Notes
-
[1]
Arrivés le 26 décembre 1939 à la prison de Beau-Bassin où ils demeurèrent jusqu’au 10 août 1945.
-
[2]
Nous avons des statistiques (approximatives) dressées en 1943 par les internés eux-mêmes, qui indiquent que ceux-ci se distribuaient du point de vue des nationalités d’origine de la manière suivante : 571 Autrichiens, 208 Tchécoslovaques, 154 Polonais, 70 Allemands, 140 originaires du Territoire de Dantzig et 182 apatrides.
-
[3]
Zweigbaum indique le chiffre de 124.
-
[4]
En page 147 de La destruction des Juifs d’Europe, (Fayard, 1988), nous lisons : “En Grande-Bretagne, un groupe important de réfugiés fut condamné à vivre dans des baraques sur l’île Maurice, alors sous régime britannique, dans l’océan Indien.”
-
[5]
Traduit par Corinne Abensour (titre original du journal : “Free World ? No concentration camp, but behind prison walls – The story of the refugees on the feaver island Mauritius”).
-
[6]
Et… comme il est habituel et quasiment banal… quelques oratoires vont signaler la différence entre les traditionnalistes et les hassidim, cependant que les Juifs du Burgenland autrichien souhaitaient perpétuer leur “pur rite ashkenaz”.
-
[7]
C’est ainsi que Maxime Shun-Shin s’étonne que chaque fois qu’un sous-marin japonais croise au large de l’Ile Maurice, les détenus soient solidement enfermés dans leurs cellules, “de peur que ces sujets allemands ou autrichiens ne leur communiquent des renseignements sur le dispositif de défense des forces britanniques”.
-
[8]
Deux tombes portent le même nom.
-
[9]
Traduit par Corinne Abensour. Titre original : A free world ? No concentration camp, but behind prison walls - The story of the refugiees on the feaver island Mauritius.
NDLR : le style, hésitant et imparfait, respecte celui du texte d’origine. -
[10]
NDLR : cf. l’ouvrage, récemment traduit, de l’Israélien Yehuda Bauer, Juifs à vendre ?, éditions Liana Lévi, 1996.
-
[11]
Un yard = 90 cm.
-
[12]
NDLR : Churchill, Truman, Staline.
Préface
1Ce document a son histoire : lors d’un voyage à l’Ile de la Réunion, en 1993, mon collègue le docteur Jean-François Reverzy me signale l’existence d’un cimetière de déportés juifs, situé à l’Ile Maurice. Il me remet à cette occasion deux documents qu’il se propose de publier par ailleurs. L’un rédigé par l’officier de santé mauricien, Maxime Shun-Shin, relate dans ses mémoires (Memories of a Government Medical Officer – 1936-1966) au chapitre III, intitulé “Jewish Detainers Camp”; la vie de ces quelque 1 580 déportés juifs [1], arrivés à l’Ile Maurice le 26 décembre 1940. 126 d’entre eux [2] devaient y périr de maladie ou de sous-alimentation et être enterrés à Saint-Martin [3]. Le deuxième document, “Exile in Mauritius”, rédigé par Aaron Zweigbaum, est paru dans les publications de Yad Washem Studies (on the European Jewish Catastrophe and Resistance). Beaucoup plus documenté que le précédent, ce journal décrit avec précision quelle fut la vie des internés de l’Ile Maurice. Ce texte insiste (contrairement à celui que nous présentons ici) sur la vie sociale et culturelle mise en place par les détenus durant tout leur séjour. C’est ainsi qu’il nous donne un certain nombre de renseignements tout à fait précieux sur l’existence d’universités populaires, d’une école de langues pour les adultes, d’écoles primaires et secondaires fréquentées par les enfants, de cycles réguliers de conférences (l’une d’entre elles sur “Kant et le hassidisme” semble avoir impressionné l’auteur), sur l’existence d’une presse nombreuse reflétant les différents courants politiques qui existaient parmi les détenus, cependant qu’il relate une représentation de “La Bohème” de Puccini à l’Opéra de Rose-Hill organisée par quelques-uns des déportés.
2Le texte dont nous proposons ici la traduction – et qui à notre connaissance est inédit – insiste quant à lui sur les tensions qui opposaient les internés les uns aux autres et leurs relations difficiles avec les autorités pénitentiaires.
3Il me semble utile de rapporter dans quelles circonstances ce texte nous a été confié : ma première visite en 1994 au cimetière de Saint-Martin donna consistance à une histoire que l’ouvrage de Raul Hilberg n’évoque qu’en une seule phrase [4], cependant que l’Encyclopedia Judaica ne donne que peu de précisions sur cette histoire. Ce cimetière, situé au lieu-dit Saint-Martin, entre Beau-Bassin et Curepipe, non loin de Flic-en-Flack, a quelque chose de profondément émouvant. Situé en pleine brousse dans cette île aux dizaines d’ethnies, une page d’histoire parfaitement hétérogène à l’environnement s’y inscrit. Ce cimetière est gardé par deux Mauriciens qui ont en charge le cimetière chrétien qui lui est attenant. Sur le mur de la bicoque qui leur sert de bureau, une affiche d’une facture très naïve, qui semble avoir été spontanément rédigée par les employés municipaux, déclare simplement que l’intolérance et l’exclusion sont meurtrières. Une deuxième visite au cimetière de Saint-Martin en 1995 nous a permis de relever le nom des Juifs décédés entre 1939 et 1945. Toutes les tombes portent des épitaphes en allemand (et quelquefois en hébreu), à l’exception de l’une d’entre elles, entièrement rédigée dans cette langue. Une tombe supplémentaire – celle d’un représentant de l’une des très rares familles demeurées sur l’île après 1945 et qui s’est fait enterrer dans le seul cimetière juif de l’Ile Maurice, semble rappeler incongrûment que l’histoire ici a continué. Ce deuxième voyage devait nous faire rencontrer aussi un groupe d’Amitié (Ile) Maurice-Israël (présidé par “Baby” Soo-paya Curpen, consul général honoraire d’Israël), qui semble compter plus d’une centaine de membres et qui a maintenu cette association vivante (en semi-clandestinité), même à l’époque où l’Ile Maurice avait rompu ses relations diplomatiques avec Israël.
4Il nous fut remis, lors de notre visite à Rose-Hill, au siège de l’association, ce document dû à la plume de Josef Deutsch qui vit actuellement en Israël et qui se rend fréquemment, depuis quelques années, à l’Ile Maurice. Nous le reproduisons in extenso [5].
5Ici une remarque s’impose : même si plus de 1 400 de ces déportés ont survécu et pour beaucoup ont réussi après la fin de la guerre (le 10 août 1945) à gagner la Palestine, 124 au moins sont morts. Cette histoire est donc celle d’une destruction. Mais celle-ci diffère de celle qu’ont perpétré les nazis. Il n’y a pas d’anéantissement complet, il n’y a pas de volonté de destruction. Il s’agit plutôt de la mise en place autour de détenus d’un dispositif qui de soi-même devait aboutir à une mort lente. Beaucoup d’éléments font de l’histoire de ces déportés un récit exemplaire :
- Leurs gardiens n’étaient pas leurs ennemis.
- Leur destruction ne fut pas obtenue par la violence.
- Leurs souffrances physiques et morales les maintenaient à un niveau suffisant de survie pour leur permettre, malgré tout, de juger et de comprendre leur situation.
- Leur principal supplice a été non pas le désespoir mais l’attente, puisqu’ils croyaient en permanence qu’on allait les libérer et leur per mettre de partir.
- Leurs armes pour survivre ont été la culture (des conférences, des cours, l’organisation d’orchestres) et la prise de conscience de leur identité juive (il y eut deux synagogues [6], une libérale, une orthodoxe et un mouvement sioniste florissant).
7Rejetés de Palestine au nom du Livre Blanc, internés sous le fallacieux prétexte d’être citoyens d’une puissance ennemie, ouvertement suspectés de collusion avec les Japonais [7] et privés enfin du droit de combattre, ils illustrent par leur sort le cynisme des puissances européennes à l’endroit de cette autre face de la guerre qu’a représenté la destruction du judaïsme européen entre 1939 et 1945.
8Jacques Hassoun – Edith Wolf
9Nous tenons à rappeler ici la liste des noms relevés par nous sur les tombes du cimetière de Saint-Martin. Nous sommes partis du fond du cimetière pour nous diriger vers la porte d’entrée. Notre trajet a suivi l’ordre gauche-droite, droite-gauche, d’arrière en avant. Il est à remarquer que la porte de ce cimetière est surmontée de l’inscription traditionnelle (en anglais) : “Bless the true Judge-1940-1945”.
10Au-dessus il y a tout simplement une étoile de David, surmontée de l’inscription :
- Izhok Repinski, de Dantzig, né en 1937 et mort en 1941.
- Anita Hirschman, de Munich, 1905-1941, en hébreu son prénom est Malka Schleume Weinkert, de Vienne, 1912-1941.
- Ephraïm Ortner, de Jaroslav, 1888-1941.
- Emil Shapira de Vienne, 1874-1941.
- Jacob Apfeldorf, en hébreu Jacob Yitzhak ben-Yossef, de Vienne, 1881-1941.
- Julius Elias, de Berlin, 1912-1941.
- Ruth Gross, de Vienne, Ruth bat Simha haLevy, 1931-1941.
- Fritz Barnass, de Dantzig, 1889-1941.
- Alexander Klein, en hébreu Israël Ben Shimon, 1874-1941.
- Richard Benedikt, 1898-1941.
- Joseph Marod, en hébreu Johanan Ben (illisible), de Vienne, 1918-1941.
- Harry Engler, de Vienne, 1903-1941.
- Sophie Lunzer, de Vienne, “die beste Gattin, die beste Mutter”, en hébreu Bellima Bat Erlef Kahn, 1895-1941.
- Caroline Reininger, en hébreu Rachel Bat Yoel-Yehouda, de Vienne-Neus-tadt, 1885-1941.
- Myriam Ritberg, en hébreu Myriam Bat-Abram Yossef, 1883-1941.
- Amalie Jaul, de Vienne-Neustadt, en hébreu ha-Isha Malka Bat-Tsevi Yehouda, épouse de Itshak Yoheln 1872-1941.
- Fräulein Else Jacobi, de Berlin, 1888-1941.
- Gittel Banach, en hebreu Bat-Moché, de Warschau, 1896-1941.
- Ella Michaelson, de Dantzig, 1899-1941.
- Haia Hornstein Bat-Yoel Ha Cohen, 1875-1941.
- Irma Glückner, de Vienne, 1889-1941.
- Pesa Ripinski, de Dantzig, épitaphe en hébreu difficilement lisible, 1893-1941.
- Rachel Scherter, de Vienne, 1885-1941.
- Frau Bertha Szekeres, 1875-1941.
- Bernard Kohn, de Vienne, 1897-1941.
- Dora Eld, en hébreu Deborah Bat-Yossef, de Dantzig, 1874-1941.
- Karl Lang, de Vienne, 1884-1943.
- Wally Klein, en hébreu Golda Bat Rabbi Shimon, Bertelspitberg, Vienne.
- Markus Siegelbaum, de Brodi, Pologne, 1904-1942.
- Sigmund Reininger, en hébreu Simha Ben-Ascher Ha-Levy, de Neuenkirchen, 1875-1942.
- Jakob Baumgarten, de Vienne, 1883-1942.
- Frau Bianka Levandovski, de Zopote, 1904-1942.
- Frau Bianka Levandovski, sans date [8].
- Susas Lotak, en hébreu Sarah Bat-Schemouel Hava, de Dantzig, 1892-1944.
- Bernhard Grunlut, de Vienne, 1880-1941.
- Moritz Heuter, de Frund (illisible), 1892-1941.
- Ernst Heiss, de Neufeld, 1899-1941.
- Kopolo Frankel, en hébreu Leibele Ben Schmouel, de Neustadt, 1905-1941.
- Jacob Sventalski, 1932-1941.
- Frau Henriette Arendt, 1885-1941.
- Sally Mondschein, de Vienne, 1904-1941.
- Tombe refaite de Hilde Schwarz, femme d’Elia Shariona, en hébreu Isha Yeriah Mipalté Vienna (rescapée de Vienne), 1911-1941.
- Hanne Hubner, de Vienne, 1876-1941.
- Ida Wilder, de Brodi, en hébreu Judith Bat-Abraham, 1885-1941.
- Lina Enoch, épouse Epstein, en hébreu Lea, fille d’Abraham Itshak Levy, de Schulberg en Posnanie (Posen), 1879-1943.
- Bernhard Packer, en hébreu Barouk Ben Meir, de Vienne, 1881-1943.
- “Lieber Mann” Elias Kochman, en hébreu Rabbi Eliahou Ben Natanaël (peu lisible), de Dantzig, 1870-1942.
- Fischel Hirsch, de Vienne, 1884-1942.
- Esther Rosa Klein, de Vienne, décédée en 1941 (pas de date de naissance).
- Sarah Breine Fredlich, de Kossov, en Pologne, fille de Heilich et de Zvi Ha Cohen, 1877-1943.
- Masha Engel, en hébreu Dov Bar Abraham, de Dantzig, 1889-1941.
- Bernhard Friedman, de Dantzig, 1891-1943 (“Es gedenken stets in Liebe die Deinen”).
- Elias Silman, de Dantzig, 1885-1942.
- Frau Pauline Heiss, épouse Schneider, de Goling, 1877-1941.
- Caroline Wissner, de Vienne, 1881-1941.
- Zelma Mannheim, de Dantzig, 1883-1941.
- Edwin Schöne, en hébreu Yaacov Ben Rabi Moshe Haim, de Brodi, 1919-1941.
- David Spitz, de Vienne, 1888-1941.
- Theodor Wildorf, de Dantzig, 1891-1942.
- Bend Wrona, 1932-1941.
- Schrull Feldman, en hébreu Israel Ben Yoel, de Vienne, 1883-1942.
- Armand Kovo, en hébreu Aaron Ben Gabriel, de Vienne, 1901-1941.
- Une tombe en hébreu (les caractères latins ont été inscrits tardivement : Mendel Munk, lieu d’origine inconnu, Ish Tov Itzhak Menachem, fils d’Eliezer Moshe Munk, décédé le 14 Kislev, pas d’indication de l’année).
- Sigmund Drill, en hébreu Shmouel Ben Rabbi Dov, d’Autriche, 1872-1941.
- Benno Spier, en hébreu Benjamin Ben Mendel, de Vienne, 1885-1942.
- Max Gürnig, en hébreu Mordechai Ben Haim, de Dantzig, 1890-1941.
- Karl Spitz, de Vienne, 1880-1943 (Sein… la suite du texte est illisible).
- Doktor Fritz Berglass, de Vienne, 1891-1941.
- Klara Grüber, en hébreu Haya Hende, fille de Yehiel Michael, de Vienne, 1872-1941.
- Sophie Flaton, de Dantzig, 1892-1943.
- Jonas Rosengarten, de Vienne, décédé en 1942.
- Frieda Paril (l’épitaphe en hébreu est presque illisible), de Vienne, 1894-1941 (il semblerait que son nom hébraïque soit Brainel).
- Zura Koppel, en hébreu Ben Eliahou Levy Koppel, de Vienne, 1897-1942.
- Samuel Feyer, de Vienne, 1884-1942, en hébreu Shemuel Yaakov Ben Levy.
- Herr Josef Svertka, de Vienne, 1879-1942.
- Hermann Flattow, en hébreu Zvi ben Itzhak, de Dantzig, 1881-1941.
- Max Weizner, de Vienne, 1880-1943.
- Albert Schall, de Vienne, 1896-1943.
- Jonas Rosengarten, en hébreu Jona Ben Shemuel, de Vienne, 1884-1943.
- George Schildner, sans ville d’origine et sans date de naissance, décédé en 1943.
- Frau Hermine Singer, de Vienne, 1889-1944.
- Gustav Bonno, de Vienne, 1881-1944.
- Beriold Vartzky, de Dantzig, 1875-1944.
- Fräulein Gertrud Fuchs, de Vienne, 1902-1944.
- Rachel Offenbach, de Gwino, 1883-1944.
- Doktor Oskar Wagner, en hébreu Eliahou Ben Meir, de Vienne, 1881-1943.
- Isidor Nelken, en hébreu Yossef Ha Cohen, de Vienne, 1885-1943.
- Max Margulis, de Vienne, 1876-1943.
- Wilhelm Löwe, de Berlin, 1881-1944.
- Wilhelm Fried, de Dantzig, 1878-1944.
- Adolf Hochberg, en hébreu Abraham Ben Yehoshoua, de Vienne, 1878-1943.
- Fritz Schmitz, de Karlsbad, 1892-1944.
- Ernst Vogelmuth, de Königser, 1885 (ou 1895)-1944.
- Richard Neustadtl, de Vienne, 1883-1945.
- Frau Emma Levandovski, de Dantzig, décédée le 29 décembre 1944.
- Sabine Shapira, de Vienne, 1944.
- Heinz Kohn, de Dantzig, 1904-1944.
- Markus Feld, de Vienne, 1886-1944.
- Arthur Steinberg, de Vienne, 1912-1944.
- Hugo Deligab, de Vienne, 1878-1944.
- Leo Klein, de Vienne, 1888-1945.
- Emil Parille, de Vienne, 1887-1944.
- Fräulein Fritzi, Autriche, 1910-1945.
- Zeinvel Topor, de Vienne, 1888-1945.
- Dieter Eisler, de Vienne (“du bist immer bei uns Dieterle”), 1924-1945.
- Haïm Zlotak, de Kikoll, 1883-1945.
- Ludwig Heyman, de Dantzig, 1903-1944.
- Szaja Greenblatt, de Dantzig, 1883-1944.
- Frau Gertrud Szilagyl, de Vienne, 1883-1944.
- Nom illisible (“Ruht mein lieber Mann, unser guter Vater”), de Varsovie, 1889-1944.
- Sigfried Sielman, de Zopot, 1886-1944.
- Arthur Baron, architecte, de Vienne, 1874-1944.
- Sigmund Selig, de Zopot, 1886-1944.
- En hébreu seulement, (une grande pierre tombale qui domine le cimetière) : Rachdebad (?) Ben Shemuel Hendel, de Prague, 1910-1945.
- Sigmund Gottlieb, de Vienne, 1882-1945.
- Ludwig Krakauer, de Vienne, 1882-1945.
- Alfred Bleisig, de Vienne, 1904-1945.
- Adolf Berstel, de Neukirchen, 1876-1945.
- Rosa Steiner, de Frauenkirchen, 1884-1945.
- Frau Jette Löwe, de Berlin, 1878-1945.
- Meta Epstein, épouse Bors, 1884-1945.
- Doktor Maximilian Fuchs, de Vienne, 1885-1945.
- Max Prinz, en hébreu Rabi Menachem Ben Eliahou, de Dantzig, 1891-1945.
- Une tombe d’une famille, la seule qui soit restée à l’Ile Maurice après la guerre : Isia Berger, 1908-1989..
12Puis deux tombes tout près de la porte d’entrée :
Prisonniers sur l’île de la fièvre Journal de déportation à l’Ile Maurice
17Avant même le début de la Seconde Guerre mondiale, une émigration massive se produisit en Europe centrale, en raison de l’hostilité que manifestèrent le pouvoir nazi en Allemagne, l’Autriche, et même les pays frontaliers de IIIe Reich, à l’égard des Juifs et de ceux qui osaient s’opposer au régime hitlérien. Le mot d’ordre des chemises brunes : “Ceux qui ne sont pas avec nous doivent périr”, fut exécuté à la lettre. Des milliers de citoyens innocents partirent dans les camps de concentration, trouvèrent la mort dans des actes de vandalisme, parce qu’ils ne reconnaissaient pas leur Dieu dans le Führer.
18Voilà dans quelles circonstances, des centaines et des milliers d’hommes et de femmes admirables furent confrontés à d’affreux dangers ; ils n’étaient pas seulement menacés de perdre tous leurs biens, ils étaient exposés à la torture et à la mort. La réaction du reste du monde, qui n’était pourtant pas contaminé par le nazisme et ses théories raciales, fut pour le moins étrange. L’attitude qu’adoptèrent les démocraties face à ce problème pendant les quatre ou cinq années qui précédèrent le déclenchement de la guerre, fut un échec.
19Revenons un instant à la situation de ceux qui ont cherché asile pendant les premières années de l’oppression nazie. Dès qu’il fut certain aux yeux du monde, que ces victimes risquaient de chercher asile et protection en émigrant, on renforça pratiquement partout les mesures restrictives destinées à freiner l’arrivée des réfugiés. Il faut bien reconnaître qu’il y eut un grand mouvement de générosité et de solidarité dans la population afin de venir en aide à ces pauvres gens mais la politique des Etats ne permit de répondre qu’à une faible partie des besoins. Ce n’est pas par antisémitisme que des pays comme les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, et la plupart des Républiques d’Amérique du Sud qui disposaient de vastes territoires, refusèrent d’ouvrir leurs portes. Ce qui fit obstacle à une politique d’ouverture, c’est la mentalité des habitants de ces pays.
20Si je rappelle ces faits, c’est parce que les démocraties n’ont tiré aucune leçon de ces événements, qu’elles ont au contraire, par leur attitude, redoublé la tragédie vécue par ces pauvres gens.
21Au début de la guerre, l’Allemagne recherchait des devises par tous les moyens, et tous les moyens étaient bons pour s’en procurer. Parmi les marchandises que l’Allemagne se mit à exporter, il y eut les Juifs. Pour chaque Juif, les Allemands demandaient une somme en dollars ou en livres sterling [10]. Ceux qui pouvaient payer sur place en donnant des bijoux ou de l’or, furent autorisés à quitter l’Allemagne. Pour les autres, les organisations juives, la famille ou des amis vivant dans le monde libre purent payer. C’est à ces conditions que les “esclaves” furent libérés de leurs “maîtres”. Tous leurs biens furent confisqués et l’argent ainsi gagné permit de financer la machine de guerre et l’armement qui allaient servir à tuer les soldats alliés. Et pourtant, toutes ces souffrances auraient été évitées si le monde libre avait ouvert ses portes à ces pauvres gens. Hélas ! Quand on pense à ce qui s’est passé !
22Des embarcations précaires emplies d’enfants et de leurs mères, d’adolescents et de vieillards, fuyant l’Allemagne, furent refoulés à l’arrivée en Palestine ou dans d’autres pays. Ceux qui osaient tenter leur chance furent déportés sur une île, Maurice, et isolés du reste du monde. Quelques embarcations furent même contraintes à rebrousser chemin, leurs passagers trouvèrent la mort dans les eaux glacées de la Mer Noire, c’est l’histoire du S/S “Struma”.
23Ce préambule était nécessaire pour que vous puissiez mieux comprendre l’injustice à laquelle les réfugiés de l’île Maurice ont été confrontés. Venons-en maintenant au vif de notre récit.
24Le 26 août 1940, à 6 h du soir, 525 réfugiés, femmes, enfants et hommes, quittèrent Danzig en train, pour se rendre au port de Bratislava, sur le Danube. Le 1er septembre, on les fit monter à bord d’un bateau de la flotte du Danube : l’Hélios. Ce bateau devait aussi transporter 300 réfugiés de Bratislava, alors en détention depuis 9 mois à “Slowodarna” et à “Patronka”. Le 4 septembre, l’Hélios leva l’ancre en compagnie de trois autres navires : le Schoenbrunn, l’Uranus et le Melk, ils se dirigeaient vers le port maritime roumain de Tulcea, avec à leur bord, 4 000 réfugiés. Nous atteignîmes notre destination le 13 du même mois. Le lendemain, on nous transféra sur un navire qui faisait les liaisons maritimes : l’Atlantique.
25Les émigrants de l’Hélios et ceux du Schoenbrunn se regroupèrent de part et d’autre du bateau. Au bout d’une demi-journée, il était surchargé de monde.
26Les “passagers” dormaient là où ils se tenaient dans la journée et ils mangeaient là où ils dormaient. Par manque d’eau et de pain, les gens tombaient malades, les premiers cas de fièvre typhoïde apparurent. On commença à jeter des corps d’hommes et de femmes morts dans les eaux profondes de la mer. Parfois nous pensions que nous n’atteindrions jamais notre destination, mais le sort se montra clément. Le 24 novembre 1940, nous arrivâmes à Haïfa. On nous autorisa à poser nos regards sur la Terre Sacrée, mais il ne nous était pas encore permis de la fouler de nos pas. On avait déjà arrêté notre sort : les 4 000 réfugiés allaient être tous déportés dans une colonie britannique. Les deux bateaux qui étaient arrivés avant le nôtre, le Milos et le Pacifique, avaient déjà débarqué leurs “passagers” sur un énorme navire de 12 000 tonnes, prêt à appareiller, qui n’attendait plus que nous : les “passagers” de l’Atlantique.
27Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Les réfugiés qui étaient à bord du Patria et qui savaient ce qui les attendait, décidèrent d’échapper à leur sort quoi qu’il puisse advenir.
28Soudain, le lendemain, le 25 novembre, le Patria sombra. Deux cents réfugiés perdirent la vie dans l’accident. Le gouvernement venait de perdre un grand navire, et tout cela parce que les plus hautes autorités avaient décidé de chasser 4 000 personnes, venues chercher une nouvelle vie, alors qu’elles avaient osé fuir les Huns pour retrouver leurs familles qui vivaient en Palestine depuis des années.
29Les réfugiés qui étaient à bord de l’Atlantique et qui furent témoins de ce drame, voyant ces gens aux prises avec les vagues glacées de la Méditerranée, voulurent venir en aide à ces malheureux et sauter à l’eau pour les secourir avant qu’ils ne se noient ; mais on les en empêcha sous la menace des fusils et des revolvers. C’est alors que les gens comprirent que le moment n’était pas encore venu où ils trouveraient la paix.
30S’ils avaient su que leur destin serait de passer presque 5 ans sur une île perdue au milieu de l’Océan Indien, dans une prison, derrière des murs, peut-être qu’il y en a parmi eux qui auraient mis fin à leurs jours ou qui se seraient résolus à des actes plus désespérés encore. Le 5 décembre 1940, le dernier homme quitta les planches de l’Atlantique qui avait été notre “maison” pendant près de 4 mois. Les 2 000 personnes rescapées du naufrage du Patria et les “habitants” de l’Atlantique, furent transférés dans le camp de transit d’Athlith. Les deux groupes n’étaient séparés que par une route, dans le camp fermé par des barrières de fil barbelé. Mais le sort des uns n’eut rien à voir avec le sort des autres ! Ceux qui venaient du Patria et qui étaient installés dans des cabanes en bois en face de ceux de l’Atlantique, eurent le droit de rester en Palestine. Les autres furent déportés dans des circonstances dramatiques. C’est ainsi que ces gens qui venaient d’échapper à la mort dans le naufrage de leur navire, furent les témoins d’une tragédie plus grande encore, au moins par ses conséquences. Le 8 décembre 1940, à midi, une rumeur se répandit dans le camp, selon laquelle nous allions être déportés dans une colonie britannique. Peu d’entre nous le crurent, car qui, dans notre situation, aurait pu croire une chose pareille ? Songez que ces gens étaient seulement à quelques kilomètres de leurs familles, que leurs parents, parfois leurs enfants ou encore leurs maris ou leurs femmes, vivaient là et qu’ils allaient devoir quitter la Terre Sacrée, qui a été promise aux Juifs depuis des années et de années et par ce gouvernement lui-même, qui décida alors de “se séparer du fardeau”.
31“Incroyable” direz-vous, et bien pourtant, c’est ce qui s’est passé. En tout cas les réfugiés décidèrent qu’ils ne s’en iraient pas de leur plein gré. Nous nous sommes mis d’accord pour opposer une résistance passive et nous sommes allés jusqu’au bout de ce mouvement.
32C’est sans vêtements et les pieds nus que les réfugiés juifs ont été chassés de ce pays le 9 décembre 1940.
33Je ne peux pas épargner mes critiques au gouvernement de la Palestine pour la façon dont toute cette affaire a été menée. Un détachement de l’armée a été affecté à cette honteuse mission. Il n’est pas contestable que les réfugiés ont refusé de quitter leurs baraquements, qu’ils ont refusé de se nourrir et de se couvrir ; ils manifestaient ainsi leur indignation face aux agissements criminels dont la nation juive était la victime. N’étaient-ils pas en droit de le faire ? Est-ce qu’un Irlandais, un Ecossais, un Britannique, quel qu’il fût, n’aurait pas agi de la sorte si on avait osé le chasser de son pays pour l’exposer de nouveau à la persécution ?
34Je ne peux pas non plus vous épargner la description de ce qu’on nous a fait subir à la douane de Haïfa. Nous sommes arrivés sans vêtements, les pieds nus, enveloppés dans des couvertures ; nous ne possédions rien qui puisse être soumis à un contrôle douanier et pourtant on nous a pris nos montres, nos bagues en or et notre argent. Tout ce qui restait de nos effets personnels, que les nazis nous avaient autorisés à emporter, tout nous fut volé là, ou faut-il dire “confisqué” ?
35On nous embarqua sur deux grands navires hollandais, le Newzea-land et le Johan de Witt. Pendant la première semaine du voyage, on nous autorisa à vivre sur le pont. Pendant toute cette période nous avons vécu dans des recoins et dormi dans des hamacs. Quand les premiers cas de fièvre typhoïde apparurent, on nous donna l’autorisation de séjourner trois heures par jour sur le pont. Pendant cette brève période du voyage, il y eut deux décès. Comme 70 % des réfugiés n’avaient que des couvertures pour se couvrir, l’équipage du bateau nous donna des pantalons et des chemises, il faut reconnaître que les Hollandais et les officiers eurent pitié de nous et essayèrent de nous aider quand ils le pouvaient. Le 26 décembre 1940, nous arrivâmes à Maurice, une île de l’Océan Indien.
36Maurice est d’une superficie de 2 800 km2, pour une population de 400 000 habitants : des Créoles, des Indiens, des Chinois, des Français et des Anglais ; les deux derniers nommés au nombre de quelques milliers seulement. Les langues officielles sont le français et l’anglais. Les autochtones sont très pauvres et leur niveau de vie est très bas. La plupart des commerçants sont chinois, ils négocient des produits coloniaux. Les magasins de vêtements appartiennent à des musulmans. Les Créoles sont ouvriers, employés ou planteurs. Les habitants les plus riches sont les propriétaires des exploitations de canne à sucre. Ce sont des Français. L’île est une colonie de la Couronne britannique. Il y a un Conseil au sein duquel toutes les communautés sont représentées. La devise locale est la Roupie. Une Roupie vaut 100 cents (1£ = 13,25). Le climat est tropical, très chaud avec deux saisons de pluie. L’île est située dans une zone exposée aux cyclones. La plupart des denrées sont importées d’Afrique de Sud, d’Inde, d’Australie et d’Angleterre. L’île ne produit pas assez de nourriture pour sa propre consommation.
37Le sucre est le principal produit vendu à l’exportation. Le sol est très riche mais rares sont les légumes d’Europe cultivés ici et il est impossible de s’en procurer. Il y a un port sur l’île : Port Louis ; une ligne de chemin de fer traverse Maurice mais la plupart des déplacements se font dans des bus qui fonctionnent avec un carburant obtenu à partir de la canne à sucre.
38On nous fit descendre du bateau et on nous emmena en bus à la ville de Beau-Bassin, à 12 miles du port. On nous conduisit dans les bâtiments de l’ancienne prison. Le camp s’étend sur une superficie d’environ 7 000 m2, il est entouré d’un mur de pierre de 6 m de haut. Le camp est divisé en deux parties, une réservée aux femmes, l’autre aux hommes. Les femmes vivaient dans des baraquements en tôle ondulée, femmes et enfants parqués par groupes de 25 dans chaque baraquement. Chaque personne disposait à peine de la place d’un lit normal. Au début les femmes ne disposaient que d’un casier pour deux. Plus tard, la majorité d’entre elles eurent un casier personnel pour leurs affaires. Il n’y avait ni tables, ni chaises, juste un grand banc à l’extérieur de chaque baraquement. Dans des conditions d’hébergement semblables, toute intimité était exclue. 25 personnes qui ne se connaissaient pas, étaient obligées de subir la conversation des autres, d’aller se coucher aux mêmes heures, de vivre ensemble en permanence. Cette vie communautaire avait un effet particulièrement désastreux sur les plus jeunes. Les filles et les garçons (ces derniers restaient avec leur mère jusqu’à l’âge de 13 ans), vivaient dans les baraquements avec les femmes, écoutaient leurs conversations, ce qui n’était pas toujours bon pour l’éducation de ces enfants. En plus, il n’y avait pas de vie de famille. La conversation tournait donc surtout autour de la sexualité, mais comme on le verra plus tard, c’était inévitable. Les femmes disposaient d’une pièce pour la détente, d’une salle à manger et quelques baraquements furent transformés en ateliers. Un des baraquements servit d’école. Dans leur secteur, les femmes avaient aussi une cantine et deux cuisines, l’une pour les enfants de moins de 13 ans, l’autre pour les adultes. Il y avait une douche dans chaque baraquement et deux WC pour trois baraquements (75 personnes). On installa quatre lavabos pour laver le linge.
39En raison de la durée de notre séjour dans le camp (cinq ans), il fallut faire certaines réparations. On fit les plus urgentes, mais la plupart des toits fuyaient et les WC étaient en très mauvais état. Le secteur des femmes était séparé de celui des hommes par un mur de pierre (une ancienne prison française). Chaque bâtiment comportait 340 cellules et faisait 100 m de long. On n’avait mis à la disposition des vieillards et des malades (qui étaient au nombre de 200) qu’un baraquement (seuls 10 % de ces 200 personnes purent y être accueillies).
40Il y avait dans le secteur des hommes une synagogue orthodoxe et une synagogue libérale. Il y avait aussi une salle de détente, où venaient quelques personnes et parmi elles des joueurs de cartes ; un local pour le dentiste, et une infirmière qui ne disposait pas des équipements nécessaires (pas d’instruments de chirurgie, pas même une trousse de premiers soins). Il y avait une pharmacie où il était impossible de se procurer des médicaments. Dans le camp des hommes, il y avait deux cuisines, une pour les orthodoxes (environ 200 personnes), une autre pour ceux qui ne mangeaient pas kascher.
41Mais venons-en à l’espace de vie des hommes. Il s’agissait d’un réduit de 4 m2, équipé d’un hamac, avec une ouverture de 75 cm2 sous le toit, défendue par des barreaux. Quel cadre de vie pour un Européen ! Après quelques semaines, on nous a alloué (en réalité aux trois quarts d’entre-nous) un casier pour mettre nos affaires qui nous restaient après le contrôle des douanes en Palestine. Bien que le camp fût infesté de moustiques on ne nous donna pas de moustiquaires. Nous ne les avons reçues que trois mois plus tard, mais plus de 10 % des habitants du camp avaient alors déjà contracté la malaria.
42Au début de notre vie au camp, il y eut des travaux de construction, de sorte qu’on pouvait se procurer du bois en quantité. Beaucoup de ce bois disparut et on ne s’en étonnera pas, car il servit à fabriquer des bancs, des tables, des casiers et des étagères, de façon à améliorer nos conditions d’hébergement. Quand nous commençâmes à vivre au camp, 1 581 personnes avaient été officiellement recensées : 849 hommes, 635 femmes et 79 enfants. Au bout d’un an, 54 personnes étaient décédées, ce taux de mortalité très élevé étant dû à la fièvre typhoïde, qui s’était répandue pendant les premiers mois de notre séjour. Les personnes suivantes étaient chargées de l’administration et de l’encadrement du camp :
- 1 commandant général ;
- 1 commandant en second ;
- 1 quartier-maître ;
- 1 comptable ;
- 11 employés ;
- 1 sergent-major ;
- 3 sergents ;
- 4 caporaux ;
- 70 gardes.
44Nous avions en plus 4 surveillants et 10 surveillantes à cette époque de notre vie au camp. Les gardes étaient des autochtones, manœuvres et ouvriers, à qui on avait donné un uniforme et qu’on avait, sans formation préalable, affecté aux postes de garde.
45Quelles étaient nos opinions, nos impressions, au début ?
46On peut les retracer en quelques phrases. Quand nous sommes arrivés au camp, après ce qui nous était arrivé à Haïfa et sur le chemin de l’île Maurice, nous pensions que nous arrivions au terme de notre existence, qu’on allait nous emprisonner, nous enfermer et nous traiter comme des criminels. Beaucoup ont alors pensé se suicider. Mais il n’y eut que deux suicides en quatre ans. Peu après le calme est revenu, parce qu’on nous avait assuré que nous ne resterions au camp que le temps nécessaire à la vérification de notre identité. On nous a dit qu’on allait nous autoriser à circuler librement, que nous pourrions vivre avec nos familles, etc. On nous a même dit que tout le monde se verrait proposer du travail. Après ce qui venait de nous arriver, c’étaient là de bonnes nouvelles. On est allé jusqu’à nous promettre de petites maisons pour les familles.
47Mais ce fut une nouvelle déception. Rien ne se produisit. On permit aux femmes de voir leurs maris et leurs fils de plus de 13 ans (qui vivaient dans le secteur des hommes), chaque jour de 14 h à 16 h. Devant l’entrée des bâtiments, un policier en faction se tenait à chaque coin, pour veiller à la “moralité” de la vie du camp. Et c’était ce qu’on appelait “les moments de détente”.
48Nous avions le droit de circuler librement dans l’enceinte du camp, libres derrière les murs. Imaginez-vous en train de faire dix fois le tour de votre maison et de votre jardin, vous serez complètement écœurés et bien nous, nous avons tourné autour de ces bâtiments pendant 5 ans, et il n’y eut que 10 cas de maladie mentale, officiellement recensés, les 10 autres, moins gravement atteints purent rester dans le camp.
49Au bout de six mois, on nous a dit qu’on allait nous libérer, mais après presque cinq ans de camp, nous étions toujours traités comme des détenus. Mais vous allez peut-être penser que la promesse qu’on nous avait faite de nous donner du travail a été tenue. Et bien là encore nous avons été trompés. Dans le camp, il y avait des ateliers, des tailleurs, des cordonniers, des menuisiers, des étameurs, des forgerons, des dentistes et d’autres activités encore. Environ cent personnes trouvèrent ainsi du travail et elles touchaient en moyenne 25 cts par jour (3 d), dix autres personnes, guère plus, trouvèrent du travail dans les 3 années qui suivirent, après l’augmentation des salaires (de 100 % dans certains cas, mais parfois moins).
5080 hommes allèrent dans les environs du camp et commencèrent à y travailler la terre qui était aride, pleine de pierres et très difficile à cultiver. Toutes sortes de gens allèrent travailler là : des juristes, des ingénieurs, des professeurs et des commerçants devinrent jardiniers.
51Ces hommes se consacrèrent à cette tâche très physique pour se libérer l’esprit de la routine du camp. Les jardiniers n’étaient pas payés mais ils pouvaient garder une partie de la récolte pour leur consommation personnelle, le reste allait aux cuisines du camp. Environ 50 %des légumes dont le camp avait besoin était produit par le jardin des déportés, les 50 % restants étant achetés à des fournisseurs extérieurs.
52Au fil du temps, l’argent devint un enjeu très important. La nourriture que nous reçûmes au début était de bien meilleure qualité que celle qu’on nous donnait pendant les quatre années qui suivirent. Malgré une augmentation de la quantité et de la variété des produits, il n’y en avait pas toujours assez et ce qu’on nous donnait n’était pas toujours facile à manger pour des Européens. Toutes ces raisons faisaient que les gens étaient obligés d’acheter certains des aliments les plus nourrissants et toutes sortes de denrées comme les graisses, le beurre, le lard, les fruits, les œufs, le pain, les petits pains, etc. étaient achetés en grandes quantités.
53Les employés et les ouvriers des différents ateliers se mirent à réclamer de l’argent en échange du travail qu’ils faisaient alors qu’officiellement ils étaient tenus de faire toutes les réparations gratuitement.
54Avec l’apparition de l’argent et de la cantine, les ouvriers privilégiaient pour les travaux de réparation ceux qui leur donnaient des pourboires. Dès lors le camp fut divisé en deux groupes : “les capitalistes” et les “pauvres”. L’argent devint très vite un frein pour les habitants du camp, un frein à toute action collective. Si certains décidaient de refuser de travailler pour des salaires aussi bas, les autres n’attendaient que cette occasion de prendre leur place, parce qu’ils n’avaient aucun autre moyen de gagner de l’argent.
55Avec le temps, force nous fut de constater que la vie des tropiques n’est pas saine pour des Européens et qu’un long séjour peut s’avérer dangereux. Les gens commençaient à être atteints de la malaria, de maladies du cœur, du rein, du foie ; ils souffraient de dépression, de diarrhées, de maladies de peau ; c’était pire pour les femmes qui connaissaient des complications, à l’occasion des maladies qui les touchent habituellement, ou d’une appendicite.
56A l’hôpital du camp, il y avait en permanence 10 % à 15 % de la population. Près de 35 % des habitants du camp durent subir une opération, on en pratiquait de nombreuses mais les plus fréquentes étaient l’appendicite et l’ablation des amygdales.
57En quatre ans et demi, 124 personnes moururent et furent enterrées au cimetière juif, un terrain nous ayant été alloué pour cet usage par le gouvernement.
58L’hôpital est un chapitre à part entière de notre histoire et qu’il est nécessaire d’aborder car 10 % de notre population y a séjourné presque en permanence.
59Au début, l’hôpital était à l’intérieur du camp, là où plus tard on a ouvert deux synagogues, mais comme le risque de contagion était trop important et que l’air était vicié derrière ces hauts murs, les autorités du camp décidèrent de transférer l’hôpital à une centaine de yards [11] du camp, dans plusieurs petits bâtiments de pierre.
60Voilà comment les choses étaient organisées : il y avait trois salles pour les femmes, trois pour les hommes et un pour les enfants, une maternité et une chambre d’isolement qui ne contenait que huit lits. Dans chaque salle, il y avait environ vingt-cinq lits, on y soignait des gens atteints de toutes sortes de maladies : cardiopathies, malaria, diarrhées, maladies de peau, etc. Evidemment ces installations n’étaient pas du tout propices à la guérison des patients et, dans la plupart des cas, ils se contaminaient mutuellement ou souffraient d’insomnie parce qu’ils étaient gênés par la présence des autres malades.
61Les infirmières et les gardes avaient exercé auparavant d’autres professions (pour 50 % d’entre eux), et ils n’avaient pas les connaissances et une expérience suffisantes dans le domaine médical. Le sort des malades qui n’avaient pas de proches était pire que celui des patients qui avaient de la famille. Car même à l’hôpital, plus de 40 % de la nourriture devait être achetée, parfois clandestinement, parce que les repas qu’on servait n’étaient pas assez copieux pour permettre une guérison rapide. Pour cette raison, la famille était très importante pour les malades, d’autant plus que pour sa famille, le patient n’était pas un simple numéro, mais un être humain (ce dont les médecins ne se rendaient pas toujours compte).
62Aux yeux de la direction et de l’administration, cette situation d’échec était imputable à nos propres médecins : leur responsabilité ne pouvait qu’être en cause puisqu’ils acceptaient de travailler dans des conditions pareilles. Ils n’avaient pas même le droit de prescrire des compléments alimentaires ou un médicament onéreux et s’ils le faisaient, le médecin local, le MO, le barrait sur la feuille de soins.
63Dans un camp où vivaient 1 500 personnes, atteintes de toutes sortes de maladies, on ne préparait des repas de régime que pour les diabétiques. Les gens qui souffraient de maux d’estomac, qui avaient des maladies du rein ou du foie, devaient se faire eux-mêmes la cuisine, parce que la nourriture commune n’était pas adaptée à leur état de santé.
64Il est vrai que lorsqu’un malade était gravement atteint, les médecins s’en occupaient avec un extrême dévouement dans les derniers stades de la maladie, et ils faisaient parfois un travail admirable, mais malheureusement il était souvent trop tard, même s’ils se donnaient alors tout le mal possible pour sauver le patient.
65Le personnel hospitalier apportait toutes sortes de denrées qu’il faisait payer beaucoup plus cher que ce qu’elles coûtaient réellement. Nombre de gens, hors du camp, ont profité de notre malheur, apportant au camp des aliments dont nous avions besoin mais à des prix prohibitifs.
66Dans les premiers temps de notre installation, alors que beaucoup de détenus étaient contaminés par la typhoïde, et que la “Faucheuse” nous faisait payer un lourd tribut, Lady Clifford, le femme de l’ancien gouverneur de Maurice, offrit ses services à l’hôpital où elle travailla en tant qu’infirmière avec quelques autres dames. Il faut rendre hommage ici à leur courage et aux nobles efforts qu’elles firent pour sauver tous ces malheureux. Les malades appelaient en général Lady Clifford “l’Ange”, parce qu’elle leur apportait du réconfort, et qu’elle avait toujours un mot gentil et une parole de consolation pour chacun.
67A l’époque où elle était infirmière, le fonctionnement de l’hôpital était excellent, et on n’y manquait de rien.
68Venons-en maintenant à ce qu’était la vie même du camp. Chaque jour était semblable au suivant, les journées étaient le plus souvent monotones. En dehors de leur travail et de leurs occupations à l’atelier, les gens commencèrent à fabriquer des objets artisanaux et des articles manufacturés sur le marché local. On avait uniquement le droit de fabriquer au camp les objets que la population locale ne pouvait produire. Au fil du temps, une véritable industrie se développa à l’extérieur du camp ; il y avait un magasin d’exposition qui servait d’intermédiaire pour la vente de nos productions sur le marché local. Plusieurs centaines de personnes vivaient de ce commerce. Il y avait trois principales industries. On fabriquait tout d’abord toutes sortes de brosses (du pinceau à barbe jusqu’à la brosse à récurer pour les sols). Il y avait aussi l’orfèvrerie et le travail des écailles de tortue avec lesquelles on fabriquait des objets de décoration. Mais l’activité la plus importante était l’industrie du jouet. Pendant la saison, plus de 100 personnes travaillaient à la fabrication de jouets, à partir de matériaux de récupération.
69Parmi les autres activités qui avaient cours au camp, on peut mentionner les arts appliqués, la confection de fleurs artificielles et des ceintures tricotées, on faisait aussi de la broderie, etc. Il faut également mentionner une activité qui est en relation avec l’effort de guerre et qui a une grande importance à ce titre : c’est la fabrication des ceinturons ; on en produisit près de 1 000 en un an, à une époque où ils étaient introuvables sur le marché local. Ces ceinturons étaient commandés par l’armée, la marine et l’Amirauté.
70Mais l’activité la plus représentative de notre implication dans l’effort de guerre reste celle du garage du camp dans lequel travaillaient plus de 30 personnes qui ont réparé les véhicules de la Royal Navy et de l’Amirauté. Au début, l’armée donnait aussi du travail au garage du camp, mais par la suite elle eut son propre garage. Un excellent mécanicien et un électricien tout aussi remarquable supervisaient le travail et leurs réparations donnaient toute satisfaction à leurs clients. Ces deux détenus ont longtemps travaillé au garage, jusqu’à ce que des mesures restrictives soient prises, limitant les autorisations de sortie. Le garage fut repris par les Services Gouvernementaux des Transports et de la Défense Civile. Les autres professionnels du camp eurent eux aussi, très souvent, l’occasion de participer à l’effort de guerre : les menuisiers fabriquèrent des tables pour les logements des soldats et pour les bureaux militaires, les tailleurs s’occupèrent pendant une assez longue période de la confection d’uniformes pour les personnels de l’armée et des administrations.
71Il y avait parmi nous des ingénieurs chimistes qui furent employés en ville dans des usines, pour la fabrication du savon. De grandes quantités de confiture, que nous faisions au camp, furent livrées à l’armée.
72La population et les autorités administratives n’ont cessé de faire obstacle à toutes les activités mentionnées plus haut, parce qu’elles étaient dans des dispositions hostiles à l’égard des détenus. Mais les autorités du camp qui voyaient quels effets désastreux une détention oisive pouvait avoir sur nos esprits, parvinrent de temps en temps à obtenir du travail pour les détenus. La qualité des articles produits était le meilleur argument en notre faveur car le plus souvent, nos productions témoignaient d’une finesse d’exécution bien supérieure à ce que le marché local pouvait fournir. Il y avait un autre facteur important : on ne trouvait pas sur l’île de professionnels aussi compétents que les réfugiés dans les métiers comme la mécanique, l’électricité, la charcuterie, la chimie, l’architecture, etc.
73Sachant que les productions et le travail des réfugiés ont rapporté environ 1 million de roupies, vous pouvez vous faire une idée des efforts qu’ils ont fournis. Ceux qui, parce qu’ils étaient trop âgés ou qui pour d’autres raisons n’ont pu participer à ces activités, ont passé leur temps d’une manière tout à fait différente. La plupart des gens ont renoncé à leur ancienne profession et se sont mis à un nouveau métier dans un nouveau secteur, parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour eux de gagner l’argent nécessaire à l’achat des denrées supplémentaires qu’il leur fallait pour vivre.
74Ils devinrent cordonniers, menuisiers, etc. Beaucoup de personnes se mirent à apprendre des langues étrangères : l’anglais, le français, l’hébreu, le russe et même l’arabe, et on peut affirmer qu’elles y parvinrent souvent fort bien.
75Mais un certain nombre de personnes perdirent leur temps, ne travaillèrent pas et n’apprirent rien, se contentant de jouer aux cartes et de dépenser “les subventions de Sa Majesté le Gouvernement”. Il leur sera difficile de se débrouiller dans leur existence future, où qu’ils aillent.
76Les femmes faisaient des travaux de reprise dans les ateliers de confection de chemises et de robes, cela les occupait quelques heures par jour. Le reste du temps, elles s’occupaient du ménage, souvent dans deux foyers différents puisque maris et femmes vivaient séparément. Elles trouvèrent plus de sens à l’existence quand elles purent passer l’essentiel de leur temps avec leur mari et leur famille, lorsque des dispositions eurent été prises en faveur de la “vie familiale”.
77Leur vie devint bien plus heureuse encore quand elles furent mères et purent s’occuper elles-mêmes de leurs enfants et de leurs bébés. Alors pour que vous puissiez vous faire une idée de la générosité de la nature sous les Tropiques, il vous suffira de vous donner le nombre des naissances dans le camp à l’époque où, temporairement la “vie familiale” put être préservée. Il y eut 53 bébés (dont 2 seulement moururent à la naissance).
78Les bébés reçurent tous les soins nécessaires et on s’occupa très bien d’eux grâce aux moyens mis à notre disposition par les autorités du camp, mais l’aide la plus conséquente apportée aux tout jeunes détenus, le fut par le “Conseil pour l’insertion des réfugiés” et ses antennes à Johannesburg (en Afrique du Sud) qui envoyèrent des vêtements et des colis de nourriture. Ce fut un réconfort pour tous les détenus de savoir que même sur une île aussi reculée que Maurice, leurs frères et compatriotes ne les abandonnaient pas, et ce grâce aux contacts qu’avaient pu prendre individuellement ou collectivement les représentants des différents groupes nationaux.
79La communauté juive sud-africaine et nos compatriotes installés aux Etats-Unis se montrèrent particulièrement secourables ; ils nous vinrent en aide par tous les moyens possibles avec beaucoup de grandeur et de générosité. Chaque détenu reçut du Conseil Juif de Guerre et par le biais du conseil pour l’insertion des réfugiés, un colis de nourriture. De plus, des compléments alimentaires en grande quantité (œufs et pommes de terre déshydratés, lait en poudre, etc.) furent envoyés au camp par les Sud Africains. Ils expédièrent également en moins grand nombre il est vrai, des colis de vêtements, en particulier pour les enfants et les femmes.
80De la même façon, les Associations polonaises des Etats-Unis, la Fédération américaine des Juifs polonais, aidèrent tous les détenus, quelle que fût leur nationalité. Nous avons reçu ici plus de 700 colis de nourriture, qui nous ont été expédiés par cette Fédération. Le Congrès Juif Mondial venait en aide à tous ceux qu’aucune communauté nationale, qu’aucun gouvernement ne soutenait.
81Abordons maintenant un des derniers chapitres de ce mémoire : la vie politique dans le camp. Les autorités du camp souhaitaient que nous élisions un comité consultatif, avec à sa tête un président (élu par les représentants de chaque groupe national). Dans le présent chapitre, il est également question des contraintes qu’eurent à subir les détenus et qu’il leur fallut accepter, pendant leur séjour au camp. Si cette question est abordée ici, c’est tout à fait volontaire, car la vie politique a pris naissance en réaction aux contraintes. Dès le début de notre vie au camp, la nationalité de chaque individu eut une extrême importance. Ainsi, les réfugiés tchécoslovaques, au nombre de 250, avaient pris un rôle prépondérant : ils prenaient les décisions et faisaient figure d’arbitre pour tous les problèmes importants et s’il en était ainsi c’est qu’ils étaient pour la plupart jeunes et cultivés, qu’ils étaient bien organisés et bien préparés pour l’émigration. Bien qu’ils aient eu un rôle très positif lorsque nous étions à bord de l’“Atlantique”, organisant alors avec l’aide des autres réfugiés, notre vie sur le bateau ; par la suite, l’attitude de leurs chefs eut très souvent des conséquences désastreuses sur l’organisation de la vie dans le camp.
82Les Polonais étaient environ 300, des personnes âgées pour la plupart, beaucoup d’orphelins et de veuves, qui avaient perdu leur famille la plus proche dans les camps de concentration nazis et durant la “Polenaktion” à Vienne en 1938. Au début de notre vie au camp, ils n’étaient pas organisés, ils faisaient partie d’un groupe composite dit de “nationalités diverses”. Un an plus tard, ils se séparèrent de ce groupe et nommèrent un Conseil qui fut chargé d’organiser la vie de leur communauté.
83Les Autrichiens étaient les plus nombreux, environ 700, et parmi eux aussi il y avait beaucoup de personnes âgées. A l’exception d’un groupe d’orthodoxes, originaire de Burgenland, au Sud Est de l’Autriche, ils étaient en général très assimilés et se sentaient plus autrichiens que juifs. Comme ils étaient majoritaires, ils essayèrent de prendre les décisions concernant notre vie et la gestion du camp.
84La dernière communauté était celle des habitants de Danzig, citoyens de l’ancienne Cité Libre de Danzig. Ce groupe était très hétérogène, et il comptait surtout des personnes âgées.
85Reste le dernier groupe, celui des “nationalités diverses”, c’étaient des apatrides allemands, hongrois, russes, etc., ils n’avaient aucune influence sur la politique du camp. Au début, quand les Polonais faisaient encore partie de ce groupe, leur rôle était tout autre.
86Aux premiers jours de l’histoire de notre camp, les habitants étaient représentés par un comité de 8 membres, 4 hommes et 4 femmes venus de chaque communauté nationale, sous l’autorité d’un Président qui était l’intermédiaire entre le camp et les autorités du camp. Il était autrichien. Ce système dura près d’un an et quart. Pendant cette période, des activités industrielles furent introduites dans le camp et organisées. La loi des 5 % fut votée, nous espérions que la caisse d’aide que ces 5 % représentait permettrait de créer, resterait sous notre contrôle et répondrait à nos besoin. On prélevait 5 % de tout ce que nous recevions de l’étranger, de nos familles et de nos amis, cela permettrait de venir en aide à ceux qui n’avait pas d’argent.
87La caisse d’aide comportait deux comptes A et B. Le compte A était contrôlé et géré par les autorités du camp : on y créditait les dons des bienfaiteurs extérieurs, les 5 % qu’on prélevait sur les sommes qui nous étaient envoyées et une somme de 1 % retenue sur les salaires de ceux qui travaillaient hors du camp ; par la suite il s’y ajouta une retenue sur les activités du magasin d’exposition, qui était au cœur de la production industrielle du camp.
88Cet argent servait principalement à l’achat de dentifrice, cirage, lacets, cartes postales, etc. Ces marchandises étaient de qualité médiocre et achetées à des prix ridiculement bas.
89Le compte B était géré par le Conseil des 8, qui disposait tous les mois d’un montant d’environ 400 à 500 roupies au mieux, il s’agissait là des bénéfices de la cantine. Cette somme servit à l’achat de beurre, d’œufs, de fruits et autres denrées semblables pour les malades et les plus pauvres.
90Au début, les contraintes qui pesaient sur nous étaient considérables et tout à fait absurdes. Par exemple, les livreurs, les médecins ou les maris, qui se rendaient dans le quartier des femmes devaient être accompagnés de gardes.
91On n’avait pas le droit d’entrer à l’hôpital sans laissez-passer. Un détenu qui avait ainsi rendu visite à sa femme sans laisser-passer fut frappé d’une peine d’emprisonnement de quatre jours (dans une prison à l’intérieur de la prison). Quand l’hôpital eut été transféré à une centaine de yards du camp, les infirmières et les médecins, les livreurs et les cuisiniers durent s’y rendre sous escorte.
92Les Tchèques étaient majoritairement hostiles au premier Président et de façon générale l’opinion publique du camp n’était pas en sa faveur : comme, de surcroît, c’était un Juif assimilé et qu’il n’était pas sioniste, il dut démissionner. Le Conseil des huit fut maintenu. Un autre Autrichien fut nommé à sa place. C’était un bon juif et un sioniste, les habitants espérèrent dès lors que sa nomination s’accompagnerait de changements positifs.
93On pensait que le précédent était dans des dispositions trop bienveillantes à l’égard des autorités du camp, qu’il était plus ou moins manipulé. Mais une fois encore, les espoirs furent déçus. Les autorités firent ce qu’elles croyaient devoir faire et ignorèrent le Président et les revendications de ceux qu’il représentait.
94Il n’y eut pas beaucoup de changements pendant la période qui suivit. Les habitants du camp étaient mécontents de leur conditions de vie, ils ne supportaient pas d’être totalement coupés du monde extérieur. Le problème de l’approvisionnement devint de plus en plus aigu : le Japon avait rejoint les puissances de l’Axe et déclaré la guerre aux Alliés, à la suite de cet événement, les difficultés d’approvisionnement devinrent alarmantes et les rations alimentaires étaient en constante diminution. De problème en problème, les choses s’aggravèrent tellement qu’un jour, pendant notre deuxième année du camp, nous nous retrouvâmes sans représentant.
95Les autorités du camp refusaient de reconnaître notre Président, et le camp en avait assez de ses chefs. Cette scène se reproduisit souvent par la suite. Il n’y avait plus de lien entre les habitants du camp et les autorités et c’est à cette époque que les Polonais formèrent un groupe autonome.
96Les Tchèques et les Polonais essayèrent d’obtenir l’aide de leur gouvernement en exil et de leurs compatriotes réfugiés à l’étranger. Une partie des jeunes détenus de chacune de ces communautés offrirent leurs services à l’armée de leur pays. Cela prit beaucoup de temps avant que le contact pût être établi avec Londres où siégeaient leurs gouvernements en exil. Finalement, les volontaires furent acceptés et seules les difficultés de transport retardèrent leur départ. Enfin, à l’automne 1942, le premier groupe de volontaires tchèques quitta le camp. Quelques temps après, les Polonais partirent. Plus tard les Autrichiens, eux aussi s’engagèrent dans le Corps des Pionniers, si bien que 200 jeunes gens en tout, furent relâchés et rejoignirent les forces alliées.
97Sans représentants, la vie devenait encore plus difficile encore pour les habitants du camp. Les autorités en étaient tout aussi mécontentes et c’était toujours un facteur de trouble dans la vie du camp. Il n’y avait personne pour représenter les revendications de la population et de ce fait elles n’étaient ni formulées, ni approuvées. Pour résoudre ce problème, les comités internes à chaque communauté décidèrent de défendre individuellement les intérêts de leurs membres. Un nouveau conseil fut créé, sans présidence.
98Les représentants de chaque communauté nationale, un Autrichien, un Tchèque, un Polonais, un citoyen de Danzig et un délégué pour les autres nationalités, siégeaient à ce conseil. Ils eurent à cette époque l’occasion de défendre les intérêts des déportés lors d’une réunion avec le commandant du camp. Les Tchèques retirèrent rapidement leur délégué et refusèrent de coopérer avec les autorités. Ce refus de coopérer n’eut pas de conséquences très spectaculaires car les résultats obtenus lors de la réunion furent rapidement connus et tout le monde profita des avantages concédés, que le groupe ait coopéré ou non.
99Au bout d’un an nous avons commencé à bénéficier des premières concessions. On nous autorisa à sortir en ville, pour nous y promener, mais la plupart des choses que nous aurions pu acheter, nous n’avions pas le droit de les rapporter au camp.
100Les habitants du camp étaient fouillés à leur retour et cette pratique dura jusqu’aux derniers jours de notre séjour. Au début, on nous accordait des permissions de sortie d’une demi-journée et dix personnes pouvaient en bénéficier chaque jour mais les célibataires, hommes et femmes, devaient sortir séparément. Puis on nous donna des permissions de sortie pour aller au bord de la mer, en moyenne une fois par semaine, elles étaient attribuées en priorité aux personnes âgées (les possibilités de transport étaient très réduites, à cause des pénuries de carburant). Ces petites escapades qui sont si naturelles dans une vie normale, étaient très appréciées. La concession la plus importante qu’on nous fit, fut la mise en place du programme “vie de famille” et ce, après d’incessantes requêtes des délégués du camp au prés des autorités. Cela nous fut octroyé la deuxième année de notre séjour, et le dispositif fut limité à un certain nombre d’heures par jour. Les femmes mariées et les petites filles de moins de 12 ans avaient le droit de rendre visite à leurs maris et à leurs pères, tous les jours de 11 h du matin à 9 h du soir.
101Le camp de vacances au bord de la mer eut aussi beaucoup de succès ; des groupes de 40 personnes (hommes et femmes séparés) purent y séjourner une semaine pendant la saison d’hiver (qui dure 3 mois).
102Par la suite, en août 1943, nous entrâmes dans une période d’isolement complet. Pendant la nuit du 7 août 1943, les troupes armées prirent position autour du camp, montant la garde, baïonnette au canon.
103A cette époque de nombreux navires furent coulés près des côtes de l’île Maurice, probablement par des sous-marins japonais ou d’autres attaques ennemies. Les politiciens locaux, incapables de calmer les mouvements d’inquiétude qui gagnaient l’opinion publique locale et tout aussi incapables de mettre un terme à ces agissements, cherchèrent un bouc émissaire. Il était tout trouvé. Les réfugiés européens, ces malheureux qui avaient échappé au régime hitlérien, cherché protection auprès des puissances démocratiques et qu’on avait déporté sur cette “île de la fièvre”, allaient devenir les victimes de la politique locale.
104Ils ne reçurent de réponse à aucune de leurs demandes, de leurs interventions. Son Excellence le Secrétaire Colonial, vint au camp pour convaincre les délégués qu’on les isolait dans leur propre intérêt (“Schutzhaft” en allemand) : “Les habitants du camp sont de braves gens, mais il vaut mieux, pour des raisons de sécurité, qu’ils ne soient plus autorisés à sortir, pas même dans les limites de ce qui était jusque-là autorisé.”
105Nous lui avons demandé de dissiper les rumeurs qui couraient sur notre compte dans l’île, en faisant une mise au point devant la presse. En effet, on racontait que cinq personnes avaient été abattues dans le camp pour espionnage, qu’une station météo clandestine avait été découverte et d’autres balivernes encore. On nous a promis de le faire, mais il n’en fut rien, parce que cela servait les intérêts de la politique coloniale. Pendant un an, nous avons dû subir une garde de plus en plus nombreuse et des mesures de sécurité de toutes sortes, stupide fardeau qui nous pesait sans cesse.
106Ceux qui travaillaient en ville à cette époque (les chimistes, les électriciens, etc.) furent licenciés sans même avoir reçu un préavis de vingt-quatre heures.
107Voilà comment se manifesta la “profonde sympathie” à l’égard des pauvre réfugiés, qui fut exprimée et affirmée par les représentants du gouvernement de Sa Majesté, quand on les interpella à la chambre des Communes sur cette question.
108Il a toujours été difficile pour les représentants du camp de préserver un équilibre entre ce qu’ils représentaient et les autorités. Cela devint plus difficile encore, face à ces problèmes, alors même que la nourriture se raréfiait et que la surveillance des habitants s’intensifiait. Les autorités faisaient des promesses qui étaient rarement tenues. La cause pour laquelle nous nous battions, notre libération, était plus improbable que jamais. Toutes les tentatives furent faites pour quitter le camp, et rejoindre l’armée, les sections d’effort de guerre, l’ATS, etc. Les gens s’engagèrent pour partir en Inde en tant que coopérants, en 1940. Un an plus tard, les autorités nous laissèrent entrevoir une autre possibilité de quitter le camp : des coopérants pouvaient s’engager pour le Congo belge, mais ce projet n’aboutit pas non plus. Ensuite on s’engagea pour partir en Abyssinie, en tant qu’ouvriers ; nous étions prêts à tout, nous n’avions tous qu’un espoir, en finir avec cette vie de déportés.
109Ces échecs et ces mésaventures, et finalement le complet isolement où nous nous trouvions, donnèrent naissance à un profond sentiment de désarroi. Certains cherchèrent un bouc émissaire et tinrent les délégués pour responsables de tous ces malheurs, alors qu’ils avaient souvent le plus mauvais rôle, pris qu’ils étaient entre le marteau et l’enclume.
110Les gens corrects et bien élevés ne réagirent pas de cette façon, ils savaient qu’il était absurde de s’en prendre à leurs propres compatriotes, qu’ils n’étaient pas responsables de leurs malheurs. Mais l’opinion publique passa outre et des extrémistes, souvent issus des milieux les plus modestes, se mirent à propager des rumeurs infamantes à l’encontre de tous ceux qui, à cette époque, tentèrent de prendre en main les destinées de notre communauté.
111Finalement, les délégués durent démissionner et un Conseil Exécutif fut fondé, qui “déclara ouvertement la guerre” aux autorités, multipliant les revendications, sans même prendre en considération la position inconfortable dans laquelle nous nous trouvions, en tant que détenus. Il n’était plus question d’obtenir des concessions mais seulement notre libération. Tout cela serait bel et bon si cette politique avait été conduite dans le respect mutuel et de façon civilisée. Mais la propagande alla trop loin. Ceux qui entretenaient des relations polies avec les autorités ou qui refusaient l’“ordre nouveau”, reçurent des menaces et des injures. Bizarrement, les autorités du camp n’intervinrent pas et ne se mêlèrent de rien.
112S’il y avait eu à l’époque des gens censés et intelligents pour organiser la vie dans le camp, les choses se seraient passées autrement, mais les chefs n’écoutaient que l’homme de la rue et vous n’allez pas tarder à découvrir ce qui s’ensuivit. Ils ont en tout cas “réussi” sur un point. A force d’écrire et d’inciter à écrire en ne parlant que de nos malheurs, en se plaignant d’être mal vêtus, etc. les Juifs de Palestine commencèrent à faire des collectes de vêtements pour nous, alors que nous n’en avions pas du tout besoin et que nos frères d’Europe en manquaient cruellement.
113Ils rédigèrent une pétition insultante, adressée à son Excellence le Gouverneur et tout le monde dut la signer : 90 % le firent de peur des représailles.
114Une grève de la faim de 24 heures suivit, les gens se réunirent devant les bureaux du Commandant et clamèrent : “Nous voulons être libres”, les autorités gardèrent leur sang-froid, ce qui reste inexplicable.
115Cette petite révolte fut principalement causée par une déclaration du Secrétaire colonial qui affirma qu’on avait offert aux détenus de l’île Maurice de rejoindre les forces alliées mais qu’ils avaient refusé. Cette déclaration parut dans la presse locale, “le Mauricien”, précisément le jour où la nouvelle nous parvint du décès sur le front de deux jeunes réfugiés qui s’étaient engagés dans l’armée quelque temps plus tôt.
116C’est dans cette atmosphère, sans sorties, ni voyages au bord de la mer, ni cinéma, dans un climat de non-coopération (diverses méthodes de résistance passive ayant été expérimentées), que les habitants du camp vivaient ou plutôt végétaient, quand nous reçûmes la nouvelle de la création d’une Brigade Juive, ce qui allait donner l’occasion à un autre groupe de jeunes gens de quitter le camp.
117Cette nouvelle politique fut moins efficace que l’attitude antérieure des habitants du camp à l’égard des autorités, beaucoup de gens restaient sur la défensive et se gardaient bien de s’engager dans cet “ordre nouveau”. La vie reprit une nouvelle fois son cours, les gens recommencèrent à accepter les compromis. Comme il n’y avait plus de camps de bord de mer, on ouvrit un centre de convalescence dans une région plus saine de l’île, pour les malades. Douze personnes s’y rendaient chaque semaine. Ce centre fut ouvert pendant six mois.
118Le Conseil Exécutif perdait petit à petit ses défenseurs, jusqu’au jour où il dut démissionner pour céder la place à des gens qui jugeaient plus judicieux, compte-tenu des circonstances locales, de coopérer avec les autorités du camp.
119Entre-temps, dans le souci d’améliorer la situation, on avait muté le Commandant du camp dans la police et un remplaçant vint d’Angleterre pour occuper son poste.
120De nouveaux chefs apparurent, c’étaient des hommes qui croyaient qu’il y avait plus à gagner en négociant qu’en menant des actions désordonnées et confuses. Une fois le Conseil exécutif dissous, la question se posa de nouveau : fallait-il un président ou un conseil consultatif ? Le camp était en général opposé aux deux solutions. L’homme de la rue ne voulait entendre parler d’aucune forme de représentation, en fait, il n’y avait plus de confiance mutuelle.
121Les délégués de certaines communautés, en particuliers les Tchèques et les Autrichiens, pensaient que le temps était venu pour eux de s’emparer de la présidence. Mais il n’en fut pas ainsi.
122Les délégués qui inspiraient confiance à leurs propres nationaux, ne parvenaient pas à s’imposer auprès du camp tout entier et le camp ne semblait pas prêt à confier la présidence à aucun des prétendants. Devant cette impasse, les délégués décidèrent de mettre en place un Conseil du camp. Ce Conseil ne dura pas, car il y avait trop d’intrigues et un manque de loyauté de la part de certains, de sorte qu’au bout d’un mois d’existence du Conseil, le groupe des “Polonais et citoyens de Danzig” décida de renoncer à essayer de s’entendre avec les “Tchèques” et les “Autrichiens”. Ils choisirent de défendre eux-mêmes leurs compatriotes.
123Les choses n’ont pas changé jusqu’à ce jour. Le manque d’unité et de confiance mutuelle est à l’origine de nombre de problèmes que le camp a connus.
124Au début de l’année 1945, tout le monde se prit à croire à la défaite de l’Allemagne et donc à notre libération. Ces deux espoirs furent satisfaits. Le 21 février, Son Excellence, le Gouverneur, et le Gouvernement de le Palestine déclarèrent que les réfugiés qui étaient détenus sur l’île Maurice étaient autorisés à retourner en Palestine, dès que les dispositions nécessaires auraient été prises, les conditions du transport prévues, etc. La guerre prit fin le 7 mai 1945, date à laquelle les Allemands se rendirent sans condition.
125Malheureusement les dispositions nécessaires n’ont pas pu être prises, et à l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes toujours détenus.
126En décembre 1940, alors que chaque navire, chaque embarcation était réquisitionnée, l’Angleterre a pu se permettre de perdre le “Patria” et a réussi à affréter en quelques jours deux autres énormes navires de 12 000 tonnes pour déporter les réfugiés loin de Palestine.
127Mais en mai 1945, alors que la guerre était finie en Europe et que la marine marchande des deux puissances de l’Axe, l’Italie et l’Allemagne était entre les mains des Alliés, il n’y avait pas de bateau disponible pour ramener les réfugiés en Palestine, eux qui avaient gâché en prison, cinq de leurs meilleurs années.
128Les derniers mois que nous venons de vivre, depuis le mois de février ont été les pires de tous. Ce qui nous est arrivé peut être comparé à ce qui se passe dans les compétitions sportives. On peut faire un bon ou un mauvais départ, mais c’est l’arrivée qui compte et elle est toujours difficile. Il en a été ainsi ici.
129Au départ nous n’avions pas d’autre façon de nous en sortir que de rester ou de mourir ou d’essayer au moins. Nous sommes partis, nous avons souffert, nous avons atterri ici, nous avons pris un nouveau départ, nous avons souffert et nous avons attendu et espéré le moment où on nous laisserait enfin partir. Sur le papier, nous avons le droit de rentrer, mais il y a déjà eu tant de choses qui n’ont existé que sur le papier. En février et en avril 1945, trois cyclones se sont abattus sur l’île. Beaucoup de gens ont été tués ou blessés et plusieurs centaines de personnes se sont retrouvées sans logis. Pendant près d’une semaine, le courant électrique a été coupé. Dans le camp, quelques toits ont été emportés par le cyclone, il y eut seulement des dégâts matériels sans pertes à déplorer.
130A notre arrivée au camp, nous avons connu une épidémie de fièvre typhoïde. Maintenant que notre départ, sans cesse retardé, est malgré tout imminent, nous sommes confrontés à l’une des épidémies les plus ravageuses qui puisse être. La paralysie spinale a fait plus de cent victimes sur l’île, près de 1 200 personnes sont restées paralysées après avoir contracté cette maladie. Nous avons eu nous aussi quelques cas : quatre ont survécu, et un en est mort, une jeune fille de 21 ans, fille unique, décédée cinq jours après avoir été admise à l’hôpital.
131La vie culturelle est un aspect important de l’existence humaine. Cet intitulé semble annoncer de grandes initiatives mais seules en fait, quelques-unes d’entre elles ont trouvé à se réaliser.
132Au début, des projets ambitieux avaient été mis sur pied pour l’éducation des plus jeunes. Il faut mentionner ici les cours qui étaient dispensés pour les préparer aux examens des Hautes Etudes Commerciales de Cambridge. Cette formation n’a pas duré, par manque de locaux, de livres et d’autres fournitures. Un autre obstacle a été l’absence de rémunération pour les enseignants, et le manque de moyens des élèves que n’avaient pas de quoi s’acheter des cahiers et de quoi écrire. De plus, tout le monde avait besoin de compléments alimentaires pour survivre et il fallait bien travailler pour gagner l’argent nécessaire à ces achats.
133Au bout d’un an, ces cours furent supprimés et on ne donnait plus que des leçons particulières. Il restait une école publique pour les enfants qui continua à fonctionner jusqu’au dernier jour. Il faut rendre hommage aux enseignants qui, dans des conditions très difficiles, comme il a été dit précédemment, ont dû se consacrer sans relâche à leur travail d’éducation et d’enseignement, auprès de la jeune génération du camp.
134Une jeune femme se consacra avec beaucoup d’efficacité et de générosité à l’encadrement du jardin d’enfants.
135Ces métiers vraiment essentiels n’étaient pas du tout rémunérés au début, mais au bout d’un an et demi, ceux qui les pratiquaient reçurent 3,5 roupies par mois pour deux heures de cours par mois.
136En dehors de ce système d’éducation organisé, les gens apprenaient et étudiaient beaucoup par eux-mêmes, se préparant pour l’avenir. Des gens faisaient en privé des conférences sur la science, sur les poètes juifs et sur d’autres aussi, sur la situation économique et politique.
137C’est l’Association Sioniste de l’île Maurice (la ZAM) qui était le principal organisateur de conférences et de manifestations culturelles, 60 % des internés en étaient membres. Tous y étaient représentés, de la droite à la gauche du monde juif. C’était la seule organisation unitaire du camp. Les anniversaires de Herzl, de Bialik et de Trumpeldor étaient célébrés tous les ans par tous les habitants du camp ; on commémorait aussi par une journée du souvenir organisée par la ZAM et les délégués nationaux, la date du 9 décembre (le jour de notre départ de Palestine).
138Tous les trois mois, en général quand le bateau apportait du courrier, on faisait une lecture publique des journaux. Les nouvelles les plus importantes, concernant la vie politique en général, les Juifs, la Palestine, étaient traduites et lues à l’Assemblée. Les derniers mois de notre détention, on nous en donnait lecture dans les haut-parleurs du camp. Beaucoup de conférences sur le sionisme, le judaïsme et la situation en Palestine, furent également diffusées par les haut-parleurs du camp. Le premier anniversaire de l’insurrection héroïque du ghetto de Varsovie fut célébré par un programme de radio diffusé dans le camp.
139Les Tchèques et les Polonais célébraient leurs fêtes nationales et les anniversaires des grandes figures de leurs pays en organisant à ces occasions des manifestations publiques au cours desquelles ils prononçaient des discours. L’anniversaire de Masarik fut ainsi célébré par les Tchèques ainsi que celui de la renaissance de la République tchèque (le 28 octobre).
140Les Polonais organisaient des célébrations : le 3 mai, jour anniversaire de la première constitution polonaise (1791), ils fêtaient aussi la renaissance de la République polonaise, l’anniversaire du maréchal Pilsudski, celui du général Sikorski, etc. Un jour de deuil et de jeûne fut décidé lorsque nous apprîmes l’extermination des Juifs de Pologne par les nazis. D’autres manifestations eurent lieu, au cours desquelles on tenait des réunions publiques et prononçait des discours. Il faut aussi parler dans ce chapitre du “théâtre du camp” et des autres divertissements. Le camp avait son orchestre, qui était très souvent invité à se produire en ville. Ils avaient la réputation sur l’île d’être de bons musiciens.
141En général, les représentations mettaient en scène des contes de fées ou des spectacles de cabaret. A quelques exceptions près, ces divertissements étaient de qualité moyenne. A certaines occasions, notamment lorsqu’il y avait des départs, des groupes se formaient spontanément pour organiser des fêtes où on dansait et où il y avait beaucoup de monde, même si ces manifestations étaient en général mal vues.
142Le camp avait sa propre radio, achetée avec les fonds de la caisse d’aide. Et puisque nous parlons des divertissements, il ne faut pas oublier le sport. Au début l’activité sportive était bien organisée et semblait promise au succès, mais ce fut un échec complet au bout du compte, en raison de la chaleur diurne. Au début de l’année 1941, c’est-à-dire peu de temps après notre arrivée, il y avait deux bonnes équipes de football qui jouaient contre les formations locales en obtenant souvent de très bons résultats. Les Tchèques et les Polonais introduisirent le volley-ball. Puis il y eut un engouement pour le tennis de table. Il n’y eut que deux meetings sportifs sur le terrain de football que nous avions construit et aménagé.
143Pour résumer en quelques lignes une longue histoire, disons que les réfugiés ont malgré tout tiré le meilleur parti de leur temps libre, dans des circonstances difficiles.
144Tout n’a pas été dit dans ce mémoire, il n’a été question ni des vols dans les magasins, ni de la cuisine, ni du cinéma, ni de la cantine, ni d’autres abus commis par notre communauté et tolérés par les autorités du camp ; tout cela nous entraînerait trop loin.
145Je n’ai pas voulu attendre d’avoir quitté ce camp pour consigner mes pensées, parce que la vie normale ne nous laissera pas beaucoup de temps libre, de temps perdu, pour s’asseoir oisivement et raconter des histoires.
146Peut-être que certains d’entre-vous direz que le titre, plutôt prometteur, ne correspond pas totalement au contenu de ces pages. Je trouve donc nécessaire d’ajouter quelques lignes, non plus à propos de notre vie au camp mais à propos de ses conséquences presque certaines.
147A la fin de la guerre, plusieurs millions de femmes et d’hommes doivent être rapatriés de leur asile actuel, d’un lieu de résidence qui leur a permis de trouver protection et de survivre pendant les six années de guerre. Ils ont été expulsés de leur foyer par des persécutions politiques et raciales, par des bombardements ou d’autres raisons encore. La plupart des lieux où ils vivaient sont aujourd’hui des amas de ruines, des lieux de deuil qu’ils souhaitaient oublier.
148La situation économique d’après-guerre dans les pays d’où ils viennent, rendra extrêmement difficile pour eux un éventuel retour. Les usines dans lesquelles ils travaillaient, n’existent peut-être plus, la région dans laquelle ils exerçaient leur profession avec succès a tellement changé qu’il n’y a plus de métier qu’ils puissent désormais y exercer dans de bonnes conditions. Des milliers de gens rompront définitivement avec leur patrie et voudront prendre un nouveau départ, probablement dans un des pays qui leur a offert protection et assistance.
149Leur principal souci sera d’échapper aux tragédies passées, d’oublier leurs persécuteurs, et en même temps, ils auront le désir de se rendre dans des pays où la démocratie triomphe. Nous ne pouvons dire aujourd’hui si leurs espoirs se réaliseront et si leurs aspirations seront satisfaites. Seul le temps en décidera et “les Trois Grands Hommes [12]” ont leur sort entre leurs mains.
150C’est une nécessité absolue que de renvoyer en priorité chez eux les prisonniers de guerre, comme il est urgent d’utiliser la flotte pour apporter l’aide dont l’Europe a besoin ; d’autres tâches indispensables devront être accomplies maintenant que les Allemands sont défaits mais chaque jour supplémentaire passé dans le camp, aggrave le danger.
151Deux mois ont passé depuis la capitulation inconditionnelle de l’Allemagne. Déjà depuis des mois, dans beaucoup de pays alliés, les gens commençaient à prévoir leur avenir. L’économie de guerre se transforme en économie civile. Des milliers de gens vont pouvoir profiter de cette nouvelle conjoncture et retrouver rapidement du travail.
152Et voila que se pose la question de ce qui va advenir de nous, des milliers de réfugiés qui sont dans la même situation, c’est-à-dire dans un camp, la guerre finie et toujours retenus.
153Sur l’île, les conceptions économiques les plus erronées étaient les plus répandues. La population s’est opposée à l’intégration d’un certain nombre d’immigrants, pensant qu’ils en pâtiraient économiquement, que cela entraînerait un accroissement du chômage parmi la population locale.
154Cette position tient à ce qu’ils pensaient qu’en donnant du travail à 100 réfugiés, 100 créoles, indiens ou Français, perdraient le leur. C’était là une conception totalement fausse. Je veux en apporter la preuve : si un des professionnels de haut niveau qu’il y avait parmi nous (il y avait entre autres des mécaniciens, des ingénieurs, des cordonniers, des chimistes) recevait l’autorisation de s’installer à son compte, est-ce qu’il ne serait pas en mesure de recruter des centaines d’autochtones, sûr qu’il serait par sa compétence et son professionnalisme, de réussir ? Ce n’est pas une simple rêverie, car cela s’est vérifié, mais seulement pour un nombre restreint de personnes et pendant une brève période. Avec à leur tête un de nos électromécaniciens, plus de 70 personnes ont trouvé du travail. Un de nos cordonniers a fondé et dirigé l’usine des chaussures Bata. Grâce à sa compétence, 37 personnes purent être recrutées. Il y avait beaucoup d’autres professionnels de leur qualité. Pourquoi ne les a-t-on pas laissé exercer leur métier ?
155Quand nous sommes arrivés sur l’île Maurice, nous étions 1 581. N’a-t-il pas fallu qu’on nous nourrisse, qu’on nous habille et qu’on nous loge ? Ce qui s’ensuivit c’est que cela procura du travail supplémentaire à l’épicier, aux magasins de vêtements, aux maçons, aux charpentiers et aux autres corps de métier.
156L’argent que nous leur avons permis de gagner n’a-t-il pas permis d’améliorer les conditions de vie de nombreuses familles de l’île ? Des centaines de gens n’ont-ils pas trouvé du travail grâce à notre venue ? Lorsque nous serons partis, beaucoup de ceux qui étaient mal disposés à notre égard, changeront d’avis et les plus instruits diront : “Pour ce qui est de notre attitude à l’égard de ces malheureux, nous aurions dû être plus ouverts au lieu de les exclure comme nous l’avons fait de plus en plus”.
157Quand à nous, je dois bien reconnaître que nous ne souhaitions pas rester sur cette île, il n’était dans les intentions de personne de s’installer à Maurice.
158Aujourd’hui nous sommes dans l’inquiétude : les portes de la Palestine s’ouvriront-elles pour nous ? Ces cinq années d’emprisonnement joueront-elles de quelque façon que ce soit en notre faveur, nous qui sommes innocents, le jour où nous demanderons un abri, un foyer et un gagne-pain ?
159Nous posons publiquement cette question, nous réclamons justice pour nous-mêmes et des milliers d’autres comme nous.
160Ouvrez les portes de la Palestine. Ne fermez pas la porte à ceux qui veulent rentrer dans leur pays d’origine. Venez-leur en aide à l’heure où ils préparent leur avenir, leur nouveau foyer.
161Nous demandons au Monde Libre pour lequel des millions de nos frères sont tombés, victimes de la barbarie nazie, pour lequel des milliers de nos frères ont livré des batailles héroïques et perdu leurs vies sur l’autel de la Liberté, nous lui demandons le droit d’occuper les espaces laissés libres sur cette terre, nous lui demandons le droit, par notre travail, d’aider à rendre ces espaces fertiles.
162Beau-Bassin, le 3 juillet 1945.
Mise en ligne 03/01/2021
Notes
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[1]
Arrivés le 26 décembre 1939 à la prison de Beau-Bassin où ils demeurèrent jusqu’au 10 août 1945.
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[2]
Nous avons des statistiques (approximatives) dressées en 1943 par les internés eux-mêmes, qui indiquent que ceux-ci se distribuaient du point de vue des nationalités d’origine de la manière suivante : 571 Autrichiens, 208 Tchécoslovaques, 154 Polonais, 70 Allemands, 140 originaires du Territoire de Dantzig et 182 apatrides.
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[3]
Zweigbaum indique le chiffre de 124.
-
[4]
En page 147 de La destruction des Juifs d’Europe, (Fayard, 1988), nous lisons : “En Grande-Bretagne, un groupe important de réfugiés fut condamné à vivre dans des baraques sur l’île Maurice, alors sous régime britannique, dans l’océan Indien.”
-
[5]
Traduit par Corinne Abensour (titre original du journal : “Free World ? No concentration camp, but behind prison walls – The story of the refugees on the feaver island Mauritius”).
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[6]
Et… comme il est habituel et quasiment banal… quelques oratoires vont signaler la différence entre les traditionnalistes et les hassidim, cependant que les Juifs du Burgenland autrichien souhaitaient perpétuer leur “pur rite ashkenaz”.
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[7]
C’est ainsi que Maxime Shun-Shin s’étonne que chaque fois qu’un sous-marin japonais croise au large de l’Ile Maurice, les détenus soient solidement enfermés dans leurs cellules, “de peur que ces sujets allemands ou autrichiens ne leur communiquent des renseignements sur le dispositif de défense des forces britanniques”.
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[8]
Deux tombes portent le même nom.
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[9]
Traduit par Corinne Abensour. Titre original : A free world ? No concentration camp, but behind prison walls - The story of the refugiees on the feaver island Mauritius.
NDLR : le style, hésitant et imparfait, respecte celui du texte d’origine. -
[10]
NDLR : cf. l’ouvrage, récemment traduit, de l’Israélien Yehuda Bauer, Juifs à vendre ?, éditions Liana Lévi, 1996.
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[11]
Un yard = 90 cm.
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[12]
NDLR : Churchill, Truman, Staline.