1Participer à ce colloque qui a pour thème central des questions aussi vastes que le “retour des survivants et la reconstruction de la communauté juive”, en relatant une expérience personnelle de responsable d’une maison d’enfants dont les parents avaient été déportés m’a posé problème. En effet, j’ai le sentiment de m’approprier une histoire, une expérience qui ne m’appartient pas, que j’ai partagée avec une équipe de moniteurs et d’éducateurs, et qui est avant tout celle des enfants qui en furent les acteurs principaux.
2Mon témoignage est un témoignage direct, vécu intensément 24 heures sur 24 durant près de quatre ans.
3Si la distance, le recul de cinquante ans permet certainement de mieux analyser et comprendre théoriquement, et cela dans tous les domaines et sur tous les plans, le phénomène “des enfants cachés”, ses conséquences à travers les générations, etc., je me demande, en revanche, si un demi-siècle après, notre mémoire, notre faculté de nous souvenir nous permettent de relater fidèlement les faits, nos engagements, nos sentiments, nos impressions de l’époque ? Personnellement, je veux être prudent, ne raconter et n’affirmer que ce dont je suis sûr. Autre remarque, éviter la généralisation : chaque enfant était un cas particulier. Bien sûr, il y avait des points et des traits communs : leurs parents avaient été déportés, ils étaient Juifs, mais surtout en arrivant dans nos maisons, ils venaient de subir une succession de traumatismes en cascade, de pertes répétitives. En effet, en l’espace de trois ans en moyenne, après avoir été arraché une première fois de leur milieu familial d’origine, de leurs parents, puis enlevé une seconde fois de leur environnement, de leur nouveau milieu, des foyers de leurs sauveteurs, pour venir vivre en collectivité. Est-ce que tous les enfants le souhaitaient ou le comprenaient ? Je sais aujourd’hui que ce ne fut pas le cas. Il fallait donc que chacun se reconstruise avec l’impossibilité majeure de parler de ce qui venait d’arriver.
4Mais qui étaient donc ces enfants ?
5Sur la centaine d’enfants, tous nés en France, principalement à Paris, deux-tiers étaient d’origine polonaise, un quart d’origine grecque ou turque, le reste d’origine allemande, alsacienne ou nord-africaine. La plupart étaient seuls, mais il y avait aussi des fratries, même trois ou quatre enfants d’une même famille, leur âge allant de 6 à 15 ans.
6La très grande majorité avait été cachée, après l’arrestation de leurs parents en zone nord, surtout chez des paysans vers et dans l’ouest de la France. Quelques rares exceptions avaient vécu en zone sud.
7Au printemps 1945, après la Libération, mais avant la fin de la guerre, les EI, en particulier Shatta et Bouli Simon, qui à Moissac et ensuite à La Versine, ont joué un rôle essentiel et déterminant de 1939, je dirai jusqu’à aujourd’hui dans le sauvetage d’enfants juifs en France, m’ont demandé de chercher dans la région parisienne une maison susceptible d’accueillir ces enfants dont les parents venaient d’être déportés. J’ai donc trouvé ces propriétés (4 bâtiments) à Jouy-en-Josas, près de Versailles, où nous avons accueilli les premiers enfants fin avril – début mai 1945. Ce centre a fonctionné sous l’égide et la responsabilité des EIF, en particulier de l’Association des Maisons d’Enfants.
8L’équipe qui a pris la direction et la responsabilité du centre était très homogène. Elle s’est trouvée très naturellement là à Jouy pour continuer à œuvrer ensemble et à écrire un nouveau chapitre d’une action commencée durant la guerre et l’Occupation. Tous les moniteurs et monitrices n’étaient pas des EI, mais ils avaient tous vécu dans des réalisations EI et se connaissaient personnellement. Ils étaient eux-mêmes des survivants pour qui la guerre n’était pas terminée, même si elle devait se mener différemment et sur un autre front. Les motivations et les expériences communes ont facilité d’emblée la cohésion de l’équipe. Il y avait des anciens des chantiers ruraux, en particulier de Lautrec, des anciens des maisons d’enfants, des chefs EI des villes… Certains sortaient de prison, d’autres des maquis. Tous ensemble, nous nous sommes attelés à la tâche, avec beaucoup de pragmatisme et de bon sens, en assurant sans se poser trop de questions, collectivement les responsabilités. Il n’y avait pas de système éducatif, ni de méthodes pédagogiques préconçues. Pas de psychologue à notre disposition. Après coup et compte tenu de notre âge (j’avais 24 ans et 100 enfants sous ma responsabilité), je reconnais volontiers que nous étions un peu inconscients, pas irresponsables ; mais nous avons fait face.
9La vie du centre était organisée, selon ce que j’appellerai, grosso modo, la méthode EI, en sachant qu’il ne s’agissait que d’un moyen et pas d’un but. Il fallait en priorité, comme je l’ai indiqué, aider chaque enfant à reconstruire son identité, en n’oubliant pas qu’ils étaient aussi collectivement le bien le plus précieux qui restait de notre peuple si cruellement décimé. C’est cet équilibre que nous avons essayé de trouver. Comment ?
10D’abord, en étant délibérément ouvert sur et vers l’extérieur, en ayant un environnement aussi riche et varié que possible. Après quatre ans de vie cachée, il nous a semblé impératif que les enfants et les adultes sortent par tous les moyens de leurs vies repliées et fermées. Pour ce faire, nous avions un éventail de possibilités très large et très varié à notre disposition.
11La très grande majorité des enfants a fréquenté, selon leur âge, immédiatement soit l’école communale du village, soit le lycée Hoche ou les écoles professionnelles de Versailles. Quelques-uns ont été placés en apprentissage.
12Dans le centre même, en plus de l’équipe dont j’ai parlé tout à l’heure, vivaient aussi en permanence : une femme médecin, juive autrichienne, un médecin lithuanien qui avait fait la guerre en URSS et qui était notre professeur d’hébreu, un cordonnier, blessé sur le front de guerre russe, avec deux doigts en moins, qui chantait à longueur de journées en yiddish tout en réparant nos chaussures. La présence de ces adultes, Juifs authentiques de l’Europe de l’Est, a aussi contribué à créer une ambiance familière par certains côtés aux enfants et aux cadres.
13La vie dans la maison se déroulait selon la tradition EI de l’époque : célébration du shabbat et des fêtes. Les garçons faisaient leur Bar Mitzwa. Le soir, il y avait des cours d’histoire juive et d’hébreu, ainsi que d’autres activités culturelles et éducatives. La chorale avait une place de choix et a joué un très grand rôle dans la vie de notre maison. Sur le plan affectif, sur le plan éducatif, et dans le domaine de l’ouverture vers l’extérieur : tournée en Alsace, en Suisse (imaginez-vous le contact, etc.) participation aux commémorations à Versailles, Paris, Drancy. La chorale reste un souvenir inoubliable pour tous et quand les anciens de Jouy se rencontrent, le plus souvent ils chantent.…
14Parmi nos voisins célèbres à Jouy, il y avait Léon Blum avec qui nous entretenions des relations suivies.
15Dans les environs de Jouy, il y avait d’autres institutions ou collectivités juives avec lesquelles nous avions des contacts sporadiques ou des relations plus ou moins suivies : école de cadres EI d’Orsay, des Hassidim réfugiés à Villacoublay, une maison de l’OSE, similaire à la nôtre, à Versailles, quelques familles juives de Versailles enfin.
16Passaient aussi à Jouy, souvent le matin de bonne heure, des groupes de Juifs, d’Europe de l’Est et des camps de personnes déplacées, convoqués par des soldats de la brigade juive, et qui rejoignaient illégalement la Palestine.
17Jouy avait la chance d’être proche de Paris, ce qui permettait à nos amis de venir pour un week-end ou pour les fêtes. Parmi ces amis, il y avait beaucoup d’EI, mais aussi des Israéliens, venant de Palestine à l’époque. Certains, par leur fidélité et leur présence assidue ont joué véritablement le rôle d’éducateurs supplémentaires, de grands frères et leur apport était et reste très appréciable.
18Que sont devenus les enfants ?
19Comme dans tout groupe humain, nous avons à déplorer la disparition de quelques anciens de Jouy et je voudrais avoir une pensée émue pour toutes et tous ceux qui nous ont quittés.
20Un nombre important de ces enfants est parti en Israël. Les grands étaient sur l’Exodus et ont connu toutes les péripéties de l’alyah illégale. Après un séjour en Allemagne et à Chypre, ils ont rejoint Neve Ilan, le kibboutz français près de Jérusalem. Ceux que nous appelions les “moyens” sont partis dès la création de l’Etat d’Israël légalement. Ils sont devenus de vrais Israéliens et ont connu toutes les phases du développement du pays ainsi que toutes les guerres. Ils ont créé des familles et sont parfaitement intégrés dans le pays. C’est certainement en Israël, essentiellement aux moments dramatiques qu’a trop souvent connu le pays que les liens entre anciens de Jouy se sont manifestés, comme les liens d’une même famille ; les raisons en sont évidemment compréhensibles.
21D’autres enfants ont émigré aux Etats-Unis pour rejoindre des membres de leur famille (oncle, tante, etc.). Ils ont souvent connu le même parcours, la même expérience : accueil chaleureux, dans un premier temps, puis mis, souvent sans grande transition, dans le bain de la société américaine, si ce n’est l’armée pour certains. L’intégration n’a pas toujours été aisée, mais aujourd’hui le constat est largement positif, et nos “Américains” vont bien.
22Ceux qui sont restés en France ont connu des fortunes diverses, comme l’ensemble des habitants du pays. Là aussi il est difficile de généraliser, certains ont parfaitement réussi, d’autres moins bien, mais presque tous ont pu ou su construire leur vie convenablement.
23Un mot sur les adoptions. Un petit nombre d’enfants de la maison ont été adoptés. Quelques cas ont été une réussite totale, d’autres ont été un échec. Je sais qu’il y a quelque temps, au cours d’une réunion comme celle d’aujourd’hui, une ex-enfant cachée s’est étonnée du manque de solidarité, à la sortie de la guerre, des familles des enfants dont les parents avaient été déportés. Personnellement, je pense que les familles juives étaient trop occupées et préoccupées par leurs propres difficultés et problèmes pour être en mesure d’accueillir et d’adopter des enfants de déportés. Eux aussi étaient des survivants.
24Un demi-siècle après, que reste-t-il de cette expérience unique pour nous, vécue à Jouy-en-Josas ? Collectivement un souvenir extraordinaire d’un groupe uni, aux activités et aux possibilités nombreuses qui toutes n’ont certainement pas été exploitées mais qui ont permis, et je l’ai vérifié à plusieurs reprises, que s’établissent entre les anciens de Jouy-en-Josas des liens, quelquefois plus forts que des liens de sang.
25Pour le 40e anniversaire du centre, nous avons organisé en Israël, une rencontre des anciens de Jouy. Cette initiative appelle les remarques suivantes :
- 1) L’émotion ressentie par tous, à l’occasion de ces retrouvailles, a été exceptionnelle, d’une intensité incroyable et incontrôlable. Rien à voir avec d’autres manifestations d’anciens, dont nous avons quelque expérience. La profondeur, la spontanéité des sentiments exprimés m’inclinent à penser qu’une telle expérience ne peut être renouvelée et doit rester unique.
- 2) A cette occasion, nous avons eu la confirmation, vérifiée, qu’au bout de quarante ans, il était plus facile de parler.
27Pour moi, personnellement, ce qui se dégage, en réfléchissant avec le recul, c’est un sentiment d’isolement non par rapport aux problèmes quotidiens de gestion ou de programme ni d’activités mais par rapport aux questions fondamentales d’éducation, d’orientation du devenir des enfants. Nous avions le sentiment qu’il y avait beaucoup de “pompiers” pour aider à éteindre l’incendie, à déblayer les décombres, mais pas pour établir des plans et permettre la reconstruction. Je ne formule aucun reproche, aucun grief. Je constate simplement que la communauté juive française était absente, probablement pour de bonnes raisons : ses membres avaient été eux-mêmes victimes de la Shoah et avaient d’autres priorités personnelles ou collectives. Ce constat ne minimise en rien le rôle et l’apport inestimables de tous celles et ceux qui ont été à nos côtés durant cette période exaltante.
28Pour les enfants de l’époque, aujourd’hui souvent grands-parents, Jouy restera certainement un épisode marquant de leur vie. Je ne me permettrai pas de parler en leur nom. Toutefois, je pense que la manière dont ils se représentent aujourd’hui cette période de leur vie est fortement marquée par les satisfactions et les difficultés que leur existence elle-même a pu leur réserver.
Mise en ligne 03/01/2021