1Au début des années 1960, à l’opposé des cinéastes français de la nouvelle vague, un certain nombre de cinéastes anglais ont choisi de préférer les classes populaires aux bourgeois, petits ou grands, et le corps au discours, à la logorrhée. Une longue méditation commence alors : où les dominés peuvent-ils bien puiser leurs ressources ?
2A cette question deux films à petit budget mais à grand succès international, Full Mounty et Billy Elliot, parmi d’autres, ont fourni une réponse à la fois particulièrement optimiste et sophistiquée. Concilier des inconciliables : telle est la seule issue. Autrement on n’« en » sort pas, telle serait la menace initiale brandie par chacun de ces deux films. On ne sortirait pas de Sheffield, la ville de l’acier en crise, précisément décrite dans Full Mounty, ni des pièges divers désignés dans Billy Elliot : la chambre et le lit de la grand-mère qui essaye sans arrêt de filer en douce, des grilles pour la professeur de danse, pour le père et le frère, qui tentent en vain d’échapper, qui, à la grève, qui, à la police, grilles du car qui mène au puits, de l’ascenseur qui y descend, du gymnase coupé en deux, étouffement des maisons et des cours étroites dont les murs et les escaliers sont sans cesse à escalader. Contre ces métaphores du social, ces murs, ces escaliers, ces palissades, Billy se cogne sans arrêt, avec une allégresse promise au succès. Derrière lui, et derrière lui seul, parfois, la mer et du ciel bleu. Et pour lui seul, dans le film et dans l’ensemble de cette filmographie, l’échappée finale et durable vers l’ailleurs londonien. Or quel est le secret de cette sortie enfin possible ? Une extraordinaire vitalité physique qui emporte tout, et nous avec.
3Or souvenons-nous : ce pari sur le corps, le cinéma anglais réaliste l’a déjà fait pour ses dominés. C’est une constante de ce cinéma que l’opposition entre monde ouvrier et petits-bourgeois. Rappelons-nous ces derniers, en 1971, dans Family life de Kenneth Loach, et dans Bleak moment, de Mike Leigh. Dans Family life, une jeune fille devient schizophrène pour avoir avorté contre son désir profond, dans une famille rigide, alors que l’adolescente populaire de The Snapper (Le Poupon, S. Frears, 1993) finit par faire la joie des siens avec un enfantement bien plus illégitime. Et que dire des contorsions et des malaises étranges des petits-bourgeois de Bleak moment, corsetés par les interdits sexuels, et condamnés à l’ascétisme et à l’aphasie, par opposition à la fécondité inextinguible et aux excès langagiers de l’héroïne de Ladybird (Ken Loach, 1993) qui, vitupérante, refait un enfant chaque fois que les services sociaux lui en prennent un ? Face au corps entravé de la petite bourgeoisie, celui mal contrôlé, irrésistible, de la classe ouvrière; dans Secrets et mensonges (Mike Leigh), le seul de cette veine à avoir recueilli la palme d’or à Cannes en 1996, la comparaison est devenue systématique : une femme des milieux populaires, vivant avec sa fille, est retrouvée par son autre fille, noire, fruit abandonné d’une inconduite sexuelle, tandis que sa belle-sœur est une petite-bourgeoise déses-pérée de ne pouvoir enfanter. L’une a « fait » de l’argent, et l’autre des enfants. L’une est passée dans l’ordre procréatif – mais chaque fois bien malgré elle –, tandis que l’autre est demeurée dans le registre de la crispation anale. On la découvre sur le siège des W.C. – réalisme corporel inusité – voir arriver ses règles, signal détesté d’impuissance à procréer indéfiniment confirmée. La petite-bourgeoise est dans les choses – et leur équivalent symbolique, l’argent – et la femme du peuple est dans les corps, ou, plus finement, le corps de l’une est dans l’impuissance et celui de l’autre dans l’incontrôle. L’une bichonne obsessionnellement ses biens matériels (sa maison), tandis que l’autre, abandonnant une de ses filles et incapable d’éduquer l’autre, dilapide en dépit du bon sens un capital corporel qui fait toute sa fortune.
4C’est dit : à chaque position sociale son économie corporelle, et celle de la petite-bourgeoisie est celle des pulsions réfrénées jusqu’au malaise, tandis que celle de la classe ouvrière est dans l’élan, la déperdition, la prolifération. Tel est le credo de ces metteurs en scène. On ne s’étonnera donc pas de retrouver ce thème dans Full Mounty, où des hommes des milieux populaires vont tenter de s’en sortir en dansant, déjà, et en exhibant leur corps dénudé. Dans Ladybird (Ken Loach, 1993) où une femme « refait » les enfants que les assistants sociaux lui retirent les uns après les autres. Dans Le Poupon, où la famille se retrouve autour de l’enfantement irrésistible et triomphal de la fille de famille, mineure. Dans The Beautiful Thing (H. Mac Donald, 1996) et dans My Beautiful Laundrette (Stephen Frears, 1985), où la seule chose qui demeure aux héros masculins, dans la laundrette dévastée ou dans un voisinage difficile, est une homosexualité assumée. Seulement voilà : à quelques rares exceptions près (dans 24 Heures sur 24 de Shane Meadows en 1999, où le héros invite de jeunes prolétaires à s’en sortir par la boxe, dans My name is Joe, où Joe entraîne ses compagnons au foot), il s’agit toujours d’usages féminins du corps. L’expression « Full Mounty » fait référence au costume par lequel l’armée anglaise s’engageait jadis à remplacer, des pieds à la tête, l’uniforme viril de ses soldats : et voilà ces hommes s’exhibant comme des femmes ! Car, la sociologie l’atteste, l’exposition – passive – de soi est sexuellement différenciée...
5Les usages masculins du corps sont disqualifiés comme autant d’excès : c’est par la violence des hommes et la résistance des femmes – et notamment des mères – que le drame se noue dans Ladybird, c’est parce que le mari bat sa femme que les assistants sociaux s’emparent des enfants dans The Beautiful Thing, c’est parce que sa mère recueille un jeune voisin battu que l’adolescent Jamie découvre son homosexualité, c’est autour de la violence du père que se noue une part du drame familial de Silent Voices, c’est autour de la volonté du père de faire circoncire son jeune fils, de le marquer du sceau de la virilité, que se noue la résistance familiale dans Fish and Ships (O’Donnell, 1999). Les femmes d’ailleurs, sans illusion sur les compétences (y compris) viriles des hommes, s’en sortent très bien toutes seules (Agnès Brown, My Beautiful Thing) ou avec des hommes quelque peu féminins (Ladybird). Ou bien ce sont elles qui aident les hommes « classiques » à tenir debout et à garder la face malgré l’écroulement des valeurs viriles (Full Mounty, Les Virtuoses, Le Poupon, Fish and Ships).
6Et cette histoire ne date pas d’hier. Elle remonte à l’émergence de cette veine réaliste, à l’orée des années 1960. Rappelons-nous encore : les apprentis coureur ou rugbyman, héros de La Solitude du coureur de fond (1962, T. Richardson), et de Le Prix d’un homme (L. Anderson, 1963), se découvraient incapables de s’en sortir grâce à leurs performances viriles, tandis que le jeune héros de Saturday night, sunday morning (T. Richardson, 1960), ne pariait prudemment que sur ses loisirs du samedi soir. Car les issues sont ailleurs : dans des registres d’activité opposés au pôle viril, en ce qu’ils se gardent bien de mettre la force physique en avant. Elles résident dans la sentimentalité et l’amour, conjugal, familial (Le Poupon, Raining Stone, Fish and Ships, Agnès Brown) ou homosexuel (The Beautiful Thing, My Beautiful Laundrette), et, de manière plus éphémère, dans la musique – une fanfare (Les Virtuoses), des chansons (Silent Voices, Ladybird) – ou la danse (Full Mounty, Billy Elliot).
7Menacée dans sa survie économique, mais aussi impuissante à s’en sortir par ses seules ressources corporelles traditionnelles : telle est la problématique actuelle de la classe ouvrière anglaise, magistralement résumée dans My name is Joe (K. Loach, 1998). Le jeune ami de Joe doit honorer une dette. Son débiteur lui laisse un curieux choix, parfaitement dévirilisant : à ce passionné de football de se laisser couper la... jambe, à cet amoureux de livrer sa femme à la prostitution. C’est sa vie qu’il donnera héroïquement pour solde de tout compte : la pesanteur de cette domination sociale se mesure au fait que les seules issues laissées aux héros se monnayent en poids de chair, mais sans espoir pour autant. Point d’issue virile dans un monde où, à la faveur des remaniements sociaux provoqués par le thatcherisme, autour de ces mines, ces chantiers navals, ces entreprises de sidérurgie, délaissés, la force physique s’est vue brutalement disqualifiée. Voilà ce que nous dit ce cinéma depuis trente ans.
8Or dans cet univers où le masculin est en péril, les femmes ne représentent pas simplement le pôle positif, comme pourrait le faire croire ce qui précède. Elles sont des passeuses. Elles permettent, à certaines conditions, une conversion subtile, un compromis sophistiqué, pacifiant, entre des contraires : entre sexes, entre classes, entre individualisme et solidarité, entre réalisme et onirisme social. Billy Elliot et sa liesse en sont exemplaires. Les investissements dans le registre masculin y demeurent sans espoir. Ils condamnent à l’échec et à l’enfermement dans la ville de province industrielle que ce cinéma a pris pour cadre privilégié depuis trente ans. Et l’improbable sortie vers Londres et ses mille feux procède d’autorisations maternelles répétées : c’est le souvenir, un piano et une lettre de sa mère qui soutiennent Billy, ce sont ses bijoux pieusement conservés par le père qui paieront le voyage vers l’Académie de danse, c’est une femme (et une mère) qui découvre les talents de Billy et investit sur lui, c’est de la grand-mère, mère de la mère, que viennent le don de la danse et l’incitation nostalgique à l’exploiter enfin... Mais pour pouvoir exercer pleinement leur influence, ces femmes sont curieusement refoulées dans l’absence physique (la mère morte) ou mentale (la grand-mère), ou dans la virilité (la professeur de danse qui, tout comme un homme, fume, jure, conduit, enseigne, ordonne, et tient tête). Car il ne suffit pas, pour s’en sortir, que les gants de boxe des hommes soient troqués contre les tutus des filles – comme l’indique leur rapprochement insistant dans l’affiche et la bande annonce. Billy ne portera jamais de tutu. Il le fera porter à son petit compagnon, comme l’homosexualité et la féminité qu’il lui abandonne. Entre ce dernier et les hommes de la famille Elliot, une recherche de compromis s’élabore qui occupe tout le film. C’est à des aptitudes d’homme, mais d’homme au féminin, à des aptitudes physiques, mais non traditionnellement viriles (le titre en anglais est « The dancer »), que le salut est imputable. Et pas plus à l’individualisme petit-bourgeois seulement, puisque c’est sur l’autel de l’amour du fils, et non de soi-même, que la grève est sacrifiée, que c’est la solidarité familiale et ouvrière, et non le professeur de danse, qui reprend en charge l’acheminement financier et physique de Billy vers Londres. Cette recherche incessante, et enfin presque pacifiée, de compromis s’incarne en une figure, à la fois masculine et féminine, aristocratique et « populaire » (Fred Astaire), en une danse parfois fort étrange, en un corps, surtout et toujours, par lequel ce cinéma lit le social, en ce dos et ce poitrail de danseur mais rien moins que féminins que Billy adulte présentera à la fin du film au public londonnien. Elle s’incarne en une métaphore filée : celle du cygne parmi les canards, celui qui volera plus haut qu’eux. Enivrant mais aussi politiquement inquiétant, être avant tout indéfinissable d’ambiguïté virginale, cygne sur le papier peint de son amie d’enfance et duvets de la bataille de pelochon, cygne cachant une femme ensorcelée dans le conte narré par le professeur, cygne du ballet et du costume final : l’élan final de l’ouvrier devenu cygne, dans une improbable apesanteur sociale (Billy Elliot serait-il un film de sortie de crise ?), est une splendide cristallisation de cette croyance qui se cherche en fait depuis une trentaine d’années : la classe ouvrière peut continuer à puiser dans ses ressources viriles, à condition de les convertir – indice d’une autre conversion, sociale, celle-là – dans un registre radicalement autre, celui d’un masculin conjugué au féminin.