Notes
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[1]
Un seul exemple. Une femme raconte ses expériences arrivant au lager d’Auschwitz. On connaît la scène : hurlements atroces, atmosphère de cauchemar, les affreux pyjamas, l’élégance du SS, les chiens de garde. Après un voyage qui était lui-même fatal pour une partie de la masse comprimée dans les wagons, elle nous dit que, à un certain moment, elle est entrée dans une “seconde état” qui se marque par une dissociation anesthésique. Mais précisément quand ? Dans les wagons, à l’arrivée au lager, ou après ? Elle vacille, puis décide que le moment est venu quand ses cheveux, très beaux et qu’elle portait longs furent brutalement coupés. Alors, comme elle le dit, ça a été “une coupure nette” entre sa personne antérieure et celle d’un détenu.
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[2]
Les livres de Lawrence Langer traitent de ce thème, notamment l’ouvrage intitulé Holocaust Testimony : The Ruins of Memory (New Haven : Yale University Press, 1991).
- [3]
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[4]
Préface de l’édition de 1977 du livre de Jean Amery, At the Mind’s Limits.
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[5]
Le convoi du 24 janvier (Paris : Minuit, 1965), 66. Cité par Michael Pollak dans L’expérience concentrationnaire : essai sur le maintien de l’identité sociale (Paris : Métailé, 1992). Ce livre profond suggère en discutant Delbo que les récits de témoignage en forme d’un projet littéraire déplacent leur but “de rendre compte de la survie et des modes de résistance” vers un acte de deuil spécifique : “La maîtrise de survie commence dès lors avec le nécessaire travail de deuil, susceptible de rétablir le lien entre tous les victimes, mortes et vivantes.” (220). Cet acte communautaire, bien sur, ne supprime pas l’isolement du rescapé.
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[6]
Ils interviennent aussi, comme mode représentatif, dans les récits historiques surobjectivés, qui proviennent de la froide documentation des criminels, “domaine régi par les décisions politiques et les arrêtes administratives qui neutralisent la matérialité du désespoir et de la mort” (Saul Friedlander), ou émanant de la prose bureaucratique plus tardive (voir plus haut, page 4). Dan Pagis, poète israélien et survivant lui-même (il est mort en 1988), a écrit “Draft of a Réparations Agreement” qui parodie le ton à la fois autoritaire et faussement consolateur de tels documents : “Chaque chose doit reprendre sa place, paragraphe après paragraphe, le cri doit rentrer dans la gorge. Les dents en or doivent retrouver leurs gencives…”.
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[7]
A mettre en parallèle avec la surdétermination du livre d’Esdras III. 11-13, où l’auteur évoque “un cri puissant”, d’abord par les larmes et par la joie puis en effaçant cette distinction à cause de la distance de laquelle l’on peut encore entendre ce cri si puissant.
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[8]
Les Naufragés et les Rescapés (I Sommersi e I Salvati) version anglaise : Summit books : New York, 1988, pp. 23, 34-35, 94.
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[9]
En France, les premiers récits insistaient sur la francité des rescapés juifs, ce qui a été une sorte d’intégration. Ils ont souffert comme français ou comme membres de l’humanité (cf. Nuit et Brouillard).
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[10]
Financièrement, ce choix s’est révélé difficile : Le coût d’un seul téléfilm représente la somme dont ont disposé les Archives de Yale pendant les quatre premières années. En 1987, le don généreux d’Alan Fortunoff à un fond déjà établi par de nombreux donateurs, a permis aux Archives d’obtenir un poste de conservateur et de s’installer dans la bibliothèque de Yale Sterling Memorial Library. La Fondation Charles R. Revson a été la source principale de aides financières jusqu’en 1997 et continue à soutenir financièrement certains projets.
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[11]
En jouant sur la notion d’anomie, telle que Durkheim l’a établie, j’ai nommé, dans d’autres écrits, cette condition moderne surnomie. David Rieff, décrivant ce qu’il appelle la “révolution de l’information” et sa “culture de la modernité entropique”, se demande si la transformation va, en fin de compte, être si grande que “notre passé n’aura pas de futur dans notre futur” ; cf. “Information et Modernité”, Salmagundi, hiver 1992, p. 12.
-
[12]
En français dans le texte.
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[13]
Sur ce problème, les écrits de Jean Baudrillard sont exemplaires.
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[14]
Cf. John Bodnar sur la contribution des “gens ordinaires” et sur la façon dont les éléments d’authenticité qu’ils introduisent modifient et rendent plus profondes les commémorations publiques qui, sinon, ont tendance à ne célébrer que les “intérêts officiels”. (Remaking America : Public Memory, Commemoration, and Patriotism in the Twentieth Century, Princeton, Princeton University Press, 1992, spécialement le premier chapitre, “The Memory Debate”). Cf. également, concernant spécifiquement les témoignages sur l’Holocauste, Michael Pollak, L’Expérience concentrationnaire, éd. Métailié, Paris, 1992, où la question de “status social” est soulevée.
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[15]
1950 ; publié en français, sous ce titre, chez Gallimard en 1952.
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[16]
To Invent a Memory, conférence donnée à Baltimore Hebrew University en 1983, et publiée par l’Université en 1990.
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[17]
Stanislas Baranczak cite le livre de George Konrad, A Feast in the Garden, comme un exemple récent, dans la littérature d’Europe de l’Est, de la fiction respectant et mettant en valeur “la puissance du fait brut”. The New Republic, 31 août 1992.
1Fondées il y a 10 ans, les archives vidéo Fortunoff de l’université de Yale, réunissant des témoignages sur l’holocauste, ont pour mission d’enregistrer les expériences de ceux qui ont survécu à l’holocauste et de ceux qui, s’ils n’ont pas été persécutés dans leur personne, ont été cependant les témoins de certains aspects du génocide. Comptant des enregistrements vidéo faits en Angleterre, en France, en Yougoslavie, en Israël, en Argentine ainsi qu’aux USA, les archives de Yale constituent certainement le plus grand effort de ce genre dans le domaine de l’audiovisuel, et rassemblent actuellement près de 2 500 récits de témoignage. Conscientes de la valeur éducative de la télévision, les archives établissent maintenant leur programme pour la dernière décennie où il sera encore possible d’enregistrer les personnes qui ont eu directement connaissance des événements survenus entre 1933 et 1945.
2L’auteur de cet essai médite sur ce qu’il a appris durant cette période passée aux archives Fortunoff. En tant que spécialiste en littérature, il est convaincu que ces témoignages vidéo peuvent jouer un rôle déterminant et aider à “sauver l’imagination de l’abstraction” (W.B. Yeats), en transmettant sous forme d’histoires personnelles, la tragédie humaine causée par les crimes nazis, dont on ressent encore les effets.
I
3Une raison importante des témoignages oraux sur l’holocauste est de permettre aux survivants de prendre la parole. Nous avons plutôt le devoir d’écouter et de rétablir un dialogue avec des personnes qui ont été si marquées par leur expérience, que l’intégration totale dans la vie de tous les jours n’est qu’une apparence, bien que cette apparence soit indispensable et réconfortante. Une des premières choses que nous apprenons de ces enregistrements, est que la langue du survivant porte en elle une poésie imprévisible [1]. Je me rends compte combien mon propre discours tend à devenir monologue et comme il est important de laisser entendre la voix des autres. Non seulement parce que, moi, je suis seul et qu’eux, les survivants sont nombreux, non seulement, comme je l’ai mentionné, parce que la difficulté qu’ils ont à s’exprimer peut devenir éloquence, touchés par l’expérience extrême qu’ils racontent, souvent pour la première fois en public, mais aussi parce que, nous, qui n’étions pas là-bas, nous cherchons toujours quelque chose que les survivants ne peuvent nous donner.
4Bien que les survivants pris comme groupe, subissent comme nous, une pression pour produire du mythe ou taire le pire, malgré cela, les témoignages réunis dans les archives vidéo de Yale ne peuvent pas être collectivisés. Ils nous déconcertent et troublent même les interviewers. Face à ce monde, c’est notre quête du sens qui est révélée, comme si c’était nous, qui avions besoin d’être réconfortés pour tout ce dont, eux, ont souffert. Nous, qui n’étions pas là-bas, admettons le postulat classique “rien d’humain ne m’est étranger ;” eux, constatent “rien d’humain ne m’est totalement familier.” Pour eux, il faut que le sens de l’humain soit perpétuellement restauré.
5Nous ne pouvons pas non plus nous féliciter, comme les modernistes l’ont fait, du perspectivisme de ces récits-témoignages, c’est à dire, relevant les différences intéressantes, isoler chaque histoire à travers son point de vue et ses détails saisissants. Car les histoires se ressemblent dans leur atrocité et répètent le même traumatisme, les mêmes catastrophes. En fin de compte, une version commune de l’histoire de l’holocauste ressort de ces récits personnels, mais ne tolère pas les moralisateurs parmi nous. Si nous apprenons une chose ici, c’est bien sur la vie, lorsque la recherche du sens doit être interrompue : cela nous oblige à nous pencher sur ce que devait être l’existence quand les conditions rendaient presque impossible l’héroïsme ou le choix moral [2].
II
6Le terme d’histoire orale, pour décrire l’effort fait par les Archives vidéo, suggère que bien que ce soient des témoignages individuels, leur but est cependant de documenter un destin collectif, de représenter par des récits de témoins convergents un événement sans équivalent, dans son étendue meurtrière et dans ses conséquences. Naturellement, sans les nombreuses traces écrites laissées par les coupables, dont le triomphalisme était à la fois pointilleux et absolu, sans cette montagne de preuves réunies et interprétées par les historiens universitaires, nous ne serions pas capables de produire une image adéquate. Cependant ce dossier accablant projette rien que l’image d’un mécanisme s’auto-documentant, de notes de service et de consignes pour la journée, d’horaires de trains et d’arrêtés administratifs, quantités de jargons techniques dissimulateurs ou de “clichés exaltants” (Hannah Arendt). Dans ces documents, les agressés n’ont qu’une présence sur des photos humiliantes, épouvantables. L’attention, avec ces seuls documents, continuerait de glisser de ces victimes vers une fascination du mal et du pouvoir, vers l’énigme de tueurs et celle des spectateurs passifs.
7Ce que sont les témoignages, comme mode de représentation, comme un genre particulier alliant éléments récents et très anciens, voilà ce que je voudrais examiner. De temps en temps, nous trouvons dans la réponse des historiens une attitude qui montre un engagement, voire une passion, mais cette attitude peut être aussi curieusement étriquée. Ils disent : ces souvenirs enregistrés ne peuvent jamais servir de fondations à l’écriture de l’histoire. Car l’histoire orale est encore moins fiable que les lettres et les journaux intimes. Vos témoignages tardifs semblent spontanés, mais sont excessivement médiatisés : si loin de l’événement, la mémoire faiblit ou bien vous joue des tours ou encore est contaminée par ce que le survivant a entendu ou lu. De plus, quand il s’agit de l’histoire de l’holocauste, il est impératif d’être exact parce que les calomniateurs qui se prennent pour des révisionnistes se saisiront de la moindre contradiction.
8Ces objections sont en partie fondées et j’y reviendrai ultérieurement. Néanmoins, on n’est pas obligé d’accepter la notion que l’histoire orale et l’histoire écrite doivent coïncider, que la partie orale ait un rôle auxiliaire dans le Grand Livre de la Vérité Factuelle. Bien sûr, plus on s’éloigne dans le temps d’un événement, plus il est difficile de se souvenir de faits ou de pensées précises. Mais est-ce qu’il ne peut y avoir des compensations, notamment cette densité et cette perception médiatisée, qui posent problème à l’historien rigoureux ? [3]. D’une autre façon, pouvons-nous être certains que le discours de l’histoire écrite, très révisé et très contradictoire, parfois quand il s’agit de faits, mais systématiquement quand il s’agit de l’interprétation – pouvonsnous donc être certains que ce discours est moins médiatisé que l’autre ? Simplement parce que l’histoire est écrite par une personne, même bien informée, ne signifie pas qu’elle a une valeur-vérité, supérieure au chœur hétérogène des voix multiples, à l’être fait de plusieurs êtres, qui est si présent et si vivant dans la documentation orale. D’ailleurs il est admis, depuis peu, que la connaissance locale qui parle de l’intérieur d’une situation plutôt que de l’extérieur d’une manière objectivante, peut fournir une texture de vérité qui échappe à ceux qui adoptent une voix prématurément unifiée. Comme l’ont observé Michael Walzer et Clifford Geertz, il est préférable que le commentaire ou rapporteur soit quelqu’un qui a un certain rapport avec son sujet.
9Même si la pure spontanéité est une illusion, surtout 40 ou 50 ans après l’événement, l’on fait de la mauvaise histoire et l’on est de mauvaise foi en substituant l’éloquence sèche de l’historien à la voix des témoins. Peu d’historiens récuseraient ceci : et peu de non historiens récuseraient la valeur d’une histoire écrite, qui nous conduit à travers les labyrinthes de détails troublants, passant au crible toutes les sources, y compris les souvenirs personnels. Nous avons besoin de cette vue d’ensemble consciencieuse que l’on appelle histoire, car comme T. Friedman l’a écrit dans le New York Times, alors qu’il couvrait le procès de Demjanjuk : “le souvenir du mal, bien qu’extrême, a ses limites”. En dépit de ces limites, il faut constater que le mal grave plus profondément les détails dans notre mémoire que le bien ou la vie de tous les jours ne pourrait le faire. Tous ces détails bien sûr, ne concernent pas le mal. Certains détenus des camps sachant qu’ils étaient destinés à l’annihilation, faisaient de leur esprit un parchemin où tout était enregistré. D’autres étaient très sélectifs, le choix de détails étant déterminé par des facteurs personnels, qui inspirent et individualisent leur témoignage. La documentation orale n’essaie pas de transformer le survivant en historien, mais tente de lui donner la valeur de témoin humain dans une situation déshumanisante. Nous ne pouvons pas tolérer que seules les images faites par un régime criminel habitent la mémoire. L’objectif de ces récits est “d’ouvrir le livre” de l’esprit du rescapé : ils sont à la fois dépositions formelles, chroniques informelles, souvenirs éloquents et témoignages qui préparent la création d’un legs. Ces récits gardent en vie un peu de la tradition orale dont le monde est de plus en plus privé.
10Il suffit que nous nous souvenions que rien n’était censé sortir d’Auschwitz (que ce fût oral ou écrit) pour que s’efface la distinction entre l’histoire orale et écrite. Auschwitz était la négation absolue du Sinaï. Cependant, affreux et imprévisible, l’univers concentrationnaire a réuni les juifs des endroits les plus divers en une chaîne où tous ces lieux n’en formaient plus qu’un seul. Ils ont vu, comme une victime l’a dit, une aube noire. “Je vous jure, ce n’était pas le soleil, c’était noir…”. Une sombre révélation de l’ignominie nous parvient encore de cette tentative d’éclipser le Sinaï. Je suis d’accord avec ceux qui disent que de se souvenir après Auschwitz est différent que de se souvenir avant Auschwitz. Quelque chose a changé : nous ne pouvons pas faire de l’histoire, comme d’habitude.
III
11A travers les dépositions personnelles, dans un lieu banal, qui n’est pas un tribunal, et obéissant au vieux commandement “Tu dois leur raconter”, des milliers de rescapés et d’observateurs ont converti l’abstraction “six millions” dans le sort d’une personne et puis d’une autre, d’une famille et puis d’une autre. Par cette procession de témoignages individuels, le souvenir du mal – et parfois du bien – dilate ses limites. Bien sûr, certaines barrières ou limites demeurent.
12Une de ces limites surgit de l’intérieur de l’individu même, dont la survie a été obligatoirement suivie d’un contrat renouvelé avec la vie de tous les jours, suivie d’une sorte d’élan psychique vers le futur, procurant soulagement et oubli. Cependant, il faut souligner le degré étonnant de précision. Le souvenir du mal est, du début à la fin, le souvenir d’un outrage, indépendant du poids massif de l’injustice subie. C’est ainsi qu’à un certain moment, un témoin prend un air sombre lorsqu’il décrit un épisode de l’école. Juste avant, son récit révèle la raison de ce changement d’expression. C’est que même aujourd’hui, le choc d’être frappé par l’instituteur pour la première fois, parce qu’il était juif, lui revient en mémoire. (Primo Levi a décrit combien ce “premier coup” est accablant.)
13J’ai beaucoup de mal à oublier, sur une autre cassette, un rictus inattendu et épouvantable lorsque le narrateur hésite, puis relate la disparition soudaine, pendant la nuit, de toute la population tzigane du camp. Les deux événements, le coup donné par l’instituteur et le sort des tziganes peuvent paraître très distincts ; cependant, le fait qu’ils ne fassent pas partie de statistiques ou d’une narration impersonnelle, le fait que nous voyons la personne changer d’expression, lorsque la mémoire revient, rendent ces deux événements inoubliables l’un comme l’autre. Nous comprenons mieux la protestation de Jean Amery contre “la chambre réfrigérée qu’est l’histoire.” “Se souvenir n’a jamais produit un simple souvenir. Rien n’a cicatrisé… Où est-il décrété que cet éclaircissement doit être dépourvu d’émotion ?” [4].
IV
14Cependant, quand les blessures sont mises à nu et quand mille voix donnent une représentation si directe des émotions, est-ce que nous n’octroyons pas un privilège difficile à ce groupe et aux milliers d’autres, que chaque rescapé représente (“Je suis les archives de ma ville” a remarqué l’un d’eux) ? Existe-t-il une supposition, même tacite, que les survivants de l’holocauste juif ont le monopole de la souffrance ? Et même en absence d’une telle supposition, l’effet que leur témoignage produit sur nous, ne nous entraîne-t-il pas dans ce sens ? J’espère que non ; mais ici le besoin d’interprétation est manifeste, à cause de l’immédiateté de ce genre de mémoire.
15Il y a quelque chose de trop puissant dans chaque confession, sans même parler du contenu. La différence entre la confession et le témoignage reste à définir : je peux suggérer que le fait d’insister sur l’expérience personnelle dans le témoignage ne prétend pas nous faire taire, mais mettre en valeur une histoire qui a été endurée collectivement. La force du témoignage est liée à une immédiateté qui renforce plus qu’elle n’affaiblit ce qui peut être généralisé. Cette force ne vient pas du caractère extrême de ce qui était éprouvé. Car l’injustice a une structure universelle : elle suscite des sentiments de tristesse et d’indignation qui peuvent être partagés, même quand les expériences, elles, ne le peuvent pas.
16Il est vrai que l’holocauste nazi a été unique dans sa conception, comme d ans sa réalisation : il a instrumentalisé la mise à mort de tous les Juifs dans les camps et dans les usines, dont le produit formel était la mort. Mais cette vérité terrible sèche l’esprit et le cœur. Notre seule vraie façon de répondre avec sensibilité à la mort est de nous souvenir de la vie : cette qualité vitale chez un ami, une heure avant ou la veille, sa façon d’être, d’aimer, de parler. Regarder ces témoins sur l’écran ne signifie pas exclure les autres souffrances, mais se souvenir de la moindre injustice, grande ou petite, qui gâche la vie humaine.
17Ce point est particulièrement important car les autres minorités pourraient avoir l’impression que les Juifs cherchent à exceptionnaliser l’holocauste aux dépens de leur souffrance à eux, passée et présente. La dédicace du roman de Toni Morrisson intitulé Beloved, aux “soixante Millions et plus”, demande que nous nous rappelions la souffrance des Afro-américains en esclavage depuis leur départ de l’Afrique, des conditions inhumaines dans lesquelles ils ont été amenés de force en Amérique. C’est pourquoi, il nous faut souligner que la revendication d’un statut exceptionnel renvoie à la mise en œuvre d’une idéologie qui destinait les Juifs à l’extermination, uniquement parce qu’ils étaient Juifs. Tous devaient être tués, abattus, gazés ou assassinés par un travail meurtrier, y compris les enfants. C’est ce fait et non les chiffres qui a donné à l’holocauste son caractère exceptionnel.
18Les noirs assimilés aux Juifs dans les caricatures nazies étaient également considérés comme une race dégénérée par cette idéologie pervertie. Le racisme nazi, présenté comme une science, établissait une pseudo-hiérarchie des races ; les aryens étaient les maîtres et ceux au bas de l’échelle, slaves, noirs etc. étaient condamnés à l’esclavage. Les Juifs, particulièrement dangereux, parce qu’ils pouvaient “passer”, devaient être expulsés de la communauté humaine : et après la conférence de Wannsee en janvier 1942, la politique nazie opta de façon décisive pour l’extermination.
V
19J’ai dit que l’immédiateté de ces récits à la première personne agit comme un feu dans la chambre réfrigérée qu’est l’histoire. A cause de cela, ces récits ont besoin d’une autre sorte de cadre ou d’isolation. Car ils peuvent accabler ceux qui les regardent et ils provoquent parfois des défenses impropres. C’est notamment vrai chez les jeunes : s’ils se sentent trop vulnérables, ils vont s’identifier à l’agresseur. Même les personnes plus âgées trahissent parfois un malaise. Elles demandent : n’êtes-vous pas en train d’envahir la vie privée des survivants ? Elles posent cette question, même quand elles savent que tous les témoins se sont présentés librement, parfois après des années d’hésitation, et que généralement la seule pression exercée est celle des enfants de rescapés, qui sentent que témoigner est important, à la fois pour le bien de leurs parents et pour l’avenir. Ceux qui expriment cette réserve ont l’impression que c’est leur vie privée à eux qui est envahie par des récits si intimes et si forts.
20Pourquoi ne nous plaignons-nous pas des scènes fortes et pénibles au cinéma, au théâtre ou dans les romans ? Ne sont-elles pas de la même façon une incursion dans la vie privée ? La raison est simple, bien que peu digne : nous nous réfugions dans l’idée que c’est de la fiction. C’est un acte semblable à celui de fermer les yeux quand nous n’avons pas la force de regarder, ou c’est comme détourner, à l’intérieur, son visage. Avec les témoignages des survivants, il est plus difficile de s’évader ainsi. Si nous désirons connaître ce qui s’est passé, si nous voulons être en contact avec les réalités, alors nous ne devrons pas détourner les yeux. C’est lorsque ce désir se montre faible ou tiède, qu’il y a malaise et même angoisse.
21La fiction, il faut le noter, est bien différente dans l’effet qu’elle produit. Notre conscience qu’elle soit un acte mimétique, une reconstruction ou recréation, et notre encouragement à un comportement plus spéculatif et dialogué, font que nous pouvons critiquer la fiction ou en parler librement avec nous-mêmes et les autres. Bien que le témoignage des survivants produise son genre bien à lui de dialogue, il n’est qu’en partie un dialogue avec nous. Les rescapés qui témoignent sont face à un public vivant, certes. Ils acceptent désormais ce public et n’insistent plus sur le caractère intransitif de leur expérience. Mais ils sont face également à un autre public : celui des membres de leur famille qui ont péri, celui de leurs amis qui ont péri. Le premier ouvrage de documentation orale de l’holocauste portait le titre I Did Not Interview the Dead, “je n’ai pas interviewé les morts.” Ce sont les témoins qui se chargent de descendre chez les morts. Cette descente a ses dangers : descendre, comme l’écrivait Virgile, est peut-être facile mais remonter, revocare gradum ad auras, ça, c’est la tâche difficile. “Je ne suis pas vivante, je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit” écrivait Charlotte Delbo [5]. Ainsi les rescapés se souviennent des morts, se souviennent qu’eux aussi étaient dans ces maisons de la mort, cependant ce ne sont pas des fantômes. Ils sont véritablement de retour chez nous, ils nous parlent et nous instruisent. Je ne peux pas traiter de tout cela, sauf en tant qu’il s’agit de l’authenticité d’un mode qui peut avoir la force, si cela est possible, de neutraliser l’apathie et l’oubli. Cette apathie est due non seulement à une fatigue des émotions, mais aussi aux médias et à leur étalage répété, compétent, routinier et trop soigné de situations extrêmes.
22Il est important de ne pas sanctifier les récits de témoignage, mais de les voir comme un mode représentatif chargé d’une intégrité spéciale contre-cinématique [6]. Quand le film est utilisé à des fins réalistes, nous restons conscients que c’est du cinéma, un simulacre, quelque chose de joué et d’artificiel comprenant la clôture d’une narration suivie. Même les documentaires ont une façon d’adoucir un trop grand réalisme : la présentation et le bavardage du narrateur créent une sorte de distance. Et les images fortes – comme celles des métrages d’archives où l’on voit des défilés humiliants, des déportations, des exécutions, des charniers, – souvent nous incite à créer une défense en pensant à tout cela comme à des événements appartenant au passé. Le passé isole ces victimes anonymes. Mais dans les témoignages vidéo il n’y a rien entre nous et le survivant. L’effet, alors, est extraordinairement intime et suscite un sentiment de compassion. Il est difficile de ne pas pleurer. Ces larmes, lorsqu’elles surgissent, mêlent douleur et rage : d’une part, comme Primo Levi a décrit ses sentiments au moment de la libération, nous aimerions “laver nos consciences et nos souvenirs de la laideur qui y régnait ;” d’autre part, “rien ne pouvait arriver d’assez bon et assez pure pour effacer notre passé… (nous sentons) que les marques de l’offense resteraient en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les lieux où cela s’était produit et dans les récits que nous en ferions… (La Trêve).
23C’est cette immédiateté tout autant que les condensations ou les contingences de l’évocation, qui font de chaque témoignage un texte qui a besoin d’interprétation. Il devrait y avoir un cadre : comme une introduction, une discussion, une suite par des lectures. De cette façon, les connaissances historiques peuvent être réintroduites afin de placer les faits dans leur contexte ; une analyse littéraire peut aussi proposer un temps de réflexion.
24Prenons un seul exemple illustrant l’importance capitale de l’interprétation. Une jeune fille belge trouve refuge dans un foyer catholique et se souvient de sa joie quand son père lui rend visite pour la première fois depuis leur séparation.
25L’incident est si chargé d’émotion, qu’elle souhaite, en se souvenant, faire de cet incident bien plus qu’il n’est possible. Le résultat donne une contradiction dans la narration : elle nous dit qu’elle s’est cachée derrière la porte car elle ne savait pas qui devait venir ; elle nous dit aussi qu’elle s’est cachée, car elle était si heureuse et voulait faire une surprise à son père. La contradiction est compréhensible. Il faudrait mettre en évidence non seulement son côté émotionnel, mais aussi son côté imaginatif, car le fait dominant ici est qu’elle se cache. Le redoublement du motif révèle alors un mélange de peur et d’attente, mais dévoile aussi le thème sous-jacent de la cachette à l’intérieur de la cachette [7].
VI
26Il ne faudrait pas ignorer la question de la modification de la mémoire par ce que l’on a entendu ou ce que l’on a lu. Une certaine vigilance est demandée ainsi que cette sorte d’attention méthodique que nous devons avoir devant toutes narrations, qu’elles soient apparemment spontanées ou manifestement calculées. “La mémoire humaine est un instrument merveilleux mais trompeur”, est la phrase clef du premier chapitre du livre de Primo Levi “les Naufragés et les Rescapés.” Il s’excuse du fait que son livre est “tout trempé” de la source suspecte de la “mémoire lointaine” Cela ne l’empêche pas d’examiner cette mémoire avec une ardeur née d’un besoin de communication contracté à Auschwitz et qu’il porte encore en lui 40 ans après la libération [8]. Un grand nombre de survivants parle d’un fantasme récurrent qu’ils avaient dans les camps, celui de trouver quelqu’un intime qui les écouterait vraiment après la libération. Dans la plupart des cas, ce fantasme n’a pas été réalisé et a conduit au silence déçu des survivants après le flot premier de récits.
27De la même façon que l’étude détaillée des travaux des copistes a mis en évidence des erreurs typiques comme la ditographie (qui consiste à sauter d’un mot sur une ligne au même mot sur une autre ligne en omettant tout ce qui se trouve entre), il est essentiel d’observer des phénomènes parallèles dans le travail de la mémoire (“memory-work”) d’un témoignage oral. Il y a l’effet Rashomon, probablement causé par la pression des associations privées ; il y a des condensations semblables à celles décrites par Freud, dans les rêves. Il y a des instants qui reviennent si souvent qu’ils sont comme des archétypes, qu’ils soient vrais au sens littéral ou non. (Les rescapés citent souvent un ami ou un parent qui leur fait promettre de raconter son histoire, comme Hamlet le demande en mourant à Horatio.) Cette dernière tendance, en particulier, crée une mémoire collective, un récit suffisamment typique pour que la plupart des gens puissent s’y reconnaître. C’est comme si l’on vous montrait une photo de groupe prise il y a longtemps et que vous vous y chercheriez dessus. L’on sait que l’on devrait y être et l’on est tenté de dire : “c’est moi là”, même si l’image est si sombre ou si effacée que l’on ne peut en être sûr.
28Un autre type de modification est dû aux spectateurs (ou même aux interviewers) qui sont trop protecteurs. Ils ne laissent pas toujours leurs voix aux survivants. Bien que les interviewers reconnaissent, évidemment, les choses affreuses qui se sont produites pendant ce temps des victimes, ils mettent souvent en contrepoids la survie, qui est alors représentée non comme un simple accident, mais comme une issue héroïque. Le pire dans ce domaine, ce sont ces émissions télévisées où le présentateur fait beaucoup de cinéma sur le passé affreux et sur la personne si courageuse et remarquable venue sur le plateau pour en bavarder.
29Même à un niveau plus sophistiqué, ce besoin d’héroïsme appartient à l’auditeur qui s’identifie trop et non au survivant. Ceci est loin d’être innocent, car la tentation de “laver” le comportement des personnes qui ont été soumises à un traumatisme, de laver les marques permanentes laissées par ce traumatisme, sous-entend qu’en termes de réaction morale nous n’avons pas encore assez appris de l’holocauste. Ce besoin de laver par des remarques défensives mais aussi élogieuses, témoigne de notre angoisse sur la possible souillure du survivant. Les paroles de Primo Levi sont encore très vraies lorsqu’il évoque le “terrible privilège” de sa génération, qu’ils ont saisi le caractère indélébile de l’offense imposée comme une contagion sur l’esprit humain. “Il est absurde de penser que la justice humaine l’efface. C’est une source de mal inépuisable elle brise l’âme et le corps de ses victimes ; les anéantit et les rend abjectes ; elle rejaillit avec infamie sur les oppresseurs, entretient la haine chez les survivants et prolifère de mille façons contre la volonté de chacun…” Enlever au témoin cette sorte de sincérité, c’est le traiter comme un patient plutôt que comme un agent. Mais en racontant leurs histoires, les survivants sont vraiment des agents : ils ne sont pas héroïques, peut-être même, se permettent-ils de rester silencieux sur le pire : cependant, la force demandée pour faire face à un passé comme le leur, rayonne visiblement sur l’écran et devient un fait vital.
VII
30Il y a eu trois périodes où les survivants de l’holocauste ont recouvré leur voix et où un public s’est matérialisé pour eux. La première a été juste après la guerre, lorsque l’on a appris l’existence des camps. Cette période fut brève : il fallait reconstruire l’Europe dévastée, de plus l’incrédulité ou même la culpabilité des autres isolait le survivant au lieu de l’intégrer [9]. L’absence d’écoute tarissait les confidences. Une seconde ouverture s’est produite au moment du procès Eichmann en 1961, une troisième a eu lieu après la diffusion à la télévision du feuilleton Holocauste en 1978. La plainte des rescapés envers le film était la suivante : tant d’entre nous ont perdu leur vie, l’histoire de nos compagnons morts allait-elle aussi leur être volée ? Chaque rescapé pouvait raconter une histoire plus vraie et plus affreuse dans ses détails, plus authentique dans sa représentation.
31De plus, trente cinq ans après la libération, les survivants et les réfugiés vivant en Amérique s’étaient bien installés, avaient leurs familles et se préparaient à une troisième génération… Il était tard. C’était maintenant ou jamais qu’il fallait parler ; ils n’hésitaient plus à être reconnus et à transmettre leur expérience comme un legs. Un projet développé spontanément par les habitants de New Haven prit forme, lorsque quelques personnes attentives se sont rendues compte qu’elles ne connaissaient presque rien des rescapés qui habitaient autour d’elles. Ils ont mis sur pied un “Projet Cinématographique sur les Survivants de l’Holocauste” avec l’aide du Farband, une amicale des survivants de la ville. Ils ont sollicité les entreprises de la région pour obtenir des locaux, du matériel et de l’argent, et ont lancé un programme intensif d’enregistrement. Au moment où l’université a offert son aide, cette association avait déjà enregistré 200 témoignages en moins de trois ans. Les Archives Vidéo des Témoignages sur l’Holocauste à Yale ont ouvert leur porte en octobre 1982.
32C’était la première fois, à ma connaissance, que l’université de Yale adoptait un projet émanant de la ville et lui donnait une chance de se développer sur le plan national et international. Evidemment, de tels projets de témoignage oral pourraient documenter les mémoires collectives d’autres communautés, celles des vétérans du Vietnam par exemple ou sur une plus vaste échelle, l’expérience historique du peuple noir-américain ou des immigrants.
33Si nous nous étions arrêtés pour résoudre toutes les questions que cet effort a posées – y compris la question de la valeur exacte de l’histoire orale en tant qu’histoire – nous n’aurions jamais été plus loin que les premières cassettes expérimentales. Mais celles-ci se sont révélées si émouvantes et les survivants nous ont tellement soutenus, que le projet cinématographique s’est poursuivi, reposant sur une technique d’interview non dirigiste et qui encourage la spontanéité. On a donné par “ce monologue intérieur qui ronge mon esprit”, pour citer Lucien Vidal-Naquet, une possibilité de plus d’entrer dans la mémoire publique.
34C’est le principe de donner leur voix aux survivants qui a soutenu notre projet. Un autre principe favorable a été celui de donner un visage à la voix, d’avoir préféré la vidéo à la cassette audio, à cause de l’immédiateté et de la crédibilité que cela ajoutait à l’interview. Nous avons jugé que sur le plan pédagogique les beaux jours de la radio étaient révolus. Les publics d’aujourd’hui et les publics de demain seraient sûrement ceux de l’audiovisuel [10]. Donc on a fait des enregistrements vidéo d’une qualité professionnelle, afin de créer une archive de la conscience à laquelle pourraient se fier les futurs éducateurs et cinéastes. A travers ces portraits vivants, nos descendants peuvent s’approcher d’une génération qui disparaît peu à peu.
35Je voudrais insister sur le fait que nous ne sommes pas des cinéastes. Nous rassemblons les dépositions originales comme on rassemble des manuscrits importants. (D’ailleurs beaucoup de ceux qui témoignent n’ont pas eu la chance de faire des études supérieures ou même de terminer leurs études secondaires : cette histoire orale n’est donc pas une simple répétition de ce qui est écrit.) A partir de cette collection que l’on est en train d’analyser, de répertorier en catalogue, des citations ou des extraits sont composés dans un montage qui dure entre 15 et 50 minutes et peut être vu par tous les publics, excepté les très jeunes.
36Je ne prétends pas que nous ayons mis au point l’interview parfaite, Il est possible que cette interview n’existe pas : la qualité de l’histoire orale est influencée par la chimie humaine entre l’interviewer et l’interviewé et même par le jour et le lieu du tournage. Nous avons appris à accepter cet élément de hasard. On entend parfois des questions qui semblent mal avisées ou de trop, et pourtant cela n’a pas grande importance, parce que le flot de la mémoire dès son premier jet est si fort, que de telles questions sont écartés ou donnent un résultat surprenant. Je dirai même que si l’interview marche bien, si l’enquêteur laisse l’initiative avec le survivant, presque toutes les questions apparaîtront stupides. Ce qui importe, c’est la disponibilité des survivants, leur conviction de l’importance de donner un témoignage public et la confiance accordée au groupe qui fournit cette occasion.
37Nos extraits ont un but éducatif, et par les jeunes faisant partie du public, l’aspect pédagogique est primordial.
38Après Claude Lanzmann – son film Shoah divise vraiment l’histoire de la représentation de l’holocauste en avant et après – après Lanzmann, il est difficile de penser qu’on peut communiquer aux enfants ce qu’était l’enfer du génocide qui visait même la mise à mort des enfants. Quand Helen K. dit “Je ne peux pas croire ce que mes yeux ont vu”, elle fait référence aux enfants exterminés et – pire encore – elle pense aux enfants qui font la queue pour ça, jour après jour. Mais l’objectif des Archives Vidéo n’est pas d’être une anatomie du génocide, ni d’assembler implacablement chaque étape du processus d’extermination. Grâce à une interview où la compassion est présente, nous parvenons à une description du milieu de tous les jours et du milieu psychologique de ceux qui se trouvent pris dans l’engrenage de l’holocauste. Cela n’exclut pas leur vie d’après, qui varie selon le pays de refuge ou de réinstallation. C’est la personne tout entière à qui l’on demande de parler et pas seulement à celle qui se souvient de la terreur et du temps des tourments. En cela, la valeur historique ou sociologique des interviews est claire. Pourtant nous refusons de les “programmer” préférant ne pas deviner quels seront les intérêts particuliers des générations futures. Le jaillissement des souvenirs est vraiment primordial, bien plus que la contrainte d’un intérêt particulier de recherche, même si celui-ci est important pour le tableau d’ensemble. J’espère que tous ceux qui regardent ces témoignages conviendront que pour ceux qui ont subi une agression déshumanisante, briser le silence est une démarche affirmative quoique douloureuse. Ceci, en partie, parce qu’ils acceptent d’employer des mots ordinaires dont l’éloquence et l’insuffisance forcent toutes deux le respect.
39Je me demande ce que sera la mémoire – j’entends, la mémoire collective – lors du prochain millénaire. Jusqu’à présent, les livres ont été le vecteur principal de celle-ci ; et même les monuments et tableaux à but commémoratif ont eu besoin d’un accompagnement verbal. Mais ce qui a été nommé “maladie de l’information”, provoquée par la rapidité et la quantité de ce que nous impose aussi bien les medias que les machines que nous avons inventées, et qui engendrent des effets sans fin, nous touche tout autant dans notre approche intellectuelle que pratique. Nous avions l’habitude de faire front à l’expérience, et sans nul doute c’est encore le cas ; mais aujourd’hui, nous luttons également pour l’expérience, pour avoir du passé un sens qui aille au-delà de l’abstrait, ou du présent un sens virtuel [11].
40En bref, le problème de savoir comment transmettre quelque chose de l’expérience de l’Holocauste est compliqué par l’efficacité même des medias modernes, leur réalisme et leur grande facilité à représenter. Non seulement nos sens se trouvent de plus en plus assaillis par des atrocités mais l’imagination, qui se définit comme une puissance capable de redonner à des choses absentes une sorte d’actualité, se voit spoliée de sa fonction et risque d’imiter passivement le sensationalisme des medias. Mais, la diminution du sens même de la réalité est un plus grand danger encore. Aujourd’hui, le problème n’est ni le bovarysme, ni le don-quichottisme (c’est à dire voir le monde réel avec une imagination toute empreinte de romantisme), mais le fait de regarder tout ce qui peut être projeté sur un écran comme un effet de réel [12] une construction ou simulation [13]. L’actualité, en tant que cause, se dissimule derrière tous ces effets spéciaux. Comment pouvons-nous distinguer entre le simulacre et la réalité, quand presque tout peut être décrit, que nous disposons des moyens de le faire et que la plupart des tabous ont disparu ?
41L’histoire peut être falsifiée, et la mémoire collective trompée, par une intervention comme celle qui ouvre le livre de Milan Kundera, Le Livre du Rire et de l’Oubli, histoire d’un dirigeant communiste discrédité qui est oblitéré d’un tableau historique renommé. Il n’est pas étonnant alors que, malgré l’immédiateté de ce qui nous est montré aux nouvelles, une sensation d’irréalité insidieuse et envahissante ne mine la gravité spécifique, le caractère unique des événements vécus. (A force d’être montré si souvent, même l’enregistrement vidéo de Rodney King cesse de choquer.) Le film gravé dans notre mémoire, dont nous n’avons vu certains des extraits que tard dans la nuit, semble maintenant être projeté nuit et jour ; il en résulte alors un sentiment d’irréalité dangereux ou une quête désespérée de quelque chose de fondamental, d’infalsifiable.
42Mais même allié à son contraire, c’est à dire une connaissance de l’Holocauste, et malgré les défenses mises en place, ce sentiment d’irréalité ne peut pas être entièrement évité. Il intensifie la quête de vérités premières qui pourraient résister à un monde irrationnel, immoral et incompréhensible ou à l’entreprise pleine d’embûches qu’est celle dé démêler la réalité des apparences. Quand Byron écrit que “l’arbre du savoir n’est pas celui de la vie”, il exprime une tristesse qui aurait pu être plus grande encore puisque dans Faust, source littéraire principale de Byron, Goethe lance au diable le défi de faire marche arrière et de remplacer à nouveau le savoir par la joie. Car même quand nous essayons d’être honnêtes, plutôt que de nous voiler la face, et que, pour citer Terrence des Pres, “une nouvelle forme de connaissance envahit l’esprit”, on ne peut pas toujours se défaire du sentiment que notre démarche tient du voyeurisme et satisfait un de nos désirs, celui de savoir le pire, qui est à la fois assouvi et rallumé par le suspens et, en particulier, par les procédés “excitants” du roman policier. La seule consolation que l’on puisse tirer de cette situation est que l’on peut peut-être retrouver, en dépit de cette volonté de révélation et de dénonciation, la valeur des moyens de narration anciens, traditionnels et allusifs. Il est plus important que jamais, dans ces circonstances, de préserver une mémoire vivante et fertile, transmise selon des modes de narration canoniques.
43Marshall McLuhan a noté qu’une culture électronique était en train de remplacer ces histoires, mais il interprète cela comme un progrès créatif, une restitution des dons du “village” par des moyens spécifiquement modernes. Les faits se sont avérés moins conciliants, et l’Epouse Technique de McLuhan (qui croit en l’utopie d’un mariage fertile unissant l’humanisme à la technologie) n’a eu pour effet que de rendre l’époux technique à son tour. La mémoire humaine, alliée à la machine, est techniquement extraordinaire, mais elle contribue rarement à une tradition collective du récit.
44Si l’on n’utilise pas les ressources qu’offre la vidéo, les pertes seront trop importantes. Si elles sont utilisées, leur contenu (en l’occurrence, les témoignages sur l’Holocauste) ne peut pas garantir, comme par magie, qu’il n’y aura pas de perte de réel. L’Epouse Technique a un prix : il est possible que les témoignages subissent un “affadissement”, au cours du processus d’enregistrement, de la même façon qu’il est possible que les cassettes magnétiques perdent avec le temps, leur définition visuelle, et qu’elles nécessitent d’être copiées sur des supports plus résistants. Et cependant, le contenu de ces cassettes est en mesure de constituer une différence pour la mémoire collective. En n’enregistrant pas seulement une expérience subie collectivement, mais en offrant également une voix à tout membre de la communauté, en ne se concentrant donc pas seulement sur l’élite, on peut saisir une dimension polyphonique et authentique de cette expérience [14]. Bien que l’on ne puisse pas prévoir lesquelles des qualités de ces témoignages s’avéreront touchantes ou importantes dans mille ans, il n’est cependant pas téméraire de penser que, de même qu’il y a mille et deux mille ans, le récit comptera toujours. Le recueil Sifre Deuteronomy (qui relève en grande partie de la tradition orale bien qu’il soit caractérisé par une densité textuelle remarquable) dit de la métaphore biblique, “le sang du raisin”, qu’elle “réfère aux récits (par opposition aux lois) qui s’abreuvent au cœur d’une personne comme à un vin”.
45Pour finir : l’avenir de la mémoire dépendra d’arts non encore imaginés, mais qui sont annoncés par des auteurs qui ne se laissent pas démonter par les souvenirs historiques qu’ils doivent acquérir. A peu près à l’époque, c’est à dire juste après la guerre, à laquelle David Boder enregistrait les premiers témoignages dans des camps de Personnes Déplacées (publiés sous le titre de Je n’ai pas interrogé les morts en 1948), John Hersey essayait d’emmagasiner une masse de documents au YIVO au sujet de la révolte du Ghetto de Varsovie. Se servant, comme Boder, du magnétophone nouvellement inventé, les assistants de Hersey, dont faisait partie Lucy Davidowicz, traduisirent les manuscrits yiddish et polonais. Mais ils firent plus que cela : ayant des connaissances personnelles des événements “tout en traduisant, ils purent interpoler, expliquer, souligner, et éclaircir” des points. Cette histoire orale, caractérisée par sa complexité et sa polyphonie, procura la base du roman de Hersey, La muraille [15]. Hersey mentionne également quelque chose d’encore plus crucial que la collaboration du romancier avec cette histoire orale étendue. Afin d’ordonner ces matériaux, il adopta d’abord un point de vue fictif permettant de tout savoir, de tout voir, celui du narrateur omniscient. Mais cela ne fonctionna pas, car comme il le dit, il y avait “une fausseté fatale dans le point de vue universel…” Il décida que l’histoire devait être racontée par une personne qui y avait été, qui deviendrait alors un rescapé. “L’imagination ne pouvait être d’aucune utilité ; seule la mémoire le pouvait. Pour sauver quoique ce fût qui put être à la hauteur du sujet, il me fallait inventer une mémoire” – et c’est ainsi que naquit son personnage principal, Noach Levinson [16]. Ce que Hersey réalisa, cette réponse artistique à la pression qu’exercent les faits sur l’imagination, cette personnification caractéristique d’un lieu-mémoire, est-ce autant possible aujourd’hui ? [17].
46Non seulement la chaîne des témoignages se tend-elle, à présent, au point de se rompre, au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’événement, mais en plus, les medias eux-mêmes se mettent à jouer un rôle dans cette chaîne, en remplaçant la complexité originale et originelle. Le téléfilm ayant pour base le roman de Hersey redonne vie et charge d’émotion au soulèvement du ghetto, mais affaiblit simultanément sa spécificité humaine et historique. On en garde une image-souvenir simplifiée et exagérément généralisée. Certains diront que cela a toujours été le cas ; que l’histoire est un chaos dans lequel on ne peut mettre d’ordre, pour sa transmission, qu’en le régularisant grâce à une “fausseté fatale”, grâce à une omniscience douteuse créée par le mythe ou le paradigme historiographique. Et même la phrase de Hersey, “inventer une mémoire”, nous laisse mal à l’aise ; on se souvient alors qu’il pense à une mémoire constituée de mémoires, de témoignages convergents et que l’on peut retrouver. Car il existe également une autre sorte de mémoire inventée, mais qui s’est avérée être mortelle : celle qui s’abreuve d’images héroïques pour soutenir un opportunisme politique, ou des notions intégristes de destinée nationale et de pureté ethnique.
Date de mise en ligne : 31/12/2020.
Notes
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[1]
Un seul exemple. Une femme raconte ses expériences arrivant au lager d’Auschwitz. On connaît la scène : hurlements atroces, atmosphère de cauchemar, les affreux pyjamas, l’élégance du SS, les chiens de garde. Après un voyage qui était lui-même fatal pour une partie de la masse comprimée dans les wagons, elle nous dit que, à un certain moment, elle est entrée dans une “seconde état” qui se marque par une dissociation anesthésique. Mais précisément quand ? Dans les wagons, à l’arrivée au lager, ou après ? Elle vacille, puis décide que le moment est venu quand ses cheveux, très beaux et qu’elle portait longs furent brutalement coupés. Alors, comme elle le dit, ça a été “une coupure nette” entre sa personne antérieure et celle d’un détenu.
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[2]
Les livres de Lawrence Langer traitent de ce thème, notamment l’ouvrage intitulé Holocaust Testimony : The Ruins of Memory (New Haven : Yale University Press, 1991).
- [3]
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[4]
Préface de l’édition de 1977 du livre de Jean Amery, At the Mind’s Limits.
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[5]
Le convoi du 24 janvier (Paris : Minuit, 1965), 66. Cité par Michael Pollak dans L’expérience concentrationnaire : essai sur le maintien de l’identité sociale (Paris : Métailé, 1992). Ce livre profond suggère en discutant Delbo que les récits de témoignage en forme d’un projet littéraire déplacent leur but “de rendre compte de la survie et des modes de résistance” vers un acte de deuil spécifique : “La maîtrise de survie commence dès lors avec le nécessaire travail de deuil, susceptible de rétablir le lien entre tous les victimes, mortes et vivantes.” (220). Cet acte communautaire, bien sur, ne supprime pas l’isolement du rescapé.
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[6]
Ils interviennent aussi, comme mode représentatif, dans les récits historiques surobjectivés, qui proviennent de la froide documentation des criminels, “domaine régi par les décisions politiques et les arrêtes administratives qui neutralisent la matérialité du désespoir et de la mort” (Saul Friedlander), ou émanant de la prose bureaucratique plus tardive (voir plus haut, page 4). Dan Pagis, poète israélien et survivant lui-même (il est mort en 1988), a écrit “Draft of a Réparations Agreement” qui parodie le ton à la fois autoritaire et faussement consolateur de tels documents : “Chaque chose doit reprendre sa place, paragraphe après paragraphe, le cri doit rentrer dans la gorge. Les dents en or doivent retrouver leurs gencives…”.
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[7]
A mettre en parallèle avec la surdétermination du livre d’Esdras III. 11-13, où l’auteur évoque “un cri puissant”, d’abord par les larmes et par la joie puis en effaçant cette distinction à cause de la distance de laquelle l’on peut encore entendre ce cri si puissant.
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[8]
Les Naufragés et les Rescapés (I Sommersi e I Salvati) version anglaise : Summit books : New York, 1988, pp. 23, 34-35, 94.
-
[9]
En France, les premiers récits insistaient sur la francité des rescapés juifs, ce qui a été une sorte d’intégration. Ils ont souffert comme français ou comme membres de l’humanité (cf. Nuit et Brouillard).
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[10]
Financièrement, ce choix s’est révélé difficile : Le coût d’un seul téléfilm représente la somme dont ont disposé les Archives de Yale pendant les quatre premières années. En 1987, le don généreux d’Alan Fortunoff à un fond déjà établi par de nombreux donateurs, a permis aux Archives d’obtenir un poste de conservateur et de s’installer dans la bibliothèque de Yale Sterling Memorial Library. La Fondation Charles R. Revson a été la source principale de aides financières jusqu’en 1997 et continue à soutenir financièrement certains projets.
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[11]
En jouant sur la notion d’anomie, telle que Durkheim l’a établie, j’ai nommé, dans d’autres écrits, cette condition moderne surnomie. David Rieff, décrivant ce qu’il appelle la “révolution de l’information” et sa “culture de la modernité entropique”, se demande si la transformation va, en fin de compte, être si grande que “notre passé n’aura pas de futur dans notre futur” ; cf. “Information et Modernité”, Salmagundi, hiver 1992, p. 12.
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[12]
En français dans le texte.
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[13]
Sur ce problème, les écrits de Jean Baudrillard sont exemplaires.
-
[14]
Cf. John Bodnar sur la contribution des “gens ordinaires” et sur la façon dont les éléments d’authenticité qu’ils introduisent modifient et rendent plus profondes les commémorations publiques qui, sinon, ont tendance à ne célébrer que les “intérêts officiels”. (Remaking America : Public Memory, Commemoration, and Patriotism in the Twentieth Century, Princeton, Princeton University Press, 1992, spécialement le premier chapitre, “The Memory Debate”). Cf. également, concernant spécifiquement les témoignages sur l’Holocauste, Michael Pollak, L’Expérience concentrationnaire, éd. Métailié, Paris, 1992, où la question de “status social” est soulevée.
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[15]
1950 ; publié en français, sous ce titre, chez Gallimard en 1952.
-
[16]
To Invent a Memory, conférence donnée à Baltimore Hebrew University en 1983, et publiée par l’Université en 1990.
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[17]
Stanislas Baranczak cite le livre de George Konrad, A Feast in the Garden, comme un exemple récent, dans la littérature d’Europe de l’Est, de la fiction respectant et mettant en valeur “la puissance du fait brut”. The New Republic, 31 août 1992.