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Article de revue

La juridiction pénale internationale de Nuremberg à La Haye

Pages 92 à 104

Notes

  • [*]
    Cet article reproduit le texte de l’intervention de l’auteur lors du débat organisé par le Centre de documentation juive contemporaine sur “les procès de Nuremberg”, le 28 novembre 1995.

1Il est toujours un peu étrange pour un juriste de prendre la parole sur des sujets graves, lourds d’implications morales douloureuses, dans un lieu de mémoire. Et j’ai toujours le sentiment d’un certain décalage entre les mots du juriste, les seuls que je connais professionnellement, qui relèvent d’une technique un peu froide, non pas inhumaine, mais nécessairement désengagée, distanciée, et les enjeux que cette technique essaie de servir.

2Car la technique juridique, comme toute science sociale, poursuit des fins humaines. C’est évidemment le cas des efforts en vue de créer une juridiction criminelle internationale, dont l’objectif est de mettre fin à un phénomène intolérable, non seulement pour les victimes, mais pour l’humanité tout entière : l’impunité des criminels qui commentent des forfaits particulièrement odieux à grande échelle, que l’on appelle, dans le jargon international actuel “crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité”.

3Paradoxalement, la sanction de ces crimes se heurte à des obstacles, à la fois factuels et juridiques, bien plus considérables que lorsqu’il s’agit de crimes “ordinaires”, commis à “petite échelle” par des individus isolés ou organisés en petites bandes.

4Les deux caractéristiques essentielles de ces crimes sont en effet les suivantes :

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  • Ils choquent la conscience de l’humanité tout entière et portent atteinte aux fondements mêmes de la société internationale dans son ensemble.
  • Il n’est guère concevable qu’ils soient commis sans l’accord d’un Etat et, le plus souvent, ils le sont à son instigation, “par lui”.

6On s’est beaucoup posé la question de savoir si un Etat pouvait être “criminel”. Personnellement, je le crois, et je ne vois pas ce qu’il y a de choquant à considérer que l’Allemagne nazie, voire l’Irak de Saddaam Hussein, étaient ou sont des “Etats criminels” ; ils ont d’ailleurs été traités comme tels à certains points de vue. Je dois dire cependant que cette opinion, après avoir été assez répandue, après la guerre, est, aujourd’hui, fort isolée.

7Il n’en reste pas moins qu’elle me paraît avoir une certaine consistance et j’en donnerai un exemple d’une très brûlante actualité.

8A la suite de l’odieuse “épuration ethnique” dans l’ex-Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine a saisi la Cour internationale de Justice de La Haye d’une requête accusant la “nouvelle Yougoslavie” (Serbie et Monténégro) de génocide et de complicité de génocide. Il se trouve que je suis avocat de la Bosnie dans cette affaire, dont la Cour mondiale devrait examiner la première phase – la question de sa compétence, contestée par la “Yougoslavie” – en avril prochain. L’enjeu est bien, ici, de faire condamner un Etat pour violation de la convention conclue en 1948, qui érige le génocide en crime international. Indépendamment du bien ou du mal-fondé de cette action, ceci appelle deux remarques :

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  • cette action n’a pas un caractère pénal – ni d’ailleurs civil ; on se place sur un autre plan, celui de la responsabilité internationale d’un Etat pour la violation d’un traité par lequel il est lié, et l’on tente d’obtenir réparation pour cette violation ;
  • il s’agit d’un litige opposant deux Etats souverains entre eux ; les individus qui, concrètement, ont participé au “nettoyage ethnique” ne sont pas en cause, et ne peuvent l’être devant la Cour internationale de Justice (CIJ), qui est une juridiction purement inter-étatique.

10Il est, en effet, très important de ne pas confondre, comme le font abondamment les journalistes, le tribunal pénal international, compétent pour juger les individus et dont je reparlerai plus longuement tout à l’heure, et la CIJ qui siège également à La Haye mais qui est un organe permanent et principal des Nations Unies et qui, à certaines conditions assez strictes, a compétence pour trancher les différends surgissant entre Etats ; mais elle ne peut ni être saisie par des personnes privées, ni les juger. Le problème de l’impunité des assassins reste donc entier.

11Ce serait très certainement pécher par excès d’optimisme que de considérer qu’il est en voie de solution. Il n’en reste pas moins que des évolutions récentes sont encourageantes à cet égard, même si elles restent incertaines et posent de nombreux problèmes juridiques.

12La première brèche, longtemps isolée, qu’a connue le principe d’impunité a été le très fameux Tribunal militaire international de Nuremberg. On peut, assurément, disserter à l’infini sur la portée concrète du jugement qu’il a rendu le 1er octobre 1946, condamnant certains des grands criminels nazis et acquittant certains accusés, sur les faiblesses de cette “justice des vainqueurs”, sur la difficulté qu’a éprouvée le tribunal à trouver des chefs indiscutables d’accusation, bien que je sois personnellement convaincu qu’il s’est agi d’un procès équitable, moralement nécessaire et juridiquement acceptable.

13Mais on ne peut certainement pas nier la formidable mutation qu’a constituée sa création dans la conception même que l’on se faisait du droit international jusqu’alors : si on laisse de côté la tentative avortée du Traité de Versailles de 1919 de faire juger internationalement le Kaiser Guillaume II pour “offense suprême à la morale internationale et à l’autorité des traités”, pour la première fois des individus étaient jugés, au nom du droit international par un Tribunal international. Les accusés rétorquaient, bien sûr, que les crimes qui leur étaient reprochés avaient été commis au nom du Reich, mais le voile de l’Etat, véritable barrière jamais franchie, était cette fois, devenu transparent. Sans considération pour l’Etat qu’ils représentaient, ce sont les auteurs eux-mêmes des trois grandes catégories de crimes définies par l’Accord de Londres de 1945 (les crimes de guerre, les crimes contre la paix et les crimes contre l’humanité) qui ont été poursuivis et condamnés.

14Dorénavant, il était impossible de considérer le droit international exclusivement comme le droit entre les Etats et les individus savent – devraient savoir – qu’ils sont susceptibles de répondre directement des actes de barbarie contraires au droit international qu’ils ont commis même s’ils ont agi au nom de l’Etat, ou se sont abrités derrière le parapluie étatique ; même s’ils invoquent l’exercice de leurs fonctions officielles, que l’article 7 du Statut du Tribunal excluait expressément comme excuse absolutoire ou atténuante, de même que l’article 8 rejetait toute excuse fondée sur les instructions du Gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique.

15Peu après le Tribunal militaire international de Tokyo a été institué selon un processus un peu différent mais dans le même esprit, et a abouti à six condamnations à mort en 1948. Dans les deux cas, cette justice internationale a coexisté avec une répression nationale : seuls les criminels “majeurs” – définis assez arbitrairement comme ayant commis leurs forfaits dans plusieurs pays – ont été jugés par les tribunaux tandis que les plus “petits gibiers” étaient poursuivis devant des juridictions nationales, qu’il s’agisse des tribunaux allemands ou japonais ou de tribunaux d’Etats tiers, comme la Cour criminelle israélienne qui a jugé Eichman en 1961 ou la Cour d’assises de Lyon qui a condamné Klaus Barbie en 1987.

16Puis est arrivée la guerre froide et l’immobilisme juridique international qui en est résulté.

17Certes, dès 1946, l’Assemblée générale des Nations Unies a confirmé les “principes de droit international reconnus par le Statut de la Cour de Nuremberg et par l’arrêt de cette Cour”, et, l’année suivante, elle a demandé à la Commission du Droit international (CDI) – l’organe de l’ONU chargé de la codification et du développement progressif du droit international – d’élaborer un projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, englobant sous une appellation unique les trois catégories de crimes consacrés par le Statut du Tribunal de Nuremberg. Mais cette entreprise est restée en panne jusqu’en 1981 après que la CDI eut proposé deux projets infructueux en 1951 et 1954. Certes encore, parallèlement, l’Assemblée générale avait, en 1948, chargé la CDI d’étudier la création d’une Cour criminelle internationale permanente.

18Cette invitation avait été rendue nécessaire par l’article 6 de la Convention sur le génocide qui prévoyait la compétence d’une telle juridiction (comme le fera plus tard, mais de façon plus floue, l’article V de la Convention contre l’apartheid de 1973). Elle était cependant vouée à l’échec du fait de l’hostilité de l’URSS à la fois à tout ce qui ressemblait à une juridiction internationale et à la consécration de l’individu comme sujet de droit international. D’ailleurs la CDI, composée d’experts indépendants, ayant conclu à la faisabilité d’une telle Cour, l’Assemblée générale a pris soin de lui enlever le sujet pour le confier à deux comités intergouvernementaux successifs dont les projets, soumis en 1951 et en 1953, n’ont soulevé l’enthousiasme ni des Etats ni de la doctrine et ont été enterrés au prétexte que leur sort était lié à celui du Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, lui-même remis à des jours meilleurs dans l’attente d’un consensus sur la définition de l’agression…

19L’Assemblée générale ayant adopté cette définition – d’ailleurs fort critiquable – par une résolution de 1974, plus rien ne s’opposait en principe à ce que les travaux sur le Code et sur la Cour reprennent. Il fallut cependant attendre 1981 s’agissant du premier, et 1990 en ce qui concerne la seconde, pour que la CDI se remette au travail sur ces deux sujets.

20C’est, en réalité, la fin de la guerre froide et la disparition de l’URSS qui ont permis de relancer ces projets. Et cela s’est fait avec beaucoup de vigueur dans plusieurs directions.

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  • La CDI, dont la rapidité n’est pas le fort, a adopté une première version du Code des crimes contre la paix et la sécurité en 1991 et devrait en achever la seconde lecture en 1996. C’est, à mon avis, un texte assez catastrophique, dont la première partie, consacrée au régime juridique de ces infractions est lacunaire et “molle” et la seconde, qui porte sur les crimes eux-mêmes, hétéroclite et “attrapetout” ; mais, au moins, son achèvement supprime l’un des prétextes traditionnels à la non-création d’une Cour criminelle internationale puisque d’aucuns prétendent que la Cour devrait nécessairement appliquer le Code, ce qui demeure discutable…
  • Parallèlement, en 1990, l’Assemblée générale a relancé, d’ailleurs, prudemment, le projet d’une Cour en demandant à la CDI “d’étudier la question de la création d’une Cour de justice pénale internationale permanente ou d’un autre mécanisme juridictionnel pénal de caractère international”. Les choses sont alors allées bon train du fait de la conjonction de plusieurs éléments :
    • La CDI était certainement anxieuse de ne pas être dépossédée de ce sujet important et symbolique comme elle l’avait été en 1950.
    • Elle a trouvé, en la personne du professeur australien James Crawford, un rapporteur actif, enthousiaste et compétent ; et
    • Elle a été “stimulée” par la création, en 1993, du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (v. 3, infra).

22Trois groupes de travail successifs ont, en 1992, conclu à la “faisabilité” d’une telle Cour et, en 1993 et 1994, élaboré deux projets, assez proches l’un de l’autre dans leur esprit mais comportant des différences techniques significatives.

23Le second est assez compliqué et touffu. Ses caractéristiques principales sont les suivantes :

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  • La future Cour serait “semi-permanente” en ce sens qu’elle aurait un Greffe et des Juges élus permanents mais qu’elle ne se réunirait qu’en tant que de besoin (ceci ne laisse pas de poser des problèmes difficilement surmontables ; notamment celui-ci : quid des enquêteurs évidemment essentiels dans une procédure pénale ?).
  • Sa compétence reposerait sur un mécanisme extrêmement complexe, faisant une large place au consensualisme : sauf pour le génocide et l’agression (où le filtre du Conseil de sécurité jouerait), il s’agirait d’une compétence “à la carte”, modulée à leur gré par les Etats.
  • Ce consensualisme, choquant dès lors qu’il s’agit de crimes dont la poursuite intéresse la communauté internationale dans son ensemble, est encore aggravé par le mode de création de la Cour, qui serait institué par une convention, dont, par définition, la ratification dépend du bon vouloir des Etats.
  • Enfin, le projet comporte des dispositions (surtout un article 33) fort contestables à mes yeux en ce qui concerne le droit applicable, qui serait un “méli-mélo” de droit interne et de droit international et, en ce qui concerne celui-ci, de règles conventionnelles et coutumières.

25Malgré ces faiblesses – à cause d’elles, peut-être… – l’Assemblée générale a réservé un accueil assez favorable à ce projet dont elle a confié l’examen à un groupe d’experts intergouvernemental ; ils progressent avec une sage lenteur…

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  • Il n’est pas douteux que la réflexion sur la Cour criminelle internationale permanente a reçu un “coup de fouet” avec la création, en 1993, à la suite d’une initiative française, par deux résolutions successives du Conseil de sécurité d’un Tribunal pénal international chargé “de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991”, et, plus spécifiquement, les infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 (les “conventions humanitaires de la Croix-Rouge”), les violations des lois et coutumes de la guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité.

27Composés de onze Juges élus par l’Assemblée générale sur une liste de 22 à 33 noms dressés par le Conseil de sécurité, le Tribunal qui, comme la CIJ dont il est entièrement distinct, siège à La Haye, se compose de deux Chambres de première instance de trois juges et d’une Chambre d’appel de cinq juges, du Bureau du Procureur et d’un Greffe. Il s’est mis au travail dans des conditions parfois difficiles et a procédé jusqu’à présent à 52 mises en accusation (dont celles de M. Karadzic et du général Mladic) et se prépare, après une bataille acharnée de procédure, à juger, au printemps 1996, un premier accusé, M. Dusko Tadic.

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  • Enfin, à la suite du génocide rwandais, le Conseil de sécurité a créé, il y a à peine plus d’un an, un second Tribunal ad hoc, sur le modèle de celui de La Haye, avec lequel il partage d’ailleurs le même Procureur, le même Règlement de procédure (sous réserve d’aménagements), le même Président et la même Chambre d’appel. Il siège à Arusha (Tanzanie) et se met, péniblement, en place à l’heure actuelle.

29Le sens de l’évolution est clair : on s’achemine vers le recours de plus en plus fréquent à des juridictions proprement internationales pour juger les auteurs des crimes qui mettent en cause les fondements mêmes de la société internationale et probablement même vers la création d’une Cour criminelle internationale permanente. Dans ses grandes lignes cette évolution est positive, mais elle ne laisse pas de poser des problèmes juridiques difficiles, très imparfaitement résolus à l’heure actuelle. Et d’abord en ce qui concerne les modalités mêmes de la création de ces juridictions.

30Le Tribunal de Nuremberg, qui n’avait guère de militaire que le nom, mais qui était indiscutablement international, a été créé, formellement, par un traité, l’Accord de Londres du 8 août 1945 conclu par les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni et l’URSS et auquel les Alliés ont été invités à se joindre, ce que dix-huit d’entre eux ont fait. Mais la forme conventionnelle retenue était un peu un trompe-l’œil : l’Etat dont les accusés étaient ressortissants, l’Allemagne, n’y était pas partie et n’a joué aucun rôle dans sa mise en œuvre ; en réalité les quatre grands Alliés ont pris, au nom de ce que l’on n’appelait pas encore la communauté internationale, une décision collective – d’où, d’ailleurs, cette critique de “justice des vainqueurs” adressée au Tribunal.

31Certes, on peut s’offusquer – mais certainement pas s’étonner – que les auteurs des bombardements massifs des villes allemandes ou du largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki n’aient pas été traduits en justice même si je crois, personnellement, que ces actes étaient de nature différente de celle des crimes perpétrés par les nazis ; mais, de toutes façons, je ne vois pas très bien en quoi l’absence de poursuites contre ceux-ci aurait pu valoir l’impunité aux Goebbels, Himmler et autres Rudolf Hess. De même, je crois moins fondée encore l’autre critique traditionnelle faite au Tribunal de Nuremberg selon laquelle le principe fondamental du droit pénal nullum crimen, nulla poena sine lege) n’aurait pas été respecté. Le Tribunal lui-même s’en est expliqué dans son jugement, il s’est fondé sur les “principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées” et, en effet, le meurtre, l’extermination, la torture étaient clairement punissables en vertu du droit pénal national de tous les Etats, y compris le droit allemand ; au surplus, on ne me fera jamais croire que des esprits normalement constitués pouvaient penser que l’extermination de millions d’êtres humains dans des conditions abominables était la chose la plus naturelle du monde et n’était pas condamnable en droit, comme en morale.

32Les mêmes considérations valent pour le Tribunal militaire international de Tokyo, dont le mode de création est encore plus unilatéral que celui du Tribunal de Nuremberg puisqu’il a été institué par une décision du Commandant suprême des forces d’occupation au Japon.

33Quant aux deux tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, leur création résulte de décisions collectives et unilatérales (“plurilatérales”) du Conseil de sécurité des Nations Unies qui a estimé que “la création d’un tribunal international en tant que mesure spéciale prise par le Conseil et l’engagement de poursuites contre les personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire (…) contribuerait à la restauration et au maintien de la paix” dont, en vertu de l’article 24 de la Charte des Nations Unies, le Conseil assume la “responsabilité principale” au nom de l’ensemble des Etats membres, c’est-à-dire, finalement, de la communauté internationale dans son ensemble.

34On a beaucoup critiqué ce mode de création en faisant valoir que les deux tribunaux étaient des créations de circonstance et que le lien avec le rétablissement de paix – un lien nécessaire, faute de quoi le Conseil de sécurité n’aurait pas eu compétence pour les créer, en faisait des juridictions temporaires et peu crédibles. Le Comité de juristes français qui a été à l’origine de la création du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, présidé par M. Truche, le Procureur général près la Cour de Cassation, dont j’ai été le rapporteur, avait répondu par avance à cet argument en expliquant que, pour être crédible et pour pouvoir jouer le rôle dissuasif qui est l’une de ses fonctions principales, il fallait que le Tribunal fût maintenu même après que le rétablissement de la paix – et tel a été le cas puisque les Accords de Dayton et de Paris n’envisagent nullement sa suppression ; les Bosniaques (et les Américains eux-mêmes semble-t-il) avaient d’ailleurs fait de son maintien une condition à leur signature.

35Ceci dit, l’argument, aussi infondé soit-il, a la vie dure et c’est en partie pour éviter d’y donner prise que l’on prévoit de créer la future, et maintenant probable, Cour criminelle internationale permanente par un traité. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée : tous les précédents – les quatre que j’ai cités : Nuremberg, Tokyo, l’ex-Yougoslavie et le Rwanda – montrent que l’on peut procéder autrement et je pense qu’il est bon, puisque les crimes qu’il s’agira de punir heurtent la conscience de l’humanité tout entière, que ce soit la communauté internationale dans son ensemble qui le crée, et non une addition d’Etats. Surtout, le mode de création envisagé me paraît choquant en ce qu’il reviendra à susciter la formation d’un “cercle d’Etats vertueux” puisque, selon toute vraisemblance, seuls ratifieront le futur traité, les Etats qui n’ont rien à en redouter, la France, mais pas la Chine, la Suède, mais sans doute pas la Russie, la Libye ou le Brésil… Il faudrait vraiment abandonner, dans ce domaine, le consensualisme trop cher aux Etats et dont la mise en œuvre entraînerait – et entraînera sans doute – la création d’une juridiction-diversion inutile ; malgré les idées reçues, si une Cour criminelle internationale permanente doit être créée, c’est par une résolution de l’Assemblée générale ou, mieux, par une résolution conjointe de celle-ci et du Conseil de sécurité qu’il faudrait le faire. Pas par un traité qui ne pourrait être que l’alibi de la bonne – ou de la mauvaise – conscience des Etats démocratiques.

36D’autres problèmes délicats concernent la compétence des juridictions pénales internationales.

37Ici encore, le point de départ est nécessairement le Statut du Tribunal de Nuremberg dont l’article 6 distinguait :

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  • Les crimes contre la paix, en particulier le fait d’avoir dirigé, préparé, déclenché et poursuivi une guerre d’agression.
  • Les crimes contre l’humanité qui étaient définis assez restrictivement en ce sens qu’ils n’étaient punissables que s’ils avaient été commis “en liaison” avec les deux précédents.

39Par la suite, ces qualifications ont été affinées et précisées, notamment du fait que le génocide a constitué une infraction distincte des crimes contre l’humanité à partir de l’adoption de la Convention sur le génocide de 1948. En outre les quatre Conventions, dites “de la Croix-Rouge”, signées à Genève en 1949 complètent les vieilles Conventions de La Haye de 1899 et 1907 et organisent la protection des blessés, des malades, des prisonniers et des personnes civiles en temps de guerre. Enfin, les crimes contre l’humanité ont acquis leur autonomie par rapport aux crimes contre la paix et aux crimes de guerre.

40Les compétences respectives des deux tribunaux ad hoc existants et de la Cour criminelle internationale permanente en projet tiennent compte de ces évolutions. Elles présentent des points communs et des différences.

41Les statuts des deux tribunaux et le projet de la CDI concernant la Cour incriminent tous les génocides, les crimes contre l’humanité et les infractions graves aux Conventions de la Croix-Rouge de 1949 ; le projet et la CDI ne les définit pas, alors que les Statuts des Tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda s’y essaient mais pas toujours exactement de la même manière :

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  • En ce qui concerne le génocide, ils reprennent, l’un et l’autre, les termes de l’article 2 de la Convention de 1948.
  • De même, pour ce qui est des crimes contre l’humanité, ils s’inspirent, mais en “mettant à jour” de l’article 6.c du Statut du Tribunal de Nuremberg.
  • En revanche, s’agissant des infractions graves aux Conventions de Genève, les deux Statuts comportent une différence d’importance puisque celui du Tribunal de La Haye se borne à se référer aux Conventions de 1949 alors que le Statut du Tribunal d’Arusha y ajoute une référence aux infractions graves au Protocole II de 1977 qui complète en ce qui concerne les conflits armés non internationaux, les textes de 1949.

43On aurait pu s’attendre, dans ces conditions, à ce que le Statut du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie renvoie, pour sa part, au Protocole I de 1977 relatif, lui, aux conflits internationaux, voire aux deux protocoles de 1977 puisque la tragédie yougoslave comporte à la fois des aspects internationaux et internes. Il n’en a rien été, et pour une bien mauvaise raison : certains Etats, et d’abord la France, n’aiment pas le protocole I qu’ils n’ont pas ratifié et se sont, en conséquence, opposés à ce qu’il en soit fait mention.

44Ceci peut paraître anodin, mais ça ne l’est pas. D’une part, le Protocole I de 1977 est infiniment plus adapté aux conditions des conflits armés contemporains que les textes de 1949. D’autre part et surtout, cet épisode met en évidence le danger qu’il y a à renvoyer expressément à des traités pré-existants pour définir les crimes dont les juridictions pénales internationales ont à connaître. Pourquoi ? En premier lieu parce que ces conventions elles-mêmes peuvent être l’objet de controverses (qui peuvent n’avoir rien à voir avec la définition des crimes eux-mêmes) ; et l’on arrive alors aux absurdités que je viens d’évoquer. D’autre part, et c’est plus grave encore, parce que de tels renvois donnent à penser que les infractions en question ne sont punissables que du fait des traités auxquels les Statuts des tribunaux renvoient.

45Or rien n’est plus faux : les manquements graves au droit humanitaire des conflits armés sont des crimes internationaux indépendamment des traités qui les codifient. Qu’un Etat ait ou non ratifié les Conventions de 1949, ses ressortissants sont internationalement responsables des infractions graves au droit humanitaire qu’ils commettent. Il se trouve que le Rwanda est partie aux quatre Conventions de 1949 et au Protocole II – le problème est d’ailleurs beaucoup plus compliqué pour les Etats issus de la dissolution de l’ex-Yougoslavie – mais l’Erythrée ne l’est pas. Si les événements qui ont eu lieu au Rwanda s’étaient produits en Erythrée (et, après tout, ceci ne peut, malheureusement, être totalement exclu) devrait-on s’abstenir de qualifier de criminels ces mêmes agissements au prétexte que ce pays est resté en dehors du cercle des Etats contractants ? La réponse est évidemment négative.

46Il est un peu accablant que, sur ce point, on ait été, en 1993 et en 1994 – les Statuts des deux tribunaux ad hoc mentionnent expressément les Conventions de 1949 – plus timoré et frileux qu’en 1945. Et je crains fort que la responsabilité de cette régression incombe au lobby du Comité international de la Croix-Rouge qui, avec les meilleures intentions du monde, a poussé à ce résultat symboliquement désastreux. Mais, heureusement, symboliquement seulement car, en pratique, il faut reconnaître que ce n’est pas très grave dans la mesure où la quasi-totalité des Etats du monde ont ratifié les Conventions de 1949 ; en revanche, ceci n’est pas vrai pour les Protocoles de 1977 et, de toutes manières, cette façon de procéder constitue un faux pas regrettable.

47Il existe une différence significative dans les compétences respectives des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda ; le Statut du premier mentionne les violations des lois et coutumes de la guerre, que celui du second n’évoque pas, à juste titre. En effet, le drame rwandais constitue un conflit ethnique purement interne, alors que la crise yougoslave mêle des aspects internes (à l’origine, avant l’éclatement de la Yougoslavie, puis en Bosnie-Herzégovine) et une évidente composante internationale (en particulier du fait de l’intervention massive de Belgrade dans l’affaire bosniaque).

48Quant à la compétence de la future Cour criminelle internationale permanente, elle repose, au moins dans le projet actuel de la CDI, sur un système beaucoup plus complexe. On y retrouve les quatre “grands crimes” mais les Etats peuvent également accepter la juridiction de la Cour pour une longue série de crimes, définis par divers traités auxquels renvoie le projet. En outre, même en ce qui concerne les “quatre grands” le régime juridique de la compétence de la Cour est différencié : en principe, la Cour pourra être saisie (et ne pourra être saisie que) par l’Etat détenant la personne soupçonnée de crime ou celui sur le territoire duquel il a été commis, mais :

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  • Ce strict – et discutable – interétatisme sera atténué en ce qui concerne le génocide, tout Etat partie à la Convention de 1948 pouvant, dans ce cas, saisir la Cour ; concrètement, ceci est certainement préférable mais, ici encore, pourquoi renvoyer à un traité, Le génocide est un crime dont la sanction intéresse la communauté internationale tout entière, convention ou pas.
  • En cas d’agression, la saisine de la Cour devrait être subordonnée à la qualification de l’acte en cause comme étant bien une “agression” par le Conseil de sécurité des Nations Unies ; ce n’est pas enthousiasmant – notamment du fait du droit de veto appartenant aux cinq membres permanents, mais ceci est probablement inévitable si l’on veut respecter la lettre et l’esprit de la Charte.

50Pour dire la vérité, je suis assez loin d’être enthousiasmé par le projet de Statut de Cour criminelle internationale permanente élaboré par la CDI : il est trop interétatique, trop consensualiste, trop hétéroclite et trop lourd. Mais on peut élargir ce débat.

51Il est bon ton de préférer une Cour permanente à des tribunaux ad hoc. Les principaux arguments de ses défenseurs – à vrai dire, la quasi-totalité de la doctrine et des organisations ou des militants “humanitaires” et c’est probablement aussi le sentiment dominant dans l’opinion publique – consistent à dire :

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  • Qu’il est plus commode d’avoir une juridiction “toute prête” que d’être obligé d’en créer une chaque fois que des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sont commis ; et
  • Que la permanence est également le gage d’une justice plus sereine et plus indépendante.

53Ceci ne me paraît pas évident : il m’apparaît que le Tribunal de La Haye s’acquitte de sa mission avec conscience et impartialité. De plus, la permanence n’aurait de sens que si elle était complète, c’est-à-dire si un “parquet international” assisté d’enquêteurs nombreux et compétents étaient effectivement à la disposition de la communauté internationale ; or cela coûterait fort cher et ce coût ne serait sans doute pas justifié : fort heureusement, il ne se commet pas tous les jours des crimes si abominables que la communauté internationale tout entière soit concernée.

54Sans doute en irait-il différemment si l’on élargit la compétence de la Cour à d’autres crimes, certes condamnables (et d’ailleurs condamnés par le droit international), mais qui ne présentent pas le même caractère horrible et déstabilisateur de la société internationale que les “quatre grands”. Je pense, par exemple, au trafic de drogue qui, sous la pression des Etats latino-américains, a conduit l’Assemblée générale de l’ONU à relancer, en 1990, l’idée d’une Cour criminelle internationale.

55Je n’ai rien contre l’idée que ce crime, internationalement condamné par diverses conventions, soit sanctionné internationalement et il est très compréhensible que les Etats d’Amérique latine souhaitent se “décharger” sur la communauté internationale d’un problème préoccupant. Mais je ne crois pas que l’idée soit bonne d’en confier la répression à la même juridiction que celle qui serait compétente en matière de génocide ou d’agression : le trafic de stupéfiants ne pose pas les mêmes problèmes, ne nécessite pas que la même procédure d’investigation soit suivie, ne suppose pas la même formation ni les mêmes compétences de la part des Juges, et, surtout, je crains qu’à mêler ainsi des choses totalement différentes, on en vienne à banaliser l’horreur.

56Pour toutes ces raisons, et aussi pour celles que j’ai exposées en ce qui concerne le mode de création de la Cour, il me semble que l’on serait mieux inspiré de ne pas créer une juridiction fonctionnant de manière permanente, mais plutôt une instance très souple, prête à fonctionner rapidement si et quand cela est nécessaire, et dont la compétence serait limitée aux “crimes des crimes”, à ceux qui mettent en danger les fondements mêmes de la société internationale et révoltent la conscience de l’humanité. Quitte du reste à créer par ailleurs, selon un modèle différent et, cette fois, par traités, des juridictions pénales spécialisées dont la première pourrait être un Tribunal international pour la répression du trafic des stupéfiants ; mais on peut songer aussi, par exemple à une juridiction internationale pour la protection de l’environnement ; etc.

57Le droit est au service de fins humaines et il semble que le mouvement vers l’institutionnalisation progressive de la justice criminelle internationale, entamé à Nuremberg, entré en hibernation avec la guerre froide, relancé par la création des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, et poursuivi avec la réflexion actuelle sur la création d’une Cour permanente, est important et révélateur.

58Il montre, même si timidement, même si imparfaitement, que la communauté internationale n’est plus entièrement une expression vide de sens et que les hommes ont pris conscience que ce qui se passe “ailleurs” intéresse et concerne l’humanité toute entière.

59Certes, la création de juridictions criminelles internationales, qu’elles soient ad hoc ou permanentes ne constitue pas une panacée. Elles ne suppriment pas, et ne supprimeront pas, les conflits armés ; elle n’empêchent pas et n’empêcheront pas, à elles seules, que des crimes abominables soient commis – même si elles peuvent constituer un élément dissuasif. Du moins, et c’est là qu’est le progrès, en levant en partie l’impunité dont ont bénéficié trop souvent les auteurs des crimes les plus graves contre l’Homme, elles introduisent un élément de moralisation bienvenu dans les relations internationales et, en constituant l’amorce d’une répression pénale internationale, elles témoignent d’une solidarité plus réelle – même si elle demeure bien timide – entre les membres de la société internationale.

60On peut espérer que cette solidarité, cette conscience humanitaire véritablement internationale, esquissée entre les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et qui s’est traduite par le jugement de Nuremberg, ira en se renforçant et qu’il ne sera pas besoin d’autres guerres, d’autres holocaustes et d’autres catastrophes humanitaires pour que la communauté internationale mette en place un système crédible et universel mettant fin à l’impunité des criminels contre la paix et la sécurité internationale, afin que les Pol Pot et autres Saddam Hussein se sachent enfin menacés par un juste châtiment, rendu par une justice sereine. Nuremberg a montré la voie ; aux générations actuelles et futures de s’y engager résolument.


Date de mise en ligne : 03/01/2021.

Notes

  • [*]
    Cet article reproduit le texte de l’intervention de l’auteur lors du débat organisé par le Centre de documentation juive contemporaine sur “les procès de Nuremberg”, le 28 novembre 1995.
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