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Article de revue

Le patrimoine industriel à Paris entre artisanat et industrie : le facteur d'instruments de musique Couesnon dans la Maison des métallos (1881-1936)

Pages 11 à 36

Notes

  • [*]
    Agrégé d’histoire, doctorant à l’Université de Paris I.
  • (1)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., Paris, Éd. Didot-Bottin, 1881 à 1925.
  • (2)
    Arrêté no 2000-196,18 février 2000.
  • (3)
    Outre l’étude « archéologique » des bâtiments, les sources sont multiples, mais lacunaires. Aux Archives de Paris, on retrouve des documents dans les permis de construire (mais le permis de construire originel n’existe plus), les archives du service de voirie, le cadastre, le calepin des propriétés bâties. Aux Archives nationales, les actes notariés constituent l’essentiel de la documentation. Les archives d’entreprise n’ont malheureusement plus d’existence après l’incendie de l’usine Couesnon à Château-Thierry, dans l’Aisne, en 1979. Il subsiste quelques registres des années 1920, mais qui concernent surtout l’usine de Château-Thierry. Quelques témoignages oraux, pour l’essentiel ceux de trois petits-enfants d’Amédée Couesnon, qui a dirigé l’entreprise de 1882 jusqu’en 1929, ont été très utiles, notamment ceux de Jean-Claude Couesnon. Pour cette recherche, qu’il me soit permis de remercier : l’Association Onze de Pique, Brigitte Lainé aux Archives de Paris, la famille Couesnon, Mme Planson, actuelle patronne de Couesnon, Hubert Doucet (U.F.M.), qui m’a ouvert les portes du bâtiment très chaleureusement, et enfin Hervé et Joëlle Morel, qui m’ont donné l’occasion de travailler sur ce sujet. André Guillerme et Coralie Baron, lecteurs exigeants, ont toute ma gratitude. Outre l’intérêt patrimonial de l’étude, cette dernière permet de compléter et d’enrichir la problématique de l’ouvrage fondamental en ce domaine : M. HAINE, Les facteurs d’instruments de musique à Paris au XIXe siècle. Des artisans face à l’industrialisation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985.
  • (4)
    La Semaine des constructeurs, 6 août 1881.
  • (5)
    B. LEMOINE, L’architecture de fer en France, Seyssel, Champ Vallon, 1986,322 p.
  • (6)
    Arch. Paris, D1 P4 ?31, calepin des propriétés bâties. Arch. Nat., Minutier Central, Étude LXX-Breuillaud, Liasse 1721,22 février 1883.
  • (7)
    Catalogue Couesnon, 1910 et 1934. Bien qu’idéalisées, ces illustrations nous permettent clairement d’identifier la cheminée toujours en place.
  • (8)
    Entretien avec l’auteur, septembre 2000.
  • (9)
    C. PIERRE, Les facteurs d’instruments de musique, Paris, E. Sagot, 1893, p. 364.
  • (10)
    « Fabrication des instruments de musique, établissement de M. Gautrot, 60, rue Saint-Louis, au Marais », L’Illustration, 21 juillet 1855, p. 43-45.
  • (11)
    Catalogue Couesnon, 1915. C’est la seule photo connue de l’atelier avant 1936.
  • (12)
    Catalogue Couesnon, 1915.
  • (13)
    Brondel, Lyon.
  • (14)
    W.H. Hibbard, Mf. C.I.C., no 115, Brooklyn.
  • (15)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit.
  • (16)
    Nom de la rue Jean-Pierre-Timbaud avant 1945.
  • (17)
    Comité consultatif, registre des procès-verbaux, du 3 septembre 1920 au 6 octobre 1923,14 avril 1923; archives privées laissées en dépôt à l’entreprise Couesnon (avril 2000).
  • (18)
    C. PIERRE, Les facteurs..., op. cit., p. 363-365.
  • (19)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., a recensé 29 métiers différents pour les instruments à vent.
  • (20)
    L. BERGERON, M.-T. MAIULLARI, « Mémoire et identité : le onzième arrondissement de Paris », La région parisienne industrielle et ouvrière, no 6,2000, p. 81-113.
  • (21)
    La Semaine des constructeurs, 6 août 1881,8 avril 1882,30 septembre 1882. L’entrepreneur est Petit, avenue du Bois-de-Boulogne.
  • (22)
    Arch. Paris, VO11 /97, permis de construire.
  • (23)
    Ministère de la Culture, dossier de classement.
  • (24)
    On pense à Noisiel, mais aussi, plus près, à la Rue des Immeubles Industriels (1873), et à leur caractère monumental et imposant.
  • (25)
    Arch. Paris, VO11 /96, permis de construire; VO3 /986, égouts.
  • (26)
    Arch. Paris, VO11 /96, /99, permis de construire; D1 P4 /30, calepins des propriétés bâties.
  • (27)
    M. DAUMAS (dir.), Évolution de la géographie industrielle de Paris et de sa proche banlieue au XIXe siècle, Paris, C.D.H.T., 1976, vol. I & II, 335 p., 617 p., + vol. III (atlas, 55 p.); D. CHADYCH, D. LEBORGNE, Vie et histoire du XIe arrondissement, Paris, Hervas, 1987. Ce dernier ouvrage mentionne d’ailleurs parmi les établissements remarquables en 1900 une fabrique d’instruments de musique...
  • (28)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit.
  • (29)
    Exposition Universelle de 1889, Rapport du Jury (Groupe 2 : Instruments de musique : classe 13), 1889.
  • (30)
    Comme l’indique par exemple le Catalogue des facteurs d’instruments de musique, 1992.
  • (31)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., p. 302.
  • (32)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., Paris, Éd. Didot-Bottin, 1881 à 1925.
  • (33)
    Catalogue Couesnon, 1915.
  • (34)
    Catalogue Couesnon, 1915. Catalogue Couesnon, 1934.
  • (35)
    Dates extrêmes : Arch. Paris, VO11 /99; Catalogue Couesnon, 1910.
  • (36)
    Catalogue Couesnon, 1910.
  • (37)
    Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142. Les statuts de la société sont publiés dans le journal Petites affiches, le 29 septembre 1888.
  • (38)
    Arch. Nat., Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142,12 septembre 1888. Couesnon et Cie invente également des instruments de musique, notamment en 1895 la flûte à perce carrée, et dans les années 1920 un curieux « couesnophone » (apparemment proche du saxophone). Le système transpositeur, la perce compensatrice, les pistons à double effet et divers autres perfectionnements sont aussi à mettre à l’actif de l’entreprise, Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., op. cit.
  • (39)
    Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142.
  • (40)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit.
  • (41)
    W. WATERHOUSE, The new Langwill index, Londres, T. Bingham, 1993, p. 72-73.
  • (42)
    Le Monde musical, no 10,31 octobre 1931, p. 312.
  • (43)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., op. cit.; Le Monde musical, no 10, 31 octobre 1931, p. 312.
  • (44)
    Acte de vente à la société « La maison du métallurgiste », 31 décembre 1936, archives de l’U.F.M.
  • (45)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., op. cit.
  • (46)
    Arch. Paris, D1 P4 /31, calepin des propriétés bâties. Cet état d’occupation est confirmé par deux actes notariés moins précis de 1883 et 1888. Arch. Nat., Minutier Central, Étude LXX-Breuillaud, Liasse 1721,22 février 1883; Étude CII-Ricard, Liasse 1142,1er septembre 1888.
  • (47)
    Minutier Central, Étude CII-Ricard, Bail du 16 avril 1883. En 1903-1904, Ruet est remplacé par Portzert, lui aussi marchand de vins.
  • (48)
    Arch. Paris, VO11 /99.
  • (49)
    Arch. Nat., Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142,1er septembre 1888; Amédée Couesnon, en 1884, habite encore 16, place la République.
  • (50)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., Paris, Éd. Didot-Bottin, 1881 à 1925.
  • (51)
    L. BERGERON, M.-T. MAIULLARI, « Mémoire et identité », art. cit.
  • (52)
    Un sculpteur sur bois, H. Dervit, apparaît même furtivement en 1904. La revue bimensuelle spécialisée L’Instrumental avait été créée d’ailleurs par Gautrot en 1867, et était destinée aux « sociétés philharmoniques, aux harmonies militaires et aux fanfares »; M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., p. 316.
  • (53)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., p. 227-228.
  • (54)
    Ibid.
  • (55)
    Comité consultatif, registre des procès-verbaux, du 3 septembre 1920 au 6 octobre 1923; archives privées, laissées en dépôt à l’entreprise Couesnon (avril 2000).
  • (56)
    Tract, en possession de Jacqueline Timbaud, fille de Jean-Pierre Timbaud, syndicaliste C.G.T. de la métallurgie, et otage fusillé par les Allemands, le 22 octobre 1941, dont le nom a été donné à la rue en 1945.

1Il y a deux ans, un élément parisien du patrimoine industriel a bien failli disparaître. Il s’agit de la Maison des métallos, construite en 1881, située au 94, rue Jean-Pierre-Timbaud (rue d’Angoulême avant 1945), dans le XIe arrondissement, et qui a abrité « la manufacture d’instruments de musique la plus importante du monde »  [1], l’entreprise Gautrot (1881-1888), puis Couesnon (son successeur, 1888-1936), facteurs d’instruments de musique à vent réputés. L’occupation industrielle de la Maison des métallos a duré jusqu’en 1936, date à laquelle elle a été vendue à l’Union Fraternelle des Métallurgistes, association liée à la C.G.T.-Métal-lurgie, qui lui a donné son nom. Ce que l’on appelle la Maison des métallos est en fait un ensemble de six bâtiments principaux répartis symétriquement le long d’une allée menant à une cour, derrière laquelle se dresse la façade du bâtiment principal, « l’hôtel industriel ».

2Encore promise à la démolition fin 1999, elle est maintenant sauvegardée suite à une forte mobilisation d’associations et de citoyens réunis au sein du Comité métallos. D’une part, la façade des bâtiments sur rue et sur cour ainsi que leur toiture correspondante viennent d’être inscrites à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques  [2] (ill. 1 et 2). D’autre part, la Mairie de Paris a utilisé son droit de préemption en février 2001, pour en faire un lieu culturel, puis a acheté les lieux en juillet 2001.

3La présence actuelle des bâtiments, qui ont conservé leur disposition d’origine, et n’ont été altérés que par de faibles modifications, est une mine pour l’historien qui peut compléter le travail de recherche classique en archives par une étude minutieuse du bâti, dans la démarche de l’archéologie industrielle, comblant ainsi de nombreuses lacunes des archives traditionnelles et permettant d’affiner certaines affirmations  [3]. Entre 1881 et 1936, il n’y a pas de changement majeur dans l’occupation du site, puisqu’il s’agit du lieu de production d’un facteur d’instruments de musique identique, malgré les changements de nom (Gautrot de 1881 à 1883, Gautrot et Couesnon de 1883 à 1888, Couesnon et Cie de 1888 à 1936). L’analyse fonctionnelle et sociale, plus porteuse d’enseignements que la chronologie, est donc privilégiée ici.

4La Maison des métallos, qui a résisté aux destructions d’ateliers du XXe siècle, est une des traces les plus exceptionnelles de l’histoire métallurgique du XIe arrondissement. Plus encore que les archives traditionnelles, le squelette des bâtiments nous montre tout d’abord l’exemple d’une entreprise qui, dans la tradition artisanale et paysagère du XIe arrondissement, se modernise. D’autre part, c’est en partie grâce à ces traces que le succès de Couesnon, dont le développement est lié au quartier, est visible. Enfin, la Maison des métallos nous suggère un lieu de sociabilité et de convivialité que les acquéreurs postérieurs et actuels ont su ou désirent conserver.

Un processus de production entre artisanat et industrie

Les espaces de production

5Si des ateliers de différentes tailles coexistaient dans cet ensemble, l’espace de fabrication principal, construit en 1881  [4] dans une période d’épanouissement des constructions métalliques  [5], en fond de parcelle derrière l’hôtel industriel, est une grande halle métallique. C’est le seul bâtiment qui ne donne pas directement sur la cour. D’une surface de 680 m2 (40 × 17 m), elle est coiffée d’une verrière qui culmine à 12 mètres. Malgré le faux plafond actuel qui cache le volume d’origine, on aperçoit encore les colonnettes en fonte qui forment la structure jusqu’au toit. Au niveau du 1er étage, une galerie circulaire (de 3,5 mètres, sur trois côtés, et 10 mètres au fond) parcourt la halle, sous un toit en appentis rentrant, sous verrières, à 9 mètres de hauteur. Une vision d’ensemble, appréhendée sur les plans de 1937, montre l’homogénéité de la construction d’origine, épurée des ajouts ou destructions postérieurs (ill. 3 et 4). Une photo de 1937 permet en outre de se donner une idée « lumineuse » du volume, et des structures (ill. 5).

6La surface et le volume à eux seuls plaident pour une utilisation industrielle des lieux. Plusieurs documents, dès 1883, évoquent une machine à vapeur de 12 chevaux  [6]. Par ailleurs, l’analyse « archéologique » des lieux prouve l’existence d’un important système énergétique au sous-sol, réunissant chaudière et machine à vapeur. Des rails encore présents circulent sur toute la longueur de la halle en sous-sol, de l’entrée jusqu’au fond où se trouvent encore quelques indices de la présence de sources de production énergétique (ill. 6) : des cales de cuves et une cheminée en brique d’une quinzaine de mètres (ill. 7), que l’on retrouve par ailleurs dans deux représentations iconographiques du début du siècle de la Maison des métallos  [7] (ill. 8 et 9). D’après Jean-Claude Couesnon  [8], né en 1921, petit-fils du patron de l’époque, si l’usine a abrité une machine à vapeur, c’était uniquement pour produire de l’électricité. Il est cependant probable qu’elle a aussi servi au processus productif. En effet, l’entreprise Couesnon succède à Gautrot, qui fut le premier facteur d’instruments de musique à avoir introduit la machine à vapeur dans ses ateliers  [9]. La revue L’Illustration avait d’ailleurs publié en 1855  [10] quatre gravures des ateliers Gautrot lorsque ce dernier était encore dans le Marais avant 1881. Sur une de cel-les-ci, une machine à vapeur entraîne quelques machines, par des courroies.

7Néanmoins, sur les autres gravures de ce même numéro de L’Illustration, on peut constater que le travail est essentiellement manuel. Les techniques ayant peu évolué au XIXe siècle pour ce genre de fabrication, la comparaison entre l’atelier Gautrot de 1855 et celui de 1881 n’est pas incongrue. Au total, les machines sont peu nombreuses. Une photo de la grande halle pendant le processus de fabrication, prise au début du XXe siècle  [11], confirme la présence d’une machine à vapeur en montrant des courroies de transmission sur le côté de la halle, mais surtout suggère que le travail est manuel et ne montre aucune machine importante, ni aucune courroie de transmission (ill. 10). Les ouvriers sont alignés en rangées sur toute la longueur d’une allée centrale de circulation. Ils travaillent des instruments à vent devant des établis, comme on peut le voir par ailleurs sur une photo du début du siècle des ateliers autrement plus grands de Château-Thierry (Aisne), fief originel de l’entreprise  [12] (ill. 11).

8L’entreprise Couesnon existe encore près de Château-Thierry (c’est aujourd’hui une petite P.M.E. de 17 employés), et il n’a pas été inutile de visiter ses locaux, qui présentaient l’intérêt de conserver (ou d’utiliser) des machines du XIXe siècle, autre élément « archéologique ». La plus ancienne est un banc à tirer  [13], du milieu XIXe siècle, encore en usage, et servant à étirer les tubes, par un jeu de diamètres intérieurs et extérieurs différents. Cette machine permet de passer d’un tube circulaire à un tube conique (ill. 12). Une presse à colonne, achetée d’occasion aux États-Unis, vers 1870  [14], serre, puis emboutit les pièces. Elle devait alors être actionnée par énergie à vapeur; elle n’est plus utilisée aujourd’hui (ill. 13). Plusieurs marteaux pneumatiques datent du XIXe siècle (ill. 14). Enfin, de nombreux balanciers et tourets, qui ressemblent curieusement aux outils représentés dans L’Illustration de 1855 servent à terminer les cônes (ill. 15). Faute d’indices suffisants, il serait hâtif de conclure à la présence de telles machines dans la Maison des métallos, d’autant plus que la photo du début du siècle ne confirme pas leur présence. D’une manière générale, Malou Haine a montré que la facture instrumentale au XIXe siècle est majoritairement artisanale, mettant en œuvre des savoir-faire ouvriers qui se transmettent dans l’espace de travail. A la fin du XIXe siècle, la mécanisation est marginale et les ateliers ou usines d’instruments de musique regroupent une sorte d’aristocratie ouvrière  [15], pour des produits nobles et élégants. La manufacture de Paris pallie d’ailleurs grandement le manque de compétences des usines de province. Ainsi, en avril 1923, un buffleur a été installé rue d’Angoulême  [16] pour aider les autres usines Couesnon dans la partie polissage (le bufflage consiste à polir les cuivres de manière très fine à l’aide de la poudre de brique). Selon un registre de l’entreprise, il fallait « en effet tenir compte de la difficulté de recrutement des apprentis sur la place de Château-Thierry »  [17].

9Enfin, d’autres ateliers de différentes tailles sont présents dans les bâtiments, notamment un grand atelier divisé en cinq travées (d’environ 150 m2 ) au deuxième étage de l’hôtel industriel. On trouve également un atelier dans un petit bâtiment qui fait le lien entre l’hôtel principal et les immeubles de rapport, ce qui corrobore la coexistence de petits espaces de fabrication de dimension artisanale.

10Le savoir-faire est artisanal, certes, mais son organisation est fortement rationalisée, au point que certains finirent par douter de la qualité de ces instruments de musique  [18]. Aucun ouvrier ne fait « son » instrument  [19]. Si le travail est peu mécanisé, il fait appel à des compétences spécialisées, à une répartition et une complémentarité des tâches. Selon Jean-Claude Couesnon, une centaine d’ouvriers a pu travailler à la Maison des métallos. Il fallait donc que l’espace de travail soit pensé et optimisé. La division du travail et la circulation des pièces et matières premières peuvent être décelées dans l’architecture de la halle métallique, couplée à « hôtel industriel » principal. Sur les galeries du 1er étage de la halle principale s’effectuait l’assemblage des instruments, dont les pièces étaient travaillées au rez-de-chaussée. Par un accès direct, les instruments sont entreposés au premier étage de l’hôtel principal pour redescendre ensuite et être exposés puis vendus au rez-de-chaussée.

11Entre l’acheminement des matières premières, le façonnage des pièces, l’assemblage des instruments de musique, leur stockage, puis leur vente, on assiste donc à un mouvement circulaire du trajet des pièces et produits lors du processus de production, bien visible dans le bâti, selon un calcul rationalisé, comme c’est l’ordinaire à la fin du XIXe siècle. Les flux d’objets, d’hommes, si ce n’est de capitaux, sont organisés en fonction d’un espace, d’une unité de production concrète et vivante. En cela, les bâtiments peuvent être considérés comme une usine, selon les conceptions du XIXe siècle, mais une usine presque sans machine.

Un paysage urbain significatif

12Au-delà de l’architecture et de l’ergonomie de l’espace de travail, l’esprit d’entreprise et de rationalisation peut se lire dans le paysage urbain que constitue cette manufacture, véritable structure urbaine planifiée où rien n’est laissé au hasard et qui se démarque ainsi en partie des nombreuses autres cours artisanales du XIe arrondissement, héritées de transformations successives, au gré des besoins, avec une grande imbrication d’ateliers  [20].

13Au contraire ici, l’homogénéité de la construction (dont on peut se faire une idée par la gravure de 1934 (ill. 9)), son unité, sa logique fonctionnelle sont remarquables : aux premiers bâtiments d’un étage sur rue, à usage commercial et de restauration, succèdent deux immeubles de rapport de trois étages, puis en fond de cour l’hôtel industriel principal, sur toute la largeur, également magasin de vente, enfin le grand atelier de fabrication. La construction (1881-1883)  [21] répond à une logique fonctionnelle :

  • Début août 1881, les fondations de la halle en fond de parcelle, de l’hôtel industriel et de la cour sont posées. La façade de l’hôtel industriel est particulièrement imposante et se présente comme principale (ill. 2). Elle comprend sept travées sur quatre niveaux. Jusqu’au 2e niveau, des colonnettes en fonte forment le squelette de l’édifice. Le deuxième niveau communiquait directement avec la halle métallique, ainsi qu’avec le rez-de-chaussée, mais aujourd’hui, ces ouvertures sont comblées. Un escalier latéral dessert tous les étages.
  • En avril 1882, deux pavillons d’habitation commencent à s’élever. En septembre 1882, ce sont les deux immeubles de rapport sur rue qui sont construits.
  • Enfin, en 1883, l’entreprise Gautrot parachève la construction par la porte cochère  [22].

14Les bâtiments sont bien autre chose qu’un assemblage désordonné d’ateliers. Un grand soin est apporté à leur décoration, qui a une vertu édificatrice. Au premier étage de l’hôtel, les structures métalliques sont arquées et décoratives (ill. 16). La composition de la façade de l’hôtel est soignée, avec notamment des pilastres montant sur trois niveaux, pilastres que l’on retrouve au niveau du portail. Ce dernier, dont la grille en fer forgé est soignée, est surmonté d’une frise ornée de triglyphes et de métopes, dans le pur style dorique. Tout ceci montre l’appropriation de l’esthétique classique comme faire-valoir de l’industrie  [23], la volonté de donner aux bâtiments un caractère monumental, à la mesure des ambitions de la firme, comme un certain nombre d’usines de l’époque, qui rivalisent en grandeur et beauté  [24].

15Si Gautrot a choisi ce site, c’est aussi sans doute parce qu’il lui offrait l’opportunité de faire « peau neuve », dans une portion de rue neuve, « moderne », viabilisée entre 1861 et 1879  [25]. En 1866, l’assainissement est assuré par un réseau d’égouts construit sur toute la longueur de la rue. L’année suivante, la rue est pavée devant l’emplacement actuel du site. Enfin, en 1879, le trottoir en terre est recouvert de bitume. Mais si sa construction est neuve, Gautrot ne rompt toutefois pas totalement avec la tradition paysagère du XIe arrondissement. Le précédent propriétaire, Pelletier, charpentier installé ici depuis plus de vingt ans (1859), occupait alors toute l’étendue de la parcelle  [26], selon un agencement et une fonctionnalité qui resteront ceux de la manufacture d’instruments de musique : un hangar en fond de cour, accessible par une allée, le long de laquelle sont disposés bâtiments de production, bureaux, écurie et habitations. Que la parcelle possédât déjà avant 1881 une fonction industrielle n’est pas pour étonner : le XIe arrondissement, fin XIXe siècle, est, d’une manière générale, largement dévolu à l’industrie, notamment la métallurgie qui est sa principale activité  [27].

16Nous pouvons donc conclure en une alliance de processus de production complémentaires tenant à la fois de l’artisanat et de l’industrie. Au prix d’une rationalisation de cette fabrication, mais sans rompre totalement avec la tradition manufacturière de l’Est parisien, à une époque où, à Paris, la taille des grandes entreprises d’instruments de musique diminue  [28], Couesnon est un exemple original et exemplaire d’une entreprise artisanale qui s’est en partie transformée en industrie, assurant son expansion.

Couesnon : une entreprise en expansion

17La Maison des métallos conserve une trace explicite de la fabrique d’instruments de musique Couesnon, une lyre en fer forgé (ill. 17), encore en place au-dessus du portail d’entrée, lui-même comprenant de remarquables volutes en fer forgé.

18Mais pour Couesnon, plus qu’un lieu de fabrication, c’est un lieu de vente, situé au rez-de-chaussée et au 1er étage de l’hôtel industriel. L’étude « archéologique » minutieuse des rivets et des structures métalliques montre que le 1er étage était en fait à l’origine évidé en sa partie centrale (environ 64 m2 ). Le magasin de vente du rez-de-chaussée était donc une véritable salle d’exposition qui devait impressionner le visiteur, par sa hauteur de 7,5 m. A ce titre, les magnifiques structures métalliques arquées et décoratives de la salle actuelle du 1er étage doivent être considérées comme le sommet d’un mouvement ascendant partant du sol.

19Les instruments vendus sont à la fois des instruments en cuivre et en bois. L’usine est spécialisée dans le travail des cuivres, notamment les Monopoles, instruments haut de gamme. Couesnon fournit alors de nombreux orchestres (Conservatoires, Beaux-Arts), les fanfares officielles (ministères de la Guerre et de la Marine, Garde républicaine), puis après guerre, les musiciens de jazz, en particulier sur le continent américain, qui assure 50 % de ses ventes.

20Des années 1885 à la fin des années 1920, c’est une période de prospérité pour l’entreprise. En 1889, elle remporte une médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris  [29]. Le rapport du jury mentionne notamment que « ses instruments sont d’une bonne facture et d’une justesse satisfaisante ». Dans ses catalogues, elle n’hésite pas à mentionner, outre ses propres récompenses, celles gagnées précédemment par les maisons dont elle a racheté les fonds, notamment les médailles d’or (Triebert) et d’argent (Gautrot) obtenues aux expositions universelles de Paris, en 1855 et 1867. Elle revendique de même 1827 comme date de fondation  [30], qui est en fait la date de création de la boutique Guichard, reprise en 1845 par Gautrot  [31]. Couesnon s’attribue en quelque sorte leur mérite, mais n’a pas démérité par la suite. En 1893, Amédée Couesnon est fait Chevalier de la Légion d’Honneur, puis en 1895 Officier d’Académie. A l’Exposition Universelle de Paris 1900, Couesnon et Cie est hors concours et membre du jury. Le jury des récompenses de cette exposition décerne sept médailles d’or aux chefs des ateliers d’instruments de cuivre, de bois et de lutherie de la maison. C’est la consécration. Dans l’Annuaire-Almanach du commerce et de l’industrie, elle s’intitule « la manufacture d’instruments de musique la plus importante du monde »  [32]. L’entreprise travaille alors à son image de marque. Amédée se fait photographier par Nadar, avec chacun de ses enfants (ill. 18 : ici sa fille Cécile) dans un des instruments produits par la maison. Ces photographies témoignent d’une volonté de visibilité sociale, celle d’un homme et d’une famille appartenant à une bourgeoisie industrielle qui a réussi. Enfin, dans ses catalogues, l’entreprise est représentée de manière allégorique devant la façade sur rue des bâtiments  [33] (ill. 19). Deux représentations d’ensemble des bâtiments, dans ces mêmes catalogues, en rehaussent le prestige (cheminées nombreuses, verrières partout, hauteurs respectives des bâtiments non respectées...)  [34] (ill. 8 et 9).

21Il est alors temps pour Couesnon de se bâtir une nouvelle réputation, celle d’un mélomane philanthrope. L’examen attentif des bâtiments actuels nous met sur la piste. Une dissymétrie entre les deux immeubles légèrement en retrait de la rue, en distorsion par rapport à la cohérence originelle, montre que Couesnon a fait surélever d’un niveau un des deux bâtiments pour y construire une salle de spectacle, appelée « salle de l’harmonie », ainsi qu’un passage couvert qui assure la communication entre les deux bâtiments sur rue au niveau du 1er étage. Construite entre 1899 et 1910  [35], offrant un beau volume et une belle luminosité (verrières), la salle de l’harmonie est un signe de la belle santé de l’entreprise. C’est une véritable salle d’exhibition artistique, comme le suggère une gravure de 1910  [36]. Des éléments de cette gravure sont encore visibles aujourd’hui, bien que l’usage en ait été complètement modifié. Couesnon y teste ses instruments, et surtout, elle est mise à disposition des professeurs de musique et de divers orchestres. C’était aussi pour lui une manière de s’attacher les bonnes grâces des utilisateurs de ses instruments.

22Les archives traditionnelles montrent aussi que l’entreprise Couesnon est en pleine expansion. Après le décès de Gautrot en 1882, Amédée Couesnon, son gendre, a pris la direction de l’entreprise, qui devient, le 1er septembre 1888, « Couesnon et Cie », société en commandite par actions, au capital de 1 800 000 francs  [37], dont Amédée Couesnon détient à lui seul 862 500 francs. Ce dernier possède le bail exclusif (30 000 F/an) de la Maison des métallos, même si celle-ci appartient toute-fois à son ex-épouse Mathilde, fille de Gautrot, dont il a divorcé en 1885. A cette occasion, un inventaire exhaustif des instruments de musique avait été dressé, et la liste en est impressionnante : petites flûtes, flûtes cylindriques, flûtes ordinaires, hautbois, cors anglais, clarinettes, bassons, saxophones, cornets à piston, sarrussophones (instrument à vent proche du saxophone), basses et contrebasses, etc.  [38].

23Le capital est progressivement augmenté  [39], et traduit une période faste d’expansion. Il passe à 2 000 000 francs le 19 novembre 1897, puis à 2 800 000 francs le 20 janvier 1906, et à 3 200 000 francs le 30 août 1913. Cette prospérité s’épanouit dans un contexte pourtant difficile où les instruments de musique étrangers apparaissent sur le marché français, où la concurrence est plus rude, où les ateliers se spécialisent de plus en plus, où le nombre de fabricants décroît  [40]. Couesnon et Cie continue pourtant de grandir, atteignant à son apogée 1 100 employés, répartis outre celle de Paris dans cinq usines : deux à Château-Thierry (ce sont les principales), une à Mirecourt (lutherie), où le violon industriel est produit (ce qui l’éloignait de sa vocation de fabricant artisanal de haut de gamme), et enfin des usines plus petites : à Garennes (instruments à anche); à Mantes (saxophones). Dans les années 1920, elle rachète d’autres fabriques  [41].

24Un des fils d’Amédée, Jean, né en 1893, rachète vers 1928-1929 la totalité de l’entreprise à Mathilde Gautrot, et la transforme en Société Anonyme. Il reste aux commandes de l’entreprise jusqu’en 1933-1934, date à laquelle Pierre Heudebert, mari de la seconde fille d’Amédée née de son premier mariage avec Mathilde Gautrot, prend la direction de l’entreprise. Quant à Amédée Couesnon, il est décédé en octobre 1931, à l’âge de 82 ans  [42].

25Dans les années 1929-1934, Couesnon a aussi assuré la diffusion des produits Columbia (disques et phonographes). La Maison des métallos en est le grand lieu de stockage  [43]. A la fin des années 1920, Couesnon possède un capital de 16 millions de francs. Mais l’entreprise souffre de la crise de 1929, d’autant qu’elle exporte une bonne part de ses instruments de jazz aux États-Unis. D’autre part, les catalogues de vente étaient édités en livres anglaises, et Couesnon souffre donc de la suspension de la convertibilité de la livre en or (1931). Son capital en 1936 tombe alors à 4 millions de francs  [44].

Un lieu de sociabilité et de convivialité

26S’il était important de retracer l’histoire de l’entreprise, c’est aussi parce que sa présence a eu pour corollaire une vie sociale originale, mais typique du XIe arrondissement.

27Dès sa construction, l’ensemble architectural est conçu pour accueillir des activités mixtes. Les deux bâtiments sur rue n’ont jamais eu de fonction artisanale ou industrielle. Entre 1883 et 1906  [45], ils sont occupés par Ruet, marchand de vin et liqueurs  [46]. Les rez-de-chaussée abritent ses boutiques, assez vastes, et les premiers étages d’un côté une salle de restaurant et une salle de billard, et de l’autre deux appartements, où loge manifestement Ruet. Ce dernier semble d’ailleurs avoir eu un rôle très important dans la vie des lieux, de 1883 à 1906  [47]. Outre son apport certain en convivialité, Ruet préside également le Cercle Lamartine, « société lyrique », domiciliée en ce lieu de 1894 à 1902, puis de 1905 à 1906. C’est lui qui, en 1897, a déposé le premier permis de construire pour bâtir la « salle de l’harmonie », dévolue au spectacle et à la musique. Mais son projet, au deuxième étage sur toute la surface des deux immeubles sur rue  [48], est beaucoup plus ambitieux que la salle que nous connaissons déjà et, bien qu’autorisé, ne sera jamais réalisé dans cette configuration (difficultés financières, problème de santé ? Ruet disparaît de l’adresse en 1903-1904...).

28Ruet, commerçant-restaurateur, ouvert sur la rue, lié par la salle de l’harmonie à l’entreprise en fond de cour, exerçant une fonction à la fois culturelle et politique (comment concevoir autrement l’existence du Cercle Lamartine ?), est ainsi un personnage central dans la vie des lieux au tournant du siècle.

29Dans les deux bâtiments suivants, de trois étages, logent huit locataires, sans lien avec l’entreprise Couesnon. Un autre appartement est inoccupé, mais réservé au gérant de l’entreprise, Amédée Couesnon  [49]. Au 3e étage de l’hôtel industriel, cinq appartements sont loués aux employés de l’entreprise Couesnon, dont une chambre simple pour le garçon de magasin. Ces quatorze logements, dont plus de la moitié n’ont pas de rapport avec l’entreprise, sont imbriqués au milieu d’espaces productifs ou de stockage. Outre les ateliers déjà évoqués plus haut, les rezdechaussée des immeubles de rapport sont dévolus à un magasin d’emballage et son grenier, un petit hangar, une écurie et une remise avec sellerie. Les petits ateliers sont d’ailleurs accessoirement utilisés par d’autres artisans : une cordonnerie et fabrique de chaussures de 1894 à 1900; le facteur d’instruments de musique Lecomte et Cie, de 1894 à 1902; une manufacture d’accessoires pour automobiles et cycles de 1906 à 1925  [50].

30A côté de la circulation des marchandises, on imagine donc assez facilement la circulation des hommes qui donnent vie à la parcelle. Interface entre la halle et la cour, la salle de vente est le « cœur » attractif de la parcelle. Mais le carrefour des circulations, c’est bien sûr la cour, qui assure le croisement de cette mixité sociale, la concrétisation de la coexistence de l’espace de vie (habitation, vente aux consommateurs) et de l’espace de travail (commerce, industrie). Les classes sociales se mélangent et la cour est celle du brassage du travail et de la vie quotidienne, reprenant en cela le modèle des cours artisanales du XIe arrondissement  [51]. Si les espaces restent spécialisés, ils s’imbriquent sans gêne les uns aux autres. Ici, ce n’est pas le résultat d’une lente recomposition urbaine, faite d’ajouts et de destructions, mais le résultat d’une volonté manifeste. Cette mixité a été « planifiée » par l’entrepreneur lors de la construction. Il en résulte un lieu de sociabilité et de convivialité.

31Outre le Cercle Lamartine déjà mentionné, les bâtiments accueillent également diverses associations souvent liées au monde de la musique, comme la Société amicale des anciens musiciens militaires de 1904 à 1925. En 1922 est mentionnée furtivement une Association des musiciens français (société de retraite). En 1920 apparaît temporairement le journal L’Instrumental[52].

32Le profil d’Amédée Couesnon, patron de l’entreprise entre 1883 et 1929, peut expliquer en partie ce foisonnement social. Radical-socialiste, il a été député, de 1907 à 1924, et conseiller général de 1910 à 1931. Couesnon a été très attentif au sort de son personnel. Son beau-père, Gautrot, était déjà considéré comme un patron paternaliste. Il entretenait, dès 1857, une fanfare à Château-Thierry, constituée de 36 employés, et donnant des représentations régulières  [53]. En novembre 1881, alors que Couesnon est gérant de l’entreprise Gautrot, une grève importante eut lieu dans le monde de la facture instrumentale, et au premier chef dans les ateliers Gautrot. Ce dernier se démarque des autres patrons de la facture instrumentale en refusant de renvoyer les ouvriers syndiqués apportant leur soutien aux grévistes par leur cotisation  [54].

33Quant à Couesnon, le 23 mars 1921  [55], il décide une nouvelle organisation de l’entreprise « en vue d’améliorer la situation matérielle de son personnel, de l’intéresser à ses affaires et de la faire participer à sa prospérité ». Les dispositions sont les suivantes : sursalaires, participation aux bénéfices, allocation de naissance, allocation d’allaitement, primes diverses, comité consultatif, cantine et société d’achat en commun. Une véritable convention collective avant l’heure ! L’esprit coopératif semble avoir également régné. Un contremaître de l’entreprise, Couvrecelle, a été par la suite le fondateur de la première coopérative de champagne.

34Le souci progressiste est certain, même s’il est difficile de voir jusqu’à quel point. En tout cas, le lieu était connu, avant 1936, pour être un lieu de rassemblement associatif et syndical important  [56]. L’achat du lieu, le 31 décembre 1936, par la Maison du métallurgiste, association dépendant de la C.G.T. (c’est la future Union Fraternelle des métallurgistes), n’est donc pas un hasard : un faisceau social et syndical y existait déjà, suggérant une ambiance de République radicale et sociale.

Conclusion

35La vente de l’usine en 1936 n’est donc pas complètement une rupture. Elle est à la conjonction d’une entreprise en difficulté qui se replie sur son fief picard et d’un syndicat en plein essor, passé de 11 000 à 250 000 adhérents de 1935 à 1936 sur la lancée du Front Populaire, qui a un besoin urgent de locaux, et qui lui donne son nom actuel. Après 1936, la Maison des métallos est devenue un haut lieu parisien du militantisme syndical et politique.

36L’entreprise Couesnon a connu par la suite diverses vicissitudes. Son siège social a déménagé trois fois à Paris. En 1979, des actes de vandalisme ont lieu à Château-Thierry : un incendie détruit les bâtiments et les archives. En 1999, c’est le dépôt de bilan. L’entreprise a été rachetée par une ancienne employée qui la dirige actuellement près de Château-Thierry.

37L’affectation culturelle des bâtiments reste d’actualité. Ainsi, l’ouvrage récent (2000), Le 11e arrondissement : itinéraires d’histoire et d’architecture, publié par l’Action artistique de la ville de Paris, indique, page 67, que la Maison des métallos sera transformée en appartements. En réalité, la situation évolue de mois en mois. Le projet de la municipalité, à la veille des élections de mars 2001, était d’y installer un Collège de Paris, lieu public d’enseignement et de culture, dans le prolongement ou à l’imitation de l’Université de tous les savoirs au C.N.A.M. La nouvelle municipalité a dû tenir compte de la grande mobilisation du Comité pour une maison des savoirs et des cultures de l’Est parisien dans la Maison des métallos, animé par Hervé Morel, qui regroupe 54 associations. Après quatre réunions d’un Comité de pilotage regroupant les élus, des personnalités culturelles et des associations (dont le Comité métallos), elle a décidé que la Maison deviendrait un lieu de transmission des savoirs et des pratiques culturelles (musique, théâtre et danse), après une période d’expérimentation de quelques années.

38Quoi qu’il en soit, la Maison des métallos, sauvegardée, va devenir un équipement culturel pour un des quartiers les plus denses de Paris. Si l’activité industrielle a depuis longtemps disparu, il subsiste une coquille vide, l’organisation parcellaire et les bâtiments, qu’il est possible de réorganiser. Une réhabilitation fine de la halle métallique est souhaitable, pour lui redonner son aspect épuré d’origine et révéler ainsi concrètement au public la beauté de ce patrimoine industriel.

figure im1
Façade sur rue de la Maison des métallos, inscrite à l’Inventaire en 2000, © Thomas Le Roux (2001).

figure im2
Façade de l’hôtel industriel, sur cour, inscrite à l’Inventaire en 2000, © Thomas Le Roux (2001).

figure im3
Plan de la grande halle, coupe transversale, 1937, Arch. Paris, VO12 /19.

figure im4

figure im5
Grande halle, fin des années 30 (après 1936), © U.F.M.

figure im6
Rails et supports de cuve, en sous-sol, © Thomas Le Roux (2001).

figure im7
Cheminée en fond de parcelle; cliché pris de l’impasse Griset, © Thomas Le Roux (2001).

figure im8
Gravure Manufacture Couesnon, catalogue Couesnon, 1915.

figure im9
Gravure Manufacture Couesnon, catalogue Couesnon, 1934.

figure im10
Photo de la halle métallique, avec ouvriers, catalogue Couesnon, 1915.

figure im11
Photo des ateliers Couesnon de Château-Thierry, catalogue Couesnon, 1915.

figure im12
t Machine Couesnon, usine de Château-Thierry : banc à tirer, © Thomas Le Roux (avril 2000).

figure im13
Machine Couesnon, i usine de Château-Thierry : presse à colonne, © Thomas Le Roux (avril 2000).

figure im14
t Machine Couesnon, usine de Château-Thierry : marteau pneumatique, © Thomas Le Roux (avril 2000).

figure im15
u Machines Couesnon, usine de Château-Thierry : balanciers et tourets, © Thomas Le Roux (avril 2000).

figure im16
Structures métalliques, 1er étage de l’hôtel industriel, © Thomas Le Roux (2001).

figure im17
Grille d’entrée, lyre rappelant l’occupation du site par l’entreprise Couesnon, © Thomas Le Roux (2001).

figure im18
Cécile, fille d’Amédée Couesnon, cliché Nadar (vers 1900).

Dessin de

la salle de l’harmonie, catalogue Couesnon, 1915.

Dessin de
Dessin de la salle de l’harmonie, catalogue Couesnon, 1915.

la salle de l’harmonie, catalogue Couesnon, 1915.

Notes

  • [*]
    Agrégé d’histoire, doctorant à l’Université de Paris I.
  • (1)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., Paris, Éd. Didot-Bottin, 1881 à 1925.
  • (2)
    Arrêté no 2000-196,18 février 2000.
  • (3)
    Outre l’étude « archéologique » des bâtiments, les sources sont multiples, mais lacunaires. Aux Archives de Paris, on retrouve des documents dans les permis de construire (mais le permis de construire originel n’existe plus), les archives du service de voirie, le cadastre, le calepin des propriétés bâties. Aux Archives nationales, les actes notariés constituent l’essentiel de la documentation. Les archives d’entreprise n’ont malheureusement plus d’existence après l’incendie de l’usine Couesnon à Château-Thierry, dans l’Aisne, en 1979. Il subsiste quelques registres des années 1920, mais qui concernent surtout l’usine de Château-Thierry. Quelques témoignages oraux, pour l’essentiel ceux de trois petits-enfants d’Amédée Couesnon, qui a dirigé l’entreprise de 1882 jusqu’en 1929, ont été très utiles, notamment ceux de Jean-Claude Couesnon. Pour cette recherche, qu’il me soit permis de remercier : l’Association Onze de Pique, Brigitte Lainé aux Archives de Paris, la famille Couesnon, Mme Planson, actuelle patronne de Couesnon, Hubert Doucet (U.F.M.), qui m’a ouvert les portes du bâtiment très chaleureusement, et enfin Hervé et Joëlle Morel, qui m’ont donné l’occasion de travailler sur ce sujet. André Guillerme et Coralie Baron, lecteurs exigeants, ont toute ma gratitude. Outre l’intérêt patrimonial de l’étude, cette dernière permet de compléter et d’enrichir la problématique de l’ouvrage fondamental en ce domaine : M. HAINE, Les facteurs d’instruments de musique à Paris au XIXe siècle. Des artisans face à l’industrialisation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985.
  • (4)
    La Semaine des constructeurs, 6 août 1881.
  • (5)
    B. LEMOINE, L’architecture de fer en France, Seyssel, Champ Vallon, 1986,322 p.
  • (6)
    Arch. Paris, D1 P4 ?31, calepin des propriétés bâties. Arch. Nat., Minutier Central, Étude LXX-Breuillaud, Liasse 1721,22 février 1883.
  • (7)
    Catalogue Couesnon, 1910 et 1934. Bien qu’idéalisées, ces illustrations nous permettent clairement d’identifier la cheminée toujours en place.
  • (8)
    Entretien avec l’auteur, septembre 2000.
  • (9)
    C. PIERRE, Les facteurs d’instruments de musique, Paris, E. Sagot, 1893, p. 364.
  • (10)
    « Fabrication des instruments de musique, établissement de M. Gautrot, 60, rue Saint-Louis, au Marais », L’Illustration, 21 juillet 1855, p. 43-45.
  • (11)
    Catalogue Couesnon, 1915. C’est la seule photo connue de l’atelier avant 1936.
  • (12)
    Catalogue Couesnon, 1915.
  • (13)
    Brondel, Lyon.
  • (14)
    W.H. Hibbard, Mf. C.I.C., no 115, Brooklyn.
  • (15)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit.
  • (16)
    Nom de la rue Jean-Pierre-Timbaud avant 1945.
  • (17)
    Comité consultatif, registre des procès-verbaux, du 3 septembre 1920 au 6 octobre 1923,14 avril 1923; archives privées laissées en dépôt à l’entreprise Couesnon (avril 2000).
  • (18)
    C. PIERRE, Les facteurs..., op. cit., p. 363-365.
  • (19)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., a recensé 29 métiers différents pour les instruments à vent.
  • (20)
    L. BERGERON, M.-T. MAIULLARI, « Mémoire et identité : le onzième arrondissement de Paris », La région parisienne industrielle et ouvrière, no 6,2000, p. 81-113.
  • (21)
    La Semaine des constructeurs, 6 août 1881,8 avril 1882,30 septembre 1882. L’entrepreneur est Petit, avenue du Bois-de-Boulogne.
  • (22)
    Arch. Paris, VO11 /97, permis de construire.
  • (23)
    Ministère de la Culture, dossier de classement.
  • (24)
    On pense à Noisiel, mais aussi, plus près, à la Rue des Immeubles Industriels (1873), et à leur caractère monumental et imposant.
  • (25)
    Arch. Paris, VO11 /96, permis de construire; VO3 /986, égouts.
  • (26)
    Arch. Paris, VO11 /96, /99, permis de construire; D1 P4 /30, calepins des propriétés bâties.
  • (27)
    M. DAUMAS (dir.), Évolution de la géographie industrielle de Paris et de sa proche banlieue au XIXe siècle, Paris, C.D.H.T., 1976, vol. I & II, 335 p., 617 p., + vol. III (atlas, 55 p.); D. CHADYCH, D. LEBORGNE, Vie et histoire du XIe arrondissement, Paris, Hervas, 1987. Ce dernier ouvrage mentionne d’ailleurs parmi les établissements remarquables en 1900 une fabrique d’instruments de musique...
  • (28)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit.
  • (29)
    Exposition Universelle de 1889, Rapport du Jury (Groupe 2 : Instruments de musique : classe 13), 1889.
  • (30)
    Comme l’indique par exemple le Catalogue des facteurs d’instruments de musique, 1992.
  • (31)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., p. 302.
  • (32)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., Paris, Éd. Didot-Bottin, 1881 à 1925.
  • (33)
    Catalogue Couesnon, 1915.
  • (34)
    Catalogue Couesnon, 1915. Catalogue Couesnon, 1934.
  • (35)
    Dates extrêmes : Arch. Paris, VO11 /99; Catalogue Couesnon, 1910.
  • (36)
    Catalogue Couesnon, 1910.
  • (37)
    Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142. Les statuts de la société sont publiés dans le journal Petites affiches, le 29 septembre 1888.
  • (38)
    Arch. Nat., Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142,12 septembre 1888. Couesnon et Cie invente également des instruments de musique, notamment en 1895 la flûte à perce carrée, et dans les années 1920 un curieux « couesnophone » (apparemment proche du saxophone). Le système transpositeur, la perce compensatrice, les pistons à double effet et divers autres perfectionnements sont aussi à mettre à l’actif de l’entreprise, Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., op. cit.
  • (39)
    Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142.
  • (40)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit.
  • (41)
    W. WATERHOUSE, The new Langwill index, Londres, T. Bingham, 1993, p. 72-73.
  • (42)
    Le Monde musical, no 10,31 octobre 1931, p. 312.
  • (43)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., op. cit.; Le Monde musical, no 10, 31 octobre 1931, p. 312.
  • (44)
    Acte de vente à la société « La maison du métallurgiste », 31 décembre 1936, archives de l’U.F.M.
  • (45)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., op. cit.
  • (46)
    Arch. Paris, D1 P4 /31, calepin des propriétés bâties. Cet état d’occupation est confirmé par deux actes notariés moins précis de 1883 et 1888. Arch. Nat., Minutier Central, Étude LXX-Breuillaud, Liasse 1721,22 février 1883; Étude CII-Ricard, Liasse 1142,1er septembre 1888.
  • (47)
    Minutier Central, Étude CII-Ricard, Bail du 16 avril 1883. En 1903-1904, Ruet est remplacé par Portzert, lui aussi marchand de vins.
  • (48)
    Arch. Paris, VO11 /99.
  • (49)
    Arch. Nat., Minutier Central, Étude CII-Ricard, Liasse 1142,1er septembre 1888; Amédée Couesnon, en 1884, habite encore 16, place la République.
  • (50)
    Annuaire-Almanach du commerce, de l’industrie..., Paris, Éd. Didot-Bottin, 1881 à 1925.
  • (51)
    L. BERGERON, M.-T. MAIULLARI, « Mémoire et identité », art. cit.
  • (52)
    Un sculpteur sur bois, H. Dervit, apparaît même furtivement en 1904. La revue bimensuelle spécialisée L’Instrumental avait été créée d’ailleurs par Gautrot en 1867, et était destinée aux « sociétés philharmoniques, aux harmonies militaires et aux fanfares »; M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., p. 316.
  • (53)
    M. HAINE, Les facteurs..., op. cit., p. 227-228.
  • (54)
    Ibid.
  • (55)
    Comité consultatif, registre des procès-verbaux, du 3 septembre 1920 au 6 octobre 1923; archives privées, laissées en dépôt à l’entreprise Couesnon (avril 2000).
  • (56)
    Tract, en possession de Jacqueline Timbaud, fille de Jean-Pierre Timbaud, syndicaliste C.G.T. de la métallurgie, et otage fusillé par les Allemands, le 22 octobre 1941, dont le nom a été donné à la rue en 1945.
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