Notes
-
[*]
Professeur d’histoire à l’Université du Wisconsin-Madison. Traduit de l’anglais par Céline Grasser.
- (1)S. SONTAG, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 18.
- (2)Ibid., p. 37.
- (3)O. WIEVIORKA, Histoire du débarquement en Normandie. Des origines à la libération de Paris 1941-1944, Paris, Le Seuil, 2007.
- (4)M. BERGÈRE, « Français et Américains en Basse-Seine à la Libération (1944-1946) : des relations ambivalentes », in Y. DENECHÈRE et J.-L. MARAIS (dir.), Les Étrangers dans l’Ouest de la France, XVIIIe - XXe siècles, Colloque de Cholet 25-26 juillet 2002, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
- (5)E. COQUART, La France des GI’s : histoire d’un amour déçu, Paris, Albin Michel, 2003, p. 74.
- (6)Archives Municipales Le Havre, FC H4 15-6.
- (7)Ibid.
- (8)Ibid.
- (9)Ibid.
- (10)R. TORRENT, « L’image du soldat américain en France, de 1943 à 1945 », in F. COCHET, M.-C. GENET-DELACROIX, H. TROCMÉ (dir.), Les Américains et la France (1917-1947), Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, p. 239.
- (11)Archives Nationales (AN), F1a 4023, Rapports du Commissaire de la République, Marseille, 15 juillet 1945.
- (12)Service historique de la Gendarmerie nationale, Fort de Charenton, Troisième Légion R/2 1944-45, Rouen, 027720, Synthèse mensuelle, février 1945.
- (13)J. EDWARDS et C. WINKLER, « Representative Form and the Visual Ideograph : The Iwo Jima Image in Editorial Cartoons », Quarterly Journal of Speech, 1997, p. 289-310.
- (14)AN, F1a 4005.
- (15)Normandie, 25-26 août 1945. Voir M. BERGÈRE, « Français et Américains », art. cit.
- (16)C. FINNEGAN, Picturing Poverty : Print Culture and FSA Photographs, Washington, Smithsonian Books, 2003, p. 170,242.
- (17)A. CORNBISE, « American Armed Forces Newspapers in World War Two », American Journalism, été 1995, p. 213-224.
- (18)Stars and Stripes, 24 juin 1944.
- (19)Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, Fonds actualités, Boîte XXXII, Presse américaine, D. FLEESON, « Into the Heart of France », s.l.n.d. Doris Fleeson dit de la campagne normande peu après le débarquement : « J’étais à nouveau frappée, comme je l’étais souvent en France, par l’absence d’hommes. On ne voyait en relativement grand nombre que les très vieux. Presque tous les hommes français étaient prisonniers de guerre, au travail obligatoire, au maquis – occupés à toutes sortes de choses, et un peu partout, sauf avec leur famille ».
- (20)L’ouvrage de référence est : E. SAID, L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, 2e éd., Paris, Le Seuil, 2005.
- (21)Cf. C.S. MAIER, Among Empires : American Ascendancy and its Predecessors, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006.
- (22)N. FERGUSON, Colossus : The Rise and Fall of the American Empire, New York, Penguin Books, 2004, p. 66-68.
- (23)Ibid.
- (24)R. WESTBROOK, « “I want a Girl, Just Like the Girl That Married Harry James” : American Women and the Problem of Political Obligation in World War II », American Quarterly, décembre 1990, p. 587-614.
- (25)Stars and Stripes, 28 août 1944.
- (26)Stars and Stripes, 24 août 1944.
- (27)France Libre, 26 août 1944.
- (28)Ce Soir, 27 août 1944.
- (29)E. COCQUART, La France des GI’s, op. cit., p. 74-75.
- (30)Stars and Stripes, 24 août 1944.
- (31)Les GIs utilisent des préservatifs pour garder leur arme propre.
- (32)La France Libre, 22 septembre 1944.
- (33)L. CAPDEVILA, « The Quest for Masculinity in a Defeated France, 1940-1945 », Contemporary European History, novembre 2001, p. 423-445.
- (34)M. KELLY, « The Reconstruction of Masculinity at the Liberation », et C. LAURENS, « “La Femme au turban” : les femmes tondues », in H. R. KEDWARD et N. WOOD (eds.), The Liberation of France : Image and Event, Oxford, Berg Publishers, 1995; F. VIRGILI, La France « virile » : des femmes tondues à la Libération, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2000.
- (35)F. VIRGILI, La France « virile », op. cit., p. 301.
- (36)Ibid., p. 303.
- (37)Ibid., p. 306.
- (38)Ibid., p. 304.
- (39)Voir C. COLLIN, « L’attitude des résistants face aux “libérateurs” américains : un mélange d’admiration et de méfiance », in Les Américains en Lorraine, septembre 44-mai 45. Actes du colloque historique franco-américain, novembre 1989, p. 102.
- (40)Ibid., p. 102. Voir aussi Institut d’Histoire du Temps Présent, Série ARC, Fonds Émile, Témoignages de Vincent Auriol, Edouard Froment et Juste Evrard.
- (41)Ibid.
- (42)L. CAPDEVILA, « Quest for Masculinity », art. cit., p. 444-445.
- (43)F. VIRGILI, La France « virile », op. cit., p. 15.
- (44)R. BARTHES, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957, p. 215,230,231 et 9 respectivement.
- (45)L. GUILLOUX, Salido, suivi de OK, Joe !, Paris, Gallimard, rééd. Folio, 1976, p. 146.
- (46)Ibid., p. 107,111.
- (47)Ibid., p. 151.
- (48)Ibid., p. 108.
- (49)Ibid., p. 111.
- (50)Ibid., p. 111.
- (51)Ibid., p. 152.
- (52)A. KAPLAN, « Introduction », in L. GUILLOUX, OK, Joe !, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. XI. Voir aussi A. KAPLAN, L’Interprète, Paris, Gallimard, 2007; J. R. LILLY, La Face cachée des GIs, Paris, Payot, 2003.
- (53)L. GUILLOUX, Salido, suivi de OK, Joe !, op. cit., p. 145.
- (54)Ibid., p. 198-199.
- (55)Ibid., p. 166.
- (56)Ibid., p. 222.
- (57)« President Addresses the Nation in Prime Time Press Conference », Communiqué de presse, 13 avril 2004, http :// www. whitehouse. gov/ news/ releases/ 2004/ 04/ 20040413-20. html.
1La photo d’un GI américain extatique entouré de femmes françaises en pleine adoration est devenue une icône de la libération de l’Europe en 1944. [Fig. 1] En tant que telle, ce que j’appelle la « photo de GI » montre parfaitement combien la photographie façonne profondément la mémoire nationale. Ce type d’image est si fortement inscrit dans la mémoire américaine qu’il fonctionne comme une évocation des guerres « justes » du passé. Il semble rappeler une époque où les Français faisaient bon accueil aux Américains sur leur sol, où ils étaient reconnaissants, plutôt que soupçonneux, à l’égard des incursions menées par les États-Unis partout dans le monde. Si de nombreux Américains ont été surpris par la réticence française à prendre part aux opérations militaires en Irak, c’est parce qu’ils ont accepté précisément cette conception de la Seconde Guerre mondiale comme une guerre « juste ».
2L’objectif de cet article est d’explorer l’histoire de cette photo de GI et, en particulier, la manière dont elle a été utilisée pour conférer une apparence de banalité trompeuse aux relations extérieures des États-Unis qui, jusqu’à nos jours, justifie leur domination impériale. La photo de GI tire sa force de l’idée très répandue voulant que la photographie dise la « vérité » de ce qu’elle a vu. Comme l’écrit Susan Sontag dans Sur la photographie, « une photographie passe pour une preuve irrécusable qu’un événement donné s’est bien produit » [1]. Elle revendique, en d’autres termes, la valeur de vérité irréfutable de l’expérience – de ce que l’appareil photographique a vu. En outre, affirme Susan Sontag, la photographie défie la continuité narrative. Avec elle, « le monde se transforme en une suite de particules libres, sans liens entre elles; et l’histoire [...] devient un ensemble d’anecdotes » [2]. La photographie nie ainsi sa propre situation au sein d’un réseau de sens historique et devient à la place un « moment dans le temps », dépourvu d’origines idéologiques et doté de pouvoirs transcendants. La tâche de l’historien consiste alors à réfuter cette qualité anhistorique de la photographie en situant l’image au sein d’un réseau spécifique de sens, et à retracer son contexte de production matériel et historique, son déploiement au sein d’un champ visuel et textuel particulier, ainsi que les interprétations et les identifications qu’elle favorise chez le spectateur, ici, les soldats et le public américains.
3Je commencerai par montrer que la photo de GI a contribué à gommer certains des éléments les plus gênants de la présence américaine en France au cours des années 1944-1946, parmi lesquels les violences commises par les GIs contre la population française. J’analyserai ensuite en détail l’apparition de la photo de GI dans le journal militaire Stars and Stripes. Mon attention se portera essentiellement sur deux éléments visuels structurant le rôle de ce type de photo en tant qu’instrument impérial : d’une part, la reprise de la figure rhétorique orientaliste désignant le pays occupé comme féminin, et, d’autre part, la représentation de la relation franco-américaine en termes hétérosexuels. J’explorerai également la manière dont Stars and Stripes sape la virilité française en confrontant sa couverture de la libération de Paris avec celle de six journaux français. Enfin, afin d’examiner les tentatives françaises de récupération de l’autorité masculine, je comparerai la photo de GI avec une autre image courante de la libération en France, celle de la tondue, ou femme rasée.
La photo de GI (Bibliothèque Historique de la Ville de Paris)
La photo de GI (Bibliothèque Historique de la Ville de Paris)
4Globalement, il s’agira pour moi de montrer le caractère central des normes de genre dans les conceptions publique et militaire de la mission américaine en Europe. Précisément au moment où leur rôle politique de superviseurs de l’Europe les appelle à la « grandeur », sont proposées aux GIs, et par la suite au public américain, des images photographiques qui les encouragent à se penser comme les maîtres du monde. Alors qu’ils en viennent à être perçus en termes genrés traditionnels comme des chevaliers aux brillantes armures, leur domination acquiert un caractère naturel et est assimilée à une « bonne » chose. Les normes de genre, telles qu’elles s’articulent dans les relations hétérosexuelles, contribuent par là à formuler les ambitions impériales américaines durant cette période cruciale d’un point de vue géopolitique.
L’autre face de la présence américaine en France
5L’offensive du jour J et la victoire américaine en Europe en sont venues à être connues dans la culture de masse contemporaine comme une épopée placée sous le signe de la « destinée ». L’image du GI contribue cependant à la mise en œuvre d’une tromperie dérangeante. La photographie le présente comme un protecteur viril arrivé sur les rivages de la France simplement – et ce simplement est important – pour secourir des demoiselles en détresse. Cette vision romanesque de l’arrivée des Américains légitime des hiérarchies de pouvoir en train de changer en donnant aux débarquements l’apparence du « sauvetage » d’une nation féminine. En réalité, l’offensive américaine implique un conflit à la fois avec la population locale et avec le gouvernement français.
6Si les Normands accueillent les GIs avec joie le jour J, les problèmes ne tardent guère à apparaître [3]. Les bombardements intensifs et les combats sur le terrain laissent des milliers de civils affamés et sans abri, tandis que l’aide est lente à venir. Un marché noir florissant garnit les poches d’Américains déjà bien approvisionnés, ce qui suscite des rancœurs parmi les Français, certains croyant même que les États-Unis bloquent à dessein la reconstruction pour des raisons d’impérialisme économique [4]. Les libérateurs boivent trop, font trop de bruit, conduisent leurs jeeps trop vite, prennent part à des bagarres de rue et à des vols, et poursuivent les femmes de leurs assiduités. Comme le dit une plaisanterie normande à ce moment : « Avec les Allemands, les hommes devaient se camoufler. Quand les Américains sont arrivés, il a fallu cacher les femmes » [5].
7La ville du Havre constitue un exemple type. Port le plus actif pour les Américains en termes de transport aussi bien de troupes que de matériel de guerre, Le Havre voit transiter, entre octobre 1944 et octobre 1945, près de quatre millions de soldats quittant le théâtre européen des opérations ou y arrivant. Les violences contre la population civile atteignent leur apogée durant l’été 1945. Le 11juin, par exemple, la main courante du commissariat de police recense six incidents d’entrées par effraction, dont deux avec coups et blessures et deux avec vol, ainsi que quatre autres agressions et deux autres vols – qui tous sont le fait de soldats américains : « Attaqués, dévalisés, écrasés, dans la rue, chez soi, voilà le régime de terreur que nous subissons de la part de bandits en uniforme qui occupent notre ville » [6], écrit un Havrais dans une lettre furieuse au maire de la ville. Dans une pétition adressée à Pierre Voisin au nom d’une entreprise locale, signée par dix-huit ouvriers, le représentant de la firme demande davantage de sécurité pour ses employés, « dont les femmes et les enfants sont terrorisés par les agressions à peu près quotidiennes qui ont lieu à proximité de leur domicile » [7]. « Avons-nous subi les bombardements libérateurs alliés pour être peut-être un de ces jours tués par des soldats américains ? », demande M. Le Bras, un autre habitant de la ville [8]. Dans un article célèbre publié dans le magazine Life en décembre 1945, Joe Weston cite le propriétaire d’un café du Havre qui, récemment agressé par un soldat américain, décrit ainsi la présence de ces derniers : « Nous avons ouvert grand nos bras pour serrer nos libérateurs sur nos cœurs. Nous avons accepté le don de la libération comme un grand ami accepte un présent d’un autre grand ami. Aujourd’hui mes bras pendent à mes côtés et mon cœur est devenu de pierre. Nous nous attendions à trouver des amis qui ne nous rendraient pas honteux de notre défaite. Au lieu de cela, sont arrivés l’incompréhension, l’arrogance, un incroyable manque de savoir-vivre, et des crâneries de conquérants » [9].
8Ce type de plainte ne se limite malheureusement pas au Havre. Un tour d’horizon plus général de la population française en octobre 1944 révèle sa perception des Américains comme prétentieux et méprisants à son égard [10]. En outre, les commissaires de la République mis en place par le Gouvernement provisoire de la République française remplissent leurs rapports pour la période 1944-1945 de réclamations portant sur la violence des GIs. Dans d’autres villes où les soldats américains sont présents en nombre, en particulier Reims et Marseille, « le relâchement de la discipline chez les troupes alliées » constitue un problème croissant. Le commissaire de Marseille, par exemple, rapporte des « agressions contre des personnes, même à domicile. Des femmes attardées dans les rues sont assaillies », tandis que « le scandale de la prostitution ne fait que s’accroître » [11]. Les rapports de la gendarmerie sont également remplis de récits évoquant des agressions, des vols et des viols commis par des Américains au cours des années 1944 et 1945. Citons à titre d’exemple le compte rendu qui apparaît dans un rapport enregistré par la Troisième Légion de Rouen en février 1945 : « Le 30janvier un officier américain, pris de boisson, s’est introduit la nuit chez M. Lelièvre à Chef-du-Pont et a demandé à sa femme d’avoir des relations sexuelles avec lui. Sur son refus, il a saccagé le mobilier et tiré plusieurs coups de revolver » [12].
9Dans ce contexte, la photo de GI montre bien le pouvoir qu’a la photographie de gommer les conflits existant entre les soldats américains et la population civile française, ainsi que les traces éphémères de ces conflits dans la mémoire nationale. En tant que cliché visuel, sa seule concurrente est la photo d’Iwo Jima qui apparaît sur des millions d’affiches au cours des dernières années de la guerre [13]. Cette image représente l’héroïsme américain dans le Pacifique, tout comme la photo de GI symbolise la « guerre juste » en Europe. Toutes deux contribuent à rassurer les Américains quant à leurs buts de guerre. J’aimerais montrer ici que ce genre d’images – qui exploite le photojournalisme à des fins de propagande– sert également à légitimer un nouveau rôle impérial au profit des États-Unis en Europe.
10L’objectif immédiat et le plus pressant de la mission américaine en France est d’éradiquer la menace nazie et de détruire le fascisme. Mais l’action des États-Unis a également des motivations idéologiques : il s’agit pour eux d’assumer un rôle dirigeant mondial en « protégeant » l’Europe du communisme. Dans leurs efforts pour réaliser ces objectifs, ni Franklin Delano Roosevelt ni Winston Churchill ne s’engagent en faveur d’une France libre, mais ils prévoient la mise en place d’une administration militaire anglo-américaine dans le pays. Aucun des deux ne reconnaît officiellement Charles de Gaulle, malgré le contrôle qu’il exerce sur une grande partie de la Résistance française et sur le Comité français de libération nationale. Quand les Alliés débarquent en Normandie en juin 1944, de Gaulle n’est prévenu qu’à la dernière minute, et ne reçoit aucune assurance quant à la souveraineté française. En réponse, il installe des commissaires à des postes locaux et régionaux, obtenant une forme d’autorité sur la France d’une manière qui est, à proprement parler, « illégale ». Ces commissaires se plaignent souvent d’ingérences américaines en matière d’initiatives gouvernementales, comme de procéder à des arrestations ou d’imposer des élections municipales [14]. Les Alliés sont progressivement obligés d’abandonner leurs plans d’administration militaire en France, mais ne reconnaissent pas la République de De Gaulle avant octobre 1944 et, même alors, seulement en tant qu’autorité temporaire de fait, plutôt que de droit.
11En effet, malgré les apparences, les États-Unis ne sont pas engagés dans une simple mission de libération. Bien qu’ils ne soient pas devenus une puissance souveraine, ils profitent de leur présence militaire pour contrôler une grande partie de la vie politique, économique et sociale française durant les années 1944-1945. De leur côté, les Français s’offusquent de leur position internationale déclinante. Selon un officier de police, ses compatriotes « ne comprennent pas que la France n’occupe plus dans le concert mondial la place que ses sacrifices, son histoire, son expérience des grandes questions internationales lui donnent le droit de tenir ». Un éditorial normand d’août 1945 compare en ces termes la France et l’Amérique : « Affaiblie, ayant du mal à retrouver son équilibre, consciente cependant de son passé et de ses forces futures, la France souffre de tout ce qui paraît atteindre sa fierté et son intégrité nationale. Or nous avons un peu l’impression que les États-Unis, glorieux à juste titre de leurs jeunes, victorieuses et sensationnelles forces, croient apporter au monde un nouvel évangile » [15].
L’apparition de la photo de GI dans Stars and Stripes
12En représentant symboliquement la réaction française à l’égard des Américains comme une étreinte heureuse, la photo de GI non seulement nie certaines vérités concernant la libération, mais neutralise également des tensions politiques complexes. Prise sous cet angle, l’image de GI illustre la manière dont le photojournalisme en temps de guerre devient, aux mains de l’armée américaine, un instrument impérial. Se pose alors la question de savoir où et comment ce type de photo apparaît au cours de l’année 1944.
13J’aborderai pour commencer l’aspect matériel de la production de la photo de GI, qui est étroitement liée à la popularité croissante du photojournalisme dans les années 1930. Deux avancées technologiques rendent possible un nouveau genre de photojournalisme dans l’entre-deux-guerres. Est d’abord mise au point la technique de la similigravure, qui permet la reproduction à faible coût de photos de très bonne qualité dans les magazines et les journaux. Puis vient la création de l’appareil photographique 35 mm, ou format 24 x 36. Avec la vitesse plus élevée de son obturateur et sa taille extrêmement réduite, cet appareil autorise la prise de vue discrète sur le vif. Conséquence de ces développements et de la popularité croissante parmi les Américains des informations en images, le magazine Life naît en novembre 1936, suivi six semaines plus tard par son concurrent Look [16]. La Seconde Guerre mondiale est de ce fait une des toutes premières guerres de l’histoire à être couverte par des photographes travaillant aux côtés des soldats en train de combattre. La photo de GI est partie intégrante de cette révolution au sein du photojournalisme. Sa large propagation ne fait que renforcer son apparence d’image prise sur le vif : partout les GIs semblent recevoir des baisers donnés sous l’inspiration du moment. En réalité, cependant, ce type de photo a une histoire précise qui peut être retracée en examinant le champ visuel, ou contexte photographique, dans lequel il prend forme.
14La première idée venant à l’esprit consiste à penser que la photo de GI est née au sein du photojournalisme de l’époque destiné aux masses, par exemple dans les magazines Life ou Look. Ce type de photo n’apparaît cependant pratiquement pas dans l’œuvre des deux photographes les plus connus de Life couvrant le théâtre des opérations européen, Robert Capa et Margaret Bourke-White. Il semble plutôt avoir émergé très rapidement après le jour J dans la presse militaire américaine, en particulier dans le journal Stars and Stripes. Considéré comme le plus important des journaux officiels pour GIs, ce dernier est produit spécifiquement pour les troupes en Europe avec l’approbation du gouvernement américain. Sa mission, telle qu’elle est énoncée dans le premier numéro, est de fournir « un symbole des choses pour la préservation et la propagation desquelles nous nous battons dans ce monde menacé. [Stars and Stripes] représente la pensée et l’expression libres d’un peuple libre ». Dans le même temps, à la demande expresse du général Dwight Eisenhower, pour qui seuls des « articles honnêtes » sont susceptibles d’entretenir la confiance dans le haut commandement, le journal ne doit pas pratiquer une propagande trop flagrante [17]. Véhiculant une idée de réalisme, le photojournalisme devient un élément clé de l’approche choisie par Stars and Stripes pour rendre compte du conflit. Les photographies du journal ont l’air « honnêtes », alors même qu’elles nourrissent la version idéalisée de la guerre de l’armée américaine.
15Le 24juin 1944, quelques jours seulement après le débarquement en Normandie, les trois premiers exemplaires de la photo de GI font leur apparition dans Stars and Stripes. Ces prototypes montrent des soldats américains accueillis par des femmes et des enfants radieux. « Partout les troupes alliées progressent, elles sont accueillies joyeusement par les Français libérés » [18], dit une légende caractéristique. Dans les mois qui suivent, différentes versions de cette photo continuent d’apparaître dans le journal. Malgré des variations, deux éléments visuels demeurent constants. D’une part, les catégories de « Français » et d’« Américains », de « personnes secourues » et de « sauveurs », se déclinent à travers des différences de genre. Les États-Unis sont dépeints comme masculins, et la France comme féminine. D’autre part, et ce point est intimement lié à cette féminisation de la France, l’incursion américaine sur le sol français est régulièrement envisagée en termes revêtant une connotation sexuelle.
16Considérons tour à tour chacun de ces éléments visuels. Premier élément, sur ces photos, les femmes fonctionnent comme une représentation métonymique de la France. Cet effet visuel est, en partie, une conséquence des réalités démographiques. Début 1944, deux millions d’hommes français valides sont internés dans des camps de travail ou de prisonniers allemands; un très grand nombre d’autres sont officiellement cachés, engagés dans des actions de Résistance clandestines, ou se préparent au combat en Afrique du Nord. La France est largement une nation de femmes, d’enfants et de personnes âgées [19]. Indépendamment de la situation démographique, cependant, la prédominance des femmes sur ces photos a un effet symbolique important, qui est de réitérer les figures rhétoriques orientalistes désignant le pays occupé et colonisé comme féminin [20]. Depuis des siècles, ce type de figure de style a assimilé la possession sexuelle des femmes orientales par les Occidentaux à la domination politique de l’Orient par l’Occident. Dans la façon dont est conçue la photo de GI, on retrouve une même logique de genre à l’œuvre, mais la géographie Est-Ouest a changé. Le rôle de la puissance occidentale n’est cette fois plus tenu par l’Europe, mais par les États-Unis; l’Orient n’est plus représenté par les peuples indigènes conquis par des empires européens, mais par l’Europe occidentale elle-même. Ce sont cette fois les Européens, et spécifiquement les Français, qui sont représentés sous l’apparence de femmes qui non seulement se soumettent à une force armée américaine, mais lui font en outre bon accueil.
17Ce transfert d’une rhétorique coloniale sur la logique régissant la relation franco-améri-caine a sa raison d’être si nous considérons la Seconde Guerre mondiale comme une phase clé de l’essor d’un empire américain [21]. Comme l’a fait remarquer récemment l’historien Niall Ferguson, « la plupart des Américains sont gênés à l’idée d’appliquer le terme d’empire à leur pays » [22]. Au cours des dernières années, cette notion d’un empire américain a cependant acquis une telle légitimité que même des historiens conservateurs comme N. Ferguson se sont mis à en retracer le développement, désignant la Seconde Guerre mondiale comme une phase charnière. Ce moment critique a pu passer inaperçu des Américains, mais il n’a pas échappé à l’attention des impérialistes par excellence que sont les Britanniques. En 1944, par exemple, le diplomate Alan Watt distingue en Amérique ce qu’il nomme les « signes du développement d’une attitude impérialiste quelque peu brutale » [23], tandis que la menace du développement de l’impérialisme américain suscite de fortes craintes en France.
18Une seconde constante visuelle du photojournalisme de Stars and Stripes est l’inscription des buts de guerre américains sur les relations hétérosexuelles. Cet effet est produit non seulement par l’image, mais également à travers le champ textuel où elle s’inscrit. Le 9 septembre, Stars and Stripes présente ainsi une image de femmes souriantes avec pour légende : « Voilà ce pourquoi nous combattons ». [Fig. 2] Sur cette photo, les objectifs américains en Europe sont formulés à la fois visuellement et dans le texte comme une campagne sincère pour faire venir un grand sourire aux lèvres de toutes les femmes de France. « Les Françaises sont folles des Ricains », dit la légende. « De nombreux GIs qui n’avaient jamais beaucoup réfléchi à la Liberté auparavant sont en train d’en apprendre le sens à travers les sourires et les larmes de joie de gens qui l’avaient perdue depuis quatre noires années ». On apprend au soldat à assimiler la « liberté » à un sourire plein d’adoration sur le visage de chaque femme. Les objectifs américains sont à nouveau représentés en termes hétérosexuels comme un effort pour faire que ces jeunes femmes françaises demeurent « folles » des Ricains.
19Pour qui connaît la pin up dans la culture militaire américaine de cette période, cette inscription des objectifs de guerre sur l’idylle hétérosexuelle n’a rien d’une surprise. Les pin up sont courantes dans Stars and Stripes, de même que sur les avions de chasse et les parois des tentes. Comme l’a montré Robert Westbrook, elles représentent « la privatisation de l’obligation dans la propagande de la Seconde Guerre mondiale ». À une époque où des idéaux comme la « liberté » et la « démocratie » deviennent insaisissables, voire dépourvus de sens pour les GIs, leurs attaches personnelles, et les pin up elles-mêmes, sur qui ils n’ont « aucun droit de propriété sexuelle », en viennent à symboliser ce pourquoi ils se battent [24]. « Au milieu de la fumée, de la puanteur et de l’extrême gravité de la guerre », dit la légende d’une photo de pin-up dans le numéro de Stars and Stripes du 18 septembre 1944, « elle nous a relié au pays que nous aimons – le pays heureux, bébête, drôle et toujours prêt à plaisanter qui peut produire les meilleurs tanks du monde, les meilleurs avions – les meilleurs photos de pin up [cheesecake] ». Par là, cette dernière permet l’assimilation de la femme américaine à l’Amérique. Il est alors logique que les Françaises incarnent la France. La pin up représente un autre usage de la photographie comme outil de propagande; elle montre également bien que les questions sexuelles ne constituent pas simplement une métaphore utilisée pour expliquer la mission américaine dans la guerre, mais servent au contraire de fondation aux objectifs matériels pour lesquels celle-ci est livrée.
« Voilà ce pourquoi nous combattons ». Stars and Stripes, 9 septembre 1944.
« Voilà ce pourquoi nous combattons ». Stars and Stripes, 9 septembre 1944.
20Cette inscription des objectifs de guerre sur les relations hétérosexuelles possède trois avantages distincts. D’une part, elle garantit la masculinité des GIs. D’autre part, elle décrit la France en termes genrés comme soumise aux incursions américaines. Les femmes ne sont là guère plus qu’un paysage devant lequel les GIs exécutent des manœuvres militaires viriles : visuellement, les photos mettent en place un scénario permettant d’imaginer les aventures américaines. Enfin, cette inscription des objectifs des États-Unis sur les relations hétéro-sexuelles désamorce leurs desseins sur la France en transformant symboliquement les tensions franco-américaines en une union joyeuse et consensuelle.
21Après la libération de Paris en août 1944, cette union symbolique acquiert une charge érotique encore plus forte. Il est bien connu que ni les Américains ni leurs Alliés n’ont libéré la capitale, qui doit en fait sa libération au soulèvement spontané des membres de la Résistance française, qui livrent des combats de rue acharnés avant de recevoir l’appui de la célèbre 2e Division Blindée du général Leclerc et des FFI. Dans Stars and Stripes, cependant, la libération de Paris apparaît comme un événement entièrement américain, qui suscite la gratitude des Français, manifestée par une débauche de baisers. Dans les jours et les semaines qui suivent, le journal met en forme la libération et son exubérance hétérosexuelle en la présentant comme le moment définissant la guerre en Europe. Si le reporter Ernie Pyle note : « Tout le monde vous embrassait – les petits enfants et les vieilles femmes, les hommes adultes et les jolies filles », Stars and Stripes met cependant l’accent sur les relations érotiques entre les GIs et les jeunes Parisiennes [25]. Ses lecteurs peuvent ainsi apprendre diverses phrases en français et en allemand, soi-disant pour mieux communiquer avec les populations libérées. La différence entre ce qui est considéré comme essentiel en allemand et en français est révélatrice. On apprend aux lecteurs des phrases en allemand du style « Kein Zigaretten ! » [Pas de cigarettes !], « Waffen niederlegen ! » [Déposez les armes !] ou « Antreten ! Vorwärts ! » [Rassemblement ! En avant !]. En comparaison, sont considérées comme essentielles en français des phrases comme : « Vous êtes très jolie »; « Vous avez les yeux charmants »; « Je suis un général »; « Je ne suis pas marié »; et « Vos parents sont-ils chez eux ? ».
22Les photographies de Stars and Stripes dépeignent la libération comme une aventure érotique. Une photo avec pour légende « Savee Jitterbug Mademoiselle ? » montre un GI en train de danser avec une Française au milieu d’une foule [26]. Cette image banalise la présence américaine, en l’interprétant simplement comme une occasion pour des gars d’apprendre à des filles une danse à la mode. L’apparence banale de cette image est trompeuse dans le sens où elle gomme les tensions politiques entre les Alliés et le GPRF, à propos desquelles rien n’est dit ou montré dans les pages de Stars and Stripes. Une autre photo, intitulée « Le Gai Paris souhaite la bienvenue aux Ricains – et de quelle manière », est accompagnée de la légende suivante : « C’est avec des rires et des baisers, des fleurs et du vin qu’est accueilli le petit contingent de troupes américaines qui est entré dans Paris tôt hier matin. Sur la photo ci-dessus, trois GIs, nouvellement arrivés dans la capitale française, cimentent les relations franco-américaines au sommet d’un tank ». Ici, l’image comme le texte fonctionnent de manière métonymique pour transformer les rapports franco-américains en une heureuse idylle hétérosexuelle. Comme le fait de danser le jitterbug, les rires et les baisers n’appellent pas de réplique. La juxtaposition des textes dans Stars and Stripes peut cependant s’avérer éloquente. Sur la même page que la photo du Gai Paris, et à sa droite, le soldat américain peut lire un article sur les plans de Truman pour construire des bases militaires dans le Pacifique afin « d’assurer une paix durable » et de neutraliser les menaces pesant sur la sécurité des Américains. Bien qu’à première vue, la photo du Gai Paris et la rhétorique sécuritaire de Truman paraissent très différentes, elles relèvent en fait toutes deux d’une même logique impériale.
La Libération vue par les Français
23Cette lecture impérialiste de la libération de Paris par les Américains se fait plus apparente si nous la comparons avec des comptes rendus des mêmes événements parus dans la presse quotidienne française à la fin du mois d’août 1944. Un coup d’œil préliminaire sur six quotidiens parisiens qui sont parvenus à sortir un journal au cours des derniers jours du mois d’août montre que la libération de Paris apparaît de façon bien différente aux yeux des Français. Les « libérateurs » sont là clairement des nationaux : si des photos de soldats sur des tanks font également constamment la une des journaux français, il ne s’agit pas là de GIs, mais de « gars de Leclerc » et de membres des FFI. Dans ces six quotidiens, seule une photographie de la libération de Paris montre une Française embrassant un soldat que l’on peut identifier sans équivoque comme américain. Dans tous les autres cas, les hommes qui profitent des célèbres étreintes françaises sont soit identifiés de manière vague comme des « libérateurs », soit clairement des soldats français [27]. Dans Le Parisien Libéré, on ne trouve pas même mention d’interactions entre GIs et Françaises avant le 30 août, plusieurs jours après l’entrée des Américains dans la ville. A la même date, Ce Soir décrit ainsi les gars de Leclerc : « Ils sont hâlés, épuisés et immensément heureux. Et sur leurs joues rudes, le hâle disparaît presque sous les marques de rouge à lèvres ».
24En général, cependant, ces photos ne font guère de place à l’érotisme. Pour les Parisiens, il semble que la libération ne soit pas une aventure amoureuse scandaleuse, mais une réunion de famille. Le 26 août, par exemple, Le Parisien Libéré décrit ainsi les événements : « Nous savons, certes, quelle part prépondérante les Américains ont prise dans la bataille de France. Mais ils ont voulu que Paris goûtât d’abord la joie pure d’une fête de famille où l’on se retrouve après une longue séparation ». Les journaux français donnent également à voir une apparence de normalité et de stabilité sociale en encourageant l’institution hétérosexuelle du mariage. Dès le 29 août, Ce Soir présente le premier couple marié légalement dans une mairie parisienne après le départ des Allemands. Quand les contacts franco-américains sont représentés dans ces quotidiens parisiens, ils prennent eux aussi une forme familiale. Une photo parue dans Ce Soir montre des Français et des Américains réunis autour d’un tank, qui semblent s’être regroupés pour un portrait de famille. Loin de former la toile de fond devant laquelle se déploie la virilité américaine, ces civils français, hommes et femmes, ne souffrent pas de leur statut de personnes « secourues ». Tous apparaissent plutôt comme des compagnons d’armes dans le combat les opposant aux Nazis – des égaux partageant une victoire. Le contexte dans lequel est placée la photo en modifie également le sens. Juste au-dessus d’elle à la une de Ce Soir, on peut voir une photographie de Charles de Gaulle assailli par une foule en adoration. De fait, en comparaison, la photo montrant le contact franco-américain paraît dépourvue d’enthousiasme. Il est clair que c’est De Gaulle qui suscite l’engouement du peuple français, et non les Américains [28]. D’autres images encore montrent des contacts franco-américains incontestablement plus familiaux qu’érotiques. Plusieurs photographies et articles traitent de l’approvisionnement de la ville par les Américains. Plutôt que d’embrasser les Françaises, les GIs semblent leur donner de quoi manger.
La photo de GI et la garantie de la masculinité
25Pour comprendre le contraste entre les versions française et américaine de la Libération, un retour sur les figures rhétoriques orientalistes des empires européens peut à nouveau s’avérer utile. Dans la rhétorique impérialiste, l’hypermasculinisation des hommes européens et l’émasculation de leurs homologues « indigènes » sont toutes deux des stratégies clés de l’affirmation de l’autorité coloniale blanche. Afin de garantir leur virilité, les colons masculins blancs doivent à la fois posséder les femmes indigènes et s’assurer la fidélité de leurs femmes restées en métropole. De la même manière, la virilité des GIs n’est garantie que si, outre le fait de remporter le « butin de la victoire » féminin en France, ils parviennent à s’assurer la loyauté sexuelle de leurs épouses et petites amies au pays. Cette question acquiert un caractère particulièrement pressant alors qu’un nombre sans précédent de jeunes femmes américaines, tant célibataires que mariées, gagnent leur vie à l’extérieur du foyer. Selon Elizabeth Coquart, les Françaises sont vues par les GIs à travers le prisme de leur propre expérience avec les femmes américaines libérées : « Aux yeux des soldats, les femmes françaises, qui ont une réputation d’objets sexuels bien établie, apparaissent bien plus soumises et plus promptes à satisfaire leur virilité que les Américaines, qu’ils se plaisent à décrire comme trop émancipées et trop revendicatives » [29].
26Comment la fidélité sexuelle et la virilité qu’elle confère peuvent-elles être assurées en ces temps de troubles ? Cette question hante la photo de GI alors qu’elle se fraie un chemin dans la culture de masse américaine dominante, apparaissant dans un numéro du magazine Life en septembre 1944, où elle change de sens, devenant un symbole non des relations franco-américaines, mais de l’infidélité sexuelle masculine à l’étranger. [Fig. 3] Cette version de la photo de GI par Ralph Morse fait sensation et, selon les directeurs de Life, devient « l’une des photos de guerre les plus largement publiées ». Pressentant une bonne histoire, le Register de Des Moines envoie un reporter pour recueillir les réactions des femmes américaines, évoquant soi-disant leur jalousie et leur colère. Les résultats font l’objet de nombreux comptes rendus, dont un article de Life affirmant : « Il y a des filles en Iowa qui n’ont pas aimé ces baisers à Paris ». Cet article met en scène dix-sept femmes de l’Iowa, dont une seule apparaît comme une mère de type traditionnel portant son enfant. Les seize autres sont photographiées à leur bureau ou sur leur lieu de travail, en élégant tailleur, en chemisier soigné ou en uniforme amidonné : se déploie devant nous l’image même de la femme américaine professionnellement active des années 1940. Malgré leur attitude calme et professionnelle, cependant, certaines de ces filles l’ont mauvaise au sujet de ces baisers à Paris. Si les Françaises sourient, les Américaines froncent les sourcils. « Je veux qu’il garde ses baisers pour moi », se plaint Mme Hubert Hanson. « Quand j’ai vu ces photos, j’ai été contente qu’il ne soit pas à l’Armée », confesse Mme William Evans. « Je n’aime pas ce qui se passe au sommet des tanks », commente Wilma Hawkins. En tant que lecteur, on est frappé par le contraste entre l’apparence de ces femmes (qui prennent des airs entendus et apparaissent calmes et professionnelles) et ce qu’elles ont à dire – des bougonnements jaloux d’un autre âge. Les protestations des femmes, qui sont reprises dans plusieurs éditions différentes de Stars and Stripes, rassurent les GIs sur le fait qu’ils demeurent la priorité no 1 : aucune dose d’indépendance ne peut rendre ces femmes indifférentes aux aventures sexuelles de leurs hommes à l’étranger. Telle qu’elle est reconditionnée par le magazine Life, la photo non seulement apaise les craintes des GIs en matière de fidélité sexuelle, mais va jusqu’à les renverser : c’est maintenant aux petites amies et aux épouses d’être inquiètes. La photo de GI garantit ainsi la masculinité américaine à l’arrière comme au front, et aide le soldat à se percevoir comme un meneur viril et puissant appelé à jouer un rôle important dans le monde.
GI et Française. Photo : Ralph Morse. Stars and Stripes, 14 octobre 1944.
GI et Française. Photo : Ralph Morse. Stars and Stripes, 14 octobre 1944.
27Dans l’affirmation de l’autorité impériale européenne du XIXe siècle, l’hypervirilité de l’homme occidental exigeait également l’émasculation du colonisé. Dans Stars and Stripes, les Français sont soit absents, soit efféminés, soit vieux, dans tous les cas incapables de posséder leurs femmes et de s’en occuper, et encore moins de les libérer. Un article sur la libération de Paris fait l’éloge de la division blindée française de Jacques-Philippe Leclerc : « Ces types sont des combattants formidables, commente un GI, nous aimons les avoir à proximité » [30]. Les remarques de ce soldat sont caractéristiques de la condescendance des Américains à l’égard des Français : ce sont les Alliés qui constituent la vraie force combattante et, par conséquent, ce sont eux les vrais hommes; les Français ne sont au mieux que des auxiliaires utiles, même quand il s’agit de libérer leur propre pays.
28Stars and Stripes dénature également le récit de la libération de Paris pour faire injure à la virilité française. [Fig. 4] Ici, tandis que deux soldats profitent de la débauche de baisers alors devenue un stéréotype, un troisième doit supporter les étreintes d’un Français, que son béret désinvolte et ses lèvres tendues, prêtes à embrasser, identifient comme homosexuel. On peut également noter le rôle que jouent les armes des soldats pour dénigrer la masculinité française. L’assimilation d’un fusil à la virilité apparaît explicitement sur ce dessin humoristique, comme en témoigne le préservatif enfilé au bout de l’arme du conducteur [31]. Habillé comme un membre de la Résistance, le Français est bien équipé : il possède un couteau effilé, un fusil et une cartouchière pleine de munitions. Mais tout cela ne le rend pas viril pour autant. En réalité, nous avons là affaire à un homme travesti, portant sa cartouchière comme un long collier en sautoir, qui constitue une menace pour la virilité du soldat américain qu’il aborde : par rapport au fusil « dressé » que tient le GI à l’arrière-plan, le membre du conducteur pend mollement de côté.
29Les Français sont également présentés dans Stars and Stripes comme vieux et impuissants. « Cette photo est une boule de cristal », dit la légende d’une image montrant un vieil homme à l’air faible et désemparé.
Regardez dedans et vous aurez une vision de demain. Vous voyez le monde se tourner vers l’Amérique pour recevoir aide et direction. Le regard inquiet, suppliant et plein d’espoir qui se lit dans les yeux de cet homme est celui que l’on lira dans les yeux du monde. La question sur ses lèvres sera sur celles du monde. « Qu’allons-nous faire ? »
demande-t-il. « Où puis-je trouver de la nourriture ? Où puis-je avoir du travail ? » [...] Voilà de grandes questions. Nous ne pouvons pas les esquiver [...]. Nous ne savons pas non plus ce que l’Amérique dira au monde. Tout ce que nous savons, c’est ceci !
Que l’Amérique, c’est vous et moi et les gens au pays. Que le monde nous fait confiance, nous respecte et qu’il attend de nous des signaux.
31Cet homme, au moins, a l’intelligence de poser de « grandes questions ». Il assume encore sa position de patriarche, bien que ce soit celle d’un patriarche déchu. Dans le même temps, il est impuissant face au pouvoir des États-Unis, qui à la fois sont banalisés sous la forme « vous et moi et les gens au pays » et se voient accorder un rôle dirigeant à l’échelle mondiale.
32En matière de représentation des Français, un contraste marqué apparaît à nouveau dans les comptes rendus français de la libération de Paris. Dans les journaux parisiens, les civils de sexe masculin sont fréquemment montrés en train de saluer les troupes françaises. Selon ces comptes rendus, la France n’est pas une nation purement féminine. Pas plus qu’elle n’est une nation manquant d’hommes virils et capables d’émotions vives. De grandes photographies destinées à la une, montrant des rencontres entre Charles de Gaulle et les généraux alliés – Eisenhower et Montgomery pour en citer quelques-uns – servent de vitrine à la masculinité française. Sur ces photos, les chefs militaires échangent des poignées de main ou des accolades viriles. Les articles portent des titres comme « Le Général Eisenhower rend hommage à l’esprit indomptable de Paris : la foule parisienne se porte à sa rencontre et l’acclame ». Les images de ce type montrent l’existence d’une autorité politique du côté des Français. En d’autres termes, elles servent à contrer précisément le mythe du GI viril, et à rassurer les lecteurs français quant à la présence d’une autorité masculine virile, légitime aux yeux du monde, à la barre de la nation. Une photographie de De Gaulle faisant la couverture de La France Libre est particulièrement représentative de cette production d’autorité masculine. Prise sous un angle qui accentue la taille déjà exceptionnelle de De Gaulle, cette photo a pour légende « Le Pilote qui, depuis cinquante mois, conduit le navire “France” ». Les descriptions du général dans La France Libre soulignent également sa virilité. Un article d’Aymé-Guerrin intitulé « L’homme de la France », par exemple, décrit ainsi De Gaulle à l’âge de seize ans : « Un grand garçon brun, mâle, svelte, un peu distant mais qui donnait, dès l’abord, l’impression d’une étonnante énergie ». Enfin, à la différence de Stars and Stripes, les journaux français présentent les Américains comme soutenant les efforts des FFI plutôt que les critiquant. « Nous avons tout ce qu’il faut pour nous battre », fait dire La France Libre à un GI américain le 22 septembre, « mais ce qui est tout simplement merveilleux, ce sont vos formations FFI qui ont tout fait à peu près sans rien, comme à Paris » [32].
Caricature de Dick Wingert, Stars and Stripes, 14 octobre 1944.
Caricature de Dick Wingert, Stars and Stripes, 14 octobre 1944.
33Ces représentations des hommes français constituent un témoignage éloquent de ce que Luc Capdevila a appelé la « quête de masculinité dans une France vaincue » [33]. Selon certains historiens, le Français émasculé est plus qu’une simple création de la propagande américaine. Pour eux, les Français ont été humiliés par la défaite de 1940, moment où ils ont échoué à protéger leurs familles [34]. Le rôle vital joué pendant la guerre par les femmes à la fois dans le monde du travail et dans la Résistance a encore sapé davantage l’autorité masculine. Pour Fabrice Virgili, « les conséquences concrètes de la défaite soulignent une faillite du masculin dont l’encerclement, la reddition, l’exode, le départ des prisonniers sont les manifestations les plus flagrantes » [35].
34La virilité devient un enjeu important de la bataille devant décider de l’attribution de l’autorité sur la France – celle-ci doit-elle revenir à l’Allemagne, aux États-Unis ou aux Français eux-mêmes ? De Gaulle parle des « viriles acclamations de nos villes et de nos villages, purgés enfin de l’ennemi » [36]. Le 30 août 1944, La Renaissance républicaine du Gard justifie la sévérité de l’épuration par la phrase « La France sera virile ou morte » [37]. Comme l’a montré F.Virgili, une place centrale est accordée aux FFI dans les préoccupations portant sur la virilité masculine au moment de la Libération : les hommes courageux qui en font partie en viennent à symboliser la virilité française [38]. Étant donné ce rôle symbolique joué par les membres des FFI, leur perception des GIs américains acquiert une importance particulière. Des enquêtes d’histoire orale ont révélé que les FFI considéraient avec un certain dédain les Américains comme des enfants gâtés et suralimentés. Pour les résistants, qui ont vécu pendant des mois dans les bois au jour le jour, l’armement et l’approvisionnement dont disposent les Américains apparaissent obscènes. Comme le dit l’un d’eux : « ils avaient tout et nous n’avions rien » [39].
35Les contacts entre les GIs et les FFI ne sont souvent ni amicaux ni pacifiques. Selon Claude Collin, les premières rencontres « se passent parfois de façon tout à fait conflictuelle, avec des affrontements verbaux, physiques et même, dans certaines circonstances, avec des échanges de coups de fusil » [40]. Il semble que la communication constitue un problème majeur, les Américains ne maîtrisant guère le français. Habiles à voler pour survivre, les Français piquent de la nourriture, des cigarettes et de l’essence aux Américains, et justifient ces vols en affirmant que les GIs sont mous et s’en fichent. À propos de la bataille de Metz, un Français se souvient ainsi des Américains : « [Les Allemands] se défendaient drôlement et, vous savez, les Américains n’étaient pas très courageux, ils avaient peur. Dès qu’ils entendaient que ça tirait, ils reculaient et c’était nous qui étions en première ligne » [41]. De manière quelque peu prévisible, la Résistance française sape donc la virilité américaine simplement pour la revendiquer à son profit. La virilité est non seulement une marque de l’autorité souveraine sur la nation, mais constitue également le fondement de cette autorité.
La tondue et la remise en question de la masculinité française
36De manière peu surprenante, quand ils regagnent leurs communautés villageoises à la fin de l’été 1944, c’est donc en s’attaquant au désordre des relations sexuelles françaises que les FFI choisissent de commencer à exercer leur pouvoir. Comme les GIs, leur masculinité – et donc leur souveraineté – n’est garantie que s’ils parviennent à s’assurer la fidélité de leurs femmes. C’est ce qu’ils font à travers un rituel de violence public à grande échelle qui consiste à raser la tête des collaboratrices. Alors que des milliers de villes et de villages sont libérés, les jeunes femmes qui ont eu des relations sexuelles avec les Allemands sont amenées sur la place publique, où l’on déchire leurs vêtements et où on leur rase la tête. S’il est difficile de généraliser, dans la plupart des cas le rituel, ou « tonte », est exécuté par des jeunes gens membres des FFI ou de la Résistance. Les historiens s’accordent généralement pour considérer la tonte comme une tentative pour « re-viriliser » la France. Comme l’a dit Luc Capdevila, la fréquence du rituel « équivaut à dire que ce sont la masculinité et la virilité de la nation elle-même qui requièrent la restauration de la domination masculine sur le corps des femmes » [42].
37La photographie de tonte la plus célèbre à l’usage du public américain a été prise à Chartres par Robert Capa. [Fig. 5] La plupart des photos de tondues sont cependant l’œuvre d’habitants du lieu, ces tentatives pour fixer ces femmes sur la pellicule devenant part du rituel lui-même. La photographie de tondue permet d’attribuer à qui de droit la honte et l’honneur. L’événement doit être enregistré afin d’humilier la victime, mais également de disculper ceux qui l’entourent, comme en témoigne cette photographie posée de Robert Capa, réunissant instigateurs et victimes du rituel à Chartres. [Fig. 6] Par son cadre et la position des protagonistes, cette photo est une version macabre du portrait de famille du XIXe siècle. Ceux qui sont disculpés et celles qui sont humiliées posent côte à côte, membres de la collectivité qu’est la France libérée. Les photos de tontes, qui sont parfois vendues comme cartes postales illustrées, aident non seulement la France à se « reviriliser », mais également à retrouver son unité en tant que nation. « La tondue, écrit F. Virgili, est devenue après-guerre une image emblématique de la Libération, la seule vision du crâne rasé suffisant à évoquer la période » [43].
Une tondue à Chartres. Photo : Robert Capa. Life, 4 septembre 1944.
Une tondue à Chartres. Photo : Robert Capa. Life, 4 septembre 1944.
Instigateurs et victimes de la tonte à Chartres, août 1944. Photo : Robert Capa.
Instigateurs et victimes de la tonte à Chartres, août 1944. Photo : Robert Capa.
38Comment interpréter alors le fait que la photographie de Capa montrant une tondue [Fig. 5] paraisse précisément dans le numéro et l’article de Life qui introduit la photo de GI auprès du public américain [Fig. 3] ? À première vue, les deux photos ne peuvent différer davantage. La photo de GI est un symbole de victoire, l’autre de défaite ; la première célèbre les rapports hétérosexuels transnationaux ; la seconde condamne ce même type de rapports comme une trahison et un déshonneur. Mais le fait qu’elles fassent leur entrée sur la scène américaine côte à côte invite également à une analyse comparative. Ces photos sont toutes deux assimilées à la Libération ; toutes deux véhiculent un message clairement trompeur à propos de la guerre, message qui est accepté car cela apparaît politiquement utile à l’époque. Pour les Français, les photos de tontes largement diffusées offrent l’impression que les collaborateurs peuvent être aisément identifiés et punis. Le pouvoir de l’image de la tondue repose sur la manière dont elle nie la nature diffuse et obscure de la collaboration française ainsi que le caractère complexe de l’occupation allemande. De même, le pouvoir de la photo de GI tient à sa façon de nier la complexité de la présence militaire américaine.
39En outre, ces deux photos font de la sexualité transnationale un symbole du statut national français. Pour les lecteurs de Life, les femmes françaises apparaissent soit comme des princesses secourues, soit comme des poules effrontées. À la différence de ces filles américaines qui prennent des airs entendus mais demeurent fidèles, ces femmes deviennent le symbole de ce qui peut se détraquer quand les hommes sont au loin : les Français se sont révélés incompétents non seulement pour secourir leurs femmes, mais également pour les maintenir sous contrôle. Leurs tentatives pour reprendre la main en pratiquant des tontes peuvent constituer un acte de revirilisation, mais peuvent également être perçues comme un geste de désespoir. Les Français ont été faits cocus non seulement par les Allemands, mais également par les Américains, comme en témoigne la photo de GI étalée sur la page suivante de Life. Une fois encore, la France apparaît comme une nation de femmes, que leurs hommes ne parviennent ni à défendre ni à contrôler.
40On trouve également des images sapant le rétablissement de la masculinité française dans la presse militaire américaine. [Fig. 7] Sur ce dessin humoristique, publié dans Stars and Stripes en octobre 1944, on peut voir un soldat américain prendre une photo d’un rituel de tonte. La légende rapporte les paroles du soldat, qui dit vouloir « envoyer ça à la maison et faire peur à ma copine pour qu’elle se tape pas des troufions en garnison ». Par la photographie, il s’approprie la tentative française de restauration de la virilité nationale comme un moyen d’entretenir la sienne. Mais un examen plus attentif de ce dessin humoristique révèle que l’œuvre virilisante de la tonte ne s’est pas accomplie. Aussi bien le Français qui tire la charrette que les autres spectateurs français sont des personnages ternes et fades. Le seul homme viril présent est l’Américain en train de fumer une cigarette à l’arrière-plan. Avec leurs robes décolletées, leurs seins proéminents et leur attitude coquette, voire impudique, les femmes françaises ne paraissent guère ressentir de honte. Elles demeurent des traînées que l’on offre à la vue des Américains pour leur délectation. Les Français restent des cocus incapables de contrôler leurs femmes et, par extension, leur propre nation. Dans sa représentation des relations franco-américaines en termes de rapports hétérosexuels transnationaux, la presse militaire américaine attribue la virilité aux Américains, et la dénie aux Français. Ce faisant, elle justifie l’attribution d’un nouveau rôle aux États-Unis – celui de « protecteurs » virils d’une nation sans hommes.
L’inscription du mythe dans l’histoire : OK, Joe ! par Louis Guilloux
41Nous avons vu comment les photographies, les dessins humoristiques et les journaux militaires américains contribuent à la création d’un mythe du GI viril et protecteur, le terme de « mythe » étant utilisé ici pour décrire un type de discours, à la fois visuel et textuel, qui est distinctif en ce qu’« il transforme l’histoire en nature », comme l’a un jour dit Roland Barthes. Le mythe, dans la conception de ce dernier, est perçu comme innocent parce que ses intentions sont naturalisées : « les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication ». Ainsi conçus, les mythes purifient, simplifient et dépolitisent : ils organisent « un monde sans contradictions parce que sans profondeur ». À travers une approche critique du mythe du GI viril, j’ai tenté, pour reprendre les termes de Barthes, de « ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi l’abus idéologique qui [...] s’y trouve caché » [44]. J’ai donc montré que la photo de GI contribue à mythifier la mission américaine en la naturalisant sous la forme de l’idylle hétérosexuelle : à travers ce type d’images, les objectifs de guerre des États-Unis perdent de leur complexité et se voient dépolitisés, définis comme un simple effort pour amener un sourire sur les visages féminins d’Europe.
Un GI prend une photo de tondues. Dessin de Mauldin. Stars and Stripes, 24 octobre 1944.
Un GI prend une photo de tondues. Dessin de Mauldin. Stars and Stripes, 24 octobre 1944.
42Mais un mythe de ce type a aussi ses points faibles en tant qu’instrument d’impérialisme. Pour montrer cela, je terminerai en examinant le roman de Louis Guilloux, OK, Joe !, l’un des rares documents dont nous disposions produit par un Français à propos de la présence militaire américaine durant ces années. Romancier breton parlant anglais couramment, Louis Guilloux occupe le poste d’interprète français auprès des tribunaux militaires américains en Normandie. Dans ce cadre, il se retrouve confronté à un bon nombre des pires crimes commis par les GIs, plus particulièrement ceux qui impliquent le viol et le meurtre de civils français. Le narrateur de son roman, Louis, est un homme assez fade. Obéissant et ayant des manières douces, il apparaît comme étant précisément le Français terne et émasculé dont Stars and Stripes a fait la renommée, en d’autres termes, exactement tel que ses employeurs américains le souhaitent. Du reste, les premières impressions de Louis à propos des GIs coïncident avec l’image qu’en donne Stars and Stripes. Les Américains sont amicaux, gais et efficaces; ses conversations avec eux ont un ton « très cordial, léger, de bonne humeur » [45]. Bien qu’ils soient en pays étranger, ils se déplacent avec facilité et assurance. Le monde des Américains est gai et ordonné, offrant un contraste marqué avec la France libérée, que Louis Guilloux dépeint comme déchirée par la corruption, les mensonges et les silences.
43Si Louis Guilloux propose à ses lecteurs une image du GI viril similaire à celle que nous avons vue dans Stars and Stripes, il la sape également de manière subtile en donnant à voir simultanément deux autres facettes du soldat américain : l’impérialiste et le raciste. Par là, il distord le sourire amical de la démocratie américaine, démasquant la violence qu’il dissimule. Le personnage de Bill Cormier est ici essentiel dans la stratégie de Louis Guilloux. Décrit par le narrateur comme « un jeune colosse sympathique. Mais l’arme à la bretelle », qui a l’air d’« un très bon garçon, doux, sérieux, très sympathique » [46], Bill Cormier est l’Américain par essence, tout enthousiaste de voir Louis : « c’était une sacrée vraie bonne chose que je sois là. Et alors oh ! Très bien. Très bonne chose ! » [47]. Il est perpétuellement remonté, toujours désireux de bavarder davantage : « J’espère vous revoir ! J’ai des tas de choses à vous dire... Heaps of things » [48]. Ce que Bill souhaite raconter à Louis, c’est qu’avant de quitter le pays, un évêque local a dit à son unité : « Mes garçons ! Si c’est pour maintenir le monde comme il est que vous allez là-bas, alors n’y allez pas ! Mais si c’est pour le changer, alors allez-y ! » [49]. Encore et encore, Bill répète ces mots à Louis, qui se les répète à lui-même. Comme si tous deux étaient en train de répéter leur rôle pour être prêts à l’avènement d’un nouvel avenir américain. Bill « trouvait que l’évêque avait bougrement raison. On allait changer le monde, pour sûr » [50]. Louis semble résigné. Quand tous deux discutent de la France Libre, Bill s’exclame « Vive de Gaulle ! » avec son accent traînant. Cela n’avait pas d’importance pour lui, conclut Louis, car il « savait parfaitement à quoi s’en tenir et c’était l’évêque qui avait raison » [51].
44À travers les formulations rebattues des objectifs impériaux américains de Bill, Louis Guilloux donne une forme politique dangereuse au monde des GIs dans lequel il gravite en tant qu’interprète de l’Armée. Certes Bill est bien « un jeune colosse sympathique. Mais l’arme à la bretelle ». Le côté tranchant de la face cachée de la mission américaine en France se fait encore plus aigu lorsque Louis découvre le racisme qui en ternit la surface. Louis Guilloux sert d’interprète au tribunal dans plusieurs cas impliquant le viol de femmes françaises par des GIs. Comme l’a fait remarquer Alice Kaplan, en France 181 soldats sont accusés de viol et jugés par le tribunal militaire; sur ce total, 139 sont noirs, bien que les membres de cette minorité ethnique représentent moins de 10 % des soldats américains en Europe. Sur les 70 personnes exécutées sur le théâtre des opérations européen suite à ces procès, 55 sont afro-américaines [52].
45Lorsque Louis arrive pour la première fois à la prison américaine en France où sont détenus ceux qui sont accusés de crimes capitaux, il demande au chauffeur de la jeep : « Ce n’est pas une prison spéciale pour les hommes de couleur, dites, Joe ? ». Non, répond celui-ci, « C’est la prison » [53]. Quand Louis demande à Bill son opinion sur les Noirs, ce dernier affirme : « Ils sont déchaînés ! » et précise : « Ces gens-là ne savent pas se conduire. Ils ne savent pas s’imposer une discipline » [54]. Louis Guilloux joue sur l’ironie particulière de ce racisme en pleine campagne destinée à débarrasser l’Europe précisément d’un tyran raciste. Lors d’un procès qui s’achève par la condamnation à mort par pendaison d’un Noir, l’un des officiers déclare : « Une vie est une vie, même la vie d’un de ces petits Noirs de Harlem, si coupable soit-il. Et croyez-moi, Louis, je ne suis pas raciste. Pas du tout. Je suis juif, vous savez ! Mais encore une fois comment faire ! » [55]. Quant à Joe, le conducteur de la jeep, Louis ne prend pas la peine de lui demander pourquoi les condamnés sont toujours noirs : « En sa qualité de simple chauffeur, sans doute pensait-il n’avoir jamais le droit de rien dire, tout citoyen qu’il était de la plus grande démocratie du monde » [56].
46Dans ce type de passages, le ton de Louis Guilloux se fait lourdement ironique, contre-disant l’affabilité habituelle de ses observations. Son roman contraint un fort courant de violence à faire voler en éclats la surface de ce « pays bébête, drôle et toujours prêt à plaisanter » connu des lecteurs de Stars and Stripes. Il met à nu le mythe du GI viril en débusquant, dans le monde américain gai et irréfléchi, la perversion idéologique qui s’y cache. OK, Joe ! se termine sur une question extrêmement présente, mais poliment tue : comment « la plus grande démocratie du monde » peut-elle lyncher des soldats afro-américains en toute impunité morale ? Le fait que Louis Guilloux choisisse de centrer sa critique de l’armée américaine sur le prétendu viol de femmes par des soldats afro-américains montre encore une fois le rôle clé que joue l’activité sexuelle transnationale dans les relations franco-américaines. En donnant une forme violente et incontrôlable au désir sexuel, ces prétendus viols de femmes françaises incarnent le spectre d’une entreprise impériale hors de contrôle, réduite à un fruste pillage. Le contrôle exercé sur le désir sexuel contribue également à garantir des hiérarchies de pouvoir essentielles au sein de l’armée américaine, et aide à fixer les frontières internes entre les races, de même que les limites entre GIs et civils. Perturbant profondément le mythe de la mission américaine, les viols doivent être impitoyablement réprimés. Mais aux yeux de Louis Guilloux, la condamnation et l’exécution de soldats noirs pour des viols interraciaux ne restaurent pas l’idylle heureuse des relations franco-américaines. Au contraire, ces actes mettent à nu les dessous vicieux de « la plus grande démocratie du monde ».
47La figure rhétorique qui sous-tend la mission américaine mythique demeure la relation hétérosexuelle idéalisée plutôt que la relation entre races : alors que la première contribue positivement au mythe du GI viril, la seconde le sape. L’armée américaine de Louis Guilloux est un monde démythifié : sa simplicité initiale apparaît de plus en plus complexe, ses contradictions sont finalement mises à nu, ses côtés sombres et brutaux révélés. Dans ce monde démythifié, l’image du GI viril revêt un aspect sinistre. Les dispositions amicales et les bonnes manières des soldats américains ne font que rendre leurs ambitions politiques plus dangereuses, vu leur aveuglement à l’égard de leur propre cruauté : leur innocence se transforme en malveillance.
48En démontant le mythe du GI viril, j’ai tenté d’exposer ce que Barthes appelle « l’abus idéologique qui [...] s’y trouve caché ». Sous sa forme d’idylle hétérosexuelle, soutenue par des figures rhétoriques genrées qui ont elles-mêmes une qualité mythique – le chevalier à la brillante armure, la demoiselle en détresse –, la photo de GI détourne les Français comme les Américains des tensions politiques complexes à l’œuvre durant cette période de l’histoire. Cette tendance particulièrement américaine à s’embourber dans des mythes impériaux autoproduits cause d’ailleurs toujours des ravages dans le monde actuel, comme en témoigne la déclaration de George W. Bush à propos de l’Irak : « Nous ne sommes pas une puissance impériale », a déclaré le président Bush, « nous sommes une puissance libératrice » [57].
Notes
-
[*]
Professeur d’histoire à l’Université du Wisconsin-Madison. Traduit de l’anglais par Céline Grasser.
- (1)S. SONTAG, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 18.
- (2)Ibid., p. 37.
- (3)O. WIEVIORKA, Histoire du débarquement en Normandie. Des origines à la libération de Paris 1941-1944, Paris, Le Seuil, 2007.
- (4)M. BERGÈRE, « Français et Américains en Basse-Seine à la Libération (1944-1946) : des relations ambivalentes », in Y. DENECHÈRE et J.-L. MARAIS (dir.), Les Étrangers dans l’Ouest de la France, XVIIIe - XXe siècles, Colloque de Cholet 25-26 juillet 2002, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
- (5)E. COQUART, La France des GI’s : histoire d’un amour déçu, Paris, Albin Michel, 2003, p. 74.
- (6)Archives Municipales Le Havre, FC H4 15-6.
- (7)Ibid.
- (8)Ibid.
- (9)Ibid.
- (10)R. TORRENT, « L’image du soldat américain en France, de 1943 à 1945 », in F. COCHET, M.-C. GENET-DELACROIX, H. TROCMÉ (dir.), Les Américains et la France (1917-1947), Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, p. 239.
- (11)Archives Nationales (AN), F1a 4023, Rapports du Commissaire de la République, Marseille, 15 juillet 1945.
- (12)Service historique de la Gendarmerie nationale, Fort de Charenton, Troisième Légion R/2 1944-45, Rouen, 027720, Synthèse mensuelle, février 1945.
- (13)J. EDWARDS et C. WINKLER, « Representative Form and the Visual Ideograph : The Iwo Jima Image in Editorial Cartoons », Quarterly Journal of Speech, 1997, p. 289-310.
- (14)AN, F1a 4005.
- (15)Normandie, 25-26 août 1945. Voir M. BERGÈRE, « Français et Américains », art. cit.
- (16)C. FINNEGAN, Picturing Poverty : Print Culture and FSA Photographs, Washington, Smithsonian Books, 2003, p. 170,242.
- (17)A. CORNBISE, « American Armed Forces Newspapers in World War Two », American Journalism, été 1995, p. 213-224.
- (18)Stars and Stripes, 24 juin 1944.
- (19)Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, Fonds actualités, Boîte XXXII, Presse américaine, D. FLEESON, « Into the Heart of France », s.l.n.d. Doris Fleeson dit de la campagne normande peu après le débarquement : « J’étais à nouveau frappée, comme je l’étais souvent en France, par l’absence d’hommes. On ne voyait en relativement grand nombre que les très vieux. Presque tous les hommes français étaient prisonniers de guerre, au travail obligatoire, au maquis – occupés à toutes sortes de choses, et un peu partout, sauf avec leur famille ».
- (20)L’ouvrage de référence est : E. SAID, L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, 2e éd., Paris, Le Seuil, 2005.
- (21)Cf. C.S. MAIER, Among Empires : American Ascendancy and its Predecessors, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006.
- (22)N. FERGUSON, Colossus : The Rise and Fall of the American Empire, New York, Penguin Books, 2004, p. 66-68.
- (23)Ibid.
- (24)R. WESTBROOK, « “I want a Girl, Just Like the Girl That Married Harry James” : American Women and the Problem of Political Obligation in World War II », American Quarterly, décembre 1990, p. 587-614.
- (25)Stars and Stripes, 28 août 1944.
- (26)Stars and Stripes, 24 août 1944.
- (27)France Libre, 26 août 1944.
- (28)Ce Soir, 27 août 1944.
- (29)E. COCQUART, La France des GI’s, op. cit., p. 74-75.
- (30)Stars and Stripes, 24 août 1944.
- (31)Les GIs utilisent des préservatifs pour garder leur arme propre.
- (32)La France Libre, 22 septembre 1944.
- (33)L. CAPDEVILA, « The Quest for Masculinity in a Defeated France, 1940-1945 », Contemporary European History, novembre 2001, p. 423-445.
- (34)M. KELLY, « The Reconstruction of Masculinity at the Liberation », et C. LAURENS, « “La Femme au turban” : les femmes tondues », in H. R. KEDWARD et N. WOOD (eds.), The Liberation of France : Image and Event, Oxford, Berg Publishers, 1995; F. VIRGILI, La France « virile » : des femmes tondues à la Libération, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2000.
- (35)F. VIRGILI, La France « virile », op. cit., p. 301.
- (36)Ibid., p. 303.
- (37)Ibid., p. 306.
- (38)Ibid., p. 304.
- (39)Voir C. COLLIN, « L’attitude des résistants face aux “libérateurs” américains : un mélange d’admiration et de méfiance », in Les Américains en Lorraine, septembre 44-mai 45. Actes du colloque historique franco-américain, novembre 1989, p. 102.
- (40)Ibid., p. 102. Voir aussi Institut d’Histoire du Temps Présent, Série ARC, Fonds Émile, Témoignages de Vincent Auriol, Edouard Froment et Juste Evrard.
- (41)Ibid.
- (42)L. CAPDEVILA, « Quest for Masculinity », art. cit., p. 444-445.
- (43)F. VIRGILI, La France « virile », op. cit., p. 15.
- (44)R. BARTHES, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957, p. 215,230,231 et 9 respectivement.
- (45)L. GUILLOUX, Salido, suivi de OK, Joe !, Paris, Gallimard, rééd. Folio, 1976, p. 146.
- (46)Ibid., p. 107,111.
- (47)Ibid., p. 151.
- (48)Ibid., p. 108.
- (49)Ibid., p. 111.
- (50)Ibid., p. 111.
- (51)Ibid., p. 152.
- (52)A. KAPLAN, « Introduction », in L. GUILLOUX, OK, Joe !, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. XI. Voir aussi A. KAPLAN, L’Interprète, Paris, Gallimard, 2007; J. R. LILLY, La Face cachée des GIs, Paris, Payot, 2003.
- (53)L. GUILLOUX, Salido, suivi de OK, Joe !, op. cit., p. 145.
- (54)Ibid., p. 198-199.
- (55)Ibid., p. 166.
- (56)Ibid., p. 222.
- (57)« President Addresses the Nation in Prime Time Press Conference », Communiqué de presse, 13 avril 2004, http :// www. whitehouse. gov/ news/ releases/ 2004/ 04/ 20040413-20. html.