1Cher Monsieur,
2Je tiens tout d’abord, à vous féliciter pour la haute tenue de la Revue que je lis toujours avec beaucoup d’intérêt et d’émotion.
3Aussi, est-ce très librement que je me permets de regretter la publication d’au moins un des deux articles consacrés à la tragédie du Rwanda, que vous venez de publier, dans le n° 157.
4L’article de Mme Braeckmann, sans être aussi virulent que ses précédents écrits, n’en est pas moins polémique. Mais, de mon point de vue, les deux articles sont, sous couvert de rappeler une période bien déterminée, partiels et donc partiaux. Ils passent pratiquement sous silence ce qui s’est produit avant la tragédie de 1994 et depuis. Or, au risque de vous choquer, je considère que l’on ne peut comparer la Shoah avec ce qui a effectivement constitué à un moment donné une tentative de génocide pratiquée par une majorité hutue contre la minorité tutsie.
5En effet, certains événements antérieurs et surtout ce qui se passe au Rwanda, à l’heure actuelle, et aussi au Burundi, démontrent que, malheureusement, les autorités officielles tutsies ne sont pas exemptes, c’est le moins que l’on puisse dire, d’actes de persécutions raciales, même s’il n’est pas question de génocide.
6Bien évidemment, ceci n’excuse en aucun cas cela.
7Mais, de comparaison en comparaison, je crains que vous n’envisagiez également de traiter de la même façon dans la Revue les événements de Bosnie. Or, ici encore, aucune comparaison avec la Shoah n’est possible. Car s’il y a eu effectivement des crimes contre l’humanité, je ne pense pas que l’on puisse parler de génocide (la question est actuellement pendante devant la Cour internationale de justice). Il s’agit d’une politique que l’on pourrait comparer, avec malheureusement un degré de sauvagerie plus poussé, avec le slogan du FLN, en Algérie “la valise ou le cercueil”.
8D’autre part, et surtout, comme sera amené à le constater sans doute également le Tribunal pénal international de La Haye, des atrocités, mais moindres en intensité et en nombre, ont également été commises par des bosniaques-croates et des bosniaques musulmans.
9Or, si j’ose dire la spécificité de la Shoah réside aussi dans le fait qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs n’ont pas cherché à se venger en utilisant les mêmes méthodes que leurs bourreaux.
10Ils ont utilisé les voies de la justice comme en témoignent le travail de “traque” accompli par Serge Klars-feld et le procès Eichmann.
11Aussi, je regrette qu’au moins J.P. Chrétien, qui est un universitaire, n’ait pas évoqué, en quelques lignes, le comportement de responsables tutsis au Rwanda (d’autant plus que ce même comportement au Burundi présage la venue d’une période qui risque d’être aussi terrible que celle qu’a connue le Rwanda en 1994).
12David Ruzie
13Cher monsieur,
14L’Europe du XXe siècle est traumatisée par le génocide des Juifs lors de la Deuxième Guerre mondiale. Les travaux de votre revue “Le Monde Juif” appellent avec insistance à en assumer les responsabilités par la conjonction de la mémoire et de la rigueur du discours scientifique de l’histoire. Il s’agit de prévenir, juridiquement et moralement, toute récurrence à venir de pareilles horreurs. A cette lumière, j’ai été particulièrement intéressé que “Le Monde Juif” ouvre ses colonnes à la réalité d’un autre génocide, celui perpétré – cinquante ans après la Shoah” – contre les Tutsis au Rwanda (confère les articles de Colette Brackmann et J.P. Chrétien n° 157 – mai-août 1996).
15En effet, il a fallu vaincre de nombreuses résistances, en 1994 pour que les instances internationales admettent la qualification du Génocide dans le cas du Rwanda. Aujourd’hui encore, des journalistes, des universitaires, des responsables politiques refusent d’utiliser ce terme, contribuant ainsi à banaliser ce qui s’est déroulé au pays des Mille Collines, voire à réviser les faits en amalgamant bourreaux et victimes, ou pire, en les interchangeant.
16La question que nous nous posons depuis deux ans est de savoir pourquoi avons nous, nous Européens, tant de mal à accepter que ce qui s’est passé au Rwanda ne peut s’expliquer en termes de luttes tribales ou de crimes barbares mais que ce produit de la politique d’un Etat criminel est directement lié aux structures génocidaires que nous avons connues en Europe durant les deux guerres mondiales ? Rappelons brièvement les événements.
17Comment encore ignorer que la radicalisation de la société rwandaise était – dans les années soixante – pour la “République hutue”, non seulement en dogme protecteur, mais aussi une nécessité qu’il fallait à tout prix entretenir. On oubliera volontairement l’existence des Tutsis pauvres (la majorité de la minorité) en n’écoutant qu’une minorité de la majorité (les Hutus riches). Il s’agit donc d’abord d’une réécriture de l’histoire où des Tutsis, définitivement diabolisés, sont définis à la fois comme “une race d’oppresseurs” et “une minorité aristocratique”. La confusion socio-raciale est ainsi présente sous un jour qui se veut démocratique à la faveur de l’exercice du pouvoir par un parti ethnique (hutu) qui prétend représenter la majorité. Aussi l’extermination en 1990 de plusieurs milliers de Tutsis a constitué à la fois un coup d’essai et une répétition générale du génocide de 1994. Ce massacre aura permis aux concepteurs et organisateurs du génocide de mettre au point leur méthode quatre ans avant sa réalisation effective. C’était aussi un test pour évaluer la faisabilité du génocide, notamment vis-à-vis de la Communauté internationale, restée bien silencieuse.
18Fin 1993, tout est prêt pour la mise en œuvre de la solution finale élaborée par les cadres de l’armée et du président Habyarimana. Fort du soutien officiel et officieux de la France, la logique de l’idéologie ethniste va alors pouvoir s’affirmer à travers le génocide du printemps 94. Il fera près d’un million de morts.
19Aujourd’hui, les adeptes de la “République hutue” s’apprêtent dans les camps de réfugiés à “finir le travail”, leurs dirigeants jouissant toujours de l’impunité la plus notable avec la complicité de l’occident “humanitaire”. On comprendra leur stratégie révisionniste du “double génocide” : unir les victimes dans le malheur, taire leurs différences pour banaliser leur forfait, mélanger le bien et le mal, refuser toute analyse. Bref, faire le lit de l’oubli pour oublier le crime. Or la tentation de l’amalgame nous amène à penser à ceux qui refusent la singularité irréductible du génocide des Juifs dans l’expérience nazie, sous prétexte que l’antifascisme ne peut souffrir aucune distinction entre victimes.
20Or, le crime de génocide est un crime nouveau, caractéristique du XXe siècle. Il a changé la face de l’humanité, son droit international, sa pensée. La singularité de chacun des génocides et la préoccupation de mémoire des peuples qui les ont endurés, ne doit pas nous faire échapper au devoir universel qui nous incombe : prévenir que de telles idéologies continuent leurs basses œuvres.
21Aussi, il est heureux que “Le Monde Juif” dans sa dernière livraison ouvre son travail.sur la Shoah au génocide des Tutsis. En effet, les événements du Rwanda nous contraignent à intégrer dans notre mémoire collective, dans notre rapport au passé, qu’un crime de même nature que ceux que nous avons connus en Europe a été commis en Afrique en cette fin de siècle au moment où nous disions : “Plus jamais çà !”
22Christian Terras
23Directeur de la Revue Golias.
Mise en ligne 03/01/2021