Couverture de LMJ_215

Article de revue

Une vie exemplaire

Pages 161 à 167

1Emmanuel Ringelblum était déjà connu avant-guerre comme historien rigoureux dans sa démarche, auteur de plusieurs travaux sur le judaïsme polonais. Il collaborait activement à l’Yivo (Institut Scientifique Juif, dont le siège se trouve actuellement à New York).

2Il s’intéressait aussi à la vie sociale et communautaire. Il épousait les idées de progrès et s’opposait résolument aux forces du fascisme.

3Aujourd’hui, il est connu dans le monde comme l’initiateur et le rédacteur des archives, rassemblées clandestinement, du Ghetto de Varsovie (une partie d’entre elles ont paru en français, sous le titre de Chronique du Ghetto de Varsovie, Gallimard) et qui représente une des réalisations les plus extraordinaires de ce temps.

4Il est né le 21 novembre 1900 à Buczacz, dans la Galicie orientale. En 1919, il suit les cours au gymnase, à Naï-Santz, où sa famille s’était installée après le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il étudie ensuite l’histoire à l’Université de Varsovie, où il est influencé par Itzhak Szyper, qui fut son maître dans le domaine de la recherche historique. Sous sa direction, il prépare sa dissertation sur la vie des Juifs à Varsovie au Moyen-Age, ce qui lui valut, en 1927, d’accéder au doctorat. Ce fut sa première œuvre importante, dont la parution combla un vide dans l’historiographie juive, car Varsovie, la plus importante Communauté juive d’Europe, n’avait qu’une vague connaissance du temps de ses origines.

5Ringelblum poursuivit ses recherches sur les Juifs de Varsovie. Dans les années 30, il publia des travaux de synthèse et de commentaires qui restent d’une importance capitale pour l’histoire sociale et culturelle des Juifs de Pologne. Il est quasiment impossible de signaler ici tous les travaux qu’on lui doit. Nombre d’entre eux avaient un caractère pionnier, comme par exemple “Les Juifs polonais dans le soulèvement de Koszciucko en 1794”, paru en Yiddish et polonais et qui était le premier travail sur la participation des Juifs dans le soulèvement en faveur de l’indépendance polonaise.

6Emmanuel Ringelblum était actif dans le domaine politique et social, et membre du “Poalé-Sion de gauche”, depuis son plus jeune âge. Dans les années 1920-1927, il fut élu au Comité Central de la section des jeunes, s’intéressant essentiellement au travail éducatif.

7Pour gagner sa vie, dix ans durant, jusqu’en 1938, il enseigne l’histoire dans quelques gymnases (lycées) polono-juifs de jeunes filles. Dès 1929, il travaille aussi à la Caisse de Bienfaisance dont il rédige l’organe “Secours Populaire”. En 1938, il est associé au travail social du “Joint” (œuvre de bienfaisance judéo-américaine), y dirigeant le département chargé des contacts avec les associations d’origine judéo-polonaise à travers le monde.

Il participe à la création de l’YIVO

8Emmanuel Ringelblum fut étroitement lié à l’Yivo, depuis sa formation, faisant partie de sa commission historique. Il fit partie de sa direction dans les années trente. En 1928, il est parmi les fondateurs de la section de Varsovie. En 1923, il a créé un cercle d’historiens, en collaboration avec son ancien maître Itzhak Szyper. Ce sera la base de la section varsovienne de l’Yivo.

9L’équipe des jeunes historiens juifs de Varsovie devint un creuset de travaux de qualité. Ils publient leur propre organe “Jeunes Historiens” qui s’intitula par la suite “Pages pour l’Histoire”.

10Avec le Dr Raphaël Mahler, Ringelblum, au sein de l’Yivo varsovien, en 1928, dirige la Commission Historique pour la Pologne (la section historique de l’Yivo eut, tour à tour, son siège à Berlin, puis à Paris), dans le but d’encourager et d’orienter les recherches sur le passé du judaïsme polonais. Elle s’attache à étudier les registres des communautés, de diverses institutions, etc.

11Début 1935, Ringelblum est élu secrétaire scientifique de l’Yivo de Varsovie. Plus tard, ce poste fut confié au responsable vilnois, le professeur Menahem Linder, qui devint son meilleur ami et collaborateur dans le Ghetto de Varsovie.

12Quand le Dr Raphaël Mahler quitta la Pologne, Ringelblum fut appelé à la Résidence de la Commission Historique.

13L’auteur de ces lignes eut l’honneur de collaborer de très près avec Ringelblum, dans les années qui précédèrent la dernière guerre mondiale. Ma qualité de “secrétaire technique” me mettait presque quotidiennement en contact avec lui. Je le visitais souvent chez lui, 18 rue Leszno. Je connus sa charmante femme, Judith, et son fils. Ringelblum s’intéressait, par-delà les travaux de la Commission Historique, aux autres problèmes de l’Yivo.

14Il avait la qualité de pouvoir travailler avec des gens de tendances politiques différentes, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Il réussit même à persuader un jeune rabbin de Piotrkow-Tribunalski, Shimon Huberband, à se consacrer à des travaux historiques et à rejoindre le cercle des historiens de Varsovie.

15En dépit de son âge relativement jeune, Ringelblum avait acquis une grande notoriété comme historien et militant et était respecté de tous pour son humanisme.

16Ce n’est donc pas par hasard que, plus tard, lorsqu’il organisa la collecte clandestine des archives du Ghetto de Varsovie, il eut pour collaborateurs Itshak Guiterman, ancien directeur du “Joint”, Menahem Linder, responsable de l’Institution Culture “Ikor”, Rachel Auerbach (qui travailla plus tard à Yad Vashem) et Yehoshua Rabinovitch, tous anciens de l’Yivo de Varsovie, ainsi que l’historien Lipman Tzomber, le rabbin Shimon Huberband, l’économiste M. Lipkowski, le folkloriste Shmuel Lehman, le militant culturel Shmuel Winter, etc.

Zbonszin

17Dans les derniers jours d’octobre 1938, l’Allemagne hitlérienne expulsa de son territoire près de 17 000 Juifs, citoyens polonais, auxquels le gouvernement antisémite polonais avait, sur décision du Sejm (Parlement), retiré la nationalité polonaise. Beaucoup d’entre eux se virent regroupés, dans des conditions inhumaines, dans le village frontalier polonais de Zbonszin, le gouvernement polonais ne leur permettant pas de rentrer au pays. Il n’y avait pas là les moindres conditions d’existence pour un groupe aussi important de réfugiés. En Pologne, il n’existait aucune institution à même de les prendre en charge. Le “Joint” le prit sur lui et Ringelblum y fut envoyé pour organiser les premiers secours. Des collaborateurs du “Joint” le rejoignirent, parmi lesquels je me trouvais. Nous avons travaillé ensemble plusieurs semaines, nous attachant à atténuer les épreuves imposées à ces pauvres gens. Il travaillait jour et nuit pour leur fournir une assistance médicale, de la nourriture, des vêtements chauds et un endroit pour dormir. Il fit preuve d’un sens parfait de l’organisation. Il ressentit profondément la tragédie de ces malheureux, les premières victimes juives du nazisme. Plus d’une fois, je le trouvais dans sa chambre, les larmes aux yeux.

18Durant ce temps, il n’oublia pas son devoir d’historien. Il organisa avec ses collaborateurs la collecte de témoignages sur les persécutions nazies. Il rassembla de nombreux documents de grande importance, qu’il emporta à Varsovie, mais qu’il ne put malheureusement pas utiliser.

19On peut dire que l’œuvre principale à Zbonszin fut le “baptême du feu” pour son activité ultérieure au Ghetto de Varsovie.

Une décision résolue de rester

20Ringelblum eut de nombreuses occasions de sauver sa propre vie. En août 1939, il se trouvait en Suisse, au Congrès Sioniste. Il pouvait facilement y faire venir sa famille. Mais, après le déclenchement de la guerre, il choisit, par des voies détournées, de revenir à Varsovie et se mit au service de l’action sociale d’entraide. Le 7 septembre 1939, quand des centaines de milliers de Varsoviens, Juifs et non-Juifs, quittaient la ville, malgré l’avis de sa famille et de ses amis, il ne bougea pas.

21En 1940, ses proches parents, qui se trouvaient à Busczacz (du côté soviétique) établirent avec lui le contact et tentèrent de le persuader de quitter Varsovie et de traverser le Bug. Ils lui assurèrent qu’il trouverait facilement, comme ce fût le cas pour d’autres, un poste à l’Université de Lemberg. Il s’y refusa.

22Plus tard, après la création du Ghetto, il lui fut relativement facile de le quitter. Il était grand, blond, d’apparence “slave” et il aurait pu, sans mal, trouver un refuge dans la partie “aryenne” de la ville. Mais il refusa même d’y penser. Il était fondamentalement lié au peuple juif et il ne pouvait l’abandonner en cette période cruciale. Il s’était décidé à rester sur place et d’y accomplir sa mission d’historien. Il ne se rendit dans la partie “aryenne” que quand le Ghetto cessa d’exister et continua son travail dans sa cachette jusqu’à l’extinction de sa jeune vie.

En souvenir de la souffrance et du combat des Juifs

23Ce qui caractérisait Ringelblum, c’est qu’en sa qualité d’historien, il ne s’était pas coupé de son environnement et qu’il s’était activement engagé dans le travail social. Il avait agi de la sorte avant la guerre et il en alla de même lorsqu’il décida de rester à Varsovie, sous le joug allemand.

24Dès septembre 1939, il organise la première aide à la population juive dans Varsovie assiégée. Peu à peu, il devient l’âme de l’action sociale, avec tout ce que cela impliquait alors. Il organise des cantines populaires, milite au sein du Comité Juif d’Auto-Entraide. Dans ce travail, il a des contacts avec des gens de toutes les couches et fréquente les personnalités les mieux informées de Varsovie. C’est alors que naît en lui l’idée de rassembler le matériel touchant aux événements en cours, à la vie de la population juive sous l’occupation allemande.

25C’est ainsi que prirent corps les activités clandestines du Ghetto de Varsovie, qui se camouflait sous le nom d’Oneg Shabbat (en l’honneur du Shabbat).

26“Tout ce que j’ai entendu dans la journée, je l’ai noté accompagné de mes commentaires” écrivit-il, ajoutant : “Nous avons tendu à rassembler, par notre effort, toute la vérité, aussi amère fut-elle”.

27C’est ainsi que l’on veilla à ce que le même événement fut décrit par plusieurs personnes.

28“En comparant les diverses versions, l’historien est à même d’établir la réalité des faits, le véritable cours des événements” souligna Ringelblum.

29Il est difficile dans le cadre d’un article de donner une idée complète du travail clandestin de collecte mené par Ringelblum. C’est le rôle d’historiens réputés tels que le Professeur Josef Kermish de “Yad Vashem” et du Professeur Aharon Eisenbach de Varsovie. Dans la préface exhaustive (70 pages) à la deuxième édition complétée de la “Chronique du Ghetto” d’Emmanuel Ringelblum, publiée à Tel-Aviv en 1985, il y est dit notamment que “les notes et les commentaires de Ringelblum sur la période de l’occupation représentent un document rare, non seulement pour l’historiographie juive, mais aussi pour la littérature historique mondiale”.

30Ringelblum avait prévu que “nous sommes là condamnés à mourir. Il est probable que nous allons tous périr. Il faut donc que reste une trace, un souvenir des millions de Juifs polonais, un souvenir de leurs souffrances et de leurs luttes”.

31Le 7 mars 1944, la Gestapo découvrit le “bunker” où Ringelblum était caché, avec sa famille et 30 autres Juifs. On les transféra à la prison du “Pawiak”, où ils furent tous fusillés.

32Ringelblum sacrifia sa courte vie à contribuer à l’histoire du peuple juif, pour cette histoire dans laquelle son nom se trouve gravé à jamais en lettres d’or.

Le sort de la “Chronique” après la guerre

33Quand, en septembre 1946, on mit à jour, à Varsovie, la première partie de ses archives (on découvrit la seconde partie en décembre 1950), ce fut une sensation dans le monde juif, surtout pour ceux qui se consacraient à l’étude de la Shoah. On étudia à la loupe cette première partie de sa “Chronique du ghetto”. L’Institut Historique Juif la publia en 1952 et on étudia ce document avec un intérêt croissant. J’en expédiai une dizaine d’exemplaires à mes amis de l’étranger. Personne n’avait alors à l’esprit que les rédacteurs varsoviens avaient, pour des raisons partisanes, censuré et falsifié ses notes.

34Dans la préface à la nouvelle édition, le Professeur Joseph Kermich donne des exemples :

35“Dans cette édition, il y a des modifications rédactionnelles voulues, qui déforment les faits et sont en contradiction avec la vérité historique. Les déformations et les fautes réduisent le caractère des sources et limitent sa portée. Certains moments sont expédiés à la boîte, tout comme les sentiments de Ringelblum, ses commentaires et éclaircissements”.

36C’est ainsi qu’en ce qui concerne les relations judéo-polonaises, Ringelblum reste, à son habitude, autant que faire se peut, objectif, en dépit de la délicatesse du thème. Il note dans son journal, aussi bien les éléments positifs que négatifs, les manifestations d’amitié projuives (le comportement solidaire de l’intelligentsia à l’égard des Juifs, le rappel de réactions polonaises aux agressions des “hooligans”), mais aussi les attitudes hostiles de larges secteurs de la population polonaise jusqu’à l’antisémitisme actif, l’atmosphère de pogrome et les pogromes qui eurent lieu. La rédaction partisane délaissa systématiquement tous les faits et réflexes négatifs, ne laissant ainsi qu’une image unilatérale de la réalité. Le lecteur polonais de la traduction qui lui a été soumise, ne voit que des Polonais généreux et corrects. Il ne reste presque aucune trace des malveillants. On a presque éliminé systématiquement les termes “antisémite” et “antisémitisme”.

37Dans leur tentative de gommer toute confrontation judéo-polonaise, la Rédaction élimina des chapitres importants qui témoignent de l’endurance juive et des actes de résistance.

38De tels exemples de falsifications malveillantes des textes de Ringelblum, le Professeur Kermisch en donne de nombreux autres.

39Dans son “bunker” de la “partie aryenne” de Varsovie, Ringelblum écrivit une monographie concernant “les relations judéo-polonaises durant la Deuxième Guerre mondiale”. Il y rappela ce que les relations étaient avant la guerre, pendant l’invasion allemande jusqu’à l’action de “transfert”. Au début, il mit en garde contre la tendance à généraliser le comportement hostile en englobant la population polonaise toute entière. Il donna pour exemple son propre cas, puisqu’à deux reprises, il fut sauvé par des Polonais et qu’il vivait encore grâce à de bons Polonais. Il consacra un chapitre aux “idéalistes”, aux Polonais courageux qui mettent leur vie en danger pour sauver des Juifs. Parallèlement, il posait la question : qu’ont fait les Polonais au moment où des millions de Juifs furent menés à l’échafaud ? Qu’a fait la résistance polonaise ? Le représentant du gouvernement polonais dans la capitale ou en province ? Qu’ont-ils fait pour tenter de sauver ne serait-ce qu’une partie de leurs concitoyens de nationalité juive ?”

40Ses réponses, exemples à l’appui, n’étaient pas à l’honneur des Polonais, tout comme le rappel de l’antisémitisme d’avant guerre.

41La monographie de Ringelblum, écrite en polonais, ne put être publiée avant la fin de 1988. Cela n’empêcha pas certains historiens polonais de l’attaquer et de critiquer son “manque d’objectivité”. Dans une publication destinée aux professeurs d’histoire, on signale un texte “tapé à la machine” où Ringelblum fit preuve de “manque d’honnêteté”. On utilisa là les vieilles méthodes partisanes éprouvées. On appelait les professeurs d’histoire à condamner un historien juif mort en martyr, sans qu’il leur soit possible de connaître ses écrits.

42Plus regrettable encore fut l’attaque parue dans les colonnes du bulletin (en polonais) de l’Institut Historique Juif, en 1948. Un ancien membre du “Judenrat”, chargé du département de la farine et du pain, se sentit touché par la sévère critique de Ringelblum visant les fonctionnaires corrompus ; il réagit (10 ans après la mort de Ringelblum) contre son attitude négative à l’encontre du Président du “Judenrat” du Ghetto de Varsovie, Adam Tcherniakov et d’autres responsable juifs (il les critiqua sur la base de faits concrets). Il prétendit que les écrits de Ringelblum n’avaient pas, de ce fait, de caractère historique objectif, qu’il présentait des hommes et des institutions selon un propre point de vue sélectif.

43Cette attaque, parue en 1984 (?), ne mérite pas que l’on s’y arrête ici plus longuement. le Professeur A. Eisenbach, qui fut le compagnon et collaborateur de Ringelblum, avant et pendant la guerre, et qui étudie présentement ses chroniques, lui a répondu largement dans les colonnes de “Folks-Stymme” (journal yiddish paraissant à Varsovie). Il critiqua le rédacteur de la publication qui accorda une place à cette controverse pour le moins douteuse, vue la fonction antérieure de l’auteur.

44Mais Ringelblum ne fut pas le seul historien juif qui, après sa mort, eut en Pologne une “existence difficile”.

(Notre Parole, 20-21 décembre 1990)

Date de mise en ligne : 31/12/2020

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