Couverture de LMJ_218

Article de revue

Les Ardennes, une logique de Judenrat

Pages 172 à 175

Notes

  • [1]
    Se reporter à Une Terre promise ?, de Maurice Rajsfus, L’Harmattan, 1990.
  • [2]
    Sur cette illusion, il est utile de lire les Carnets d’un témoin de Raymond-Raoul Lambert, (Fayard, 1955). “Je suis désormais une personnalité de premier plan dans le judaïsme français, discutée par les uns, flattée et encouragée par les autres, mais j’agis et c’est là l’essentiel.” (p. 135) Réflexion datée du 11 décembre 1941.
  • [3]
    “…Le kapo le plus engagé dans la coopération avec les SS ne souhaitait pas le maintien du régime nazi et de l’État SS. Aucun dirigeant de l’Ugif n’a, bien entendu, souhaité comme Pierre Laval la victoire de l’Allemagne, mais son comportement pouvait éventuellement aider à cette victoire.” Dans “La corde et le pendu”, préface de Pierre Vidal-Naquet à Des Juifs dans la collaboration, de Maurice Rajsfus (EDI,1980)
  • [4]
    Dans Face à la persécution, Calmann-Lévy, 1985, Jacques Adler a parfaitement décrit cette dérive, voir pp. 37 à 69.

1Aussi paradoxal que cela puisse paraître, pour des raisons que certains pourraient trouver cohérentes, des animateurs d’œuvres sociales juives ont contribué à créer, dès l’automne 1941, les conditions de l’enfermement d’autres Juifs. Il s’agit de la sinistre aventure des camps agricoles des Ardennes. Sans vouloir trop insister sur d’anciennes querelles, force est pourtant de constater qu’en la circonstance il y avait d’un côté des Juifs français de souche plus ou moins ancienne et, de l’autre, des Juifs immigrés, surtout originaires de Pologne, que l’on envoyait à la terre, aux travaux forcés. [1]

2Camps de travail “volontaires”, au départ, quarante villages du département des Ardennes deviendront au fil des mois des lieux de résidence forcée, de travail obligatoire finalement, sous la surveillance des Allemands, aidés dans leur tâche par une bureaucratie tatillonne, persuadée d’œuvrer dans l’intérêt supérieur de la communauté juive menacée.

Les œuvres ou les hommes ?

3Quelle que soit la nature de leur idéal, les hommes sont rarement parfaits. Ce constat est encore plus net lorsque l’Histoire s’accélère et perturbe les esprits. Il faut s’adapter aux situations nouvelles, chercher un point d’équilibre, envisager parfois la politique du moindre mal, voire du mal nécessaire. Et puis, il faut survivre. Il en va ainsi pour tous les groupes de population menacés et les Juifs n’ont aucune raison de réagir différemment. Même lorsque le danger est particulièrement fort.

4Pour leurs choix politiques, les hommes ne disposent pas toujours d’un long délai de réflexion – c’était le cas au temps de l’Occupation – et ce qui peut paraître utile à certains est rapidement qualifié de pervers par d’autres.

5A l’automne 1941, les responsables des œuvres juives de bienfaisance n’envisageaient prioritairement que la survie de leur activité sociale, n’imaginant jamais le pire. Dans le même temps, une partie non-négligeable du judaïsme français n’avait pas encore vraiment tiré les leçons de la prise du pouvoir par les nazis, en Allemagne, et espéraient toujours pouvoir négocier avec les nouveaux maîtres et leurs laquais du régime de Vichy. [2]

6Si l’on considère avec attention cette période, il faut bien convenir que – dans tous les milieux – certains esprits étaient soudainement plus prompts au dérapage que lors d’une crise ordinaire. Il n’est pas ici question de réflexion raisonnable, et la simple relation des faits devrait suffire pour décrire une aventure qui se terminera tragiquement.

Pouvait-on amadouer les nazis ?

7Qui pourrait affirmer sérieusement qu’en 1940, après les premières semaines de l’Occupation, les Juifs vivant dans la zone nord constituaient une communauté au vrai sens du terme ? Il y avait les Juifs français, très semblables à leurs compatriotes, mettant souvent leur espoir en Pétain, et les Juifs immigrés, désespérés car nettement plus conscients des enjeux. Les uns et les autres – comme tous les citoyens vivant dans ce pays étaient persuadés que les nazis avaient définitivement gagné la guerre, qu’ils resteraient durablement en France, et qu’il faudrait vivre sous leur emprise. Tout comme dans la plupart des pays d’Europe, comme en Grande-Bretagne bientôt.

8Il est un autre constat, tout aussi indispensable. Après la promulgation de l’ordonnance allemande faisant obligation aux Juifs de la zone occupée de venir se déclarer comme tels dans les commissariats de police, aucune organisation politique, religieuse ou sioniste ne fit connaître son point de vue, ne donna le moindre conseil face à cette atteinte à l’intégrité des Juifs vivant sous la botte allemande. Dès le mois de mars 1941, les œuvres sociales regroupées au sein du Comité de coordination des œuvres de bienfaisance juives du Grand Paris tremblaient sous la férule du SS Dannecker. Certes, les responsables de ces œuvres n’étaient pas inintelligents ou pervers mais ils espéraient limiter la casse, amadouer “la bête” nazie, en pratiquant cette politique du moindre mal qui ne connaît toujours que des perdants. Rapidement, des difficultés grandissantes vont naître de cette trop grande bonne volonté d’hommes persuadés de la nécessité d’aller audevant des exigences du maître. [3]

Les petits tailleurs, à la terre…

9C’est ainsi que de l’automne 1941 à l’automne 1943, le Comité de coordination, puis l’UGIF, fourniront une pauvre main-d’œuvre pour travailler sur les terres réquisitionnées par l’intendance allemande dans les Ardennes. Au départ, il n’y avait eu aucune demande expresse de l’occupant dans ce sens mais, par la suite, la bonne volonté des œuvres juives sera suivie d’exigences répétées des services de la Gestapo. Le piège s’était refermé sur des responsables qui n’avaient plus que le choix d’obéir ou se démettre. [4]

10Il est indispensable de noter que le “volontariat” suscité pour partir travailler dans les Ardennes sera sélectif puisque seuls des Juifs immigrés se retrouveront dans les villages de la région de Sedan et de Rethel, sous la coupe de chefs de cultures au comportement inhumain. Les responsables de l’UGIF avaient promis pêle-mêle : la sécurité, un bon salaire, une excellente nourriture et la protection des familles restées à Paris. Ce qui devait faire sourire les hommes de la Gestapo. Très rapidement, à l’UGIF, on comprendra dans quelle tragique impasse étaient engagés ces petits tailleurs devenus travailleurs agricoles pour sauver leur peau, alors que les rafles contre les Juifs étrangers se développaient. Pourtant, le Journal de l’UGIF continuera à faire paraître chaque semaine, jusqu’en 1943, un encadré encourageant l’enrôlement pour les camps agricoles des Ardennes. Plus grave encore, dans le procès-verbal du Conseil d’administration de l’UGIF-zone nord, en date du 6 juillet 1943, figure cette précision : “…Nous nous efforçons d’accroître le nombre de travailleurs partant vers les Ardennes.”

11En final, nous le savons, ces travailleurs et leurs familles, parfois présentes dans les exploitations agricoles, seront raflés les 4 et 5 janvier 1944, conduits à Drancy, puis déportés par le convoi 66 du 20 janvier 1944. Entre-temps, les femmes et les enfants de ces “volontaires” restés à Paris, avaient été arrêtés et déportés après les rafles du 16 juillet 1942 et du 10 février 1943.

12Près de cinquante ans plus tard, ce micro-événement ne laissa pas de traces avant que je ne traite ce dossier. Il paraissait même incongru que je puisse m’intéresser à un tel sujet (un tabou au milieu de tant d’autres). Parmi les anciens responsables des œuvres, rescapés de la tourmente, nul n’ignorait vraiment l’épisode des Ardennes, mais l’on évitait d’aborder ce sujet. Un ancien du Comité de la rue Amelot me confia même après la parution de Une terre Promise ? : “J’ai toujours été persuadé que, grâce au travail agricole dans les Ardennes, on avait pu trouver une planque pour des Juifs immigrés menacés.”

Le kapo inconscient

13En période troublée – il faut y insister – les individus ne réagissent pas toujours de façon cohérente. L’inquiétude, voire la peur, prennent le pas sur le raisonnement tranquille. Tous les dérapages sont alors envisageables. Surtout lorsque ceux qui se trouvent en position de tutorat sur leurs semblables se sentent dans l’obligation de prendre des décisions. Tout en protégeant leur propre tranquillité. S’ajoutent à ce climat délétère d’anciennes méfiances, des volontés de rejet difficilement masquées et, surtout, des dérives provoquées par la certitude de bénéficier d’une certaine forme de pouvoir.

14Le comportement de défense personnelle prime alors sur l’intérêt général que le responsable est censé défendre. Se dessinent alors les contours d’un personnage qui se sent investi d’une mission impérative. Sa propre existence lui paraît plus importante que celle des parias qui vont subir le sort commun. Finalement, avant même d’être victime du système concentrationnaire, tel animateur d’oeuvre sociale, jadis humaniste, se coule dans le moule d’un futur kapo. Sans en prendre peut-être conscience la plupart du temps. Des témoins nous ont démontré, au travers de leurs souvenirs, qu’il y avait divers degrés de compromission sur la pente fatale conduisant à la coopération avec le bourreau, à cette déchéance morale qui échappe a toute logique, y compris à celle du kapo qui a perdu tout espoir et toute considération envers ses semblables. Ici se situe une réflexion indispensable. Pourquoi des Juifs réunis dans des circonstances dramatiques se comporteraient-ils différemment que les autres groupes humains ? Envisager le contraire constituerait une forme d’aveuglement envers une minorité échappant à toutes les tares pouvant frapper des hommes plongés dans l’atmosphère de la persécution. D’autant plus que la déshumanisation est encore plus vive dans cet univers concentrationnaire si fortement décrit par David Rousset. Les dirigeants de l’UGIF, en charge du recrutement pour les camps agricoles des Ardennes, n’ont pas échappé à cette infernale perte de conscience qui frappent ceux qui estiment n’avoir plus rien de commun avec les plus menacés d’entre leurs contemporains. Contre l’avis des responsables, délégués sur place par l’UGIF, les évasions seront nombreuses dès le début de 1943. Ce qui prouve que les internés des Ardennes étaient moins désespérés finalement que ceux qui les avaient envoyés travailler pour les nazis, et conservaient cet espoir fou qui anime les êtres épris de liberté…


Mise en ligne 04/01/2021

Notes

  • [1]
    Se reporter à Une Terre promise ?, de Maurice Rajsfus, L’Harmattan, 1990.
  • [2]
    Sur cette illusion, il est utile de lire les Carnets d’un témoin de Raymond-Raoul Lambert, (Fayard, 1955). “Je suis désormais une personnalité de premier plan dans le judaïsme français, discutée par les uns, flattée et encouragée par les autres, mais j’agis et c’est là l’essentiel.” (p. 135) Réflexion datée du 11 décembre 1941.
  • [3]
    “…Le kapo le plus engagé dans la coopération avec les SS ne souhaitait pas le maintien du régime nazi et de l’État SS. Aucun dirigeant de l’Ugif n’a, bien entendu, souhaité comme Pierre Laval la victoire de l’Allemagne, mais son comportement pouvait éventuellement aider à cette victoire.” Dans “La corde et le pendu”, préface de Pierre Vidal-Naquet à Des Juifs dans la collaboration, de Maurice Rajsfus (EDI,1980)
  • [4]
    Dans Face à la persécution, Calmann-Lévy, 1985, Jacques Adler a parfaitement décrit cette dérive, voir pp. 37 à 69.
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