1 Toute décolonisation, quelle que soit la nation tutélaire ou le pays colonisé, a donné lieu à des rapatriements. La période d’après la Seconde Guerre mondiale reste grandement marquée par les migrations de type politique dont l’Europe occidentale, par la force des histoires coloniales, subit les contrecoups. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Belgique, la France, plus tardivement le Portugal, et en d’autres circonstances l’Allemagne de l’Ouest, ont dû faire face aux rapatriements, exodes et expulsions. En France, ce phénomène s’affirme avec plus de force. Le conflit indochinois, les agitations nationalistes au Maroc et en Tunisie, l’insurrection en Algérie évoluent vers des indépendances souvent arrachées par la force. Reste le cas de l’Afrique sub-saharienne (la Guinée mise à part) où les indépendances sont accordées par la négociation et dont nous ne savons que peu de choses sur les rapatriements. Il faut cependant ajouter à ces mouvements d’autres, plus conjoncturels, mais éminemment liés aux phénomènes des décolonisations, comme la crise de Suez en 1956 ou les événements de Bizerte en 1961. Les décolonisations plus que la décolonisation, épisodes tragiques dans l’histoire de France, ont provoqué des mouvements de population d’une rare ampleur. De 1954 à 1964, plus d’un million six cent mille personnes, pour la plupart de nationalité française, arrivent en France, le plus souvent dans des conditions pénibles. Cependant, dans ce flot de « rapatriés » se mêlent des réfugiés, des exilés, des apatrides comme le sont, pour partie, les juifs du Maroc, de Tunisie ou ceux qui sont expulsés à la suite de la nationalisation du canal de Suez par Nasser en 1956.
2Pour autant, l’ampleur du phénomène n’a pas encore abouti à ce que l’on s’attache réellement à discerner les « rapatriés » par rapport à la population métropolitaine, ni à déterminer la part qu’ils tiennent dans le processus de croissance économique et sociale du pays, ni même à en saisir les apports culturels. On se sent parfois seuls dans ces recherches, qu’il s’agisse de Chantal Benayoun ou de moi-même. Malgré les différents inventaires des sources disponibles, malgré quelques études pionnières, l’histoire des rapatriés est un chantier à peine ouvert (on se reportera aux notes de l’article de Charlotte Siney-Lange). Certes, les mots se bousculent pour définir avec précision l’objet même du débat : parle-t-on de rapatriés, de réfugiés, d’expulsés, d’exilés ? De la même façon, les hommes et les femmes dont nous parlons sont d’une extraordinaire diversité dans leurs origines, leur condition sociale : est-il possible de parler des rapatriements – un des flux migratoires parmi les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle – sans revenir sur la constitution de la société « coloniale » ? Il est certain qu’il revient aux historiens la tâche de réécrire, voire d’écrire, cette histoire loin des dogmatismes des histoires officielles, loin des partis pris quelque peu idéologiques. Reprendre cette histoire, c’est parcourir les archives, c’est écouter les témoins, c’est dresser – comme l’ont fait Claude Hagège et Bernard Zarca dans leur article – des trajectoires, des parcours où l’attribution des prénoms d’une génération à l’autre montre au quotidien comment peut se passer ou s’anticiper une « francisation ». Bien entendu, ils vont plus loin dans leurs réflexions. Le rôle de l’école, de cette école de Jules Ferry qui se doit, en France comme en Algérie ou dans les protectorats marocain et tunisien, de transmettre une idéologie fondée sur les valeurs universalistes de la Révolution française et sur l’universalité des Lumières, reste capital pour comprendre l’attachement de ces « Néos » (comme on les dénomme à la fin du XIXe siècle) à la France. Cependant, comme le montrent les deux auteurs, ce rapprochement puis cette assimilation restent très ambigus du côté de ces juifs tunisiens qui ne forment pas une communauté unie comme du côté français qui craint que les nouveaux venus ne soient pas « assez français ». Cette position n’est pas propre à la Tunisie et elle est en très grande partie dictée à la fin du XIXe siècle par le vaste mouvement antijuif qui secoue l’Algérie. En Algérie, en Tunisie, et à un degré moindre au Maroc, on doute de la fidélité des « Néos » à la France, qu’il s’agisse des juifs naturalisés par le décret Crémieux en 1870 en Algérie, d’Espagnols, Italiens, Maltais, Allemands et Suisses naturalisés en masse avec la loi dite de naturalisation automatique de 1889, qu’il s’agisse enfin de juifs de Tunisie et du Maroc pour lesquels seule une naturalisation individuelle – et donc sur demande – pouvait être accordée et encore sur des critères très restrictifs, comme le montrent aussi bien Charlotte Siney-Lange que Claude Hagège et Bernard Zarca. De fait, ces « Néos » se trouvent placés, plus qu’ils ne se placent, dans cette situation d’intermédiaires entre le Français de métropole et, pour reprendre la dénomination de l’époque, l’indigène qui n’est alors plus que musulman. Doit-on rappeler que jusqu’en 1865, les statistiques stipulent qu’en Algérie il y a deux catégories d’indigènes, les musulmans et les juifs ? Intermédiaires sociaux, culturels – l’exemple d’Albert Memmi est éclairant sur ce point –, intermédiaires économiques aussi, ne deviennent-ils pas l’ossature de cette société coloniale que la seule France n’avait pu créer en Afrique du Nord avec ses seuls représentants ? Charlotte Siney-Lange, dans son article, peut alors parler de communauté tampon, reprenant le mot de Claude Tapia. Cela explique sans doute ce sentiment d’être à la fois « du dedans et du dehors », sentiment qui va se renforcer avec l’épreuve du « rapatriement », mot impropre sans doute puisqu’il s’accompagne dès les premières années d’installation en métropole de la sensation d’être en exil.
3Les épreuves du rapatriement, les difficultés d’installation dans une France frileuse, les marques parfois appuyées de rejet vont contribuer à cristalliser en eux la sensation d’une minorité opprimée. De Français d’Algérie ou de Tunisie, ils vont devenir des Français de « làbas », c’est-à-dire des nationaux d’ailleurs avec des comportements, des modes de vie différents qui étonnent et parfois surprennent les métropolitains. Cette qualité de Français qu’ils tenaient pour acquise ne suffisait pourtant pas à leur intégration sans problème en métropole.
4Pour autant, il ne faut pas se représenter cette communauté de destin comme celle d’une communauté soudée. C’est une chose de faire cause commune devant l’adversité, devant les revendications, pour obtenir des indemnisations, c’en est une autre de se fondre complètement dans ce qu’on a pu appeler les Pieds-Noirs. Les deux articles sont éclairants sur ce point : la prise en compte de la fidélité à la France – y compris pour les juifs tunisiens dont la moitié devaient élire la France comme lieu de nouvelle vie – ne signifie pas pour autant l’abandon de la fidélité à la judéité. Sans doute cette dernière fidélité est-elle plus forte et plus inscrite chez les juifs de Tunisie que pour leurs coreligionnaires d’Algérie mais il n’en reste pas moins que même pour les juifs d’Algérie, la plus « assimilée » s’il en est des communautés du Maghreb, et qu’une puissante affection liait à la France, patrie d’élection, leur appartenance au monde juif n’avait cessé de se manifester sous différentes formes. Sur ce point, Chantal Benayoun nous a donné d’excellentes réflexions. C. Hagège et B. Zarca donnent les éléments de compréhension d’une réalité décrite par C. Siney-Lange : l’arrivée des juifs d’Afrique du Nord en France devait bouleverser considérablement la communauté juive de métropole à l’histoire différente, aux conceptions communautaires et aux mentalités différentes. L’arrivée en métropole a vu en même temps la confrontation avec la francité et la citoyenneté mais aussi la confrontation avec la judéité métropolitaine.
5« Notre déception, c’est le judaïsme nord-africain » écrit C. Siney-Lange, reprenant un propos tenu lors de l’Assemblée générale du Consistoire central en 1965.
6Cependant force est de constater, comme le fait justement remarquer C. Siney-Lange, que les juifs du Maghreb ont introduit un nouveau dynamisme politique et social et qu’ils se sont posés, une fois l’installation en métropole achevée, comme des « régénérateurs » du judaïsme métropolitain, celui-là même qui un siècle plus tôt, comme l’a montré David Nadjari, avait tenté de « régénérer » le judaïsme nord-africain !
7Deux éléments de conclusion s’imposent ici. Le premier est que nous avons deux articles qui apportent leur pierre à la connaissance du phénomène « rapatrié » dans sa diversité et qui analysent les démarches culturelles comme constitutives d’une nouvelle citoyenneté.
8Le second élément est que ces démarches culturelles sont toujours en vigueur, contribuant à définir un troisième espace hors de l’Algérie (ou de la Tunisie, ou du Maroc) et de la France, un espace symbolique pour ces « Français sans terre », marqués par l’hispanité, l’italianité, et bien entendu la séfaradité. Mais il est question ici d’autres interrogations et d’autres recherches à venir.