Notes
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[*]
Sociologue, École des Hautes Études en Sciences Économiques et Sociales, Moscou.
- (1)Cf. L. GORDON, « De juillet 1989 à juillet 1990 : une année dans le mouvement ouvrier russe », Le Mouvement Social, octobre-décembre 1994, p. 67-88.
1L’étude des ouvriers constituait le thème central des recherches sociologiques soviétiques, l’analyse se faisant dans le cadre obligatoire de la problématique marxiste. Donnant lieu à des enquêtes empiriques de grande envergure, ces recherches ont accumulé un grand nombre de données non filtrées idéologiquement et elles ont contribué à enrichir les connaissances sociologiques disponibles sur les rapports sociaux au travail et surtout sur les rapports des ouvriers à leur travail.
2Avec la montée en puissance du mouvement ouvrier, dans les années 1989-1991, la sociologie russe des ouvriers s’est trouvée redynamisée. Les sociologues, sans pour autant toujours abandonner leur approche marxisante, l’ont enrichie d’autres problématiques, en particulier celle de la mobilisation collective, de l’identité sociale, de la solidarisation, du système de relations professionnelles. Mais cet engouement pour le mouvement ouvrier n’a pas survécu à l’affaiblissement de la mobilisation des ouvriers, dès le lendemain de la dislocation de l’U.R.S.S. En partie par déception politique (pour les sociologues attendant des ouvriers qu’ils jouent un rôle clé dans les réformes démocratiques), en partie par nécessité (les recherches sur les entrepreneurs ou les « nouveaux Russes » trouvent plus facilement des commanditaires), les sociologues se sont détournés peu à peu des ouvriers en tant qu’objet d’études.
3Néanmoins, souvent animés par des convictions politico-éthiques, certains sociologues ont persévéré dans l’exploration de ce terrain d’enquête, quelque peu réactualisé par la relative remontée de la mobilisation collective, à partir de 1996. Je vais essayer de donner un bref aperçu de quelques-unes de leurs recherches, afin de permettre aux lecteurs occidentaux de se faire une idée générale des principales orientations d’un champ de recherche dont les productions sont plutôt riches et stimulantes, malgré sa place académique et institutionnelle marginale.
L. GORDON, V. GIMPEL’SON, E. KLOPOV, V. KOMAROVSKIJ. – Social’no-trudovye issledovanija. Raboc?ee dviz?enie v segodnjas?nej Rossii : stanovlenie, sovremennye problemy, perspektivy. [Recherches en sociologie du travail. Le mouvement ouvrier dans la Russie d’aujourd’hui : émergence, problèmes actuels, perspectives]. Moscou, I.M.E.M.O., 1995.
4Leonid Gordon et Edouard Klopov, les deux seniors de l’équipe de rédaction, étaient déjà reconnus à l’époque soviétique comme des spécialistes de la question des ouvriers. Avec d’autres membres de leur laboratoire, ils se sont beaucoup investis, intellectuellement et politiquement, dans le mouvement ouvrier de la fin des années 1980. En s’appuyant sur des sondages d’opinion ainsi que sur des études de cas effectuées dans plusieurs entreprises, ils opèrent ici un retour analytique sur la mobilisation ouvrière de ces années ainsi que sur l’évolution ultérieure du mouvement ouvrier.
5La partie analysant les conditions de la mobilisation est très convaincante et nourrie d’informations de première main, en particulier des nombreuses observations de terrain qu’ont pu faire les auteurs [1]. Le mouvement ouvrier des années 1989-1991 est présenté comme étant le résultat de l’addition d’une lutte antitotalitaire aux luttes sociales classiques relevant des contradictions du système de production. Les auteurs relèvent en particulier l’importance du facteur du passé : les relations de travail et les rapports de production spécifiques à l’U.R.S.S. Leur appréciation de ce passé prend en compte ses aspects contradictoires : à la fois favorable aux ouvriers (amélioration relative de leurs conditions de vie, élévation de leur niveau d’études et de qualification, popularisation de valeurs socialistes) et les opprimant (exploitation de leur force de travail, contrôle ou canalisation des mécontentements). En conséquence, à la conscience des ouvriers de subir une exploitation s’ajoute le sentiment de l’impossibilité de la combattre ouvertement, ce qui explique l’apathie généralisée de cette époque, les ouvriers agissant surtout de façon informelle et invisible.
6A partir de la deuxième moitié des années 1980, la situation commence à évoluer, le mécontentement des ouvriers s’accroissant alors que le système totalitaire s’affaiblit avec le lancement de la Perestroïka, libérant l’expression protestataire. Les auteurs s’intéressent particulièrement au processus de politisation du mouvement ouvrier et à sa mobilisation en faveur de la démocratie. Ils décrivent le passage progressif, de 1989 à 1991, des revendications matérielles contre des salaires jugés injustes et contre les mauvaises conditions de travail vers une réflexion politique liant l’amélioration de la situation matérielle et professionnelle à la destruction du socialisme d’État. Les slogans prennent alors un tour directement politique : abrogration du rôle dirigeant du parti, autonomie de gestion des mines, liberté syndicale, droit de grève. Selon les auteurs, le mouvement ouvrier, les mineurs à sa tête, a été le premier à porter les revendications de démocratisation, avant la société dans son ensemble. Analysant le mouvement selon la grille de lecture tourainienne, ils qualifient le mouvement ouvrier des années 1989-1991 de « véritable mouvement social » dans la mesure où celui-ci opère la jonction entre les revendications économiques de base et les revendications politiques, la lutte pour la démocratisation du système. Alliés à l’intelligentsia démocratique et au camp politique de B. Eltsine, perçu comme le plus démocratique, les ouvriers en lutte sont un des acteurs les plus importants des réformes. Mais, dès cette époque d’euphorie, les auteurs notent des points faibles gênant l’expansion du mouvement : une mobilisation limitée à une minorité des ouvriers et même des mineurs, une « inertie de la conscience de masse » (la majorité des ouvriers en restant aux revendications exclusivement économiques de distribution des biens sociaux et matériels, rôle traditionnel des syndicats soviétiques), le retard dans la réforme des anciens syndicats et la difficulté pour les nouveaux d’acquérir crédibilité et reconnaissance.
7Mais le mouvement s’affaiblit surtout dans les années 1992-1994, après l’arrivée au pouvoir de B. Eltsine et l’affirmation de la démocratie. Les auteurs discernent surtout deux causes : la disparition des motivations politiques, la démocratie étant perçue comme acquise, et la crise économique. Celle-ci se présente surtout sous la forme d’une chute des salaires réels et de retards de paiement. Des conflits locaux éclatent sur cette base dans les entreprises, mais ne se transforment pas en mouvement de masse, la majorité des ouvriers se déclarant prêts à supporter une détérioration temporaire de leurs conditions de vie. Les auteurs analysent cette tempérance comme le « début du processus d’adaptation sociale ». Une troisième cause rend compte de la démobilisation : la faiblesse des syndicats et leur faible légitimité aux yeux des ouvriers. Les anciens syndicats connaissent une légère baisse de leurs effectifs et surtout se cantonnent pour la plupart à leur rôle traditionnel de distribution d’avantages et services. Quant aux nouveaux, ils restent très minoritaires (10 % des salariés) et ont du mal à gagner en autorité, d’autant plus que leurs leaders s’écartent progressivement de la base. Le regard des ouvriers sur les syndicats est très largement méfiant, la plupart doutent de leur utilité et les autres ne leur confèrent que le rôle de distributeurs de services ou de moyens de pression sur les autorités politiques. Les auteurs jugent ce rapport des ouvriers aux syndicats comme témoignant d’un « retard », d’une « étatisation des consciences ». Selon eux, la majorité des ouvriers demeurent dans une conscience traditionnelle, celle d’un rapport paternaliste ou corporatiste à l’État ou à la direction de l’entreprise (d’où la notion, très populaire parmi les ouvriers, de « collectif des travailleurs » – celui-ci comprenant tous les salariés d’une entreprise, direction incluse).
8L’analyse est particulièrement intéressante pour la richesse des informations de première main apportées sur des objets divers (les syndicats, la conscience ouvrière, les conditions de vie). Mais elle devient contestable dans la mesure où elle est placée par les auteurs dans un cadre normatif très étroit et peu susceptible d’informer sur les aspects contradictoires et subtils des pratiques et représentations ouvrières. En effet, les auteurs centrent leur réflexion autour d’une problématique principale qui est celle des conditions nécessaires au renforcement des orientations démocratiques du mouvement ouvrier. La principale concerne l’état de la conscience ouvrière, l’orientation démocratique impliquant la conscience d’être salarié, d’avoir des droits à défendre en tant que salarié et non que citoyen d’un État ou membre d’un collectif d’entreprise. Cette conscience progresse au fur et à mesure que s’impose comme une nécessité la défense de ses droits en tant que salarié (faut-il entendre au fur et à mesure que ceux-ci sont de plus en plus bafoués ?). Elle s’accroît également avec l’élévation du niveau d’éducation et l’appartenance à l’élite intellectuelle ouvrière. A l’inverse, elle s’affaiblit avec la disparition de l’état d’esprit anti-totalitaire, le maintien du fétichisme d’État, des relations communautaires et paternalistes, la montée d’un individualisme forcené en réaction au collectivisme imposé. Or c’est cette deuxième tendance qui domine dans les faits, avec pour seule évolution la transformation des relations paternalistico-communautaires en relations paternalistico-individualistes, ce qui constitue selon les auteurs un frein à la fois au développement du mouvement ouvrier et à l’adaptation au marché. L’ouvrage se termine donc sur un pronostic pessimiste, l’orientation anti-réforme progressant chez les ouvriers, du fait de la longueur et de la gravité de la crise économique, de la reconversion des leaders du mouvement ouvrier dans la sphère politique ou économique, de la radicalisation des relations de travail (formes d’action plus violentes). Et les auteurs de conclure : « En Russie, la démocratie est soutenue par les couches les plus cultivées et urbanisées ».
9Les jugements de valeur que portent les auteurs sont parfaitement acceptables, d’autant qu’ils les expriment clairement. Mais leur cadre normatif conduit parfois à éliminer la complexité et la pluralité de la réalité ouvrière. Ainsi, si le paternalisme est en partie hérité du passé soviétique et s’il freine l’avènement d’un mouvement ouvrier offensif, il subit bien des transformations avec l’affirmation du capitalisme marchand et, surtout, constitue parfois un instrument utilisé à dessein par les ouvriers et les syndicalistes pour défendre leurs droits. Quant à l’élitisme démocratique dont font preuve les auteurs, il est critiquable dans la mesure où les plus « intellectuels » des ouvriers sont bien souvent aussi les plus réfractaires à l’action collective de protestation. Si l’on accepte de concevoir la démocratie comme la possibilité pour tous de défendre leurs droits et de participer à la politique du pays, on doit alors admettre de considérer les éléments les plus « radicaux » du milieu ouvrier comme portant également des revendications démocratiques. Enfin, les critères de jugement du caractère démocratique du mouvement ouvrier (l’acceptation des réformes de marché et de leur coût, des relations de travail partenariales et négociées) sont également sujets à débat dans la mesure où, dans les conditions actuelles du marché en Russie, le respect de ces critères conduit le plus souvent les ouvriers à subir dans l’impuissance l’arbitraire de la direction d’entreprise.
V. JADOV (dir.) – Solidarizacija v raboc?ej srede [Solidarisation en milieu ouvrier]. Moscou, Institut de sociologie de l’Académie des Sciences de Russie, 1998.
10L’ouvrage est constitué de dix contributions de sociologues approchant la problématique de la solidarité ouvrière sous des angles variés et complémentaires.
11La plupart des contributions sont fondées sur deux études de cas, dans deux entreprises présentant deux configurations radicalement différentes des relations de travail à l’époque post-soviétique. Dans l’entreprise dite « Arsenal », à Saint-Péters-bourg, les relations patrons/employés sont conflictuelles, et le syndicat nouvellement apparu n’est pas reconnu par la direction. A l’inverse, à l’usine Eletsk, petite ville provinciale, les relations correspondent davantage au schéma de l’union de la direction et des salariés au sein du « collectif des travailleurs ». L’interrogation de départ porte sur la faiblesse de la conscience collective et sur les facteurs rendant compte de l’absence de résistance des ouvriers au renforcement de l’exploitation. Les auteurs prennent soin de préciser que la classe ouvrière était déjà exploitée sous l’ancien système, mais l’exploitation était atténuée selon eux par un sentiment de commune appartenance au monde des « travailleurs », par une solidarité au moins fonctionnelle (dans la répartition des tâches et des salaires au sein de la brigade) ainsi que par une importante stabilité sociale. La principale hypothèse, ainsi que le cadre théorique, consiste à penser la solidarité comme liée à la fois au rapport à soi et aux structures sociales plus générales, en premier lieu aux relations de travail.
12Les contributions se distinguent en ce que certaines mettent davantage l’accent sur les facteurs psychologiques et individuels, alors que les autres centrent leur réflexion sur les facteurs structurels. Dans l’ensemble, la deuxième approche est cependant moins représentée que la première. Surtout, un des points faibles de cet ouvrage est sans doute la faiblesse de l’articulation entre ces deux niveaux d’analyse.
13L’étude de B. Maksimov, fondée sur des entretiens de groupe dans les ateliers d’Arsenal, met en évidence la difficulté des syndicats à jouer le rôle de vecteurs de solidarité, en particulier du fait du décalage s’installant progressivement entre les leaders syndicaux – y compris du nouveau syndicat – et la base.
14La contribution de T. Kozlova repose sur l’utilisation parallèle des questionnaires recueillis dans les deux entreprises et des sondages d’opinion effectués par le V.T.s. I.O.M. (Centre Russe d’Étude de l’Opinion Publique). Elle vise à relier la question de la solidarité dans l’entreprise à l’évolution plus générale de la situation sociale dans la Russie de la première moitié des années 1990. En confrontant les différents types de données entre elles et en considérant l’évolution du mouvement gréviste (en constante croissance de 1993 à 1997), elle en conclut trois points importants :
- La situation générale sur le marché du travail à la fois stimule une attitude favorable à la solidarité (pour se défendre contre les licenciements, le non-paiement des salaires, etc.) et freine la mise en acte de la solidarité, les conditions réelles de vie et de travail étant telles que les ouvriers préfèrent des stratégies soit individualistes, soit étroitement clientélistes (alliance avec la direction).
- Les facteurs internes à l’entreprise sont de première importance pour rendre compte de l’attitude des ouvriers à l’égard de l’action collective (s’ils sont prêts ou non à y participer). Les ouvriers des deux entreprises de l’enquête diffèrent en effet fortement sur ce point. Il s’agit en particulier des conditions liées au contexte social, économique, à la configuration des relations de travail et surtout à l’expérience antérieure des conflits.
- En revanche, pour ce qui concerne l’orientation abstraite et principielle des ouvriers à l’égard de la solidarité, elle ne varie guère d’une entreprise à l’autre. L’auteure renvoie plutôt la disposition normative aux représentations sociales plus générales des ouvriers, à la façon dont ils interprètent la situation générale de la Russie. Mais elle prend soin de préciser que cette disposition n’entraîne pas obligatoirement le passage à l’action.
16Fondée sur la même approche méthodologique, la contribution d’E. Danilova confirme le lien entre les dispositions normatives des ouvriers et les structures normativocognitives inscrites dans le système social dans son ensemble. Elle ajoute trois points aux conclusions de T. Kozlova :
- le rapport de rejet ou d’indifférence des ouvriers à ce qui peut apparaître comme de l’idéologie;
- l’importance du facteur de l’auto-identification dans la mise en action (appartenance ou non à un groupe social, identification ou non à la direction, etc.);
- dans l’attitude de rejet de l’action collective, les valeurs ou normes générales (qui portent à l’individualisme) jouent un rôle plus important que l’orientation normative de l’ouvrier à l’égard de la solidarité.
17Au contraire de ces trois contributions, aux déductions fines et nuancées, appuyées sur les propos et le rapport au monde des ouvriers, la contribution coécrite par A. Mytil, O. Dudtchenko et E. Pervycheva pèche par un point de vue « gestion des ressources humaines » très répandu dans la sociologie du travail de la Russie d’aujourd’hui. Pour résumer, et même si les auteurs ne le disent pas en ces termes, leur objet principal est de trouver les facteurs influençant les attitudes et les rapports sociaux de travail de façon à éviter les conflits et à permettre une solidarité « constructive » et non « agressive ». Il s’avère que la solidarité est d’autant moins « agressive » que les salariés « s’adaptent » aux innovations, techniques, économiques et organisationnelles. Je me permets d’entourer certains mots de guillemets pour souligner leur caractère fortement normatif, une tendance à laquelle se laissent aller de nombreux sociologues du travail qui préfèrent réfléchir aux conditions selon lesquelles le comportement des ouvriers pourrait correspondre aux modèles qu’ils se fixent comme idéaux.
18Les autres contributions apportent des éclairages sur des points spécifiques : le rôle de l’opinion de soi et de l’autodéfinition dans la mobilisation (O. Dudtchenko et A. Mytil), (T. Baranova), l’importance de la volonté/capacité d’autonomie dans l’avènement de leaders de la mobilisation et le rôle de l’identité professionnelle (I. Klimov).
19Fondée sur une analyse factorielle des attitudes à l’égard de l’action collective, l’analyse effectuée par S. Klimova permet d’opérer des différenciations entre les ouvriers selon leurs attitudes envers différents types d’action, de relations sociales, de vecteurs de mobilisation. Ainsi les ouvriers diffèrent selon qu’ils accordent plus ou moins de confiance aux organisations ou, à l’inverse, aux leaders charismatiques. Or, selon elle, l’organisation est une condition indispensable à une mobilisation durable. Une différenciation s’observe également selon les préférences pour des relations sociales proches et personnelles (cas d’Eletsk), ou, à l’inverse, pour des relations plus formalisées et organisées (cas d’Arsenal). Enfin, les deux entreprises se distinguent encore par les préférences normatives quant au type de solidarité : solidarité collectiviste de type soviétique, goût du compromis et de la paix sociale d’un côté, acceptation du conflit de l’autre.
20Enfin, la dernière contribution, celle de A. Sogomonov, clôt l’ouvrage par une réflexion d’ordre théorico-philosophique sur le thème de la solidarité à l’ère moderne. Selon lui, la modernité s’accompagne, certes, d’une extension de l’éventail des choix individuels, de la possibilité de choisir son identité propre. Mais, contrairement aux théoriciens de la post-modernité, il considère que l’individu n’en reste pas moins en partie rattaché à des déterminations de type structurel. Cette remarque vaut surtout pour la Russie post-soviétique où les nouvelles conditions sociales (montée brutale des inégalités sociales, déstabilisation sociale, précarité, apolitisme) aboutissent à faire de l’individualisation plus une souffrance, une marque d’échec personnel, qu’une émancipation. Certes, une « nouvelle génération » apparaît qui semble davantage correspondre au modèle de l’individu émancipé et du sujet réflexif; mais cette « nouvelle génération » serait moins une réalité sociale qu’un construit idéologique, au moins dans les pays post-totalitaires. L’« utopie d’une nouvelle solidarité », adaptée à la « nouvelle modernité », semble donc loin de s’accomplir dans la réalité actuelle de la Russie. On peut prolonger la réflexion de l’auteur en précisant que ces nouvelles figures de l’individu et de la solidarité freinent en outre l’avènement de la solidarité telle qu’elle a pu exister jusque-là entre les plus précaires. Elles se présentent en effet directement – et l’auteur l’écrit – comme l’opposé de la figure des classes sociales.
21La conclusion de l’ouvrage rappelle les principaux facteurs contrariant la solidarité, en particulier l’instabilité, le manque d’information, la méfiance a priori à l’égard de l’action collective, le flou dans l’identité professionnelle et dans l’identification des intérêts de « sa » communauté, le rôle extrêmement important, dans des conditions de forte instabilité et d’incertitude, des individualités dotées d’un sens de la responsabilité de soi et des autres. Pour ce qui concerne l’orientation normative de la solidarité, les auteurs distinguent trois tendances : le modèle « soviétique » (collectif des travailleurs), celui du marché (opposition employeurs/employés) et le modèle de « transition », marqué par une auto-identification profondément contradictoire. Enfin, la dernière phrase donne la mesure de l’importance de cette étude dans les débats sociologiques dépassant le cas de la Russie : « l’ouvrier russe (et sans doute pas uniquement lui) reste inséré dans des structures sociales ». La recherche menée par cette équipe de sociologues aboutit donc à mettre en question le caractère heuristique du modèle post-moderne de la solidarisation. Est-ce à dire que les socio-logues du travail russes, après une longue période de purgatoire, s’orientent vers un réexamen du modèle de la société de classes et vers une réévaluation du poids des structures sociales ?
22Pour ma part, si je me fonde sur mes proches recherches, je ne saurais que me réjouir d’une telle réorientation, tant il est vrai – ainsi que les auteurs l’indiquent de façon allusive à plusieurs reprises – que la faiblesse de la solidarité au sein du monde ouvrier renvoie aux évolutions structurelles de la société russe. Les structures sociales devenant floues et instables, le besoin – abstrait – de solidarité s’accroît, alors que les ressources – matérielles, sociales, normatives, cognitives – pour sa réalisation concrète deviennent problématiques, ne laissant ouverte la voie de la solidarité active qu’à de rares personnalités pourvues d’un sens exceptionnel de la dignité de soi et des autres. Dans cette perspective, outre l’hétérogénéité de cet ouvrage, le caractère trop allusif de certaines conclusions, on regrettera surtout l’adoption de méthodes peu adaptées à la perception des aspects structurels de l’évolution du monde ouvrier. La méthode de l’observation aurait permis d’approfondir certaines conclusions.
V.IL’IN. – Vlast’ i Ugol’. S?ahterskoe dviz?enie Vorkuty (1989-1998) [Le pouvoir et le charbon. Le mouvement des mineurs de Vorkouta (1989-1998)]. Syktyvkar, Institut de recherches comparées sur les relations de travail (I.S.I.T.O.), 1998.
23L’auteur, chercheur à l’I.S.I.T.O., analyse l’évolution du mouvement des mineurs de Vorkouta de 1990 à 1998. Ses recherches de terrain ayant commencé avec le mouvement des mineurs de la région, l’auteur nous présente une foule de données : détails des événements, témoignages, observations, récits, tracts, discours, journaux locaux ou militants, portraits des principaux acteurs, entretiens, etc. L’intérêt empirique de l’ouvrage est inestimable. Par ailleurs, cette richesse en informations permet à l’auteur de retracer avec force détails l’enchaînement des événements, de passer en revue les multiples facteurs rendant compte de telle ou telle action, de mesurer leur poids respectif. L’approche adoptée est particulièrement riche en développements théoriques puisque l’auteur s’efforce de saisir à la fois les facteurs sub-jectifs (le sens, les intentions, les motivations des acteurs) et les facteurs objectifs (évolution macrosociologique du pays, rôle du pouvoir et des dirigeants politiques et économiques). Enfin, les enseignements de la recherche ne se limitent pas à une étude de cas puisque l’auteur démontre avec force arguments la pertinence d’une généralisation des conclusions à l’évolution plus générale du mouvement ouvrier en Russie. Il part en effet de l’idée que les mécanismes entrant dans le processus de mobilisation/démobilisation apparaissent dans leur « forme pure » dans une région aux caractéristiques aussi spécifiques que Vorkouta. Du fait même de ces spécificités, l’impact des processus généraux de l’époque post-soviétique se lit dans toute sa clarté.
24Pour ce qui concerne la période de forte mobilisation (fin des années 80, début des années 90), parmi les facteurs constituant les « intérêts objectifs pour la protestation », l’auteur distingue notamment les suivants :
- la concentration, dans la région de Vorkouta, d’un grand nombre de contradictions inhérentes à la société soviétique. Dans une région et une branche symbolisant la puissance industrielle soviétique, sa capacité de maîtriser la nature, aussi inhospitalière soit-elle, la dépression économique et sociale des années Brejnev a été particulièrement douloureusement ressentie;
- l’espoir suscité, au début des années 1990, par l’économie de marché pour sauver les mines;
- la détérioration des conditions de vie et la perte brutale de statut pour les habitants du Nord autrefois considérés comme des travailleurs de l’extrême et bénéficiant de privilèges liés à leur condition particulière;
- l’impossibilité de compter sur les produits du potager (datcha) pour survivre,
25 le climat du Nord rendant le sol incultivable. Ce facteur « joue un rôle extrêmement important dans la formation de l’intérêt objectif des habitants de Vorkouta pour les actions de protestation ».
26Ces facteurs constituent un terreau favorable à la mobilisation collective, mais ne suffisent pas à expliquer le passage à l’action. Celui-ci nécessite en outre la prise de conscience par les acteurs de leurs intérêts objectifs, c’est-à-dire leur mise en représentation (par des organisations, des porte-parole), leur construction subjective (par la discussion, la confrontation des points de vue). Cet aspect plus subjectif de la mobilisation est conditionné par des éléments culturels (l’histoire commune), sociaux (la configuration des relations sociales entre les habitants de la région), pratiques (l’expérience sociale quotidienne, les tentatives d’actions) et symboliques (le sens donné à leur action par les acteurs). L’auteur développe notamment les points suivants :
- l’importante concentration ouvrière, sur un petit territoire, engendre une intense sociabilité, des rapports sociaux étroits entre les travailleurs, y compris en dehors du lieu de travail (dans les appartements des uns et des autres, dans les transports, les lieux de repos, les douches...);
- l’organisation du travail spécifique à la mine accroît l’efficacité d’une action, même minoritaire; le sentiment de son efficacité conditionnant par ailleurs la participation à la mobilisation. En effet, une grève des mineurs de l’extraction suffit à immobiliser toute la mine;
- dans une région où étaient envoyés dissidents et autres « ennemis du peuple », le persistance de la mémoire historique du Goulag entraîne un fort anti-communisme et, sinon une tendance anarchiste, du moins une forte méfiance à l’égard de l’État; ce qui constitue un terreau privilégié pour des orientations politiques soit libérales, soit tournées vers l’abstention;
- la population est essentiellement constituée de migrants volontaires ayant le goût de l’aventure et ayant tout quitté pour de rudes conditions de vie, avec le seul espoir de pouvoir gagner plus d’argent et de pouvoir « revenir au pays » avec la possibilité de s’acheter un appartement. L’argent fait donc figure de valeur centrale parmi la population de la région; il donne sens à tout un choix de vie. La chute des revenus, perçue comme une remise en cause d’une vie entière, est donc particulièrement mal ressentie par la population de la région;
- la rapide constitution de syndicats indépendants (du parti, de la direction des mines et de l’ancien syndicat officiel de la branche charbonnière) a également favorisé l’expansion du mouvement, son organisation, la solidarité entre mines, entre régions (coordination avec le Donbass et le Kouzbass), et entre les différentes catégories de travailleurs des mines. Le N.P.G. (Syndicat Indépendant des Mineurs) a été créé en mai 1991, par une transformation des comités de grève en syndicat;
- un facteur également important, mais moins théorisé, apparaît à plusieurs reprises dans l’analyse de l’avènement concret de l’action et de ses enchaînements. Il s’agit du rôle des individualités, de ceux que l’auteur appelle « les combattants de la justice », ces hommes et ces femmes qui ont été les premiers à oser protester publiquement, contre l’iniquité de leur propre situation et de celle de leurs pairs. Ils ont été les éléments moteurs, déclencheurs de la mobilisation. Ils ont été les premiers à prononcer tout haut ces mots qui se sont ensuite répandus dans tout le pays : « non, ce n’est plus possible de vivre comme ça ! »;
- enfin, pour rendre compte de l’ampleur de la mobilisation, il faut tenir compte d’un dernier facteur, celui du sens qu’a pris la mobilisation après les premières manifestations de mécontentement. La protestation est rapidement passée des revendications matérielles individuelles à la dénonciation de l’absurdité et de l’iniquité du système économique et politique dans son ensemble. Les acteurs ont acquis le sentiment de faire l’histoire, d’affronter le pouvoir, de se prononcer sur la voie qu’ils jugeaient la meilleure pour leur pays. En ce sens, le mouvement a pris un caractère véritablement révolutionnaire. Dans cette affirmation d’une voix autonome et dissidente « d’en bas », l’affaiblissement du système (atténuation de la répression, incertitude idéologique) a également joué un rôle; mais le pouvoir a été surtout affaibli et dérouté par le caractère massif et radical de la mobilisation d’une catégorie de la population (ouvriers, mineurs) dont il était censé tirer sa légitimité.
27Quant à l’interprétation du mouvement des mineurs de Vorkouta, V.Il’in apporte des éclairages très instructifs. Tout d’abord, il note que, parmi les leaders les plus actifs du mouvement, un grand nombre était issu des membres de base du parti ou du syndicat officiel. Cette précision ne saurait être sous-estimée tant s’est imposée, notamment en Occident, l’idée d’une lutte entre réactionnaires communistes et opposants démocrates. La lutte opposait bien davantage les travailleurs de la base, communistes ou non, à la bureaucratie et aux privilèges du pouvoir. Dans un autre ordre d’idées, V.Il’in estime que le mouvement des mineurs n’était pas un mouvement de classe, étant donné l’inexistence des classes pendant l’Union Soviétique. Selon lui, les mineurs constituaient plutôt un groupe social en lutte pour une redistribution plus juste des richesses nationales au travers des mécanismes du budget de l’État. Sans discuter le point, problématique, concernant l’inexistence des classes sociales à l’époque soviétique, on peut néanmoins proposer une interprétation plus « classiste » de la mobilisation des années 1989-1991, dans le sens où les mineurs se sont alors soulevés contre l’exploitation dont ils faisaient l’objet de la part de la direction des mines et de l’État, revendiquant l’élévation des salaires, l’indépendance de la mine à l’égard de l’État (c’est-à-dire la possibilité, pour les travailleurs de la mine, de conserver pour eux et la population de la région le produit de leur travail). Faisait même partie des revendications l’idée de la prise de contrôle des mines par les travailleurs.
28Mais le mouvement des mineurs s’est rapidement essoufflé après 1991 et la mise en place du régime eltsinien. V.Il’in en suit l’évolution. Il montre qu’après une période de démobilisation (1991-1995), les actions ont peu à peu repris à partir de 1996, à une moindre échelle, sur une autre base et avec d’autres caractéristiques. Les grèves de cette deuxième période interviennent soit pour protester contre le non-paiement des salaires, soit pour s’élever contre la fermeture des mines, sinon pour s’opposer aux licenciements, au moins pour obtenir un meilleur programme social. Les problèmes s’aggravant et le nombre de mineurs prêts à se mobiliser diminuant, les actions prennent un tour soit désespéré (grèves de la faim), soit radical (séquestration du directeur, blocage des routes ou voies de chemin de fer).
29V.Il’in propose plusieurs pistes d’explication de cet affaiblissement de la mobilisation :
- En premier lieu, il démontre en un long chapitre la récupération du mouvement des mineurs par le pouvoir eltsinien. Avec l’arrivée de B. Eltsine au pouvoir, les mineurs croient avoir remporté la victoire et campent sur une position attentiste, dans la perspective de bénéficier des bienfaits du nouveau régime et du marché. Ils sont encouragés dans une telle attitude par les propos et pratiques du pouvoir : de hauts responsables politiques et Eltsine lui-même se rendent régulièrement dans la région et multiplient les promesses aux mineurs à chaque fois que la situation sociale se tend ou que le pouvoir a besoin de soutien (lors de la campagne présidentielle de 1996 par exemple). Ce développement sur les relations au pouvoir est très documenté et instructif, notamment pour démentir l’idée, répandue parmi les intellectuels russes et étrangers, selon laquelle les ouvriers seraient surtout des obstacles aux réformes. Or l’enquête de V.Il’in établit exactement l’inverse, en tout cas pour ce qui est des mineurs de Vorkouta. Ceux-ci sont en effet restés les plus fidèles soutiens de B. Eltsine et du nouveau régime, au moins jusqu’aux élections présidentielles de 1996 incluses; et ce malgré le démenti apporté par les faits aux espoirs qu’ils plaçaient dans le marché, malgré la fermeture des mines, la détérioration du niveau de vie, le non-respect des promesses répétées par le président et ses ministres à chacun de leurs voyages dans la région.
- V.Il’in analyse également en détails l’évolution des syndicats et, sans en faire directement un facteur de démobilisation, il indique combien ils se sont éloignés de la perspective de la lutte pour préférer d’autres stratégies, de partenariat, compromis ou cogestion. L’entrée du N.P.G. dans le jeu d’une alliance avec la direction (pour la gestion des services sociaux et autres) est très finement analysée, sans jugement de valeur. En conséquence, et suite à une réforme interne du P.R.U.P. (ex-syndicat officiel), les lignes des deux syndicats – nouveau et ancien – se rapprochent progressivement, à partir du milieu des années 1990. Cette évolution explique d’une part la quasi absence d’actions collectives jusque 1995, puis, à partir de cette date, la multiplication des actions spontanées et non organisées, et enfin l’apparition de syndicats radicaux occupant le terrain des luttes abandonné par les deux principaux syndicats. Est en particulier analysée l’émergence du syndicat « Zachtchita » (Défense), unique organisation à avoir appuyé les grèves des années 1998-2000.
- L’état d’esprit des mineurs change avec l’aggravation de la crise économique et sociale, la détérioration du niveau de vie, la montée du chômage et surtout la peur du chômage dans une région mono-industrielle. Cette évolution engendre la crainte et l’incertitude. Beaucoup d’entre eux s’enfoncent dans l’apathie ou préfèrent les stratégies individuelles de survie à la mobilisation collective, plus dangereuse et aux résultats plus incertains.
- Le désespoir progresse chez les mineurs migrants qui se voient bloqués dans la région sans possibilité de revenir dans leur région d’origine faute d’argent. V.Il’in montre comment ils se sentent pris au piège et condamnés à l’immobilité.
- La tendance générale à la désindustrialisation de la Russie ne fait qu’accroître le sentiment des mineurs de l’inutilité d’une opposition à une évolution perçue comme générale et fatale.
- La solidarité devient problématique avec l’affaiblissement des syndicats et la montée des stratégies du « chacun pour soi ». Surmontées lors de la mobilisation de 1989-1991, les différenciations entre les diverses catégories de travailleurs des mines redeviennent saillantes.
- L’importance des facteurs économiques est également relevée, et dans une optique peu exploitée par les chercheurs russes. En effet, V’Il’in estime que la passivité des mineurs et la détérioration de leurs conditions de vie ne sont pas liées à un manque de marché ou à un développement insuffisant du capitalisme, mais qu’elles constituent des éléments centraux du capitalisme de marché tel qu’il se déploie en Russie. Ainsi, la pratique du troc (en guise de paiements inter-entreprises et en guise de salaire), ou celle du retard de paiement des salaires, sont analysées comme des éléments fondamentaux du marché et du capitalisme oligarchique. En période d’inflation, elles permettent de réduire au maximum les coûts de production, de fonctionner à crédit sur les dettes salariales. Le paiement des salaires en nature, de la même façon, permet d’accroître encore la dépendance des travailleurs à l’égard de la direction des mines et des produits qu’elle fournit. De plus, le prix de ces produits est surévalué, diminuant d’autant le salaire. Mais, au-delà de la mise en lumière de l’exploitation inhérente au capitalisme post-soviétique, V’Il’in replace dans un cadre plus général les pratiques en apparence proto-capitalistes observées dans les mines. Il parvient ainsi à mettre au jour certaines des nouvelles structures du capitalisme post-soviétique, notamment l’importance des intermédiaires commerciaux, le poids des structures souterraines qui se développent autour du troc et de la spéculation.
- Et, toujours à partir de ses observations sur le terrain, l’auteur remarque la participation de l’État à ces nouvelles structures capitalistes, les liens du pouvoir (central et régional) avec les structures économiques souterraines, l’instrumentalisation des arriérés de salaires (les promesses de paiement, parfois suivies d’effets, sont un procédé régulièrement utilisé par le pouvoir, surtout à la veille d’échéances électorales). L’auteur ne l’exprime pas aussi clairement, mais il ressort de ses analyses le rôle-clé joué par le pouvoir étatique dans l’exploitation des mineurs et leur maintien dans une position subordonnée et attentiste.
- Enfin, dernier facteur favorisant la passivité, les convictions idéologiques ou normatives des mineurs se fragilisent à partir de la deuxième moitié des années 1990. Certains, prenant la mesure de la réalité de la « démocratie de marché », se radicalisent et entrent en opposition, sur des orientations de type communiste, autour du syndicat « Zachtchita » ou d’autres groupements syndicalo-politiques. Mais la plupart des mineurs sont désorientés et sombrent dans l’abstention et l’indifférence politique. Les sentiments nationalistes et anti-occidentaux se développent également, en lien avec l’expérimentation des résultats des plans du F.M.I. concernant les mines, et à mesure que s’affirme la tendance à la désindustrialisation de la Russie.
30L’étude de V.Il’in ouvre donc d’innombrables pistes de réflexion. En ne se cantonnant pas aux éléments micro-sociologiques et en replaçant ses observations dans un cadre structurel plus général, d’ordre politique, économique et social, l’auteur fait progresser la compréhension du système et de son évolution. Il montre comment des éléments de niveaux et d’ordres différents sont liés entre eux, ce que bien des sociologues omettent de faire en se concentrant sur une des dimensions du système. Mais les évolutions systémiques qu’il identifie ne sont pas des construits intellectuels, elles sont toujours appuyées sur les faits et leur imbrication, elles sont exprimées dans les pratiques quotidiennes des acteurs.
31Un autre intérêt de cette recherche, outre sa richesse en informations, est lié à l’attitude du chercheur à l’égard de son objet, étonnamment distante et rationnelle, ce qui éloigne l’auteur des épanchements émotionnels et des développements idéologiques, qu’ils soient ouvriéristes ou anti-ouvriéristes. N’ayant pas réussi, pour ma part, à garder une telle distance, j’en mesure les avantages, mais également certaines limites, notamment dans la compréhension de l’objet, où beaucoup dépend de la capacité du chercheur à saisir des éléments à forte teneur émotionnelle. D’ailleurs, à lire l’auteur à la loupe, on rencontre malgré tout certains « dérapages » normatifs, que je relève peut-être parce qu’ils ne sont pas les miens. En particulier, il critique à plusieurs reprises la tendance selon lui historique des Russes à toujours rechercher un coupable, à se demander « qui est coupable » (p. 177) plutôt qu’à chercher à résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Parfois se glissent également des remarques concernant la « nostalgie » des mineurs. Ces interprétations ne sont pas justes ou fausses en tant que telles, mais elles ne prennent leur véritable sens que replacées dans le contexte du monde subjectif des mineurs et des ouvriers, très contradictoire et insuffisamment exploré par l’auteur. Enfin, aspect plus contestable de sa position, l’auteur juge sévèrement les nouvelles mobilisations et organisations apparues ces dernières années, estimant qu’elles aggravent la situation et vont à l’encontre de la rationalité économique. Ici se loge, très peu perceptible, sa sympathie pour les leaders du mouvement des premières années, tout entiers animés par l’esprit démocratique. Mais le sociologue peut-il se permettre des jugements de la sorte si l’évolution du système ne laisse d’autre choix aux acteurs que de la subir passivement ou de s’y opposer radicalement ?
32Les ouvrages suivants ne sont pas analysés en détail, mais sont cités pour leurs divers apports à la compréhension de l’évolution du monde ouvrier, afin que les chercheurs intéressés connaissent leur existence.
V. KABALINA (dir.). – Predprijatie i rynok : dinamika upravlenija i trodovyh otnos?enij v perehodnyj period [L’entreprise et le marché : évolution dans les modes de gestion et les relations de travail durant la période de transition]. Moscou, Rosspen, 1997.
33Les auteurs de cet ouvrage collectif ont procédé à des études monographiques deplusieurs entreprises. On y trouve, analysée à partir de documents et d’entretiens, l’évolution de la gestion du personnel et des rapports sociaux de travail.
B. MAKSIMOV. – Govorjat raboc?ie Kirovskogo zavoda [Les ouvriers de l’usine Kirov parlent]. Moscou, « École de la Démocratie du Travail », 1998.
34L’ouvrage est construit autour des entretiens, individuels et collectifs, effectués avec les ouvriers et leaders syndicaux de cette usine de tracteurs, sur plusieurs années. L’intérêt est de pouvoir prendre connaissance, sans l’intermédiaire de l’analyse du sociologue – réduite au minimum –, de toute la richesse et l’aspect contradictoire des propos et réflexions des ouvriers.
E. RUDYK, J. KEREMECKIJ, L. BULAVKA. – Raboc?ij protest v Rossii : opyt i problemy [Les actions de protestation des ouvriers : expérience et problèmes]. Moscou, « Démocratie Économique », 2000.
35L’ouvrage est construit autour de l’analyse des conflits du travail qui se sont produits dans neuf entreprises de Russie dans les années 1998-1999. Sont analysés les facteurs de la mobilisation ainsi que la configuration des rapports sociaux de travail et la situation économique de ces entreprises.
Notes
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[*]
Sociologue, École des Hautes Études en Sciences Économiques et Sociales, Moscou.
- (1)Cf. L. GORDON, « De juillet 1989 à juillet 1990 : une année dans le mouvement ouvrier russe », Le Mouvement Social, octobre-décembre 1994, p. 67-88.