentation du capital scolaire exigé et par l’accroissement du capital symbolique de ces institutions de formation désormais dotées de véritables spécialistes. Mais que représente ce renouveau pour les étudiants ? Durant les études, comment appréhendent-ils ces nouvelles conceptions qui s’imposent ? En amont des études, quels sont les effets en termes de composition sociale ? Et en aval, quels changements apparaissent dans les carrières menées ?
26L’académisation des études de gestion et leur inscription dans l’enseignement supérieur sont en affinité avec une tendance de « l’esprit 68 ». Certes, domine alors un fort discours anticapitaliste, anti-entreprise, anti ordre économique établi. Mais il existe également durant cette période de contestation une critique « artiste », pour reprendre le terme de Luc Boltanski et Eve Chiapello? [19], ou « contre-culturelle », dans l’analyse de Gérard Mauger? [20], qui constitue l’un des fondements idéologiques du management des années 1970-1980. Cette critique encense les idées de liberté, de créativité et d’individualisme et a pu être interprétée comme une « lutte » contre le patronat traditionnel (propriétaire, archaïque, autoritaire) – stigmatisé par les réformateurs –, la promotion de l’autonomie des cadres compétents (qui s’oppose aux cadres autodidactes), la possibilité de certaines formes d’autogestion, la réduction des hiérarchies au sein des organisations.
27Une partie des étudiants (et des enseignants) a été très sensible à cette nouvelle façon d’investir l’univers économique et de le transformer. À l’ESSEC, le nouveau cursus autorise les étudiants à personnaliser partiellement leur formation : la diversité des options leur permet de se construire une scolarité centrée sur des enseignements a priori relativement risqués (le secteur non-lucratif par exemple), ou au contraire relativement classiques (les fondamentaux comptables)? [21]. Les étudiants ont pu s’approprier ce renouveau pédagogique, d’autant que l’institution s’adresse à eux avec subtilité (Document 4).
Document 4. S’adresser aux futurs élèves de l’ESSEC dans une ambiance contestataire
« L’École se propose essentiellement de préparer des cadres de gestion pour les entreprises commerciales et industrielles, et en général, pour les organisations de ce pays. Non que l’École soit inféodée à une puissance ou à un système économique quelconque, ni qu’elle délivre à la société industrielle dans laquelle elle vit un brevet d’humanisme. Sans se refuser à une analyse critique, qui est d’ailleurs du domaine de l’enseignement supérieur, l’École ne saurait cependant perdre de vue que sa fonction est d’abord de maîtriser les problèmes de toute nature, dont la solution conditionne ‘hic et nunc’ une bonne gestion des organisations que celles-ci poursuivent ou non un but lucratif. Ne pas admettre ce postulat en entrant, c’est se tromper de porte » (p. 5).
La description des années d’études insiste sur l’individualisation de la formation et le caractère actif des études ; l’allusion au corps enseignant est ambiguë : ils représentent la compétence au service de l’étudiant :
« Durant deux années de spécialisation, précise la brochure de l’ESSEC, un choix très vaste est offert aux élèves entre des cours aussi divers que la théorie financière et la conduite de réunion ; entre des trimestres de cours et des trimestres de stages ; entre des cours très conceptuels et des cours très appliqués ; entre des séminaires d’étude et de réflexion et des exercices pratiques sur le terrain. L’obligation du choix est une des constantes de la vie des affaires ; l’élève de l’ESSEC aura à l’exercer ainsi très tôt, en fonction d’objectifs raisonnés qu’il se sera fixés lui-même en toute liberté, mais avec l’assistance, à chaque fois qu’il le jugera utile, du corps professoral permanent de l’École » (p. 23).
Source : Archives FNEGE, I.8C, Brochure de présentation de l’ESSEC, 1974-1975.
28Durant la formation, certes les étudiants doivent apprendre un certain nombre de nouveaux savoirs de gestion. Mais l’investissement scolaire et académique n’est pas primordial : dans l’obtention du diplôme, les notes sont peu déterminantes (sauf les notes éliminatoires). D’autres critères interviennent telle la participation active aux associations. De la même façon que pour les cours, les élèves sont autonomes dans le choix de leurs investissements extra-scolaires fortement encouragés : dans le BDE (bureau des élèves) qui anime les promotions et organise fêtes et séjours de vacances, mais aussi, surtout à partir du début des années 1980, dans de nombreuses associations, de la junior entreprise à la troupe de théâtre, en passant par l’association humanitaire ou sportive? [22].
29Cette académisation de l’enseignement de gestion ne signifie donc pas une intellectualisation généralisée des études : le rôle de la pratique et de la technique est toujours valorisé. On observe cela avant tout dans les écoles, mais très rapidement, les formations universitaires ont suivi cette tendance. Selon leurs ressources, leurs goûts socialement constitués, les étudiants de gestion vont vivre leurs études sur un mode plutôt intellectuel ou plutôt entrepreneurial, avec tout un continuum possible. L’un des possibles, hétérodoxe, étant de devenir enseignant du supérieur en gestion. Yves-Marie Abraham propose une analyse de la conversion du souci scolaire au sérieux managérial des élèves d’HEC du milieu des années 1990 qui insiste justement tant sur la diversité des façons d’investir HEC étroitement liée aux capitaux hérités (le repli sur soi des égarés plutôt enfants d’enseignants qui restent dans le jeu scolaire, l’installation des héritiers de la bourgeoisie d’affaires parisienne – les « stars » –, la marginalité intégrée des jeunes issus de la bourgeoisie parisienne du pôle public, le surinvestissement dans le jeu des dévots issus de la petite bourgeoisie provinciale) que sur l’action homogénéisante de l’école (le souci managérial s’impose en fin de scolarité)? [23].
30Au-delà des appropriations par les étudiants de ce renouveau, est-ce que de nouveaux publics s’y investissent ? Un premier constat d’inertie s’impose. Le recrutement social bouge peu dans les écoles ou, plutôt, suit les transformations socio-économiques (avec moins d’enfants d’indépendants et plus d’enfants de cadres supérieurs) puisque le capital économique demeure primordial? [24]. Deuxième constat, réalisé dans les années 1980 à propos du public des MBA britanniques : munis d’un même diplôme certifiant une compétence spécifique en gestion des affaires, les étudiants réalisent des carrières plus ou moins prestigieuses et fortement corrélées au capital socio-économique initial? [25].
31Néanmoins des transformations importantes sont à souligner. Avec ce renouveau des études, et la hausse du niveau scolaire, ces formations se sont féminisées. Alors même que les formations sont ségrégées jusqu’au début des années 1970, on atteint très rapidement des proportions équilibrées d’hommes et de femmes. En revanche, le même diplôme ne leur donne pas accès aux mêmes carrières professionnelles. Elles accèdent davantage à des métiers d’études, de conseil et exercent proportionnellement davantage dans des secteurs plus marginaux économiquement mais où les postes de cadres s’accroissent durant les années 1980? [26]. Rares sont celles qui dirigent une grande entreprise ou accèdent au « top management ». Autre transformation : du fait de la fonction sélective des écoles (tant par le passage par la « prépa » que par l’opacité et la complexité du système de formation), on trouve désormais dans ces formations davantage de jeunes issus de famille dotées en capital culturel, en particulier des enfants d’enseignants? [27].
32En ce qui concerne les étudiants formés à la gestion dans les universités, nos connaissances sont faibles alors même qu’ils sont les plus nombreux (Document 5). Soulignons que la forte progression des effectifs en sciences de gestion entre 1994 et 2001 (de 33 642 à 59 607 étudiants inscrits dans les trois cycles) s’accompagne d’une féminisation (l’équilibre entre les sexes est atteint à partir de 1998) et est corrélative d’une baisse du nombre d’inscrits en sciences économiques (de 66 054 à 53 998 sur la même période)? [28]. Leurs positions professionnelles varient très fortement en fonction du niveau d’étude atteint : l’étudiant d’IUT Techniques de commercialisation a de forte probabilité de devenir technicien, tandis qu’un titulaire de DESS de marketing ou de finance pourra dans une plus large mesure atteindre une position de cadre supérieur après quelques années d’expérience? [29]. Selon le genre, les origines sociales, la formation suivie, le mode d’investissement des études (ou du para-scolaire), les devenirs professionnels sont donc extrêmement contrastés? [30].
33Ces derniers constats nous incitent à conclure sur la fonction sociale et économique de l’académisation de disciplines de l’enseignement supérieur « utiles », telle la gestion. Ce renouveau et cette revalorisation de l’enseignement de gestion, rendus possibles par la création d’un corps enseignant permanent, ont accompagné le mouvement de massification de l’enseignement supérieur (comme les autres disciplines nourrissant le marché du travail non académique). Ce renouveau a permis, au vu des devenirs professionnels des étudiants, une diffusion des schèmes de gestion dans différents secteurs et à différents niveaux hiérarchiques et cela tout en préservant le rôle de tri social, en termes de genre et d’origines sociales, opéré par le système éducatif puis renforcé dans la carrière professionnelle. Ce processus s’est réalisé dans une période de transformations économiques, suite à une politique offensive, mais aussi en articulation, non sans contradictions et paradoxes, avec les mouvements sociaux, culturels et intellectuels des années 1960-1970.
Document 5. Les différentes filières de formation en gestion en France : effectifs des étudiants inscrits en premier, second et troisième cycles en 1998-1999
Sur les 359 662 étudiants inscrits dans une filière dite de gestion, 64 % sont inscrits en premier cycle (principalement pour obtenir un BTS ou un DUT), 31 % sont inscrits en deuxième cycle (principalement dans une école de commerce) et 5 % sont inscrits en troisième cycle (principalement en DESS)
Document 6. L’institutionnalisation d’un « enseignement supérieur de gestion » : Indicateurs des évolutions terminologiques
Notes
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[*]
Maître de conférences de sociologie à l’Université de Nantes (Centre Nantais de Sociologie).
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[1]
Cet article est issu d’une communication présentée lors de la Deuxième journée annuelle d’histoire de l’éducation du Service d’Histoire de l’Éducation de l’INRP « L’utilité des études », 12 mai 2003. Il s’appuie sur une thèse : F. Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome. Le monde des formations en gestion entre universités et entreprises en France. Années 1960-1990, thèse de doctorat de sociologie (dir. M. Offerlé), Université de Paris I, 2003.
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[2]
En mettant ici l’accent sur cette politique, nous sous-estimons de fait les actions « d’en bas » : le rôle de spécialistes investis ou non dans les IAE, ou encore l’action des anciens élèves à HEC ou l’ESCP. Pour une mobilisation dès le début des années 1950, voir par exemple le cas de Stephan Cambien (1925-1988), créateur en 1953 puis président de l’École d’Administration des Affaires des Facultés catholiques de Lille. Cf. P. Fridenson, « Les trois âges de l’entreprise vus par André Courtaigne (1965) », Entreprises et Histoire, n° 55, juin 2009, p. 124-126.
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[3]
P. Fridenson et L. Paquy, « Du haut enseignement commercial à l’enseignement supérieur de gestion (XIXe–XXe siècles) », in P. Lenormand (dir.), La Chambre de commerce et d’industrie de Paris 1803-2003, t. II : Études thématiques, Genève, Droz, 2008, p. 199-257.
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[4]
Sur la configuration belge, cf. K. Bertrams, Universités et entreprises. Milieux académiques et industriels en Belgique (1880-1970), Bruxelles, Le Cri Éditions, 2005.
-
[5]
J. W. Platt (dir.), Problèmes et perspectives de la formation à la gestion des entreprises en Europe, Paris, OCDE, 1963. R. Grégoire, Les sciences sociales dans l’enseignement supérieur : Administration des entreprises, Paris, UNESCO, 1964.
-
[6]
Who’s Who in France, 1990-1991, p. 882-883.
-
[7]
Pour une analyse de la trajectoire de Gaston Berger, cf. V. Guiader, « Gaston Berger, un promoteur multipositionnel des sciences sociales (1953-1960) », in N. Defaud et V. Guiader (dir.), Discipliner les sciences sociales. Les usages sociaux des frontières scientifiques, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 47-70.
-
[8]
Who’s Who in France, 1985-1986, p. 671. R. Grégoire contribue aussi à mettre en œuvre la politique de promotion sociale issue de la loi de 1959. Cf. F. F. Laot, « La promotion sociale des femmes. Le retournement d’une politique de formation d’adultes au milieu des années 1960 », Le Mouvement Social, n° 232, juillet-septembre 2010, p. 31-32.
-
[9]
Sur les conditions de la réforme des Business Schools nord-américaines et notamment pour une analyse du rapport Gordon et Howell de 1959 commandité par la fondation Ford, cf. F. Cochoy, Une histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris, La Découverte, 1999, p. 166-178.
-
[10]
P. de Fournas, Quelle identité pour les grandes écoles de commerce françaises ? (HEC, ESSEC, ESCP), thèse de doctorat de sciences de gestion (dir. M. Berry), École Polytechnique, 2007.
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[11]
M.-E. Chessel et F. Pavis, Le technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion, Paris, Belin, 2001, p. 23-82. Pour un récent témoignage d’une proche de M. Debré, cf. F. Dulery, « Une œuvre d’intérêt national : la loi du 3 décembre 1966 d’orientation et de programme sur la formation professionnelle », in É. Bussière (dir.), Michel Debré, un réformateur aux Finances (1966-1968), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006.
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[12]
Entre 1968 et 1979, on compte 340 bénéficiaires de formations en gestion aux États-Unis et au Canada (principalement au Québec). 158 ont pu être interrogés par questionnaires : 97 % sont des hommes ; un tiers sont titulaires d’un diplôme d’études supérieures, un tiers d’un diplôme d’école d’ingénieurs, un tiers d’un diplôme d’école de commerce ; 69 % ont moins de trente ans au moment de leur formation outre-Atlantique ; près de la moitié ont une expérience dans l’enseignement et près de la moitié une expérience professionnelle autre.
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[13]
À la même période, un même recrutement extraordinaire a lieu au Centre de Vincennes. Cf. C. Soulié (dir.), Une université à détruire : les origines et le destin du Centre universitaire expérimental de Vincennes, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, à paraître en 2011.
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[14]
Le CAPET gestion des entreprises et des collectivités est créé en 1951, l’agrégation des techniques économiques et de gestion en 1962.
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[15]
Les archives de la FNEGE sont désormais consultables aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix.
-
[16]
Archives CCIP, fonds ESCP, Groupement des directeurs d’ESCAE, Rapport de la commission d’études pour la réforme des programmes, 27 février 1968, p. 24.
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[17]
C’est dès le début des années 1980 que cette critique apparaît aux États-Unis, notamment dans la Harvard Business Review. Cf. H. Mintzberg, “Former des managers et non des diplômés de MBA”, in Le management, voyage au centre des organisations, Paris, Éditions d’Organisation, 1998 (1ère édition américaine 1989), p. 125-147. Et, du même auteur, Des managers, des vrais ! Pas des MBA. Un regard critique sur le management et son enseignement, Paris, Éditions d’Organisation, 2005.
-
[18]
E. Freidson, La profession médicale, Paris, Payot, 1984.
-
[19]
L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
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[20]
G. Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la ‘génération de mai 68’ », in Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (Curapp), L’identité politique, Paris, PUF, 1994, p. 206-226.
-
[21]
Une évolution similaire a eu lieu à l’ESCAE d’Amiens au début des années 1970 mais elle fut de courte durée, la CCI locale congédiant le directeur.
-
[22]
G. Lazuech, L’exception française. Le modèle des grandes écoles à l’épreuve de la mondialisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 173-268.
-
[23]
Pour un regard indigène distancié sur la scolarité à HEC au milieu des années 1990, cf. Y.-M. Abraham, Du souci scolaire au sérieux managerial, ou comment devenir un “HEC” ? Enquête sur l’École des Hautes Études Commerciales, mémoire HEC, Département Management et Ressources Humaines, juin 1997, repris dans « Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comme devenir un HEC », Revue française de sociologie, vol. 48, janvier-mars 2007, p. 37-66.
-
[24]
M. Euriat et C. Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, vol. 36, juillet-septembre 1995, p. 403-438.
-
[25]
R. Whitley, A. Thomas, J. Marceau, Masters of business. The making of a new elite?, Londres, Tavistock Publications, 1981.
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[26]
P. Bouffartigue et C. Gadea, Sociologie des cadres, Paris, La Découverte, 2000, p. 44-50.
-
[27]
V. Languille, « L’ESSEC, de l’école catholique des fils à papa à la grande école de gestion », Entreprises et Histoire, n° 14-15, juin 1997, p. 47-65.
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[28]
Données du Ministère de l’Éducation nationale (http://www.infocentre.education.fr/acadoc/).
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[29]
Sur l’insertion professionnelle différenciée des étudiants de gestion, cf. FNEGE, Observatoire des formations à la gestion, 2000, p. 50-70 et « Les formations à la gestion en France : le paysage actuel », CEREQ, novembre 1995, 5 p.
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[30]
Pour une étude centrée sur les étudiants, cf. la thèse en cours de B. Le Gall (sous la direction de G. Mauger et C. Soulié), « La construction de ‘l’offre’ et de la ‘demande’ de formations en économie et gestion ».