Notes
-
[*]
Professeure d’histoire-géographie en classes préparatoires aux grandes écoles au Lycée Hoche de Versailles et chercheuse associée du Centre d’Histoire de l’Europe au Vingtième Siècle.
- (1)Avant la Première Guerre mondiale, Casals était déjà considéré comme le meilleur violoncelliste du monde et il se produisait 150 à 200 fois par an. Cf. Diccionario de la musica espan˜ola e hispanoamericana, Madrid, Sociedad general de autores y editores, 1999, p. 284.
- (2)Le fonds Pablo Casals dont les archives nationales de Catalogne sont dépositaires, sur lequel nous avions fondé de grands espoirs, s’est révélé fort décevant, reflétant une orientation similaire à celle des biographies. La partie la plus intéressante ne concerne pas directement le musicien.
- (3)J.M. CORREDOR, Converses amb Pau Casals, Barcelone, Editorial Selecta, 2e éd., 1974, p. 68. Toutes les traductions ont été faites par l’auteur de l’article.
- (4)Cette technique consiste à assouplir l’action du bras droit et à revoir le placement et la fonction des doigts de la main gauche, en cherchant la position la plus naturelle.
- (5)D’après Casals, « une œuvre classique est une œuvre toujours actuelle. Elle n’a rien à voir avec un fossile, puisque sa grandeur et sa richesse continuent à nous parler et à nous émouvoir et c’est avec notre sensibilité, notre conception de la beauté que nous, hommes de notre époque, devons l’affronter ». Cf. J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 333.
- (6)Id., p. 310.
- (7)Deux anecdotes qui l’ont beaucoup choqué révèlent la vénération que Casals porte à la musique. Lors d’un concert, il demanda à l’un des membres de l’orchestre quel était son passage préféré. Celui-ci répondit, à son grand effroi : « les dernières notes, car elles signifient la fin de la répétition ». Une autre fois, il refusa de se produire car le chef d’orchestre « insultait » la musique du compositeur qu’il devait exécuter.
- (8)A la fin de sa vie, il anime encore un cours annuel de violoncelle en Australie et fonde une école de musique à San Juan de Porto Rico où il a élu domicile.
- (9)Ce n’était pas toujours une tâche aisée. En 1927, à l’occasion du Centenaire Beethoven, il dirige la Symphonie no 8 avec l’orchestre philharmonique de Vienne. L’œuvre, jouée des centaines de fois par cet orchestre prestigieux, relève presque de la routine, ce qui n’est pas du goût du Maître qui constate que le 1er corniste – figure importante au sein de l’ensemble instrumental – n’interprète pas correctement son solo. Celui-ci, vexé, se lève et s’en va, à quelques heures de la représentation publique. Finalement, les autres musiciens, convaincus de la pertinence des observations du chef, font entendre raison au corniste qui, le soir même, appliquera à la lettre les consignes. Incident relaté par J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 154.
- (10)Diccionario de la musica, op. cit., p. 284 et 285.
- (11)Il ne semble pas qu’à la même époque l’Orfeo Catala dirigé par Millet et contemporain de l’Orchestre Casals se soit comporté de manière similaire avec ses choristes. Amer, l’un d’entre eux écrit : « On traite le chœur de telle manière que sa mission unique soit l’obéissance puisqu’on n’explique jamais au choriste le pourquoi ni les finalités de son travail. [...] Répéter tous les jours, y compris les jours fériés, relève de l’abus; pire encore, si, par malheur, le chanteur fait état de sa fatigue, on le menace de prolonger la répétition, ajoutant que si cela ne lui plaît pas, on ne le retient pas ». Cf. P. ARTIS i BENACH, El cant coral a Catalunya (1891-1979), Barcelone, Editorial Barcino, 1980, p. 113.
- (12)Les données nous manquent pour faire une étude sociologique approfondie de l’orchestre Casals. Nous ne connaissons ni les origines sociales des instrumentistes ni la nature des conflits qui ont pu surgir entre eux et les directeurs invités.
- (13)Casals cherche à créer un patronage pour soutenir le nouvel ensemble instrumental. Les riches mécènes barcelonais qui n’ont pas hésité à financer El Liceu et appuient l’Orfeo Catala refusent de parrainer l’orchestre. Il est difficile de connaître les raisons de cette attitude, n’ayant sur cette question que le point de vue des amis de Casals. Aucune version des faits n’a jamais été donnée par l’autre partie, demeurée muette à ce propos. Peut-être jugeait-elle Casals insuffisamment catalaniste et trop populiste pour lui accorder sa confiance.
- (14)Arxiu Nacional de Catalunya (A.N.C.), Fons Pau Casals U.I. 153 U.C. 449 et 462.
- (15)Aux dires des confidences recueillies par un de ses biographes, il était toujours à l’heure et intervenait sans forfanterie dans les débats. Cf. J. ALAVEDRA, Pau Casals, Barcelone, Editorial Aedos, 3e éd., 1969, p. 311.
- (16)A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 159 U.C. 473,476 et 477. Au nom de la commission, il prononce une conférence publique « Le salut de la musique et des musiciens passe par l’école primaire » et signe deux rapports : « L’enseignement musical dans les écoles de Catalogne » et « La musique, le chant et l’école ».
- (17)Il s’agit principalement des hommes de lettres qui, confrontés à l’étroitesse du nombre de lecteurs catalanophones, ont besoin, pour exister comme écrivains, du soutien institutionnel du gouvernement autonome. En contrepartie, ils occupent de nombreux postes de responsabilité dans la haute administration publique catalane.
- (18)Il participe au Conseil mis en place par le Président Companys en 1939, qui supplée à l’absence de gouvernement.
- (19)La plupart des informations concernant cette association sont tirées de F. CARRAU ISERN et L.G. PLANA i SAU, L’Associacio Obrera de Concerts, fundador Pau Casals, Barcelone, Jaime Libros, 1977, ainsi que de la revue de cette association – Fruiccions – dont une grande partie de la collection se trouve à la Bibliothèque Nationale de Catalogne.
- (20)Jeune étudiant pauvre, il se produisait le soir dans les cafés afin de financer ses études au conservatoire. Il réussit à imposer une soirée hebdomadaire de musique classique au Café Tost où il rencontra Albéniz qui le recommanda au comte Morphy, précepteur du futur Alphonse XIII. Il n’était pas une exception. Avant de fonder sa chorale, l’Orfeo Catala, Millet jouait aussi dans les cafés devenus un lieu d’éducation musicale. Cette initiation porta ses fruits : les chefs d’orchestre comme les interprètes étrangers appréciaient ce public plein de ferveur et de sensibilité musicale.
- (21)Cité dans J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 307.
- (22)La majorité des concerts sont programmés le dimanche matin, à 11 heures au Palau de la Musica, édifice construit pour l’Orfeo Catala.
- (23)Créée en 1926, l’Obrera de Concerts exista jusqu’en 1937.
- (24)Josep Anselm Clavé est l’homme de la renaissance culturelle populaire catalane. L’homme présente de multiples facettes. Il est à la fois un révolutionnaire qui lutte pour l’émancipation du peuple, un journaliste et homme de lettres et un musicien. Sans paternalisme, il parvient, grâce au chant choral, à réunir des hommes issus des milieux ouvriers, à les éduquer, à leur rendre leur dignité. Sensible aux innovations musicales, il est un des premiers à introduire la musique wagnérienne en Catalogne. Cf. J.M. ROSICH, Historia de l’Orfeo Catala. Moments cabdals del seu passat, Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1993, p. 26-28.
- (25)Le père de Pablo Casals, organiste de l’église du Vendrell, fut l’animateur d’un des nombreux chœurs Clavé qui se constituèrent à cette époque.
- (26)Une controverse publique opposa Millet et Montoliu à propos de la musique populaire. Casals adhérait aux thèses du second et non du premier.
- (27)Les deux points de vue sont exposés dans J.M. ROSICH, Historia de l’Orfeo..., op. cit., p. 77-78.
- (28)J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 372-373.
- (29)B. LEHMANN, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, Paris, La Découverte, 2002, p. 41-79. L’auteur, qui s’est attaché à l’étude des formations symphoniques parisiennes, distingue plusieurs niveaux hiérarchiques dans l’orchestre. Les uns tiennent aux origines sociales des instrumentistes, les autres à la hiérarchie des instruments. Ainsi les cordes, plus nobles, s’opposent-elles aux vents, dont l’apprentissage est plus rapide et le répertoire classique moins étendu. Issus de milieux plus populaires, les instrumentistes des vents sont souvent des « promus » qui peuvent réaliser par ailleurs de belles carrières de solistes. Les « héritiers », fils de musiciens, connaissent les chaussetrappes du métier et évoluent avec aisance dans les formations orchestrales. Au contraire, les « déclassés », issus de familles aisées mélomanes, mais non musiciennes, dotés d’une solide formation musicale, souvent prix de conservatoires ou de concours internationaux, sont souvent frustrés quand ils n’accèdent pas aux postes de solistes. Casals entre dans la catégorie des « héritiers », mais son père, musicien pauvre, au fait des obstacles à surmonter pour réussir une carrière musicale, l’avait inscrit en apprentissage afin de lui assurer un métier « alimentaire ». En ces années de formation de l’interprète, le violoncelle restait très en dessous des violons dans la hiérarchie des instruments et exigeait une dépense physique qui pouvait, par certains côtés, l’apparenter aux vents.
- (30)Joia i tristor : reflexions de Pau Casals tal com les va relatar a Albert E. Kahn, Barcelone, Casa editorial Bosch, 1977, p. 59.
- (31)Lors des répétitions qui précédèrent l’enregistrement des Suites de J.-S. Bach, les doigts de la main gauche de Casals étaient en sang, tandis que des gouttes de sueur tombaient régulièrement sur l’instrument. Cette anecdote rapportée par J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 323, confirme la dimension très physique du travail sur violoncelle.
- (32)J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 304-305. L’auteur ne donne aucune date concernant les deux événements.
- (33)En 1937 et 1938, il fait une tournée en Amérique latine pour collecter des dons en faveur des enfants républicains. Les salles sont tantôt pleines et enthousiastes, tantôt à moitié vides comme en Argentine où le public traditionnel manifeste son hostilité envers l’engagement du concertiste.
- (34)J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 315-316.
- (35)En 1934, la municipalité de Barcelone attribua à une grande artère de Barcelone le nom du célèbre concertiste. Inaugurée solennellement, en présence de l’intéressé, elle témoignait de la reconnaissance des édiles pour le travail accompli et la fidélité de l’artiste à la cause catalane et républicaine.
- (36)Archives privées de Philippe Calm, Biographie personnelle de Casals durant son séjour à Prades. Il semble néanmoins qu’il y ait eu quelques exceptions. Ainsi, le 3 mars 1941, le consul d’Espagne assiste au concert offert au bénéfice des œuvres de la Croix Rouge de Perpignan.
- (37)L’installation dans une chambre d’hôtel confirme qu’il ne pouvait s’agir que d’une solution provisoire. Malheureusement le provisoire s’éternise. Après sa tentative avortée, en juin 1940, d’embarquer à Bordeaux pour l’Amérique, Casals revient en pleine nuit à Prades. Le propriétaire du Grand Hôtel lui refuse l’hospitalité, signe d’un déclin de notoriété. A partir de cette date, Casals va partager un modeste pavillon avec la famille de son secrétaire.
- (38)Le Canigou appartient à l’univers symbolique sur lequel Casals fonde son combat. La tradition en fait le berceau du comté de Catalogne et de la culture proto-catalane. Le mouvement de la Paix et de la Trève de Dieu serait parti des abbayes qui l’entourent. La montagne est encore l’inspiratrice d’un grand poème épique, Canigou, de Jacint Verdaguer, coup d’envoi de « la Renaixença », au fondement du renouveau de la langue et de la culture catalanes.
- (39)Son engagement, de plus en plus à contre-courant, lui vaut le jugement peu amène de certains critiques.
- (40)Cet exercice intensif d’écriture n’est pas toujours compatible avec la pratique instrumentale. Casals confie à une amie, Mme Vandervelde, qu’il souffre de tremblements de la main qui nuisent à son entraînement musical quotidien.
- (41)Sollicité, en 1943, par les dignitaires nazis, en poste dans les Pyrénées-Orientales, pour se produire à Berlin, il refuse catégoriquement, au risque de s’exposer à des représailles.
- (42)A.N.C., Fons Pau Casals 05 02 536. En 1946, il reçoit la présidence d’honneur d’une association : A la découverte d’enfants doués pour la musique. En d’autres temps, il ne se serait pas contenté d’une présence honorifique, mais en aurait été le maître d’œuvre.
- (43)Archives privées du Musée Pablo Casals de Prades. Les « casals » ou associations catalanes qui se créent en exil font régulièrement appel à lui quand elles veulent donner du lustre à leur programmation, sachant que sa présence sera l’objet d’un compte rendu dans la presse locale. Les casals de Béziers, Narbonne, Montpellier, Perpignan et Montauban ne s’en privèrent pas et organisèrent des rassemblements culturels autour de la figure de cet illustre compatriote.
- (44)A.N.C., Fons Pau Casals 05 02 536. Casals cumule les présidences d’honneur philanthropiques dans le département des Pyrénées-Orientales. Le sort des enfants ne lui est jamais indifférent. Il est plus particulièrement le bienfaiteur de l’Association des Enfants de la Miséricorde, rattachée au centre hospitalier Maréchal-Joffre de Perpignan. Tous les ans un spectacle théâtral et musical est organisé, pendant les fêtes de Noël, par et au profit des enfants. Le musicien a précieusement conservé ces scénarii naïfs dans ses archives.
- (45)Nous avons gardé le nom catalan, moyen de le distinguer d’autres titres portant également le nom de « chant des oiseaux ».
- (46)Joia i Tristor, op. cit., p. 27. Casals confie à l’auteur qu’il prit cette habitude dès le début de son exil.
- (47)J. ALAVEDRA, Converses..., op. cit., p. 351-352.
- (48)Le public espagnol ne s’identifiera jamais à une chanson catalane.
- (49)El Cant de la Senyera – le Chant de la Bannière – est un hymne au drapeau et aux libertés catalans. Point de ralliement nationaliste, il fut interdit à de multiples reprises durant les dictatures.
- (50)En 1995, la Généralité de Catalogne avait invité les Catalans de la diaspora venus de tous les continents. Lors de la cérémonie officielle, une chorale d’Amérique latine interpréta diverses sardanes et chansons populaires, mais acheva son programme avec la chanson L’Émigrant reprise par l’assistance.
- (51)Archives privées du Musée Pablo Casals de Prades. L’exemple le plus significatif est l’hommage rendu à Pau Casals par le casal de Béziers, le 15 mai 1946, dont le programme musical comprend L’Émigrant, mais non le Cant dels Ocells. Ajoutons que ce chant n’appartient à aucun des répertoires des chorales catalanes que nous avons consultés.
- (52)Pour Casals, la nativité exprime la paix et la sérénité. Il l’assimile, en outre, à des moments heureux de son enfance, au temps où son père était l’organiste de l’église du Vendrell.
- (53)Il s’agit des Jeux Floraux organisés par les Occitans, les Provençaux et les Catalans de France. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Jeux Floraux proprement catalans, interdits par le franquisme, furent programmés dans différentes capitales sud-américaines où résidaient de forts contingents d’exilés catalans.
- (54)Joan Alavedra est un des amis les plus proches de Casals. Lui et sa famille partagèrent, à Prades, la villa Colette avec le musicien. Dès 1939, Joan devient son secrétaire particulier et s’essaiera, plus tard, à une biographie de l’interprète. Sans les circonstances particulières où se trouvaient les deux hommes, Casals n’aurait probablement jamais entrepris de composer un oratorio et l’œuvre d’Alavedra serait restée inconnue.
- (55)M. ALBET, « Pau Casals un music en lluita », Serra d’Or, décembre 1976, p. 95.
- (56)L’oratorio sera finalement joué à Barcelone le 23 décembre 1967 au Palau de la Musica par l’Orchestre de la Ville de Barcelone dirigé par le frère du compositeur et l’Orfeo Catala, mais sans Pablo Casals qui aurait souhaité le diriger lui-même, en 1962, à la suite des inondations de Barcelone. Les conditions qu’il avait posées n’ayant pas été agréées, il tourna définitivement le dos à l’Espagne franquiste. Cf. Diccionario de la musica, op. cit., p. 287.
- (57)Après l’avoir dirigée à l’occasion de l’avènement de la République, Casals répétait à Barcelone, le 17 juillet 1936, veille de l’insurrection militaire, la Neuvième Symphonie avec un grand nombre de chanteurs issus des plus grandes chorales de Catalogne. Le concert devait célébrer le lendemain l’ouverture des Olympiades populaires. Au cours de la répétition, un émissaire de la Généralité vint annoncer l’imminence du putsch et engagea les participants à regagner leurs foyers. Avant de se quitter, Casals et les musiciens décidèrent de jouer l’intégralité de l’œuvre pour eux-mêmes, conscients que ces dernières heures de paix appartenaient déjà à l’Histoire. En 1958, invité à fêter comme concertiste l’anniversaire de la création des Nations Unies, l’artiste prononça un discours dans lequel il proposait de faire de L’Hymne à la joie l’hymne de la paix dans le monde.
- (58)L’œuvre sera présentée pour la première fois en 1960.
- (59)Les violonistes Joseph Szigeti et Isaac Stern ainsi que les pianistes Mieczyslaw Horszowski, Rudolf Serkin et Eugène Istomin participent à ce premier festival.
- (60)Franco ayant déclaré que cet événement culturel était une manœuvre communiste, les contrôles furent renforcés à la frontière. Casals remercia les compatriotes présents dont quelques-uns lui gardèrent néanmoins une certaine rancune. Alors que j’interrogeais, en 1993, Narcis Bonet sur ses rapports souvent tendus avec les exilés, l’actuel directeur de l’École de musique de Paris fit allusion à cet épisode. Les plaintes soulevées par plusieurs d’entre eux au sujet des visas auprès de Madame Capdevila, compagne de Casals, confrontée aux nombreux problèmes d’intendance à résoudre, se seraient soldées par un très sec : « Ici nous faisons de la musique ». Le salut chaleureux de Casals ne dissipa pas le malentendu, qui avait probablement des causes plus profondes.
- (61)Casals décida de poursuivre la tâche entreprise et resta pendant seize ans le directeur artistique du festival.
- (62)Livret du 46e festival Pablo Casals (1997).
- (63)Témoignage de Mme Couzy, Prades, 25 avril 1998.
- (64)Témoignage de Mme Bigorre, Fillols, le 30 avril 1998. Ancienne infirmière dans l’armée espagnole, résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, ce témoin n’a rien d’un personnage effacé. Son point de vue est d’autant plus révélateur des relations complexes établies entre Casals et la diaspora catalane.
- (65)Le monastère de Saint-Michel de Cuixa, situé à deux kilomètres de Prades, dépendait de l’abbaye de Montserrat et accueillit les moines bénédictins en délicatesse avec le régime franquiste. Plus largement, il servit de refuge à nombre d’occupants. Progressivement restauré, il témoigne aussi de la beauté de l’art roman catalan. A l’occasion du neuf centième anniversaire de la commémoration de « la paix de Dieu », Casals organise un concert au monastère, manière de rapprocher les deux combats qui désormais mobilisent l’artiste : la cause de la Catalogne et de la paix.
- (66)Ce fut finalement Tarradellas qui occupa ce poste. Cf. A. DUARTE, P. PIGENET, « Tarradellas ou le retour en trompe-l’œil de la Généralité », communication au colloque Transitions politiques comparées en Espagne et au Portugal, I.E.P.-C.H.E.V.S., Paris, 31 janvier et 1er février 2002.
- (67)Casals n’en démordra pas et maintiendra ce point de vue dans les revues et bulletins catalans qui feront campagne, en 1957, pour qu’il obtienne le prix Nobel de la paix. A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 162 U.C. 534.
- (68)A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 162 U.C. 534. Lettre de J.M. Corredor à Josep Camps, président de l’Agrupacio Catalana « Montserrat » de Lima, 14 mai 1957. On apprend que le pasteur Ernest Christen avait été à l’origine de la première candidature Casals.
- (69)Les hommes politiques français figurent en bonne place avec Vincent Auriol, Georges Bidault, Albert Sarraut. Parmi les intellectuels originaires de toutes les parties du monde, retenons les noms de Thomas Mann et Albert Einstein. Les musiciens ne manquent pas à l’appel. La plupart sont des collègues de longue date comme Thibaut ou Menuhin.
- (70)A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 162 U.C. 534. Lettre de Victor Castells (Lima) à Joan Masot (Paris), 20 juin 1957. Après s’être félicité de la place occupée par l’événement dans les différentes revues catalanes d’Amérique latine, l’auteur ajoute : « Ainsi nous nous assurons que les Espagnols soient, en principe, tenus à distance » et demande à son correspondant de contacter les agences de presse afin de les abreuver de communiqués insistant sur l’origine catalane du musicien.
- (71)Ne doutant de rien, les organisateurs envoient une lettre à Eisenhower pour lui demander de retirer sa candidature et soutenir celle de Casals. Lettre des représentants du casal de Buenos Aires, José Santalo et Manuel Ripoll, adressée au Président des États-Unis le 19 juin 1957.
- (72)On pourrait aussi conclure à une indifférence de l’artiste. Le fait est infirmé par la quantité d’archives concernant ce sujet. Ainsi correspondance et numéros des revues traitant de la candidature sont soigneusement sélectionnés et archivés par le musicien. Leur importance contraste avec le silence des biographes.
- (73)Après la disparition tragique du Secrétaire Général, l’hommage public que lui rendit l’U.N.E.S.C.O. comprenait l’exécution de ce chant que le défunt appréciait particulièrement.
- (74)Casals fait écrire à J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 433 : « J’aurais aimé que beaucoup de Catalans voient comment des hommes de langues et de races différentes réagissaient en écoutant El Cant dels Ocells ». Nous sommes loin du chant nostalgique des exilés catalans. La dimension universelle est ici privilégiée.
- (75)Entretienavec Philippe Calm, édile, chargé de l’organisation du Festival de Prades, Prades, 22 avril 1998. Fasciné par la personnalité du violoncelliste, P. Calm a interrogé les témoins de cette époque et rédigé une biographie personnelle qu’il a bien voulu me confier. Dès 1937, une partie de la famille Casals, en particulier sa belle-sœur et ses nièces, séjourne au Grand Hôtel. La présence de Casals en ces lieux est attestée par une lettre manuscrite du musicien conservée au musée de Prades. Ce n’est donc pas une ville qu’il découvre en 1939, comme ses biographes le laissent entendre à la suite de Casals, sensible à la représentation qu’il veut donner de lui-même et de son action. Ainsi tout ce qui peut écorner ou affaiblir « la légende » est éliminé. Cela n’enlève rien à son engagement, mais renforce l’idée que Casals a volontairement reconstruit son passé pour les besoins de la cause et l’efficacité de ses messages. Au prix de quelques « arrangements » avec la vérité.
- (76)La plupart de ces ouvrages furent néanmoins édités en Catalogne, en particulier après la mort de Franco.
- (77)Cela va à l’encontre de la politique culturelle actuelle de la Catalogne qui tient à valoriser toutes les personnalités catalanes, a fortiori celles qui ont la stature internationale du virturose.
- (78)M. VALLS, La musica catalana contemporania, Barcelone, Editorial Selecta, 1960. A la décharge de l’auteur, on peut penser que la censure n’aurait pas autorisé la parution d’un livre où Casals se serait taillé la part du lion. Dans ce cas, un silence total aurait été préférable. Que penser, en effet, de la légende suivante : « Pau Casals, aujourd’hui le meilleur symbole de la musique catalane », suggérant que les lecteurs n’ont rien à apprendre sur Casals ?
11936 : Pablo Casals est au faîte de sa gloire musicale. Avec plus de cent cinquante concerts par an, il est un des artistes les plus sollicités de sa génération et probablement le mieux rétribué [1]. Mais son attachement à la cause anti fasciste et républicaine lui aliène les sympathies de la partie du public hostile à des prises de position politiques ostentatoires. A l’instar de tous les virtuoses qui ont atteint la soixantaine, sa carrière semble naturellement prendre fin. Cette interruption coïncide avec un exil volontaire à Prades (Pyrénées-Orientales).
2Pendant un quart de siècle, l’interprète a su concilier engagement social et impératifs de carrière. D’extraction populaire, mais ami de souverains et de personnages influents, il adhère à la cause du peuple catalan sans nuire à sa notoriété internationale. Après la guerre civile, l’option de l’exil aurait dû le rapprocher de ses compatriotes sans pour autant l’écarter des grandes salles de concert. C’est l’inverse qui se produit. Choisi ou contraint, l’exil le détache de son public, mais ne lui permet pas de conserver les relations acquises avec le monde du travail. Après le festival de Prades, en 1950, Casals renoue avec le succès. Entre-temps, les motivations de l’artiste ont changé. Une cause en a remplacé une autre et la relation établie entre art et engagement s’est inversée.
3Pour comprendre les différentes positions adoptées par l’artiste, les difficultés suscitées par l’exil ou encore la semi-institutionnalisation de l’artiste à la fin de sa vie, l’historien ne dispose pas toujours des meilleurs sources. Au silence des uns – ceux qui, pour des raisons diverses, ont désapprouvé son départ de Catalogne – répondent les biographies hagiographiques des autres, soigneusement filtrées par le Maître, attentif à la représentation qu’il voulait donner de lui-même [2].
Permanence philanthropique et options progressistes
4Avant de devenir un philanthrope, Casals devait acquérir une stature de soliste international. Il y parvint assez vite grâce à une méthode de travail personnelle, alliée à une grande sensibilité qu’il conserva tout au long de sa vie.
Rigueur et sensibilité dans l’interprétation
5Le 12 novembre 1899, Casals fait ses débuts de soliste international au sein de l’orchestre Lamoureux de Paris. L’exécution des « suites » de J.-S. Bach révèle son talent. Aucun interprète n’avait osé, jusque-là, s’attaquer à elles dans leur intégralité. Beaucoup, de fait, considéraient qu’elles relevaient de l’exercice académique. Le violoncelliste catalan opère ainsi une véritable révolution de nature à redonner à l’œuvre sa poésie originelle. Avant de l’adopter avec enthousiasme, les mélomanes allemands accueillent froidement cette nouvelle interprétation, jugée trop éloignée de la version traditionnelle. L’artiste ne se décourage pas et explique que « chaque jour renforçait sa conviction que l’exécution musicale requiert une stricte et tenace discipline plus que des débordements “géniaux” – alors à la mode » [3]. Durant douze ans, note à note, il déchiffre les partitions, respecte scrupuleusement les tempos sans s’attarder longuement sur les observations manuscrites du compositeur. Cette méthode de travail, à cent lieues des modes passagères, fondée sur la rigueur, mais laissant à l’interprète le soin de transcender l’œuvre, fait l’originalité d’un musicien dont la forte personnalité s’est affirmée de bonne heure. Ainsi impose-t-il, à 12 ans, sitôt inscrit au conservatoire de Barcelone, une nouvelle technique du violoncelle [4] que récompense un premier prix.
6Propulsé sur les plus grandes scènes internationales, le virtuose connaît un succès grandissant et multiplie les tournées à travers tous les continents. Fréquentant la bonne société, il se lie à des personnalités influentes. Cette période – pourtant essentielle pour la carrière de l’artiste – est d’ordinaire rapidement évoquée par ses biographes. La réception par le public n’est pas davantage traitée. La question ne surgit qu’en deux types de circonstances : le chaleureux hommage rendu à son engagement politique ou le boycott de même origine. Seule semble compter, aux yeux de l’interprète, sa capacité à traduire le message universel contenu dans toutes les œuvres qu’il qualifie de « classiques » [5]. Pour lui, l’homme et le musicien ne sont pas dissociables. La mission de l’artiste se confond avec sa fidélité aux valeurs dont sont porteuses les grandes créations qui ont survécu à toutes les catastrophes. A ce prix, confie-t-il, « pour sombre que soit l’époque, l’art nous élève et apporte un message d’espérance » [6]. D’ailleurs les concerts privés entre grands solistes et les débats auxquels ils donnent lieu occupent une place plus grande dans sa mémoire [7] que les acclamations du public.
7Après une vingtaine d’années passées hors de sa terre natale, il décide, au début des années 1920, d’en faire son point d’ancrage. Formé dans cette Catalogne autodidacte, progressiste et républicaine, il est, comme elle, acquis aux vertus de l’éducation et manifestera jusqu’au bout le besoin de transmettre son savoir.
Une forte et précoce implication dans la société civile
Le pédagogue
8A la veille de la Première Guerre mondiale, Casals avait fondé avec Cortot et Thibaud l’École de Musique de Paris. De ce moment jusqu’à sa mort, la préoccupation pédagogique ne le quittera plus, pas même dans ses périodes de silence. Fondateur ou animateur d’un grand nombre d’écoles de musique sur tous les continents [8], il assure le plus souvent les cours de violoncelle où il professe le naturel que lui-même applique à son art et qui émerveille solistes et critiques. Il participe également aux jurys de nombreux concours – des plus prestigieux, réservés aux futurs virtuoses, aux plus obscurs, ouvert aux jeunes amateurs – avec parfois des exigences si élevées qu’elles découragent les candidats. Mais l’artiste n’est pas seulement un grand violoncelliste. Rudolf von Tobel a pu dire de lui qu’il appartenait à la catégorie des « éducateurs d’orchestres ». Les concerts dirigés sous la baguette de Casals ont laissé une très forte empreinte sur les exécutants. Musicien accompli, maîtrisant aussi bien le violoncelle que le piano, l’orgue ou le violon, il refuse de diriger de mémoire, annote scrupuleusement les partitions. Son interprétation des œuvres obtient l’assentiment des orchestres sans avoir à recourir aux éclats et violences de certains chefs [9]. L’orchestre qu’il fonde, en 1920, à Barcelone illustre cette manière de diriger. Depuis plusieurs années, le musicien souhaitait donner à la ville une formation digne de ce nom. Faute d’être parvenu à réunir dans un ensemble unique de qualité les trois orchestres de la capitale catalane, il décide de créer le sien propre [10]. Casals exige de ses musiciens, par ailleurs correctement rétribués, des séances quotidiennes de répétitions et un travail éloigné de tout amateurisme. Grâce à l’Orchestre Casals, Barcelone accueille les meilleurs interprètes du moment, rend un hommage remarqué à Beethoven, s’initie aux œuvres de nouveaux compositeurs. Les musiciens apprécient le respect et la compréhension dont fait preuve leur directeur [11]. Les relations que ce dernier a nouées dans le monde de la musique permettent à l’ensemble barcelonais d’être conduit par les plus grands chefs d’orchestre. Malgré l’honneur que leurs membres en retirent, les rapports n’en sont pas moins, parfois, tendus. Habitués à l’estime que leur prodigue Casals, les instrumentistes ne tolèrent pas l’attitude quelque peu méprisante de plusieurs invités et n’hésitent pas à le leur faire savoir [12].
9La bourgeoisie catalane, portée au mécénat, refuse toutefois de s’impliquer [13] et, sensible aux contorsions théâtrales des chefs, boude les concerts de l’orchestre, arguant d’une trop grande sobriété d’interprétation. Au prix d’un extraordinaire effort financier personnel, Casals gagne néanmoins son pari. Il impose une formation orchestrale grâce à laquelle Barcelone rejoint les capitales européennes de la musique et inculque le goût des œuvres classiques à un public populaire, réalisant ainsi un projet ancien du musicien.
10Casals ne se limite pas, en effet, à la formation de futurs musiciens. Fidèle à ses origines, l’artiste, soucieux de l’éducation populaire, partage les aspirations des républicains et des militants ouvriers catalans.
Une participation active au réseau associatif catalan
11L’implication de Casals dans la vie associative barcelonaise relève de deux objectifs : soutenir tout effort de formation initiale et continue du peuple, éveiller celui-ci à la culture musicale. Les associations qui correspondent le mieux au premier sont l’Associacio Protectora de la Ensenyança Catalana dont Casals fut membre de 1928 à 1936 et le Sindicat Barceloni de l’Agulla [14]. Dans l’un et l’autre cas, le musicien se contente toutefois d’apporter son obole et le prestige de son nom aux initiatives engagées parmi les enfants ou les ouvriers syndicalistes.
12Dès la proclamation de la République, Casals contribue à la mise en œuvre de la politique culturelle de la Généralité. Désigné par le gouvernement autonome, il participe activement aux travaux de la Junta de relacions culturals. Malgré ses tournées internationales, il assiste aussi souvent qu’il le peut aux réunions de la commission [15]. Ainsi prononce-t-il trois conférences pour inciter ses collègues à promouvoir l’enseignement de la musique dès l’école primaire. Membre de nombreux jurys, il donne son avis sur les règlements et sélectionne les pièces musicales avant d’auditionner les candidats. Il élabore, par ailleurs, un projet de Conservatoire de Musique qui, soumis à la Généralité, ne verra jamais le jour en raison des circonstances [16]. Cette présence active dans les institutions politiques est propre au musicien et le distingue des intellectuels et des artistes catalans attachés à la cause de la République. Certes, il n’est pas la seule personnalité de renommée internationale à mettre son talent au service du camp républicain. Miro et Picasso, pour ne citer que les plus célèbres, ont utilisé leurs pinceaux à des fins similaires. Mais, alors que les deux plasticiens se tiennent éloignés des instances officielles et prêtent un concours ponctuel au pouvoir républicain, Casals collabore étroitement aux entreprises culturelles de la Généralité, à l’instar du gros des « intellectuels organiques » [17], sans rien en attendre, cependant, pour sa carrière. Quelques années plus tard, il continuera de soutenir la Présidence de la Généralité en exil [18]. Sans ambition politique, cet investissement, qui nuit à son parcours professionnel plus qu’il ne le sert, se révèle dans une œuvre singulière dont il se montrera toujours très fier : L’Associacio Obrera de Concerts.
L’Associacio Obrera de Concerts [19]
13Frappé par le spectacle des ouvriers anglais venus écouter, debout, contre un penny, les orchestres qui se produisent à l’Albert Hall de Londres et le succès des « concerts populaires » de Ziloti à Saint-Petersbourg, Casals, familier des salles de loisirs populaires [20], entend favoriser de telles rencontres. Bon connaisseur de la psychologie ouvrière catalane, il ne souhaite pas se muer en prestataire de concerts bon marché, au risque de dévaloriser son propre orchestre et laisser penser qu’il accorde une aumône au peuple. « Ce qu’il faut, explique-t-il, c’est qu’ils créent eux-mêmes une association où ils se sentiront chez eux, dont ils seront les fondateurs, les propriétaires et les dirigeants » [21]. Au moment où cette ambition germe, au début des années 1920, le mouvement ouvrier catalan traverse une période difficile sous la dictature de Primo de Rivera. Si Rafael Campalans, leader socialiste catalan et président de l’Athénée polytechnique, fréquenté par les ouvriers qualifiés, s’enthousiasme, les intéressés se montrent plus réservés, jaloux de leur autonomie et soupçonneux quant aux dessous du geste. Avec l’assentiment des membres de son orchestre, le virtuose s’engage à offrir à l’Obrera six concerts gratuits par an dont un le 1er mai. Tous les adhérents peuvent assister aux spectacles, mais l’organisation limite son recrutement. Selon l’article 10 des statuts, seuls peuvent s’affilier les salariés percevant moins de seize pesetas par jour, avec interdiction absolue pour les patrons et membres des professions libérales. L’absence de salles de concert de taille suffisante pour contenir les adhérents [22] freine, en tout état de cause, la croissance de l’association qui, en onze ans d’existence [23], ne réunira pas moins de 15 000 mélomanes issus du peuple. Le projet de Casals réussit au-delà de toute espérance. Au bout de quelques années, ce ne sont pas six, mais douze concerts que programme l’Obrera. Devenue un centre d’éducation musicale, elle crée sa propre formation orchestrale et une revue – Fruicions – qui veille à développer la culture musicale de ses lecteurs. Le succès de l’initiative retentit hors de Barcelone au point de susciter des émules dans plusieurs villes européennes.
14Curieusement Casals, dont l’activité associative est contemporaine de l’Orfeo Catala avec lequel il collabore à maintes reprises, ne se réfère jamais à l’expérience de ce dernier, mais inscrit sa démarche dans celle d’Anselm Clavé, créateur des chorales populaires [24]. L’influence de son père n’est probablement pas étrangère à cette filiation [25]. D’une manière plus générale, Casals pensait que son père lui avait légué l’amour du peuple et sa mère le pacifisme. Ajoutons que les conceptions du directeur de l’Orfeo Catala et du grand musicien divergent complètement à propos de la musique populaire. Pour le premier, celle-ci vient du peuple lui-même et repose sur la tradition à l’opposé de la « grande musique » des élites. Étroite et nationaliste, cette conception contredit ce que le virtuose a pu observer, dès son plus jeune âge au Vendrell, où les villageois témoignaient d’une remarquable attention toutes les fois qu’on leur présentait des morceaux du répertoire classique. A la suite de Montoliu [26], Casals refuse la coupure entre art populaire et art des élites [27]. Pour lui, l’art est le même pour tous et devient populaire quand le peuple y accède. A travers l’Obrera de Concerts, Casals met en pratique une conviction en phase avec les utopies chères au mouvement ouvrier catalan des années 1920 et 1930.
L’engagement républicain et antifasciste
15De fait, les positions de Casals sont plus affectives que politiques. Les persécutions subies par son ami Ziloti, après la Révolution d’Octobre, l’amènent à refuser de se produire en Union Soviétique. Quelques années plus tard, le sort réservé par les nazis à Albert Einstein – qui compte parmi ses amis –, Thomas Mann ou Bruno Walter provoque une réaction similaire, bientôt étendue à l’Italie mussolinienne, au mépris des risques encourus pour sa carrière. A chaque fois, les critères moraux prévalent sur l’analyse politique. Dans son esprit, l’art doit élever l’humanité et non l’avilir. En foi de quoi l’artiste ne saurait se réfugier dans la « neutralité » quand les droits de l’homme sont bafoués [28].
16D’autres ressorts expliquent l’engagement aux côtés des républicains. Casals est un personnage hybride dans la typologie définie par Bernard Lehmann [29]. Il est à la fois un « héritier », formé dès l’enfance par un père organiste et professeur de musique, et un « promu » d’origine modeste qui doit à la ténacité de sa mère et au mécénat de la famille royale espagnole d’avoir échappé à son destin initial de menuisier. Malgré sa gratitude envers les Bourbons, il ne cachera jamais ses opinions politiques : « Certes, je suis un artiste, mais dans ma pratique d’instrumentiste, je suis aussi un travailleur manuel. Je l’ai été tout au long de ma vie. Aussi quand j’ai dû opter entre république et monarchie, incontestablement mes sympathies sont allées vers la république » [30]. Cette assimilation de l’activité musicale à un travail manuel [31] souligne et définit les fondements d’un républicanisme à forte tonalité sociale.
17Pourtant c’est parfois la mort dans l’âme que Casals affiche ses convictions. Ainsi, alors qu’Alphonse XIII, hostile à l’autonomisme catalan, assiste à un concert barcelonais, le public réserve son ovation au violoncelliste, érigé malgré lui en champion de l’opposition à la dictature de Primo de Rivera. Compagnon de jeu, jadis, du futur roi, le musicien regrette l’affront fait au souverain, mais n’en discute pas le bien-fondé : lui-même avait tenté, en vain, d’avertir la reine-mère, sa bienfaitrice, des risques d’un scandale. Le roi ne lui en tiendra pas rigueur. Quelques années plus tard, devant un parterre de monarques et de hauts dignitaires, bravant le protocole, il exprimera ostensiblement son affection au concertiste [32].
18Aider les victimes du franquisme ou du fascisme participe du devoir moral que l’artiste s’est imposé. Ses interventions bénéficient, en premier lieu, aux enfants et aux soldats blessés. C’est à leur profit que Casals donne des concerts dans le monde entier, répétant inlassablement « qu’il ne fait pas de la politique » mais « qu’il est un partisan de la démocratie et de la liberté » [33]. L’artiste récidive en 1940, après l’invasion de la France et dès la fin du conflit, pour soutenir les œuvres hospitalières. De tous ces concerts philanthropiques, le plus émouvant a lieu le 19 octobre 1938 dans la Barcelone exsangue, affamée et victime de bombardements quotidiens. Ce jour-là, la somptueuse salle du Liceu, drapée de rouge et d’or, et le programme éclectique – Gluck, Webern, Haydn, Dvorak – contrastent avec le public inhabituel de soldats en permission aux vareuses fripées et sales, têtes, bras et jambes bandés, qui remplissent les moindres recoins de la salle et acclament leur bienfaiteur [34]. Ce sera la dernière apparition publique du concertiste en Catalogne. Doublement affecté par la défaite républicaine en Espagne et la victoire allemande en France, Casals opte pour l’exil et le repli.
Le silence de l’exil
Entre choix et contraintes
19Les prises de position de Casals ne laissent guère de choix après la victoire franquiste. Le nouveau pouvoir frappe vite et fort. Les rues qui portaient le nom de l’artiste, à Barcelone [35] et au Vendrell, sont immédiatement débaptisées. Le tribunal des responsabilités politiques le condamne, cherche à s’emparer de ses biens et propriétés, harcèle ses frères restés en Espagne. Ordre est donné qu’aucun plénipotentiaire en poste à l’étranger n’assiste à ses concerts [36]. Du moins Casals aurait-il pu opter, à l’instar d’autres musiciens ou intellectuels, pour une émigration vers des cieux plus cléments. Le langage de la musique transcende les frontières. Cependant le musicien refuse d’abord d’envisager la réémigration et quand il y songera, à la fin du printemps 1940, les circonstances ne le permettront plus. Bouleversé par le sort de ses compatriotes enfermés dans les camps du Roussillon, il décide de les secourir et s’installe provisoirement [37] à Prades, petite commune catalane au pied du mythique Canigou [38]. Las ! Les conditions d’une aide humanitaire se compliquent : les concerts de bienfaisance proposés à un public de mélomanes fortunés ne sont plus d’actualité. Le contexte politique éloigne Casals des grandes salles de concerts [39] et gêne ses déplacements à l’étranger. C’est par la plume et financièrement, quand il le peut, que Casals poursuit sa mission. Chaque jour, il consacre 4 à 5 heures pour répondre aux lettres désespérées qu’il reçoit, remplir des cartons de vivres, plaider la cause de ses compatriotes auprès des responsables politiques [40]. Quelques mois plus tard, Casals s’investira avec autant de conviction en faveur des victimes françaises de l’exode. Les cachets des concerts de bienfaisance programmés dans plusieurs grandes villes françaises leur sont entièrement reversés. D’aucuns verront derrière la générosité de l’interprète un moyen élégant de camoufler un indéniable creux de carrière. Reste qu’au même moment, d’autres, parmi ses anciens amis et collègues, succombent à l’appel des sirènes totalitaires [41].
20Il en va autrement après la victoire alliée. La déception de Casals est à la mesure des espoirs mis dans la volonté des puissances anglo-saxonnes de chasser le franquisme. Il interrompt une tournée triomphale au Royaume-Uni, décline une invitation à la Cour des Windsor, refuse tous les honneurs qui lui sont proposés, lorsqu’il réalise que ni les États-Unis ni le Royaume-Uni ne souhaitent le rétablissement de la République en Espagne. De là date véritablement le choix du silence que rompent, loin des salles publiques, les cours de violoncelle donnés à quelques privilégiés venus du monde entier. Pâle reflet de l’activité déployée dans l’entre-deux-guerre [42], le rayonnement de l’artiste ne dépasse plus guère les contours de la petite communauté catalane en exil [43] et tend à ne plus reposer que sur sa contribution à la vie d’associations locales [44], source de multiples présidences d’honneur.
21Le virtuose international, transformé en gloire régionale, ne renonce pas pour autant à ce qu’il tient pour la responsabilité de l’artiste. Cette mission passe dorénavant par la composition.
Le temps de la composition
Le Cant dels Ocells [45] : une symbolique nationale forte, mais une audience limitée
22En exil, Casals prend l’habitude de clore ses concerts par une vieille chanson catalane, El Cant dels Ocells. Ainsi, une mélodie populaire de Noël, rattachée aux souvenirs d’enfance, fredonnée par les mères et transmise jusque dans l’exil, ode à la paix et à la fraternité, acquiert-elle, concert après concert, une signification politique que le rituel d’exécution renforce encore [46]. Joan Alavedra a raconté dans quelles circonstances le Cant dels Ocells avait été interprété au violoncelle pour la première fois par le Maître, à Cannes, lors de la tournée de bienfaisance de l’été 1940. Acclamé par le public, Casals eut l’idée de remercier ainsi les spectateurs pour la chaleur de leur accueil. Il n’en fallut pas davantage pour que les Catalans présents dans la salle, émus aux larmes, se lèvent et confèrent au chant le statut d’hymne. « A l’époque le thème était connu comme mélodie nostalgique des réfugiés espagnols » [47], croit pouvoir certifier Casals. Nuançons. Sans doute le public averti et assidu des festivals et des concerts du grand interprète connaissait-il la signification de la chanson. Elle confortait l’image du Casals exilé, fidèle à ses principes et à sa patrie. Il est tout aussi certain que le public catalan [48] partageait l’émotion du violoncelliste. On se gardera, toutefois, de confondre cette minorité mélomane avec l’ensemble de la communauté catalane.
23En Catalogne, lorsque l’opposition au franquisme trouva à s’exprimer à travers l’Orfeo Catala dirigé par le fils de son créateur, le Cant de la Senyera, plus nationaliste que nostalgique, prévalut [49]. Les chorales d’exilés, elles-mêmes, donneront leur préférence à une autre chanson populaire, l’Émigrant [50]. Au total, si Casals sut traduire les sentiments de ses compatriotes déracinés, il échoua à les fédérer autour du célèbre chant de Noël [51].
Le Pessebre [52] – la Crèche – : un message universel
24Alors que la guerre fait rage, Joan Alavedra, écrivain catalan exilé, obtient la plus haute distinction aux Jeux Floraux de Perpignan [53] avec son poème, Le Pessebre. Séduit par le message de paix que symbolise la nativité [54], Casals travaille, à partir de 1943, sur une adaptation musicale du livret. En dehors de quelques sardanes et d’œuvres polyphoniques de caractère religieux, les talents de compositeur de l’interprète s’étaient rarement exprimés jusque-là [55]. Seule grande création de l’artiste, près de vingt ans seront nécessaires à son achèvement. L’œuvre porte tout le désespoir, mais aussi les attentes du musicien. Les événements infléchissent, chemin faisant, le sens du message. A l’origine, l’oratorio était destiné à célébrer le retour des exilés et la victoire sur le franquisme. Dans l’esprit du compositeur, la première ne pouvait être exécutée qu’à Barcelone [56]. Tandis que cette perspective s’éloigne, le message glisse, en 1950, vers le combat pour les libertés démocratiques en Espagne et la défense de la paix mondiale. Dans ce rôle, le Pessebre, peu à peu, se substitue chez Casals à la Symphonie no 9 de Beethoven, associée jusque-là aux grandes causes défendues par l’artiste [57]. L’oratorio est créé à Acapulco [58]. Le choix d’une ville mexicaine est une manière de saluer le président Cardenas et un peuple qui furent parmi les meilleurs soutiens des exilés républicains. A cette date, Casals a renoué avec les concerts publics grâce au succès des festivals de Prades et le Pessedre devient le principal support de sa « croisade pour la paix ».
Le retour de Casals sur la scène internationale : du témoin respecté au musicien instrumentalisé
Les Festivals de Prades : la part de la musique et du témoignage
Naissance d’un festival
25Replié à Prades, Casals continue de recevoir proches et disciples. Avec la complicité de mélomanes locaux, amis personnels de l’illustre exilé, le violoniste Alexandre Schneider parvient à le convaincre que l’organisation d’un festival, à Prades, ne l’amènerait pas à rompre son serment dès lors que le public viendrait à lui. La commémoration prochaine du bicentenaire de la naissance de Bach emporte les dernières réticences du musicien. Reste à trouver les financements, attirer et recevoir le public. Le répertoire retenu et les artistes pressentis garantissent la qualité de la rencontre [59]. Les obstacles d’ordre matériel paraissent plus difficiles à surmonter. La fondation que dirige Alexandre Schneider n’est pas en mesure de financer seule le coût de l’opération, mais l’horizon s’éclaircit lorsque Columbia, la grande maison de disques américaine, s’engage dans l’entreprise. L’accueil du public constitue une autre difficulté. L’acoustique de l’église Saint-Pierre, improvisée salle de concerts, se révèle désastreuse lors des premières répétitions. Le frère de Pablo Casals, Enric, lui-même chef d’orchestre, atténue les faiblesses constatées au moyen d’aménagements qui relèvent du bricolage. Une liaison supplémentaire Perpignan-Prades tente de pallier, chaque jour, la mauvaise desserte de la petite ville. La médiocre infrastructure hôtelière locale conduit les organisateurs à compter sur les ressources des villes balnéaires voisines, parfois distantes de plusieurs dizaines de kilomètres. Ajoutons que sur place, les hôteliers ne croient pas à la réussite d’un projet que semblent ignorer les grands organes de presse dûment invités. La municipalité, les amis du Maître, docteur Puig en tête, ne se découragent pas et s’attellent à la tâche. Au final, le festival tient ses promesses et remporte un succès éclatant. Pendant quinze jours, les concerts font salle comble grâce au public venu du monde entier pour honorer Bach et Casals. Amis de longue date de l’artiste, le Président Vincent Auriol et la reine de Belgique font le déplacement. Notons encore parmi la foule composite des festivaliers, la présence de Catalans qui, bravant l’administration franquiste, ont passé outre au refus de leur délivrer un visa et ont franchi clandestinement la frontière [60].
26La presse locale couvre largement l’événement tandis qu’un journaliste de la radiodiffusion française déclare sur les ondes : « Nous vivons l’événement musical du siècle... ». Principal, sinon seul motif d’insatisfaction, les revues spécialisées ont ignoré ce premier festival. Il en ira autrement pour les éditions suivantes [61]. Le programme et les interprètes dont la qualité ne faiblit pas, l’ambiance régnant tant parmi les exécutants que dans le public contribuent à hisser le festival au nombre des initiatives culturelles majeures de l’été. Le problème de la réception par la population locale et la communauté exilée soulève cependant d’autres questions.
L’impossible retour au peuple
27Pendant les deux semaines que dure le festival, Casals réussit à faire partager son enthousiasme aux musiciens invités qui animent des cours. Environ 150 élèves se réunissent ainsi autour de 25 professeurs. Les étudiants logent au lycée qui prend des allures de campus. L’habitude s’instaurera progressivement de former des groupes de musique de chambre sollicités pour se produire à Prades et dans les villages à l’entour [62].
28Les Pradéens comprennent alors la renommée de l’homme qu’ils hébergent depuis onze ans. Les rues de la sous-préfecture voient se côtoyer des mondains en quête d’exotisme et de jeunes amateurs de musique peu fortunés issus de tous les continents. Les édiles soutiennent une manifestation qui rehausse le prestige de la cité. Les témoignages de gratitude ne manquent pas dont le paysage urbain actuel garde encore la trace. Tandis qu’une avenue porte le nom de l’artiste, son buste trône à l’entrée de l’Hôtel de ville, cependant que l’automobiliste de passage bute dès le premier rond-point sur un violoncelle de verdure. Casals, il est vrai, a tout fait pour associer la population au festival. Chaque année, celle-ci était invitée à un buffet géant et à un concert gratuit dont elle avait l’exclusivité. Intimidés par le public international qui se pressait dans l’église Saint-Pierre, peu familiarisés avec la musique classique, les Pradéens profitèrent peu de l’aubaine et se tinrent toujours à l’écart de la manifestation.
29Cette abstention populaire n’est pas compensée par l’afflux d’exilés catalans de la région. Une des chevilles ouvrières des premiers festivals précise qu’amateurs de sardanes, les réfugiés ne se bousculaient pas aux concerts [63]. Pour l’une d’entre eux, installée à moins de 10 kilomètres de Prades, épouse du maire du village, Casals était une figure respectée, mais lointaine. Le festival l’impressionnait assez pour la convaincre que sa présence y aurait été « déplacée » [64].
30Le « miracle » barcelonais des années 1930 ne sera pas réédité en France. En 1966, les deux cars affrétés par des ouvriers barcelonais dont certains étaient d’anciens membres de l’associacio obrera de concerts comblèrent de bonheur l’artiste qui fêtait ses 90 ans. Mais il s’agissait davantage, cette fois, de remémorer le passé que de construire le présent. Les conditions qui permirent à Casals de participer au projet d’émancipation populaire par la culture n’existaient plus. Le petit groupe de réfugiés installés dans les Pyrénées-Orientales avait vieilli et s’efforçait, au premier chef, de s’intégrer à la société française. Quant aux Catalans demeurés de l’autre côté de la frontière, ils ignoraient tout de Casals, à l’exception d’une minorité. Conscience morale et figure symbolique de l’exil, l’illustre Maître avait définitivement perdu l’enracinement social qui fit l’originalité de sa période ibérique.
Un porte-parole moral de la cause catalane
31Les festivals se succèdent dans des lieux différents, mais hautement symboliques. Le Palais des Rois de Majorque, à Perpignan, accueille la seconde édition, tandis que l’abbaye de Saint-Michel de Cuixa [65], avant même la fin de sa restauration, devient une des salles de prédilection de l’artiste. En marge du festival, la culture catalane est également valorisée par des conférences et des expositions de peintures. Casals apporte sa caution à ces diverses initiatives. Aussi aurait-il pu finir sa vie en accédant à la plus haute fonction morale et politique de la Catalogne antifranquiste.
32Lorsqu’en 1954, le Président de la Généralité démissionne, Casals est pressenti pour le remplacer. L’institution présidentielle n’est plus qu’un titre honorifique. La confier à un artiste présente l’inconvénient de la confiner dans ce rôle symbolique [66], mais lui redonne une aura susceptible de servir la cause catalane auprès des puissances étrangères. Une campagne s’engage, sous l’impulsion des opposants au futur président et des riches communautés d’Amérique. Après un temps de réflexion, l’artiste décline la proposition. Ce refus a des causes multiples. L’intéressé réitère une position de principe :
Je ne suis pas, je n’ai jamais été et je ne prétends pas être un politique. Je suis simplement et uniquement un artiste. Le problème est de savoir si l’art est un passe-temps, un divertissement en marge de la vie ou s’il doit conserver une dimension profondément humaine. L’action politique n’est pas du ressort de l’artiste, mais il me semble que celui-ci doit s’exprimer franchement – quels que soient les sacrifices consentis – quand la dignité humaine est menacée [67].
34D’autres motifs entrent en ligne de compte. Et d’abord les exigences d’une carrière prête à redémarrer et à lui redonner une stature internationale. Accepter un poste politique, aussi prestigieux qu’il soit, risquait de briser net le mouvement amorcé sans garantir une réelle avancée du catalanisme. Aussi préfère-t-il s’engager dans « une croisade pour la paix » qui lui permet de rompre définitivement avec une retraite volontaire et de retrouver le chemin des grandes scènes de spectacle.
La semi-institutionnalisation du musicien
L’échec de la candidature au prix Nobel de la Paix et la fin du silence
35Les festivals de Prades ont redonné au musicien le goût des spectacles publics. Dans le même temps, sa vie personnelle est ébranlée par la mort de sa compagne et le mariage d’une nièce qui partageait leur foyer. Casals se trouve à la croisée des chemins. Soit il opte pour la solitude, s’enfermant dans un combat en faveur des exilés dont le festival de Prades est le dernier prolongement, soit il opère une reconversion complète qui le délie de son serment sans déroger à ses principes. Sa rencontre avec une jeune musicienne portoricaine, venue à Prades étudier le violoncelle, bouleverse sa vie. En 1957, leur mariage, l’installation définitive à Porto-Rico et l’échec de sa candidature au prix Nobel de la paix déterminent une nouvelle orientation dans la vie de Casals.
36Dès 1956, le nom de Casals circule, comme candidat potentiel au prix Nobel de la Paix, sans recueillir de suffrages, faute de préparation [68]. L’idée est relancée par les associations catalanes d’Amérique qui font appel à Albert Schweitzer, ami du musicien et lauréat du prix en 1953. Celui-ci accepte volontiers la présidence du comité de parrainage, créant les conditions pour que la candidature Casals soit retenue par le jury de Stockholm. Au sein de ce comité, composé des personnalités du monde politique et artistique issues du large réseau d’amis de l’artiste [69], on note l’absence des grandes figures de l’intelligentsia exilée. Il est vrai que les artisans de la campagne ne cachent pas leur volonté d’écarter les Espagnols et de souligner l’origine catalane du Maître [70], au risque d’émousser la dimension universaliste d’une candidature placée sous le signe de la défense de la paix. Certains protagonistes en conviennent, à l’exemple de l’Institut de Culture Catalane du Mexique, partisan d’une plus grande réserve politique. Instrumentalisée par les nationalistes catalans, la campagne échappe au principal intéressé au moment où se profile la redoutable candidature concurrente du Président en exercice des États-Unis [71]. Le silence entretenu sur cet échec par tous les biographes de Casals, sans exception, semble à la mesure de la déception engendrée [72]. Il est possible que Casals l’ait davantage interprété comme une impasse de la cause catalane que comme un affront personnel. Cela le conduit aussi à réévaluer l’inanité des sacrifices déployés depuis tant d’années. Aussi, lorsque l’année suivante l’O.N.U. lui donne l’occasion de changer de combat, il enfourche sans état d’âme ce nouveau cheval de bataille.
37Le « croisé » de la paix
38Lot de consolation et manifestation de la mauvaise conscience de la communauté internationale à l’égard de Casals, le secrétaire général des Nations Unies, Dag Hammarskjold, l’invite, le 24 octobre 1958, à prendre la parole à l’occasion d’un concert commémorant le dixième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cette fois encore, le directeur conclut sa représentation par le Cant dels Ocells [73] auquel il semble vouloir ôter la signification nationaliste qu’il lui prêtait auparavant [74].
39Profitant de l’achèvement de l’oratorio, il décide d’en faire le fer de lance de son combat pour la paix. A partir de 1962, il enchaîne les concerts dans les principales capitales internationales. Parmi les temps forts, il convient de signaler l’exécution du Pessebre en 1961 devant la famille Kennedy à la Maison Blanche et en 1963 devant les délégués des Nations Unies. Comme autrefois, le bénéfice des concerts est reversé à une Fondation pour la paix. Comme jadis, un public de mélomanes fortunés fréquente ses représentations. Mais, alors qu’avant la guerre, on venait acclamer le virtuose philanthrope, on vient désormais applaudir et soutenir le défenseur d’une cause qui dirige une œuvre unique, la sienne – Le Pessebre. Casals, devenu le « musicien institutionnel de la paix », se verra confier, en 1971, deux ans avant sa mort, la composition de l’hymne des Nations Unies et recevra, à défaut de prix Nobel, la Médaille de la Paix des Nations Unies.
Casals : entre hagiographie et oubli
40Presque tout ce qui fut écrit sur le musicien l’aura été de son vivant. Il s’agit pour l’essentiel d’hagiographies, riches en récits ou anecdotes propres à entretenir une « légende » [75] contrôlée de près par le musicien. Rédigées pendant la période d’exil, fréquemment signées par des réfugiés ou des amis [76], toutes accréditent la thèse d’un artiste hors du commun, capable de jouer du violoncelle à un âge où d’autres ont depuis longtemps rangé leur archet, et d’une haute figure morale forçant l’admiration de ses détracteurs. Le passé instrumentalisé est évoqué pour justifier les prises de position de l’artiste en exil. A contrario, la Catalogne franquiste tout autant que l’opposition intérieure ont ignoré Casals [77]. En 1960, un livre traitant de la musique catalane contemporaine, paru à Barcelone, lui consacrait une page à base de photos sur les deux cent quarante-six qu’il comptait [78]. Depuis cette date, aucune publication d’envergure ne fut plus consacrée à Casals, en dehors des notices des dictionnaires de musique. Un tel silence ne laisse pas de surprendre. Picasso, Miro, et bien d’autres, moins célèbres que lui, ont eu un meilleur traitement.
41L’exil a transformé Casals en personnage de légende. Il a aussi brisé sa carrière et l’a définitivement coupé de son public populaire. Hors de sa patrie, il ne sera plus le passeur de culture qu’il avait été dans la Catalogne des années 1930. Le musicien s’est effacé devant l’autorité morale, l’interprète devant le compositeur et le chef d’orchestre. A sa manière, l’itinéraire de Casals témoigne de l’impossibilité d’une culture d’exil, surtout lorsque le déracinement se prolonge. Confronté à l’impasse de la cause catalane et républicaine, mais homme de fidélité, tiraillé entre son rôle de porte-parole et l’attrait de la scène, l’artiste finit par trouver un compromis qui l’éloigna de ses compatriotes, sans trahir – du moins, c’est ce que cherchèrent à prouver ses biographes – ses engagements antérieurs. Pourtant, alors que l’action sociale et politique des années 1930 n’avait pas nui à sa carrière, mais contribué à son épanouissement personnel, ses prises de position en exil aboutirent au pire à son exclusion de la scène, au mieux à une instrumentalisation et institutionnalisation de sa fonction d’artiste qui affaiblissaient la portée de ses engagements antérieurs.
Notes
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[*]
Professeure d’histoire-géographie en classes préparatoires aux grandes écoles au Lycée Hoche de Versailles et chercheuse associée du Centre d’Histoire de l’Europe au Vingtième Siècle.
- (1)Avant la Première Guerre mondiale, Casals était déjà considéré comme le meilleur violoncelliste du monde et il se produisait 150 à 200 fois par an. Cf. Diccionario de la musica espan˜ola e hispanoamericana, Madrid, Sociedad general de autores y editores, 1999, p. 284.
- (2)Le fonds Pablo Casals dont les archives nationales de Catalogne sont dépositaires, sur lequel nous avions fondé de grands espoirs, s’est révélé fort décevant, reflétant une orientation similaire à celle des biographies. La partie la plus intéressante ne concerne pas directement le musicien.
- (3)J.M. CORREDOR, Converses amb Pau Casals, Barcelone, Editorial Selecta, 2e éd., 1974, p. 68. Toutes les traductions ont été faites par l’auteur de l’article.
- (4)Cette technique consiste à assouplir l’action du bras droit et à revoir le placement et la fonction des doigts de la main gauche, en cherchant la position la plus naturelle.
- (5)D’après Casals, « une œuvre classique est une œuvre toujours actuelle. Elle n’a rien à voir avec un fossile, puisque sa grandeur et sa richesse continuent à nous parler et à nous émouvoir et c’est avec notre sensibilité, notre conception de la beauté que nous, hommes de notre époque, devons l’affronter ». Cf. J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 333.
- (6)Id., p. 310.
- (7)Deux anecdotes qui l’ont beaucoup choqué révèlent la vénération que Casals porte à la musique. Lors d’un concert, il demanda à l’un des membres de l’orchestre quel était son passage préféré. Celui-ci répondit, à son grand effroi : « les dernières notes, car elles signifient la fin de la répétition ». Une autre fois, il refusa de se produire car le chef d’orchestre « insultait » la musique du compositeur qu’il devait exécuter.
- (8)A la fin de sa vie, il anime encore un cours annuel de violoncelle en Australie et fonde une école de musique à San Juan de Porto Rico où il a élu domicile.
- (9)Ce n’était pas toujours une tâche aisée. En 1927, à l’occasion du Centenaire Beethoven, il dirige la Symphonie no 8 avec l’orchestre philharmonique de Vienne. L’œuvre, jouée des centaines de fois par cet orchestre prestigieux, relève presque de la routine, ce qui n’est pas du goût du Maître qui constate que le 1er corniste – figure importante au sein de l’ensemble instrumental – n’interprète pas correctement son solo. Celui-ci, vexé, se lève et s’en va, à quelques heures de la représentation publique. Finalement, les autres musiciens, convaincus de la pertinence des observations du chef, font entendre raison au corniste qui, le soir même, appliquera à la lettre les consignes. Incident relaté par J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 154.
- (10)Diccionario de la musica, op. cit., p. 284 et 285.
- (11)Il ne semble pas qu’à la même époque l’Orfeo Catala dirigé par Millet et contemporain de l’Orchestre Casals se soit comporté de manière similaire avec ses choristes. Amer, l’un d’entre eux écrit : « On traite le chœur de telle manière que sa mission unique soit l’obéissance puisqu’on n’explique jamais au choriste le pourquoi ni les finalités de son travail. [...] Répéter tous les jours, y compris les jours fériés, relève de l’abus; pire encore, si, par malheur, le chanteur fait état de sa fatigue, on le menace de prolonger la répétition, ajoutant que si cela ne lui plaît pas, on ne le retient pas ». Cf. P. ARTIS i BENACH, El cant coral a Catalunya (1891-1979), Barcelone, Editorial Barcino, 1980, p. 113.
- (12)Les données nous manquent pour faire une étude sociologique approfondie de l’orchestre Casals. Nous ne connaissons ni les origines sociales des instrumentistes ni la nature des conflits qui ont pu surgir entre eux et les directeurs invités.
- (13)Casals cherche à créer un patronage pour soutenir le nouvel ensemble instrumental. Les riches mécènes barcelonais qui n’ont pas hésité à financer El Liceu et appuient l’Orfeo Catala refusent de parrainer l’orchestre. Il est difficile de connaître les raisons de cette attitude, n’ayant sur cette question que le point de vue des amis de Casals. Aucune version des faits n’a jamais été donnée par l’autre partie, demeurée muette à ce propos. Peut-être jugeait-elle Casals insuffisamment catalaniste et trop populiste pour lui accorder sa confiance.
- (14)Arxiu Nacional de Catalunya (A.N.C.), Fons Pau Casals U.I. 153 U.C. 449 et 462.
- (15)Aux dires des confidences recueillies par un de ses biographes, il était toujours à l’heure et intervenait sans forfanterie dans les débats. Cf. J. ALAVEDRA, Pau Casals, Barcelone, Editorial Aedos, 3e éd., 1969, p. 311.
- (16)A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 159 U.C. 473,476 et 477. Au nom de la commission, il prononce une conférence publique « Le salut de la musique et des musiciens passe par l’école primaire » et signe deux rapports : « L’enseignement musical dans les écoles de Catalogne » et « La musique, le chant et l’école ».
- (17)Il s’agit principalement des hommes de lettres qui, confrontés à l’étroitesse du nombre de lecteurs catalanophones, ont besoin, pour exister comme écrivains, du soutien institutionnel du gouvernement autonome. En contrepartie, ils occupent de nombreux postes de responsabilité dans la haute administration publique catalane.
- (18)Il participe au Conseil mis en place par le Président Companys en 1939, qui supplée à l’absence de gouvernement.
- (19)La plupart des informations concernant cette association sont tirées de F. CARRAU ISERN et L.G. PLANA i SAU, L’Associacio Obrera de Concerts, fundador Pau Casals, Barcelone, Jaime Libros, 1977, ainsi que de la revue de cette association – Fruiccions – dont une grande partie de la collection se trouve à la Bibliothèque Nationale de Catalogne.
- (20)Jeune étudiant pauvre, il se produisait le soir dans les cafés afin de financer ses études au conservatoire. Il réussit à imposer une soirée hebdomadaire de musique classique au Café Tost où il rencontra Albéniz qui le recommanda au comte Morphy, précepteur du futur Alphonse XIII. Il n’était pas une exception. Avant de fonder sa chorale, l’Orfeo Catala, Millet jouait aussi dans les cafés devenus un lieu d’éducation musicale. Cette initiation porta ses fruits : les chefs d’orchestre comme les interprètes étrangers appréciaient ce public plein de ferveur et de sensibilité musicale.
- (21)Cité dans J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 307.
- (22)La majorité des concerts sont programmés le dimanche matin, à 11 heures au Palau de la Musica, édifice construit pour l’Orfeo Catala.
- (23)Créée en 1926, l’Obrera de Concerts exista jusqu’en 1937.
- (24)Josep Anselm Clavé est l’homme de la renaissance culturelle populaire catalane. L’homme présente de multiples facettes. Il est à la fois un révolutionnaire qui lutte pour l’émancipation du peuple, un journaliste et homme de lettres et un musicien. Sans paternalisme, il parvient, grâce au chant choral, à réunir des hommes issus des milieux ouvriers, à les éduquer, à leur rendre leur dignité. Sensible aux innovations musicales, il est un des premiers à introduire la musique wagnérienne en Catalogne. Cf. J.M. ROSICH, Historia de l’Orfeo Catala. Moments cabdals del seu passat, Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1993, p. 26-28.
- (25)Le père de Pablo Casals, organiste de l’église du Vendrell, fut l’animateur d’un des nombreux chœurs Clavé qui se constituèrent à cette époque.
- (26)Une controverse publique opposa Millet et Montoliu à propos de la musique populaire. Casals adhérait aux thèses du second et non du premier.
- (27)Les deux points de vue sont exposés dans J.M. ROSICH, Historia de l’Orfeo..., op. cit., p. 77-78.
- (28)J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 372-373.
- (29)B. LEHMANN, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, Paris, La Découverte, 2002, p. 41-79. L’auteur, qui s’est attaché à l’étude des formations symphoniques parisiennes, distingue plusieurs niveaux hiérarchiques dans l’orchestre. Les uns tiennent aux origines sociales des instrumentistes, les autres à la hiérarchie des instruments. Ainsi les cordes, plus nobles, s’opposent-elles aux vents, dont l’apprentissage est plus rapide et le répertoire classique moins étendu. Issus de milieux plus populaires, les instrumentistes des vents sont souvent des « promus » qui peuvent réaliser par ailleurs de belles carrières de solistes. Les « héritiers », fils de musiciens, connaissent les chaussetrappes du métier et évoluent avec aisance dans les formations orchestrales. Au contraire, les « déclassés », issus de familles aisées mélomanes, mais non musiciennes, dotés d’une solide formation musicale, souvent prix de conservatoires ou de concours internationaux, sont souvent frustrés quand ils n’accèdent pas aux postes de solistes. Casals entre dans la catégorie des « héritiers », mais son père, musicien pauvre, au fait des obstacles à surmonter pour réussir une carrière musicale, l’avait inscrit en apprentissage afin de lui assurer un métier « alimentaire ». En ces années de formation de l’interprète, le violoncelle restait très en dessous des violons dans la hiérarchie des instruments et exigeait une dépense physique qui pouvait, par certains côtés, l’apparenter aux vents.
- (30)Joia i tristor : reflexions de Pau Casals tal com les va relatar a Albert E. Kahn, Barcelone, Casa editorial Bosch, 1977, p. 59.
- (31)Lors des répétitions qui précédèrent l’enregistrement des Suites de J.-S. Bach, les doigts de la main gauche de Casals étaient en sang, tandis que des gouttes de sueur tombaient régulièrement sur l’instrument. Cette anecdote rapportée par J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 323, confirme la dimension très physique du travail sur violoncelle.
- (32)J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 304-305. L’auteur ne donne aucune date concernant les deux événements.
- (33)En 1937 et 1938, il fait une tournée en Amérique latine pour collecter des dons en faveur des enfants républicains. Les salles sont tantôt pleines et enthousiastes, tantôt à moitié vides comme en Argentine où le public traditionnel manifeste son hostilité envers l’engagement du concertiste.
- (34)J. ALAVEDRA, Pau Casals, op. cit., p. 315-316.
- (35)En 1934, la municipalité de Barcelone attribua à une grande artère de Barcelone le nom du célèbre concertiste. Inaugurée solennellement, en présence de l’intéressé, elle témoignait de la reconnaissance des édiles pour le travail accompli et la fidélité de l’artiste à la cause catalane et républicaine.
- (36)Archives privées de Philippe Calm, Biographie personnelle de Casals durant son séjour à Prades. Il semble néanmoins qu’il y ait eu quelques exceptions. Ainsi, le 3 mars 1941, le consul d’Espagne assiste au concert offert au bénéfice des œuvres de la Croix Rouge de Perpignan.
- (37)L’installation dans une chambre d’hôtel confirme qu’il ne pouvait s’agir que d’une solution provisoire. Malheureusement le provisoire s’éternise. Après sa tentative avortée, en juin 1940, d’embarquer à Bordeaux pour l’Amérique, Casals revient en pleine nuit à Prades. Le propriétaire du Grand Hôtel lui refuse l’hospitalité, signe d’un déclin de notoriété. A partir de cette date, Casals va partager un modeste pavillon avec la famille de son secrétaire.
- (38)Le Canigou appartient à l’univers symbolique sur lequel Casals fonde son combat. La tradition en fait le berceau du comté de Catalogne et de la culture proto-catalane. Le mouvement de la Paix et de la Trève de Dieu serait parti des abbayes qui l’entourent. La montagne est encore l’inspiratrice d’un grand poème épique, Canigou, de Jacint Verdaguer, coup d’envoi de « la Renaixença », au fondement du renouveau de la langue et de la culture catalanes.
- (39)Son engagement, de plus en plus à contre-courant, lui vaut le jugement peu amène de certains critiques.
- (40)Cet exercice intensif d’écriture n’est pas toujours compatible avec la pratique instrumentale. Casals confie à une amie, Mme Vandervelde, qu’il souffre de tremblements de la main qui nuisent à son entraînement musical quotidien.
- (41)Sollicité, en 1943, par les dignitaires nazis, en poste dans les Pyrénées-Orientales, pour se produire à Berlin, il refuse catégoriquement, au risque de s’exposer à des représailles.
- (42)A.N.C., Fons Pau Casals 05 02 536. En 1946, il reçoit la présidence d’honneur d’une association : A la découverte d’enfants doués pour la musique. En d’autres temps, il ne se serait pas contenté d’une présence honorifique, mais en aurait été le maître d’œuvre.
- (43)Archives privées du Musée Pablo Casals de Prades. Les « casals » ou associations catalanes qui se créent en exil font régulièrement appel à lui quand elles veulent donner du lustre à leur programmation, sachant que sa présence sera l’objet d’un compte rendu dans la presse locale. Les casals de Béziers, Narbonne, Montpellier, Perpignan et Montauban ne s’en privèrent pas et organisèrent des rassemblements culturels autour de la figure de cet illustre compatriote.
- (44)A.N.C., Fons Pau Casals 05 02 536. Casals cumule les présidences d’honneur philanthropiques dans le département des Pyrénées-Orientales. Le sort des enfants ne lui est jamais indifférent. Il est plus particulièrement le bienfaiteur de l’Association des Enfants de la Miséricorde, rattachée au centre hospitalier Maréchal-Joffre de Perpignan. Tous les ans un spectacle théâtral et musical est organisé, pendant les fêtes de Noël, par et au profit des enfants. Le musicien a précieusement conservé ces scénarii naïfs dans ses archives.
- (45)Nous avons gardé le nom catalan, moyen de le distinguer d’autres titres portant également le nom de « chant des oiseaux ».
- (46)Joia i Tristor, op. cit., p. 27. Casals confie à l’auteur qu’il prit cette habitude dès le début de son exil.
- (47)J. ALAVEDRA, Converses..., op. cit., p. 351-352.
- (48)Le public espagnol ne s’identifiera jamais à une chanson catalane.
- (49)El Cant de la Senyera – le Chant de la Bannière – est un hymne au drapeau et aux libertés catalans. Point de ralliement nationaliste, il fut interdit à de multiples reprises durant les dictatures.
- (50)En 1995, la Généralité de Catalogne avait invité les Catalans de la diaspora venus de tous les continents. Lors de la cérémonie officielle, une chorale d’Amérique latine interpréta diverses sardanes et chansons populaires, mais acheva son programme avec la chanson L’Émigrant reprise par l’assistance.
- (51)Archives privées du Musée Pablo Casals de Prades. L’exemple le plus significatif est l’hommage rendu à Pau Casals par le casal de Béziers, le 15 mai 1946, dont le programme musical comprend L’Émigrant, mais non le Cant dels Ocells. Ajoutons que ce chant n’appartient à aucun des répertoires des chorales catalanes que nous avons consultés.
- (52)Pour Casals, la nativité exprime la paix et la sérénité. Il l’assimile, en outre, à des moments heureux de son enfance, au temps où son père était l’organiste de l’église du Vendrell.
- (53)Il s’agit des Jeux Floraux organisés par les Occitans, les Provençaux et les Catalans de France. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Jeux Floraux proprement catalans, interdits par le franquisme, furent programmés dans différentes capitales sud-américaines où résidaient de forts contingents d’exilés catalans.
- (54)Joan Alavedra est un des amis les plus proches de Casals. Lui et sa famille partagèrent, à Prades, la villa Colette avec le musicien. Dès 1939, Joan devient son secrétaire particulier et s’essaiera, plus tard, à une biographie de l’interprète. Sans les circonstances particulières où se trouvaient les deux hommes, Casals n’aurait probablement jamais entrepris de composer un oratorio et l’œuvre d’Alavedra serait restée inconnue.
- (55)M. ALBET, « Pau Casals un music en lluita », Serra d’Or, décembre 1976, p. 95.
- (56)L’oratorio sera finalement joué à Barcelone le 23 décembre 1967 au Palau de la Musica par l’Orchestre de la Ville de Barcelone dirigé par le frère du compositeur et l’Orfeo Catala, mais sans Pablo Casals qui aurait souhaité le diriger lui-même, en 1962, à la suite des inondations de Barcelone. Les conditions qu’il avait posées n’ayant pas été agréées, il tourna définitivement le dos à l’Espagne franquiste. Cf. Diccionario de la musica, op. cit., p. 287.
- (57)Après l’avoir dirigée à l’occasion de l’avènement de la République, Casals répétait à Barcelone, le 17 juillet 1936, veille de l’insurrection militaire, la Neuvième Symphonie avec un grand nombre de chanteurs issus des plus grandes chorales de Catalogne. Le concert devait célébrer le lendemain l’ouverture des Olympiades populaires. Au cours de la répétition, un émissaire de la Généralité vint annoncer l’imminence du putsch et engagea les participants à regagner leurs foyers. Avant de se quitter, Casals et les musiciens décidèrent de jouer l’intégralité de l’œuvre pour eux-mêmes, conscients que ces dernières heures de paix appartenaient déjà à l’Histoire. En 1958, invité à fêter comme concertiste l’anniversaire de la création des Nations Unies, l’artiste prononça un discours dans lequel il proposait de faire de L’Hymne à la joie l’hymne de la paix dans le monde.
- (58)L’œuvre sera présentée pour la première fois en 1960.
- (59)Les violonistes Joseph Szigeti et Isaac Stern ainsi que les pianistes Mieczyslaw Horszowski, Rudolf Serkin et Eugène Istomin participent à ce premier festival.
- (60)Franco ayant déclaré que cet événement culturel était une manœuvre communiste, les contrôles furent renforcés à la frontière. Casals remercia les compatriotes présents dont quelques-uns lui gardèrent néanmoins une certaine rancune. Alors que j’interrogeais, en 1993, Narcis Bonet sur ses rapports souvent tendus avec les exilés, l’actuel directeur de l’École de musique de Paris fit allusion à cet épisode. Les plaintes soulevées par plusieurs d’entre eux au sujet des visas auprès de Madame Capdevila, compagne de Casals, confrontée aux nombreux problèmes d’intendance à résoudre, se seraient soldées par un très sec : « Ici nous faisons de la musique ». Le salut chaleureux de Casals ne dissipa pas le malentendu, qui avait probablement des causes plus profondes.
- (61)Casals décida de poursuivre la tâche entreprise et resta pendant seize ans le directeur artistique du festival.
- (62)Livret du 46e festival Pablo Casals (1997).
- (63)Témoignage de Mme Couzy, Prades, 25 avril 1998.
- (64)Témoignage de Mme Bigorre, Fillols, le 30 avril 1998. Ancienne infirmière dans l’armée espagnole, résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, ce témoin n’a rien d’un personnage effacé. Son point de vue est d’autant plus révélateur des relations complexes établies entre Casals et la diaspora catalane.
- (65)Le monastère de Saint-Michel de Cuixa, situé à deux kilomètres de Prades, dépendait de l’abbaye de Montserrat et accueillit les moines bénédictins en délicatesse avec le régime franquiste. Plus largement, il servit de refuge à nombre d’occupants. Progressivement restauré, il témoigne aussi de la beauté de l’art roman catalan. A l’occasion du neuf centième anniversaire de la commémoration de « la paix de Dieu », Casals organise un concert au monastère, manière de rapprocher les deux combats qui désormais mobilisent l’artiste : la cause de la Catalogne et de la paix.
- (66)Ce fut finalement Tarradellas qui occupa ce poste. Cf. A. DUARTE, P. PIGENET, « Tarradellas ou le retour en trompe-l’œil de la Généralité », communication au colloque Transitions politiques comparées en Espagne et au Portugal, I.E.P.-C.H.E.V.S., Paris, 31 janvier et 1er février 2002.
- (67)Casals n’en démordra pas et maintiendra ce point de vue dans les revues et bulletins catalans qui feront campagne, en 1957, pour qu’il obtienne le prix Nobel de la paix. A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 162 U.C. 534.
- (68)A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 162 U.C. 534. Lettre de J.M. Corredor à Josep Camps, président de l’Agrupacio Catalana « Montserrat » de Lima, 14 mai 1957. On apprend que le pasteur Ernest Christen avait été à l’origine de la première candidature Casals.
- (69)Les hommes politiques français figurent en bonne place avec Vincent Auriol, Georges Bidault, Albert Sarraut. Parmi les intellectuels originaires de toutes les parties du monde, retenons les noms de Thomas Mann et Albert Einstein. Les musiciens ne manquent pas à l’appel. La plupart sont des collègues de longue date comme Thibaut ou Menuhin.
- (70)A.N.C., Fons Pau Casals U.I. 162 U.C. 534. Lettre de Victor Castells (Lima) à Joan Masot (Paris), 20 juin 1957. Après s’être félicité de la place occupée par l’événement dans les différentes revues catalanes d’Amérique latine, l’auteur ajoute : « Ainsi nous nous assurons que les Espagnols soient, en principe, tenus à distance » et demande à son correspondant de contacter les agences de presse afin de les abreuver de communiqués insistant sur l’origine catalane du musicien.
- (71)Ne doutant de rien, les organisateurs envoient une lettre à Eisenhower pour lui demander de retirer sa candidature et soutenir celle de Casals. Lettre des représentants du casal de Buenos Aires, José Santalo et Manuel Ripoll, adressée au Président des États-Unis le 19 juin 1957.
- (72)On pourrait aussi conclure à une indifférence de l’artiste. Le fait est infirmé par la quantité d’archives concernant ce sujet. Ainsi correspondance et numéros des revues traitant de la candidature sont soigneusement sélectionnés et archivés par le musicien. Leur importance contraste avec le silence des biographes.
- (73)Après la disparition tragique du Secrétaire Général, l’hommage public que lui rendit l’U.N.E.S.C.O. comprenait l’exécution de ce chant que le défunt appréciait particulièrement.
- (74)Casals fait écrire à J.M. CORREDOR, Converses..., op. cit., p. 433 : « J’aurais aimé que beaucoup de Catalans voient comment des hommes de langues et de races différentes réagissaient en écoutant El Cant dels Ocells ». Nous sommes loin du chant nostalgique des exilés catalans. La dimension universelle est ici privilégiée.
- (75)Entretienavec Philippe Calm, édile, chargé de l’organisation du Festival de Prades, Prades, 22 avril 1998. Fasciné par la personnalité du violoncelliste, P. Calm a interrogé les témoins de cette époque et rédigé une biographie personnelle qu’il a bien voulu me confier. Dès 1937, une partie de la famille Casals, en particulier sa belle-sœur et ses nièces, séjourne au Grand Hôtel. La présence de Casals en ces lieux est attestée par une lettre manuscrite du musicien conservée au musée de Prades. Ce n’est donc pas une ville qu’il découvre en 1939, comme ses biographes le laissent entendre à la suite de Casals, sensible à la représentation qu’il veut donner de lui-même et de son action. Ainsi tout ce qui peut écorner ou affaiblir « la légende » est éliminé. Cela n’enlève rien à son engagement, mais renforce l’idée que Casals a volontairement reconstruit son passé pour les besoins de la cause et l’efficacité de ses messages. Au prix de quelques « arrangements » avec la vérité.
- (76)La plupart de ces ouvrages furent néanmoins édités en Catalogne, en particulier après la mort de Franco.
- (77)Cela va à l’encontre de la politique culturelle actuelle de la Catalogne qui tient à valoriser toutes les personnalités catalanes, a fortiori celles qui ont la stature internationale du virturose.
- (78)M. VALLS, La musica catalana contemporania, Barcelone, Editorial Selecta, 1960. A la décharge de l’auteur, on peut penser que la censure n’aurait pas autorisé la parution d’un livre où Casals se serait taillé la part du lion. Dans ce cas, un silence total aurait été préférable. Que penser, en effet, de la légende suivante : « Pau Casals, aujourd’hui le meilleur symbole de la musique catalane », suggérant que les lecteurs n’ont rien à apprendre sur Casals ?