Notes
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[*]
Ingénieur de recherche habilitée à l’Université Paris IV.
- (1)M. JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997, p. 346.
- (2)Lettre du 15 août 1905 de Bartok à Irmy Jurkovics : B. BARTOK, Musique de la vie, Paris, Stock, 1981, p. 25-31.
- (3)Bartok et la France, Budapest, Institut français de Hongrie, 1993, p. 51.
- (4)Id., p. 63.
- (5)Id., p. 73.
- (6)Sur la place occupée par P. Sacher dans la vie de Bartok, voir W. FUCHSS, Bela Bartok en Suisse, Lausanne, Payot, 1975. Sur Le Triton, cf. M. DUCHESNEAU, L’avant-garde musicale à Paris de 1871 à 1939, Liège, Mardaga, 1997.
- (7)Bartok et la France, op. cit., p. 104.
- (8)Id., p. 114.
- (9)La Revue musicale, no 198, février-mars 1946, p. 47.
- (10)Ibid., p. 49.
- (11)Europe, no 1, janvier 1946, p. 115.
- (12)Ibid., p. 119.
- (13)La Revue musicale, no 25, février-mars 1947, p. 97.
- (14)Les Temps modernes, no 25, octobre 1947, p. 712.
- (15)Les Lettres françaises, 1er décembre 1945, p. 7.
- (16)Bartok et la France, op. cit., p. 123.
- (17)S. MOREUX, Bela Bartok, sa vie, ses œuvres, son langage, Paris, Ricard Massé, 1949.
- (18)Id., p. 100.
- (19)La Revue musicale, numéro spécial, no 224,2e semestre 1955, p. 93.
- (20)Ibid., p. 96.
- (21)Bartok et la France, op. cit., p. 9.
- (22)La Revue musicale, no 224,1955, p. 19.
- (23)La Nouvelle Critique, no 5, avril 1949, p. 83.
- (24)Ibid., p. 84.
- (25)La Nouvelle Critique, no 23, février 1951, p. 87.
- (26)Ibid., p. 91.
- (27)La Nouvelle Critique, no 4, mars 1949, p. 82.
- (28)Id., no 20, novembre 1950, p. 99.
- (29)Ibid., p. 101.
- (30)Conférence donnée par Bartok à Budapest en 1931 : Bartok, sa vie et son œuvre, Paris, Boosey et Hawkes, 1968, p. 162.
- (31)Lettre de Bartok à son fils, le 7 mai 1941 : Bela Bartok, éléments d’un autoportrait, Paris, L’Asiathèque, 1995, p. 197.
- (32)Lettre de Bartok à Wilhelmine Creel, le 28 juin 1943 : Bartok, sa vie et son œuvre, op. cit., p. 265.
- (33)Lettre de Bartok à Wilhelmine Creel, le 13 juillet 1945 : B. BARTOK, Musique de la vie, op. cit., p. 41.
- (34)La Nouvelle Critique, no 20, novembre 1950, p. 104.
- (35)Europe, no 71, novembre 1951, p. 133.
- (36)Compte rendu fait par Bartok au musicologue Bence Szabolcsi, in Bela Bartok, éléments d’un autoportrait, op. cit., p. 74-85.
- (37)Europe, no 72, décembre 1951, p. 129.
- (38)J. GERGELY, Bela Bartok compositeur hongrois, t. III : Les vraies raisons de l’exil, Paris, R. Massé, La Revue musicale, 1980-1981, p. 82.
- (39)Id., t. II : L’exil de Bartok, p. 43.
- (40)Europe, no 72, décembre 1951, p. 129.
- (41)Ibid., p. 130.
- (42)Europe, no 86, février 1953, p. 148.
- (43)La Pensée, no 60, mars-avril 1955, p. 76.
- (44)Ibid., p. 82.
- (45)Ibid., p. 86.
- (46)P. GRÉMION, Intelligence de l’anti-communisme, Paris, Fayard, 1995, p. 27.
- (47)Ibid., p. 81.
- (48)La Revue musicale, numéro spécial, no 212, avril 1952, p. 7.
- (49)Ibid., p. 8.
- (50)Ibid., p. 36.
- (51)La Revue musicale, no 219, décembre-janvier 1953, p. 132.
- (52)Ibid., p. 164.
- (53)La Revue musicale, numéro spécial, no 224,2e semestre 1955, p. 7-19.
- (54)Ibid., p. 21-39.
- (55)Ibid., p. 41-57.
- (56)Ibid., p. 65-70.
- (57)Ibid., p. 70-75.
- (58)Ibid., p. 117-125.
- (59)Bartok et la France, op. cit., p. 125.
- (60)Europe, no 100, avril 1954, p. 178.
- (61)Id., no 119-120, novembre-décembre 1955, p. 237.
- (62)Id., no 130, octobre 1956, p. 159.
- (63)Id., no 131-132, novembre-décembre 1956, p. 232.
- (64)La Nouvelle Critique, no 71, janvier 1956, p. 184.
- (65)Ibid., p. 199.
- (66)Ibid., p. 201.
- (67)Ibid., p. 202.
- (68)P. CITRON, Bartok, Paris, Seuil, 1994, p. 206.
1La place exceptionnelle occupée par Bela Bartok dans la presse communiste des années 1945-1956 constitue le point de départ de notre recherche. Les différentes revues consacrent, durant cette période, de volumineux articles au compositeur, tentant de mettre en perspective engagement esthétique et choix politiques, dans un style aux accents souvent polémiques. De prime abord nous supposions que cette focalisation sur le musicien hongrois relevait d’une question d’esthétique, le formalisme de Bartok ayant été condamné par le philosophe marxiste hongrois Georges Lukacs dès les années 1930 [1]. Contrairement à nos idées premières l’essentiel était ailleurs. Surpris par le succès grandissant du compositeur chez les mélomanes français de l’après-guerre, les communistes souhaitent remplacer l’image publique naissante d’un Bartok génial et démocrate par celle d’un Bartok patriote et anti-fasciste. Il en va de la crédibilité politique des démocraties populaires. Le sort peu glorieux fait à l’œuvre de l’artiste dans la Hongrie nouvelle devient en effet emblématique d’une conception étatique et encadrée de la culture, synonyme d’atteinte à la liberté d’expression. Face à ces attaques, les responsables de la presse culturelle communiste se mobilisent. Ils le font d’autant plus que l’élargissement du cercle des mélomanes lié au développement de la radio et du disque donne progressivement une portée nouvelle aux débats confidentiels de l’entre-deux-guerres. L’image de Bartok, créateur quasiment inconnu en France jusqu’en 1944, se construit donc dans le climat passionnel de la première moitié des années 1950.
2Après les années d’Occupation s’exprime dans le pays une volonté de secouer les cadres de pensée en place et d’ouvrir la France à la novation culturelle, à travers un élargissement et une remise en cause des références acquises. L’engouement subit pour Bartok fait partie de cette soif de renouvellement. Le durcissement de la guerre froide à partir de 1948 donne à cette découverte musicale une tonalité politique. Mais le temps des caricatures jdanoviennes est bref. Dès 1952 des contre-feux s’allument et le climat s’apaise, peu après la mort de Staline. Nous nous proposons d’expliquer ici comment Bartok a cristallisé autour de lui une partie des aspirations et des tensions du monde musical français de l’après-Seconde Guerre mondiale.
Le succès posthume de Bartok
3Dans les premières étapes de la reconnaissance de Bartok en France, trois temps peuvent être distingués : celui de l’entre-deux-guerres, fait de l’estime et de l’admiration d’une poignée de spécialistes; celui de l’immédiat après-guerre, qui voit apparaître articles et concerts; et celui des années 1949-1950, véritable fondation intellectuelle et artistique de la réputation du maître hongrois.
L’audience confidentielle de l’avant 1945
4En 1905 Bela Bartok, âgé de 24 ans, tente de se faire connaître en France en se présentant au concours Rubinstein [2]. Mais le jury ne lui attribue ni le prix d’interprétation pianistique ni le prix de composition (qui ne sera pas décerné), et ses recommandations ne suffisent pas à lui ouvrir les portes du monde musical français. Il faut l’organisation, en 1910, d’un concert baptisé « Festival hongrois » pour que Bartok puisse interpréter lui-même sur une scène parisienne ses Bagatelles, une Danse roumaine et une Fantaisie. Après la coupure de la guerre (les musiciens nationalistes français avaient demandé que soit interdite toute interprétation de musique contemporaine d’un pays ennemi), Henry Prunières, fondateur en 1920 de La Revue musicale, renoue avec Bartok et l’invite à se produire au Théâtre du Vieux-Colombier en 1922. Sa Première Sonate pour violon et piano est remarquée par le critique du Figaro, qui reconnaît à son auteur « les dons les plus rares » [3]. Cette même œuvre, rejouée au cours d’un dîner chez Prunières qui réunit la fine fleur de la musique française (Ravel, Milhaud, Roussel, Poulenc, Honegger, Caplet) ainsi que Stravinski et Szymanowski, introduit officiellement Bartok dans le cénacle des musiciens de son temps. Découverte grâce aux partitions ramenées de Suisse par Honegger, sa musique fait désormais partie des références de l’intelligentsia musicale. Mais les concerts publics dans lesquels le compositeur peut interpréter ses œuvres sont rares : une manifestation hongroise en 1923 et un concert hongrois en 1929. Ces deux prestations demeurent ignorées de la critique, à l’exception du Monde musical qui reconnaît, en 1929, la hardiesse des conceptions du maître [4]. De plus les institutions musicales en place restent peu sensibles aux créations étrangères.
5Cependant en 1930 et en 1934 le public parisien peut assister à l’interprétation de l’Allegro Barbaro à la salle Gaveau et en 1933, grâce à l’Orchestre symphonique de Paris, à celle de la musique dissonante et syncopée du Mandarin merveilleux, à la salle Pleyel. La critique souligne alors les réactions défavorables du public. Mais tandis que Suzanne Marquez comprend son hostilité, Émile Vuillermoz condamne son aveuglement [5]. Au cours des années 1930 quelques interprètes et chefs étrangers invités à Paris donnent à un public averti l’occasion d’élargir sa connaissance des œuvres de Bartok. Les concerts organisés par l’association Le Triton permettent de découvrir le Cinquième Quatuor ainsi que la Musique pour cordes, percussions et célesta. Cette dernière œuvre, commanditée et dirigée par le chef d’orchestre et mécène suisse Paul Sacher [6], suscite l’enthousiasme de la critique spécialisée. Michel-Léon Hirsch, de la revue Le Ménestrel, admire « la fougue de son élan et l’audace de ses combinaisons », tandis que le compositeur Henri Martelli affirme, dans La Revue musicale, que « la richesse d’invention, la clarté de présentation, la forme si nouvelle de cette œuvre font de celle-ci l’une des plus importantes productions qui aient été entendues depuis longtemps » [7]. En 1938, le chef alsacien Charles Munch reprend l’œuvre à la salle Gaveau. En 1939, Bartok lui-même, lors d’un dernier séjour à Paris, fait découvrir à une assistance clairsemée composée de ses partisans les plus convaincus (Triton, École de Paris) sa Sonate pour deux pianos et percussions. L’œuvre déconcerte par sa complexité. Pour les mélomanes qui ne peuvent se rendre au concert, les prestations radiophoniques de Bartok s’avèrent extrêmement limitées. Sur Radio-Paris on peut entendre une fois, en 1937, sa Deuxième Sonate pour violon et piano et en 1939 des extraits de Mikrokosmos. Durant l’Occupation, l’œuvre de Bartok, bien que non frappée d’interdit, est largement ignorée. Cependant du 13 mai au 8 juin 1944 se déroule à Paris un festival franco-hongrois. La programmation comprend la Musique pour cordes, percussions et célesta, interprétée par l’Orchestre national et radiodiffusée ainsi que le Cinquième Quatuor. Le compositeur Henri Dutilleux découvre Bartok à cette occasion. Élève au Conservatoire, il reconnaît que les chemins tracés par celui-ci n’entraînaient guère vers l’aventure et que la force spirituelle incarnée par Bartok fut pour lui déterminante. Celle-ci l’a aidé à se libérer « du péché originel d’art de divertissement dont on persistait à affubler l’art musical français » [8]. Pour la première fois, plusieurs milliers de spectateurs, réunis au Palais de Chaillot, applaudissent l’audacieux langage qui leur est proposé. Quelques jours avant le débarquement allié en Normandie, ce besoin de sonorités et de rythmes dérangeants traduit-il les aspirations à la liberté des mélomanes français ? Sans pouvoir l’affirmer, nous devons constater ce signe annonciateur de l’après-guerre.
Bartok et les nouvelles aspirations musicales
6Dès 1946 apparaissent dans la presse des prises de position qui traduisent une volonté de renouveau esthétique et politique, mais aussi la diversité des approches subjectives relatives à Bartok. Dans le même temps, les programmations de ses œuvres se multiplient. Au début de l’année 1946, le directeur de La Revue musicale, Robert Bernard, dénonce les formes de nationalisme qui aveuglent et faussent la compréhension des phénomènes musicaux. Il plaide pour une diffusion plus large des œuvres des novateurs, quelle que soit leur nationalité. Seule la connaissance de leur apport (et en particulier de celui de Bartok) permet de rendre intelligibles les évolutions du langage musical et évite de « se trouver enclin à attribuer à quelques pâles épigones les mérites qui reviennent aux chefs de file » [9]. Il concède cependant que des résonances particulières relient chaque peuple à ses compositeurs. Mais ce lien privilégié ne doit pas occulter l’objectivité de l’analyse. L’intelligence des transformations de la technique et de l’expression musicales ne souffre aucune considération qui fasse fi de la hiérarchie de valeurs communes à toute l’humanité musicienne. Dans ces conditions, la connaissance de Bartok (comme celle de Debussy, Stravinski, Schoenberg et Prokofiev) s’impose, quelle que soit la sympathie ou l’antipathie que l’on puisse avoir pour Vienne, Moscou ou Budapest. En dehors « de l’arbitraire des solutions primaires, intolérantes et dictatoriales de l’art dirigé » [10], il convient donc de veiller à rester ouvert à toutes les formes nouvelles de l’art musical, d’où qu’elles viennent.
7Comme en écho à cette pétition de principe, le philosophe Vladimir Jankélévitch, qui fait de Bartok et de Stravinski les deux compositeurs les plus hardis et les plus grands du XXe siècle, entreprend d’analyser « le cosmos ordonné et réglé de la dissonance bartokienne » [11]. Il souligne le paradoxe d’une certaine recherche de la laideur, qui est beauté secrète, dure et difficile. A ceux qui redoutent l’effort il conseille de « retourner bien vite à leurs ignobles sirops ». Cet art sans complaisance se refuse à rendre acceptable à une clientèle bourgeoise l’expression de la modernité. La densité concise et sans apprêts qui caractérise le chant populaire conduit Bartok à composer des œuvres dont « l’affectation, la rhétorique bourgeoise et le beau parler » sont absents. Emporté par l’élan anti-bourgeois qui marque la France libérée, le philosophe va même jusqu’à déclarer, à propos des Improvisations sur des chansons populaires hongroises, que ces chansons sont « aussi vraiment patriciennes que la virtuosité bourgeoise est plébéienne ». Après avoir égratigné le masochisme schoenbergien, Jankélévitch lui oppose le plaisir sobre, ingrat, purifié et difficile provoqué par l’ascétisme bartokien. L’article se termine sur un paradoxe, sur une forme de provocation esthétique aux connotations politiques, l’art de Bartok étant déclaré tout à la fois « prolétaire et raffiné » [12]. Cette conclusion reflète l’ambiguïté d’un texte dont la subtilité poétique, née du contact avec les partitions, est contrebalancée par quelques formules destinées à mettre en lumière le caractère populaire du compositeur.
8L’exercice est difficile, d’autant plus qu’un an plus tard, en 1947, un long article de La Revue musicale exalte, contre Bartok, l’ancrage populaire de Kodaly. L’auteur, Émile Haraszti, est un nationaliste hongrois vivant à Paris. Il oppose les visions barbares et fantastico-héroïques de la patrie primitive conçues par Bartok aux images plus vastes et plus justes de la patrie hongroise données par Kodaly. A propos du second il déclare : « Son imagination ne galope pas à travers le temps et l’espace, elle s’arrête aux Carpathes, aux montagnes neigeuses de la Transsylvanie. Sa musique reste toujours la plainte ou l’allégresse de la terre hongroise » [13]. Bartok, lui, est qualifié d’international, d’universaliste, voire d’éclectique. Mais cette vision n’est pas la seule à contredire celle de Jankélévitch.
9En 1947, un article paru dans Les Temps modernes sous la plume de René Leibowitz, disciple de Schoenberg, stigmatise la frilosité des compositions du maître. A propos du Deuxième Quatuor à cordes, il s’interroge : « Dans l’œuvre que nous avons sous les yeux, que reste-t-il du folklore ? A la fois beaucoup et presque rien... Quel besoin éprouve Bartok d’utiliser de tels matériaux, si c’est pour n’en laisser subsister qu’un souvenir, qu’un vague parfum ? ». Pour l’auteur la réponse semble claire : le folklore « livre un matériau original, ou pour le moins suffisamment différent des formules tonales, pour satisfaire la soif de nouveau de notre musicien et pourtant ce matériau n’exige jamais l’emploi conséquent du total chromatisme, ce qui arrange bien la timidité dont fait preuve l’auteur du Deuxième Quatuor » [14]. La radicalité sectaire des dodécaphonistes les empêche ainsi de percevoir l’originalité et la puissance de l’œuvre du compositeur hongrois.
10Un dernier point de vue sur Bartok s’exprime dans les premières années de l’après-guerre. Il émane de musiciens et musciologues esthétiquement conservateurs. L’un d’entre eux, Robert Caby, rédige dans Les Lettres françaises une critique sans nuances qui oppose l’humanisme intelligent de la musique française à l’incohérence des phrases de l’écriture bartokienne, révélatrice d’une inassimilation de la culture musicale classique [15].
11Devant ces divergences d’appréciation, les mélomanes peuvent avoir de la peine à se faire une opinion et il leur faut prendre le chemin des salles de concert pour affiner leur jugement. Dès la fin de 1945, un festival, avec deux concerts radiodiffusés, rend hommage au musicien disparu et la jeune pianiste Yvonne Loriod interprète le Second Concerto pour piano. En février 1946, la Musique pour cordes, percussions et célesta est programmée à deux reprises à Paris, tandis que les quatuors cinq et six sont donnés en mars et en décembre. Peu célébrée par la critique, la création parisienne, en 1947, de la Sonate pour violon seul par Yéhudi Menuhin, dédicataire et créateur de l’œuvre, reste cependant gravée dans les mémoires [16]. Menuhin confirme son attachement à Bartok en jouant quelques mois plus tard le Concerto pour violon. En 1948, les concerts Pasdeloup présentent le Troisième Concerto pour piano, qui obtient un succès considérable. Progressivement la musique de Bartok entre donc dans le répertoire des musiciens français. Cependant il faut attendre 1949 et 1950 pour que la reconnaissance et le succès du compositeur franchisse une nouvelle étape.
La consécration
12Deux événements contribuent à assurer, en 1949-1950, un rayonnement accru à l’œuvre de Bartok. La première étude musicologique, signée Serge Moreux, est publiée en 1949 et l’intégrale des quatuors, programmée en 1950 à la salle du Conservatoire remporte un succès inattendu. Promis à un bel avenir, l’ouvrage de Moreux dévoile aux mélomanes français les principales étapes de la carrière artistique du compositeur [17]. Peu au fait de la correspondance encore non traduite de celui-ci, il s’attache à l’étude du parcours esthétique en privilégiant l’analyse des œuvres. Un travail musicologique approfondi lui permet de mettre en évidence le « folklore imaginaire » créé par le musicien. Il analyse les étapes de maturation de l’œuvre ainsi que les diverses influences qui l’ont nourrie. Il dégage une périodisation en quatre phases : les tâtonnements d’une jeunesse inspirée par Brahms et par Richard Strauss (1881-1905); les premières utilisations du matériau folklorique, auxquelles se mêlent les apports de Debussy, Schoenberg, Stravinski, Berg et Hindemith (1906-1926); la maîtrise d’une musique totalement personnelle, qui voit la création de ses principaux chefs-d’œuvre (1927-1937); et la stabilisation des formes d’écriture dans les dernières années (1938-1945). En filigrane de cette périodisation esthétique, quelques indications évoquent la vie personnelle de l’artiste, ses relations difficiles avec le pouvoir autoritaire de la Hongrie de l’entre-deux-guerres et les conditions pénibles de son exil américain. Moreux qualifie Bartok de « démocrate intraitable », admirant le courage civique et moral de l’exilé volontaire [18]. Il ne mentionne pas toutefois (sans doute l’ignore-t-il) le soutien de l’artiste à l’éphémère gouvernement révolutionnaire de Bela Kun en 1919. Il conclut son ouvrage par un chapitre consacré aux innovations techniques « évolutionnaires » imaginées par Bartok dans le domaine de l’harmonie, du rythme, du mélodisme, du contrepoint et de la forme. A vocation pédagogique, l’ouvrage s’adresse aussi bien aux adeptes de l’École de Vienne, accusés de vouloir écrire de la musique révolutionnaire « dans un idiome mort de manuel », qu’aux compositeurs désireux de restaurer la musique dans ses fonctions sociales (qui feraient bien de méditer sur la qualité artistique du recueil didactique Mikrokosmos) et qu’aux musiciens classiques rebutés par les partitions bartokiennes. A tous il veut démontrer la puissance d’une novation irriguée par les apports de la musique savante passée et présente en même temps qu’imprégnée des plus anciennes chansons paysannes d’Europe centrale. Cette première synthèse, régulièrement citée dans les publications ultérieures, constitue une étape importante dans la visibilité donnée par la France à Bartok.
13L’autre événement phare de ces années réside dans les concerts donnés, en 1950, par le Quatuor Vehg à Paris. La critique Suzanne Demarquez date en effet de ce moment la prise en considération du créateur par le grand public [19]. La programmation de l’intégrale des quatuors attire un public si nombreux qu’une nouvelle série de concerts doit être organisée pour répondre à la demande. Les spectateurs semblent touchés par la grâce, la jeunesse se prend d’amour pour Bartok et s’efforce de mieux le connaître. Ainsi, constate la critique, s’affirme brutalement la portée universelle d’une musique qui appartient à l’humanité par tout ce qu’elle contient de profondément émouvant. Au passage elle égratigne la vision de l’œuvre proposée par Moreux, jugeant artificielle sa périodisation. Pour elle, Bartok s’est affranchi très tôt des influences extérieures dans des synthèses personnelles. Contrairement à lui, elle ne déplore pas l’influence beethovénienne du Sixième Quatuor, mais se félicite d’une création qui prend place « à côté des plus hautes et des plus nobles pensées beethovéniennes » [20]. Elle salue néanmoins le travail pionnier d’« un des exégètes les plus autorisés » du maître et le cite plusieurs fois. Son article, paru en 1955, confirme l’impact du livre de Moreux et son caractère fondateur pour le milieu musical français.
14Malgré l’admiration d’un cercle très réduit de compositeurs, la France reste jusqu’en 1940 le pays d’Europe le plus fermé à la musique de Bartok. Elle arrive en effet loin derrière la plupart des autres pays européens pour le nombre de concerts dans lesquels le compositeur a l’occasion d’interpréter ses œuvres (50 en Angleterre, 15 en France) [21]. Francis Poulenc se souvient que dans les années 1930 les spectateurs n’étaient pas nombreux à venir applaudir Bartok à Pleyel. La Hongrie, même devenue indépendante, ne suscite pas en France une curiosité très vive et Claude Delvincourt, directeur du Conservatoire de 1941 à 1954, exprime sans doute un point de vue assez partagé lorsqu’il reconnaît son indifférence à l’égard de ce qui n’est pas l’esprit méditerranéen et la culture gréco-latine [22]. A partir de 1945, le désir de renouveau de l’après-guerre et la mort de Bartok sur le sol américain transforment la situation. André Jolivet lui dédie sa Sonate pour piano, Olivier Messiaen analyse ses œuvres au Conservatoire et la critique se mobilise. Mieux informé et davantage sollicité, le public répond favorablement et un véritable engouement s’empare des mélomanes parisiens, complètement « bartokés », selon le mot de Florent Schmitt. Le phénomène interpelle les musiciens et critiques engagés aux côtés du P.C.F., qui tentent de proposer une lecture différente de l’itinéraire et de l’œuvre du musicien.
Une lecture communiste de Bartok
15De 1949 à 1955, les revues situées dans la mouvance du P.C.F. se mobilisent pour démonter le caractère « progressiste » de l’œuvre de Bartok et défendre la politique culturelle de la Hongrie à son égard. Désireux de se situer dans la ligne édictée par Jdanov en 1948 et reprise par l’Association des musiciens progressistes, les commentateurs orientent leurs textes autour de trois thèmes : le musicien au service de la nation, le compositeur qui trouve son inspiration dans le peuple et l’exilé en détresse aux États-Unis. Chaque publication garde cependant une approche particulière et chaque auteur dose, à sa manière, la part d’idéologie qu’il accepte d’instiller dans son article.
La Nouvelle Critique et le folklore
16Destinée à propager la ligne culturelle du parti, la revue tente d’élaborer les éléments d’un jdanovisme à la française. Deux difficultés majeures interdisent toutefois de se caler sur le modèle soviétique. D’abord la France n’entretient plus avec son folklore rural qu’un rapport lointain, ensuite son régime politique est celui d’une société capitaliste. Dans ces conditions, de quel folklore doit-on parler ? Et de quelle utilité peut-il être au compositeur ? Les positions exprimées ne présentent guère de cohérence. Deux articles abordent les questions de manière générale, tandis que le troisième analyse précisément le cas Bartok. Un article radical de 1949, signé Jean-Marc Alain, stigmatise l’attitude passéiste des chorales populaires qui veulent rendre vie au folklore, alors que « sa forme et son vocabulaire sont dans leur ensemble périmés » [23]. Cette erreur expliquerait d’ailleurs le faible succès remporté par cette initiative. La solution proposée est radicale : « Loin de devoir être de petites académies, des organismes de conservation, les chorales populaires doivent être les agents de transmission, de propagation de la nouvelle chanson politique de masse, des chansons progressistes d’aujourd’hui et de demain ». Des créations s’imposent et il ne saurait être question de lancer un pont au-dessus des siècles pour tenter vainement de relier le folklore français à un nouveau chant choral qui s’en inspirerait. Si les compositeurs symphonistes ont de réelles difficultés à s’adapter à la chanson populaire, c’est qu’ils en sous-estiment le rôle et la valeur artistiques. Ils doivent donc se convaincre qu’être les interprètes du peuple, de son amour de la collectivité humaine et de son combat pour l’avenir, constitue un objet de la plus haute ambition. En effet « il n’est pas de formes d’expression qui puissent être considérées comme majeures ou mineures quand l’esprit révolutionnaire d’un peuple en magnifie le contenu » [24].
17En 1951 la revue revient sur le sujet, avec un point de vue très différent, dans un article intitulé « Folklore et traditions révolutionnaires ». Celui-ci rend hommage au travail des folkloristes soviétiques qui ont élargi le champ de leurs études jusqu’aux chansons populaires consacrées à Lénine et à Staline et dont le travail a permis la « rééducation » des chanteurs tziganes de Roumanie [25]. A leur exemple, il est temps de reconsidérer en France la définition même du folklore et d’y incorporer les chants issus de la tradition progressiste du peuple, en particulier ceux des goguettes fouriéristes, saint-simoniennes et républicaines du XIXe siècle. Mais la France n’est pas l’Union Soviétique et aujourd’hui l’industrialisation de la chanson populaire a détruit en grande partie le caractère traditionnel de sa création. L’origine populaire ou non du musicien n’est donc plus un critère signifiant. Ce qu’il importe désormais de savoir, c’est à quelle classe celui-ci s’adresse, à quel propos et sous quelle forme. Dans cette situation, la connaissance d’un folklore populaire élargi s’avère nécessaire pour faire comprendre à l’artiste les caractéristiques d’une sensibilité populaire historiquement formée et à laquelle il doit s’adapter. Au-delà de cette utilité pour le musicien, l’étude du folklore urbain constitue une arme idéologique et culturelle qui permettra à la classe ouvrière de se réaproprier l’héritage musical qui lui revient [26]. Plus subtilement jdanovien que le précédent, ce texte utilise le folklore comme élément d’argumentation pour limiter la liberté de création formelle du compositeur qui avait été revendiquée par le compositeur Serge Nigg quelques mois plus tôt dans la même revue. En effet celui-ci, s’il avait manifesté sa volonté de chercher dans l’expérience humaine et dans les combats de la classe ouvrière de nouvelles sources d’inspiration, revendiquait cependant le droit de recueillir l’héritage de la culture bourgeoise et de rechercher les formes les plus hautes pour magnifier ces contenus nouveaux [27].
18Il ne disait rien alors du folklore mais il approfondit la question en 1950, lorsqu’il rédige un nouvel article intitulé « Bela Bartok et le folklore ». Il entreprend alors de restituer la véritable signification de l’art du compositeur, la critique bourgeoise, tant traditionnelle que d’avant-garde, ayant « toujours maquillé le visage des grands artistes » [28]. Il rappelle le gigantesque travail de collecte des sources musicales paysannes entrepris par Bartok, sa fraternité envers les peuples voisins de la Hongrie, qui lui permit de démêler l’écheveau des influences réciproques et sa volonté d’utiliser le matériau comme point de départ pour créer un style musical nouveau. Lorsque son propos se fait plus engagé, Nigg utilise, de manière quelque peu orientée, des citations de Bartok. Quand le musicien hongrois déclare qu’« aux époques créatrices et qui se préoccupent d’interpréter les sentiments de la collectivité, il est naturel que les artistes viennent puiser à la grande source commune » des mélodies populaires, Nigg en déduit que ce n’est que par l’inspiration qu’on y puise que peut venir le rajeunissement de l’art [29]. Le glissement vers la fermeture artistique est ici subtil mais réel. Reprenant ensuite le texte d’une conférence prononcée par Bartok en 1931, il s’attache à la volonté de synthèse du compositeur, soucieux de mêler la tradition de Bach et de Beethoven à celle de la paysannerie hongroise. Il attribue au contexte difficile des années 1930 le « pessimisme » des œuvres nées de cette synthèse. Il se garde toutefois de citer la conclusion de la conférence (qui reprend celle d’un texte publié dans la revue Melos en 1930) et qui affirme que « la musique populaire n’a de signification artistique que si, traitée par des compositeurs de grand talent, elle accède à la musique savante en lui imprimant son caractère propre [...] et que la musique populaire possède une importance particulière et joue un rôle prépondérant dans les pays où il n’existe guère d’autres traditions musicales, notamment en Hongrie et dans la plupart des pays de l’Est de l’Europe » [30]. Tout ce qui installe les propos de Bartok dans la relativité des possibles et des contextes est donc volontairement gommé.
19Dans sa dernière partie l’article prend un tour nettement polémique. La situation de Bartok aux États-Unis fait l’objet d’un tableau apocalyptique. Le sort épouvantable fait au créateur devient le signe de l’hypocrisie d’un système se réclamant de la culture et de la liberté. Les nombreuses lettres, aujourd’hui publiées, écrites par l’artiste à ses fils et à ses amis nuancent considérablement la situation. Après avoir passé quelques mois dans un appartement bruyant, Bartok déménage, en avril 1941, dans un vaste logement au calme et dans la verdure [31]. Mais il peine à apprivoiser le mode de vie new-yorkais et à partir de 1942 ressent fortement les effets de la leucémie dont il est atteint [32]. Angoissé par le caractère aléatoire de ses revenus, il refuse néanmoins toute aide directe et tout compromis. A partir de 1943 la solidarité s’organise autour de lui à travers des commandes d’œuvres et des propositions de travail universitaire. Il meurt le 26 septembre 1945, inquiet sur le sort de la Hongrie : « Les Allemands étaient des bêtes, mais les Russes ne semblent pas être des saints non plus » [33]. Loin des clichés simplistes, Bartok a vécu la dureté de la vie d’exilé sans fortune dans un pays en guerre. Mais en 1950 anti-capitalisme s’identifie à anti-impérialisme et à anti-américanisme. A l’inverse, les régimes du bloc de l’Est sont considérés comme des modèles par les communistes français. La Hongrie socialiste ne peut donc être accusée de censurer Bartok. La seule explication à un rejet de ses œuvres les plus éloignées des références populaires réside dans le fait que le peuple hongrois est désormais trop optimiste pour goûter à des musiques tourmentées et souffrantes. Pour les musiciens progressistes français, la vie du compositeur constitue une grande leçon d’espoir. En effet, s’il a réussi, malgré l’oppression d’une société injuste et malfaisante, à exprimer dans sa musique l’attachement à la patrie, l’amour des peuples et le refus de la servitude politique, que pourront les musiciens qui vivent dans les nations pacifiques et les sociétés heureuses du monde socialiste [34] ? L’ignorance de la réalité et la volonté de croire à un paradis créé par les hommes expriment ici la naïveté politique d’un jeune compositeur aspirant au changement social et culturel en même temps que le discours convenu d’un conseiller artistique de la maison de disques dirigée par le P.C.F., le Chant du Monde. La transposition à la France de 1950 de la démarche bartokienne reste, on l’a vu, difficile à imaginer.
L’approche socio-historique de la revue Europe
20Trois articles parus entre 1951 et 1953 tentent d’expliquer les raisons de l’enthousiasme du public français pour Bartok. S’avouant impuissant à percer le mystère du génie, Guy Tréal, secrétaire général de la Schola Cantorum, entreprend de replacer l’itinéraire artistique de Bartok dans le contexte politique et esthétique de la Hongrie. Après avoir fait du compositeur un fils de ruraux pétri de paysannerie (précisons que son père, violoncelliste, dirige une école d’agriculture et que sa mère, musicienne, est institutrice), l’auteur évoque le patriotisme enflammé du jeune artiste, son refus de l’hungarisme de salon et son désir de fonder une tradition nationale sur un folklore authentique. S’inspirant, comme Serge Nigg, à la fois du livre de Moreux et des écrits des compositeurs de la Hongrie socialiste, il célèbre son absence de chauvinisme, son « humanisme de combat » et son universalisme [35]. Il évoque brièvement un voyage pionnier de Bartok en U.R.S.S. en 1929.
21La relation critique que celui-ci fait de son séjour n’est évidemment pas mentionnée dans le texte d’Europe (elle n’est à l’époque pas connue). Elle montre à quel point le compositeur est resté étranger à toute forme de soviétolâtrie [36]. Celui-ci dénonce les désordres dans l’organisation des concerts ainsi que les blocages administratifs. Il constate par ailleurs que les ouvriers sont absents de ses concerts, dont le public est constitué par une classe moyenne déchue et ruinée. Quelques échanges avec des musicologues russes lui font entrevoir les souffrances passées des intellectuels. Visitant les instituts musicologiques de Pétrograd et de Moscou, il constate la condition déplorable des chercheurs qui touchent un salaire trois à quatre fois inférieur à celui d’un ouvrier spécialisé et observe leur obligation de faire silence sur le sujet face à un étranger. Enfin il trouve « vraiment grotesque » le souci de choisir les pièces musicales à exécuter en fonction de la tendance politique du moment et des intentions du gouvernement.
22Dans le second article de la revue le ton se fait plus politique. Après avoir souligné le goût du dépassement et la solitude de Bartok, Tréal affirme que l’engagement national et anti-fasciste du musicien rattache celui-ci tout naturellement à la jeune démocratie hongroise, malgré son impuissance « à adopter une attitude politique nettement positive ». La captation de son héritage par « l’égoïste impérialisme » et par la « caste des privilèges » est donc le fruit d’une machination qui conduit les pseudo-élites à utiliser l’audience artistique de son œuvre pour attaquer le nouveau régime hongrois en laissant entendre que Bartok aurait été en désaccord avec lui [37]. A l’appui de la démonstration, de longues citations de jeunes compositeurs hongrois expliquent l’indéniable « progressisme » de l’homme et du compositeur. Pour ces artistes-idéologues, c’est délibérément refuser la réalité que de ne pas accepter d’entendre la voix du monde nouveau qui résonne dans les grandes œuvres constructives du créateur. Quant à l’exil de Bartok, il s’explique aisément : que l’artiste « n’ait pu manifester son attitude progressiste que par un geste aussi négatif illustre clairement la faiblesse du mouvement démocratique hongrois ». Suit un parallèle avec Aragon qui a eu la chance, lui, de pouvoir entrer dans la Résistance en France. Les commodités de la langue de bois évitent ici de s’interroger sur les raisons multiples qui ont décidé Bartok à son exil volontaire. Jean Gergely, dans sa thèse, fait apparaître le refus de celui-ci, déjà malade, de se condamner à la stérilité dans la prison intellectuelle et morale d’une Hongrie pro-nazie [38]. S’il est réflexe de survie artistique autant qu’attitude purement politique, ce départ conduit néanmoins Bartok, en 1941, à se solidariser, comme d’autres intellectuels hongrois émigrés, avec le combat des Alliés pour « un monde libre, honnête et démocratique » [39].
23Le style polémique de l’article d’Europe vise ensuite à réfuter la « calomnie » d’une interdiction de Bartok en Hongrie. Certes les milieux officiels de la musique à Budapest recommandent les œuvres « les plus authentiques de son génie national ». Mais qu’y a-t-il de répréhensible à ce que des organismes chargés de la culture populaire choisissent les partitions les plus réconfortantes pour le public ? Les ministres français feraient d’ailleurs bien de s’inspirer de cet exemple [40]. Le dirigisme d’État en matière culturelle est ici explicitement revendiqué, à condition qu’il vise à l’éducation musicale des masses. Une conclusion vibrante célèbre le caractère précurseur de Bartok. Son souci « de satisfaire avant la lettre aux exigences de larges couches populaires aspirant à la connaissance » l’a conduit à mettre celles-ci en communion intime avec une musique épurée, « en des œuvres orientées vers un mode d’expression adapté à leur vie, à leur travail, à leur lutte » [41]. Le dogmatisme stalinien affleure ici au premier degré.
24Un dernier article, qui mêle, comme les précédents, érudition musicologique et idéologie, paraît en 1953. Il associe Kodaly et Bartok, reprenant longuement les conditions d’émergence d’une musique nationale hongroise, fondée sur une tradition populaire retrouvée. La conclusion se fait soudain d’un messianisme lyrique. Les deux compositeurs deviennent des visionnaires, dotés d’une préscience qui leur fait percevoir que leur art trouverait « sa vérité, son épanouissement et son public dans les millions de paysans et d’ouvriers opprimés qui constituaient alors le peuple hongrois ». Leur vraie grandeur est donc « d’avoir misé sur l’âme populaire et non pas sur l’esprit de la culture bourgeoise » et d’avoir ainsi « maintenu l’héroïsme inflexible de l’âme hongroise » [42]. Le cliché romantique prend presque le pas sur l’ardeur révolutionnaire. Entre 1951 et 1953, la radicalisation de son discours conduit la revue Europe à faire passer Bartok du statut de génie solitaire à celui de héraut annonciateur des temps futurs. Les trois articles, signés de la même plume, s’appuient sur les mêmes sources et diffusent les mêmes connaissances. Les différences tiennent au méta-discours idéologique qui s’insinue de plus en plus fortement dans le cours des articles.
Premières rectifications dans La Pensée
25En 1955, alors que le mouvement de déjdanovisation musicale est largement entamé en U.R.S.S. comme en France, Marc Soriano fait paraître un article sur Bartok caractérisé par une prudence nouvelle. L’emploi du « je » donne à son texte la qualité et la relativité d’une expérience subjective dans sa relation avec le musicien. Avec honnêteté il reconnaît sa découverte tardive du compositeur (après 1945), l’incompréhension première qui fut la sienne et la révélation des quatuors en 1948 et 1950. Sans méconnaître l’utilité d’un classement des œuvres par degré de difficulté (proposé en mars 1952 par la revue suisse Connaître), il préconise une plongée directe dans les plus ardues d’entre elles [43]. Reprenant l’histoire personnelle de Bartok, il explique que celui-ci, d’origine petite-bourgeoise, est d’abord sensible essentiellement à la question de l’indépendance nationale. Bien que démocrate, il se tient éloigné de la sphère politique. Sa modeste participation, en 1919, à l’éphémère république révolutionnaire de Bela Kun (en tant que conseiller musical) est évoquée ici pour la première fois. Cette évocation en 1955 signifie-t-elle que les Hongrois sont alors en train de se réapproprier leur histoire ? Nous pouvons le penser. Si Bartok est anti-fasciste, Soriano admet que sa prise de conscience politique n’est ni complète ni approfondie. Sa musique n’en constitue pas moins une œuvre populaire au sens le plus haut. Le compositeur a compris le message contenu dans les richesses musicales de la communauté rurale hongroise et a fondé sur lui son travail créateur. Mais l’expression de « folklore imaginaire » utilisée par Moreux pour qualifier le saut qualitatif de l’artiste est vigoureusement contestée par Soriano. Sur un plan sémantique, il oppose le folklore des sociétés rurales traditionnelles à la culture nationale et populaire du présent et de l’avenir [44]. Il concède cependant que si Bartok a voulu être populaire, il ne l’a pas toujours été, à la fois à cause de son incapacité à imaginer ce que cela pouvait recouvrir et à cause de l’incapacité du peuple à définir ses attentes. Sa musique n’est donc pas immédiatement accessible à tous, sauf à en organiser préalablement la compréhension. La définition très extensive donnée ici au concept de populaire (qui ne se définit plus dans une opposition à savant mais dans une opposition, héritée en 1789, à aristocratie de la fortune et du pouvoir) entretient une confusion intellectuelle dont l’auteur éprouve quelque difficulté à sortir. Sur un plan esthétique, si la référence au folklore a évité à Bartok le piège du formalisme, elle lui a fait surtout comprendre, selon La Pensée, que l’évolution du langage musical n’est pas une œuvre personnelle et subjective, mais qu’elle est fonction de la langue musicale d’une nation, « bref du goût musical des masses ». Après ce raccourci à l’emporte-pièce du meilleur jdanovisme, l’article se termine par un constat de bon sens : « plus le niveau de notre culture musicale s’élèvera, plus les traditions humaines et artistiques de Bartok seront vivantes » [45]. Ce texte, plus nuancé que ceux des années 1949-1951, prend, sans le dire explicitement, le contre-pied des affirmations précédentes les plus radicales. L’heure des anathèmes et des caricatures héroïques est révolue.
26Bousculées par le succès rapide de Bartok dans les salles parisiennes et par l’image négative des démocraties populaires que suscitent les interdits à l’égard de son œuvre pratiqués en Hongrie, les revues communistes contre-attaquent. Victime de l’inhumanité de l’impérialisme américain (à plusieurs reprises son enterrement payé par l’Association des compositeurs devient le symbole de sa déchéance), le compositeur ne peut qu’appartenir au camp des anti-fascistes libérateurs des peuples et au camp des musiciens à l’écoute du peuple. Seule difficulté : sa musique complexe suscite essentiellement l’enthousiasme des élites et ses recherches les plus hardies sont condamnées par les jdanoviens comme dégénérescence formaliste. On invente alors pour ses œuvres le statut de musique de transition, au fondement à la fois patriotique et universaliste, mais victime des sombres conditions politiques de l’Europe de l’entre-deux-guerres. Si la qualité artistique de ses productions fait de Bartok un précurseur reconnu, il semble en revanche normal que l’ambivalence de leur facture esthétique ainsi que les conditions politiques de la Hongrie socialiste ne lui permettent pas d’accéder à la légitimité de créateur d’école. Marginal dans la Hongrie conservatrice et autoritaire de Horty (l’engagement à l’extrême gauche de Balazs, auteur des livrets du Château de Barbe-bleue et du Prince des bois, a entravé la diffusion des œuvres), Bartok le reste donc dans la Hongrie devenue démocratie populaire. Le contexte radical de la guerre froide et sa bipolarisation idéologique conduisent les communistes français à préférer la cohérence fictive d’un portrait arrangé à la réalité complexe du compositeur hongrois.
Ripostes et apaisements
27Face à la version bartokienne défendue par le P.C.F., deux instances se mobilisent pour proposer un autre regard. La première, le Congrès pour la Liberté de la Culture, est explicitement placée sous le patronage américain, tandis que la seconde, La Revue musicale, représente la réflexion musicologique française. Toutes deux apportent de nouveaux éclairages sur la vie et l’œuvre de Bartok. Parallèlement, la décrispation artistique consécutive à la mort de Staline entraîne une révision des points de vue exprimés dans la presse communiste.
L’œuvre du XXe siècle et Bartok
28Fondé en 1950 à Berlin, le Kongress für kulturelle Freiheit réunit des intellectuels anti-staliniens de gauche comme de droite ainsi que des journalistes américains. Cent dix-huit intellectuels et hommes politiques se rassemblent alors pour lutter contre le totalitarisme incarné par Moscou [46]. La liberté de création est au centre des débats et la réunion berlinoise se termine par un meeting dans lequel Arthur Koestler présente un Manifeste aux hommes libres, destiné à « sauver les libertés qui font le prix de la vie ». A la fin du printemps 1951, le secrétariat général du Congrès pour la liberté de la culture (qui s’installe à Paris en août 1951) décide de proposer à la capitale française un festival qui se déroulera en mai 1952 et qui s’intitulera « L’œuvre du XXe siècle ». Le musicien Nicolas Nabokov organise une manifestation fastueuse couvrant musique, arts plastiques et dialogues littéraires et destinée à célébrer la capacité créatrice de l’Occident. La partie musicale est de très loin la plus développée. Les plus grands chefs et les plus grands solistes européens sont au rendez-vous (Benjamin Britten, Ernest Ansermet, Pierre Dervaux, Igor Markevitch, Darius Milhaud, Pierre Monteux, Charles Munch, Hans Rosbaud, Igor Stravinski, Bruno Walter, Pierre Boulez, Olivier Messiaen, Geza Anda, Kathleen Ferrier, Yvonne Lefébure, Yvonne Loriot, Monique Haas [47]). Les œuvres jouées reflètent l’ensemble du XXe siècle européen, sans exclusive politique (Chostakovitch, Prokofiev ainsi que deux compositeurs progressistes français, Charles Koechlin et Elsa Barraine, sont présents) ou stylistique (de Stravinski à Boulez). Bartok fait évidemment partie des compositeurs honorés par le festival.
29Un numéro spécial de La Revue musicale, daté d’avril 1952, est consacré à la manifestation. Les artistes sont signés Cocteau, Schaeffer, Boulez, Malipiero, Strobel, Kodaly. Ils sont précédés d’une introduction de Nicolas Nabokov au contenu à la fois musicologique et politique. Synthétisant les principales caractéristiques de la musique du XXe siècle, celui-ci voit dans l’esprit d’aventure, d’expérimentation et de trouvaille la marque du siècle. L’émancipation de la dissonance, la recherche de formes nouvelles et la nervosité rythmique font écho aux emballements de la société moderne. La facilité accrue des échanges et les progrès de la circulation du son entraînent un jeu d’influences culturelles réciproques qui conduit les artistes à un universalisme en rupture avec les nationalismes du XXe siècle. Le plus bel exemple de cette évolution, Nabokov le trouve dans Bela Bartok. Personnalité créatrice de premier ordre, originaire d’un pays jusque-là faiblement intégré à l’histoire de la musique savante, le compositeur hongrois est à « la fois cosmopolite et admirablement autochtone » [48]. La facilité de circulation et l’accessibilité des œuvres posent toutefois un problème nouveau : celui du décalage entre un auditoire élargi et les créateurs. En effet le public est conservateur et lent à s’ouvrir aux musiques du XXe siècle. Une tâche urgente attend donc les musiciens, les organisateurs et les éducateurs : il faut rapprocher, comme Hindemith a tenté de le faire, les amateurs des œuvres de leur temps. Le souci de réception démocratique de la musique savante contemporaine manifesté ici traduit la volonté de Nabokov de ne pas laisser à ses adversaires politiques le monopole du registre de la démocratisation de l’art. Les solutions ne peuvent évidemment être le fruit de la coercition étatique. Une longue conclusion rappelle en effet que la liberté d’inspiration et d’expression est la condition de la création contemporaine. L’auteur rappelle que le XXe siècle a eu le triste privilège de voir « des politiciens s’improviser professeurs d’harmonie, de composition et d’esthétique, vouant aux gémonies des chefs-d’œuvre, couvrant de grands artistes d’insultes dont la bassesse n’était dépassée que par le ridicule et imposant à une production musicale mise au pas des textes serviles, le style le plus plat et des lignes de conduite racistes et des esthétiques progressistes, manifestement imaginées pour faire désespérer de la race humaine » [49]. Face aux idéologies totalitaires, la force des chefs-d’œuvre parle pour la civilisation. Elle remet aussi à leur juste place les discussions de chapelle du présent. Cohérence avec le projet d’ensemble du festival, cette introduction fait de l’expression artistique le signe et le vecteur du progrès humain incarné par le « monde libre ».
30Dans le corps de la revue un volumineux article signé Kodaly est consacré à Bartok. Il s’attache à retracer le cheminement du musicien dans sa quête du folklore. Auprès de Kodaly, Bartok apprend les méthodes de l’enquête de terrain, du recueil de données et les manières d’entrer en contact avec le peuple. Après avoir obtenu une bourse, il part en 1907 pour la Transylvanie et met en évidence l’importance de la musique pentatonique dans la musique sicule. Exceptionnellement doué pour les langues, il élargit rapidement ses terrains d’investigation. Il s’intéresse aux musiques slovènes, roumaines et même arabes. Sa rigueur scientifique lui permet d’éviter les pièges de théories romanesques sans fondement. Loin de s’opposer, grandeur scientifique et grandeur artistique se nourrissent mutuellement, dans une même exigence de vérité face au monde. Qualifiant son ami de vir justus [50], Kodaly affirme dans son article la stature morale et intellectuelle exceptionnelle de celui-ci, hors d’atteinte de toute tentative de récupération.
L’enrichissement de la réflexion musicologique
31Après avoir évoqué à plusieurs reprises Bartok dans un numéro portant sur la musique de ballet, La Revue musicale décide, en 1955, de consacrer un numéro entier au compositeur hongrois. A travers la diversité des témoignages et des points de vue se construit une nouvelle image de celui-ci. En 1952-1953, plusieurs chorégraphes étrangers viennent présenter à Paris des ballets modernes imaginés à partir de musiques de Bartok. Complexes et polyrythmiques, celles-ci permettent un ballet expressif et dramatique, traduisant l’essence de la vie moderne dans ses impatiences et ses incertitudes [51]. En Hongrie, à l’inverse, l’heure est aux danses folkloriques traditionnelles collectées et interprétées par les travailleurs des coopératives agricoles et des usines, sous le patronage spirituel de Bartok et de Kodaly [52]. Dans la danse aussi se retrouvent les clivages idéologiques qui marquent alors la lecture de Bartok. Paru en 1955, le numéro spécial de La Revue musicale se veut œcuménique et dépassionné. Il s’ouvre sur une série de témoignages faisant appel au souvenir [53]. Les difficultés de la reconnaissance de Bartok en Hongrie comme en France sont évoquées à la fois par Francis Poulenc et par Joseph Kosma. Louis Durey, musicien progressiste, insiste sur l’engagement populaire de l’artiste, Claude Delvincourt sur sa fidélité nationale, tandis que Darius Milhaud rappelle la maladie qui ne lui a pas permis de jouir de son succès (il est lui-même gravement malade).
32Sur le plan musicologique, la contribution la plus fondamentale est signée Gisèle Brelet [54]. Elle oppose le romantisme, qui ne voit le folklore qu’à travers ses propres rêveries et qui l’accommode selon sa fantaisie, à l’ascèse bartokienne, qui le réinvente dans son véritable esprit à travers une écriture savante. L’auteur analyse alors les raisons qui expliquent la réussite de la synthèse ainsi créée. D’abord la subtile asymétrie des rythmes réutilisés produit une violence, une impétuosité qui retiennent d’emblée l’auditeur. L’élan rythmique est à l’origine de la forme. Ensuite le compositeur a été le premier à dépasser l’antinomie de la mélodie (folklorique) et du thème (savant), qui constituait la difficulté majeure de la musique savante, pour s’inspirer de la musique populaire. En effet la musique populaire ne saurait être un thème se pliant aux développements de la création savante, puisqu’elle constitue une œuvre entière en elle-même. Bartok résout le problème en se refusant à prendre pour thème les mélodies hongroises elles-mêmes, mais en les reconstruisant selon les développements qu’elles doivent permettre. Le chant est alors réduit à son principe et à son essence, à travers une stylisation qui lui confère vigueur et souplesse. Des harmonies modales, à la cadence affaiblie, visent à l’élargissement de la tonalité et non à son abandon. Pour ce qui est de la forme, partout le développement dynamique triomphe des cadres statiques. En conclusion, il apparaît qu’à partir des pouvoirs rythmiques, mélodiques et harmoniques de l’originel folklore hongrois, Bartok recrée l’art musical, sans renier les raffinements formels élaborés par l’histoire ni les plus récentes conquêtes sonores.
33Un autre gros dossier, rédigé par son fils Janos, fait le point sur l’œuvre ethnomusicologique de l’artiste [55]. Lui succèdent deux lettres de Bartok qui permettent au lecteur de comprendre à la fois ses exigences envers lui-même et sa lucidité sur le monde. En 1905, celui-ci est conscient de la quantité de travail qu’il doit encore fournir pour édifier une œuvre originale et déplore l’absence d’élites véritablement hongroises pour soutenir l’essor d’un art musical national [56]. En 1931, il porte un regard sans complaisance sur le fonctionnement de la Société des Nations, sur ses déclarations d’intention sans retombées pratiques et sur les mondanités artificielles qui l’entourent [57]. Les dernières contributions ont trait à des aspects spécifiques de l’artiste. Le pianiste et le pédagogue, les chœurs a capella, la musique de piano font l’objet d’études particulières. Un de ses principaux interprètes, le violoniste André Gertler, évoque ensuite les concerts donnés avec le maître.
34Un dernier article retient, par sa singularité provocatrice, l’attention. Procédant par une série d’affirmations non argumentées et parfois contradictoires, Philippe Arthuys, spécialiste de musique concrète, tente d’expliquer « l’échec » de Bartok [58]. Appartenant à une époque située entre une extension de l’écriture et un renouvellement du langage, Bartok aurait tenté trop tard de vivifier son art, trop âgé pour y parvenir vraiment. Resterait alors la grandeur d’œuvres déchirées, révoltées, d’un homme épris de liberté. Frace à un tel article, on s’interroge sur les raisons qui l’ont fait retenir par Albert Richard, le directeur de la revue. Volonté d’afficher le pluralisme des sensibilités ? Souci de replacer Bartok dans une histoire de la musique ? Son contenu tranche avec le sérieux de l’ensemble du numéro. Dans le registre du dénigrement, mentionnons encore, en 1954, les analyses d’André Hodeir, adepte du sérialisme, qui qualifie Bartok de « Weber et de Liszt de son époque », ainsi que celles de Pierre Boulez, qui voit en lui un « hybride » [59]. Malgré ces traces de sectarisme, de nature cette fois purement esthétique, l’année 1955 marque un notable progrès dans la connaissance du compositeur. Certes la part de subjectivité exprimée dans les souvenirs reste forte, mais la place des analyses musicologiques devient largement prépondérante. Dans le même temps, les Jeunesses musicales de France s’emparent de Bartok et organisent à travers la France des concerts programmant les pages essentielles de ses œuvres.
Les rectifications communistes
35Lorsque l’étau jdanovien se desserre en U.R.S.S., les revues communistes manifestent une ouverture musicale réelle. Pour ce qui est de Bartok, le changement se traduit de deux façons : d’abord par un discours désidéologisé dans le cadre de la revue Europe; ensuite par une information officiellement corrigée dans un dossier proposé par La Nouvelle Critique. Dès 1954, Frédéric Robert se félicite du nouvel engouement pour Bartok. Il constate qu’en moins de quinze jours le Troisième Concerto est programmé trois fois à Paris, Le Château de Barbe-bleue deux fois (puis radiodiffusé), Le Mandarin merveilleux et les Musiques nocturnes une fois [60]. En 1955, Louis Durey signale aux mélomanes trois enregistrements fondamentaux parus chez Deutsche Grammophon : la Musique pour instruments à cordes, percussion et célesta, le Concerto pour violon, le Concerto pour violon et orchestre précédé de la Sonate pour deux pianos et percussions. Il conseille à tous les amis de Bartok de garder toujours sous la main ces disques de grande qualité. Pour lui, la richesse générale de l’invention thématique et rythmique de la Musique pour cordes, percussions et célesta en fait une des pages maîtresses de la musique contemporaine [61]. En 1956, il se félicite de la sortie chez Philips d’un disque consacré à la musique pour piano. Les petites pièces titrées Pour les enfants voisinent avec les Danses populaires roumaines, avec les Chants paysans hongrois, avec la Suite opus 14 et avec l’Allegro Barbaro, premier succès de Bartok en 1911 [62]. A la fin de la même année, le Chant du Monde, dont le catalogue ne comporte jusqu’en 1955 aucun disque de Bartok, propose enfin un microsillon dans lequel un pianiste américain interprète l’Allegro Barbaro, la Sonate pour piano, des Noëls roumains ainsi que des extraits de Mikrokosmos [63]. La production discographique soviétique, dont le Chant du Monde est l’importateur exclusif, ignore encore totalement le compositeur hongrois, accusé de formalisme par les communistes d’Europe centrale depuis l’entre-deux-guerres.
36Mais en Hongrie même la situation musicale évolue et un nouveau discours se fait jour. Le jeune compositeur et musicologue Andreas Mihaly rédige, en 1956, une volumineuse étude sur Bartok, qui prend ouvertement le contre-pied du discours imposé. La traduction de ce texte est publiée dans La Nouvelle Critique. S’appuyant à la fois sur la correspondance et sur les partitions, l’auteur présente une biographie qui refuse les schématismes réducteurs, les citations tronquées et la langue de bois. L’ambition de modernité d’écriture devient présente dès le début chez Bartok et conduit celui-ci à rechercher les influences novatrices qui mettent en cause l’héritage romantique. Après Richard Strauss et la richesse de ses orchestrations, Debussy et la grâce de sa ligne mélodique, Stravinski et Schoenberg attirent le compositeur. Parallèlement à ce souci de nouveauté, il explore les caractéristiques des musiques paysannes d’Europe centrale et leurs possibilités d’utilisation dans la musique savante. Mentionnant la dictature prolétarienne de Bela Kun, Mihaly reconnaît qu’il ignore l’influence de la révolution russe sur Bartok et que sa sympathie pour la révolution hongroise ne permet pas de conclure à son adhésion au communisme. Il constate qu’après la Première Guerre mondiale, dans un contexte de crise des moyens d’expression, l’art du compositeur devient difficilement accessible, exige beaucoup d’attention mais n’est jamais incompréhensible « car jamais l’imaginaire du créateur ne se laisse aller à errer dans des jeux gratuits » [64]. Aspirant à une harmonie de la vie fondée sur la nature et la liberté, Bartok s’élève très tôt contre les régimes fascistes. Avait-il une idée bien définie de la nature du régime le plus apte à ses aspirations ? Mihaly admet qu’il l’ignore. Il analyse ensuite dans le détail les œuvres de la seconde moitié des années 1930, qui voient s’installer la grande forme bartokienne dans une synthèse entre héritage savant et tradition populaire.
37Le départ du compositeur pour les États-Unis et son séjour en exil sont décrits de manière totalement nouvelle. Un faisceau de motivations conduit Bartok à prendre sa décision. Son horreur du fascisme mais aussi son isolement musical en Hongrie et la mort de sa mère le poussent à choisir un pays où il pourra travailler « sans renier ses idéaux et son humanisme » [65]. Certes sa nouvelle patrie n’a pas été beaucoup plus compréhensive que l’ancienne, mais la situation difficile de Bartok est désormais expliquée sans manichéisme idéologique. D’une part les milieux musicaux américains n’étaient pas mûrs pour accueillir un tel génie et d’autre part la vie cruellement trépidante de la métropole new-yorkaise a eu vite fait d’épuiser l’artiste déjà âgé et d’une santé fragile. Heureusement, un petit cercle d’amis et d’admirateurs lui a permis de continuer à composer. Son œuvre ultime, le Troisième Concerto, résonne comme un chant du cygne dont le message nous dit que le bonheur est accessible « à celui qui choisit le bien [...] et qui aime la nature et les hommes » [66]. Le texte se conclut par une autocritique de l’auteur, qui reconnaît avoir émis des réserves à propos de certaines œuvres rudes et difficilement accessibles de Bartok, par crainte de compromettre l’essor de la musique socialiste et de désorienter un public peu formé. Il admet aujourd’hui que ses craintes étaient sans fondement, que l’œuvre forme un tout et que celui qui s’y intéresse sera à même d’entendre la voix du maître dans chacune de ses compositions [67]. Écrit en 1956 dans une démocratie populaire, ce texte manifeste une incontestable audace. Il rompt avec les stéréotypes installés, avoue à plusieurs reprises des ignorances et admet l’importance des innovations intervenues dans la musique savante du XXe siècle. L’article s’accompagne de quelques lettres inédites de Bartok publiées récemment en Hongrie, qui corroborent la teneur de ses propos. A quelques mois de l’insurrection de Budapest, le désir de secouer la chappe de plomb imposée par Moscou aux intellectuels et aux artistes apparaît ici clairement.
38Au milieu des années 1950, deux facteurs concourent à modifier l’image de Bartok en France. D’une part les connaissances sur le compositeur progressent au fil des études, des témoignages, des traductions et des concerts. D’autre part le mouvement de déstalinisation amorcé à l’Est permet l’émergence d’une parole soucieuse de réalité.
39Entre une enquête effectuée en 1957 auprès de la jeunesse étudiante qui fait apparaître Bartok dans la liste de ses dix compositeurs favoris [68] et l’ignorance quasi totale de l’avant 1945, la France a assisté à l’émergence puis à l’explosion de la renommée du compositeur. Trois facteurs expliquent le surgissement rapide du succès : d’abord la mort de l’artiste, qui donne à celui-ci une aura de créateur maudit, victime de l’incompréhension de ses contemporains; ensuite la diffusion progressive d’éléments de connaissance de son œuvre, grâce aux concerts publics ou radiodiffusés et grâce aux publications musicologiques qui en donnent les clés; enfin la polémique qui utilise le musicien afin de dénoncer, pour les uns, le totalitarisme et, pour les autres, l’impérialisme. Chaque camp revendique Bartok, à la fois au nom de valeurs morales et d’une esthétique. Reposant sur un niveau d’information très faible qui autorise les spéculations téméraires sans véritable fondement, les clichés sur le compositeur cèdent la place lorsque la traduction de ses articles et de ses lettres ainsi que l’étude de ses partitions viennent apporter un regard dépassionné et instrumentalisé sur sa vie et sur son œuvre. La conjonction de ces informations nouvelles et du mouvement de décrispation idéologique consécutif à la mort de Staline explique le dialogue apaisé qui s’installe à propos de Bartok, à partir de 1956, entre les musiciens français. Il s’accompagne d’un consensus des organisations musicales sur la nécessaire vulgarisation de son œuvre. Seuls les explorateurs du sérialisme et de la musique concrète restent, pour l’heure, fermés à la stature exceptionnelle de ses créations.
Notes
-
[*]
Ingénieur de recherche habilitée à l’Université Paris IV.
- (1)M. JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997, p. 346.
- (2)Lettre du 15 août 1905 de Bartok à Irmy Jurkovics : B. BARTOK, Musique de la vie, Paris, Stock, 1981, p. 25-31.
- (3)Bartok et la France, Budapest, Institut français de Hongrie, 1993, p. 51.
- (4)Id., p. 63.
- (5)Id., p. 73.
- (6)Sur la place occupée par P. Sacher dans la vie de Bartok, voir W. FUCHSS, Bela Bartok en Suisse, Lausanne, Payot, 1975. Sur Le Triton, cf. M. DUCHESNEAU, L’avant-garde musicale à Paris de 1871 à 1939, Liège, Mardaga, 1997.
- (7)Bartok et la France, op. cit., p. 104.
- (8)Id., p. 114.
- (9)La Revue musicale, no 198, février-mars 1946, p. 47.
- (10)Ibid., p. 49.
- (11)Europe, no 1, janvier 1946, p. 115.
- (12)Ibid., p. 119.
- (13)La Revue musicale, no 25, février-mars 1947, p. 97.
- (14)Les Temps modernes, no 25, octobre 1947, p. 712.
- (15)Les Lettres françaises, 1er décembre 1945, p. 7.
- (16)Bartok et la France, op. cit., p. 123.
- (17)S. MOREUX, Bela Bartok, sa vie, ses œuvres, son langage, Paris, Ricard Massé, 1949.
- (18)Id., p. 100.
- (19)La Revue musicale, numéro spécial, no 224,2e semestre 1955, p. 93.
- (20)Ibid., p. 96.
- (21)Bartok et la France, op. cit., p. 9.
- (22)La Revue musicale, no 224,1955, p. 19.
- (23)La Nouvelle Critique, no 5, avril 1949, p. 83.
- (24)Ibid., p. 84.
- (25)La Nouvelle Critique, no 23, février 1951, p. 87.
- (26)Ibid., p. 91.
- (27)La Nouvelle Critique, no 4, mars 1949, p. 82.
- (28)Id., no 20, novembre 1950, p. 99.
- (29)Ibid., p. 101.
- (30)Conférence donnée par Bartok à Budapest en 1931 : Bartok, sa vie et son œuvre, Paris, Boosey et Hawkes, 1968, p. 162.
- (31)Lettre de Bartok à son fils, le 7 mai 1941 : Bela Bartok, éléments d’un autoportrait, Paris, L’Asiathèque, 1995, p. 197.
- (32)Lettre de Bartok à Wilhelmine Creel, le 28 juin 1943 : Bartok, sa vie et son œuvre, op. cit., p. 265.
- (33)Lettre de Bartok à Wilhelmine Creel, le 13 juillet 1945 : B. BARTOK, Musique de la vie, op. cit., p. 41.
- (34)La Nouvelle Critique, no 20, novembre 1950, p. 104.
- (35)Europe, no 71, novembre 1951, p. 133.
- (36)Compte rendu fait par Bartok au musicologue Bence Szabolcsi, in Bela Bartok, éléments d’un autoportrait, op. cit., p. 74-85.
- (37)Europe, no 72, décembre 1951, p. 129.
- (38)J. GERGELY, Bela Bartok compositeur hongrois, t. III : Les vraies raisons de l’exil, Paris, R. Massé, La Revue musicale, 1980-1981, p. 82.
- (39)Id., t. II : L’exil de Bartok, p. 43.
- (40)Europe, no 72, décembre 1951, p. 129.
- (41)Ibid., p. 130.
- (42)Europe, no 86, février 1953, p. 148.
- (43)La Pensée, no 60, mars-avril 1955, p. 76.
- (44)Ibid., p. 82.
- (45)Ibid., p. 86.
- (46)P. GRÉMION, Intelligence de l’anti-communisme, Paris, Fayard, 1995, p. 27.
- (47)Ibid., p. 81.
- (48)La Revue musicale, numéro spécial, no 212, avril 1952, p. 7.
- (49)Ibid., p. 8.
- (50)Ibid., p. 36.
- (51)La Revue musicale, no 219, décembre-janvier 1953, p. 132.
- (52)Ibid., p. 164.
- (53)La Revue musicale, numéro spécial, no 224,2e semestre 1955, p. 7-19.
- (54)Ibid., p. 21-39.
- (55)Ibid., p. 41-57.
- (56)Ibid., p. 65-70.
- (57)Ibid., p. 70-75.
- (58)Ibid., p. 117-125.
- (59)Bartok et la France, op. cit., p. 125.
- (60)Europe, no 100, avril 1954, p. 178.
- (61)Id., no 119-120, novembre-décembre 1955, p. 237.
- (62)Id., no 130, octobre 1956, p. 159.
- (63)Id., no 131-132, novembre-décembre 1956, p. 232.
- (64)La Nouvelle Critique, no 71, janvier 1956, p. 184.
- (65)Ibid., p. 199.
- (66)Ibid., p. 201.
- (67)Ibid., p. 202.
- (68)P. CITRON, Bartok, Paris, Seuil, 1994, p. 206.