1Les trois textes qui suivent partagent la caractéristique de s’interroger sur les usages de la mémoire ; d’une première lecture d’ensemble, on retiendra que la mémoire est toujours utilisée et qu’il n’y a pas lieu d’en rougir. Même si certains de ses usages font frémir tant ils sont frauduleux, l’instrumentalisation n’est en soi nullement un fait honteux ; au contraire, la virtualité de son utilisation est inscrite dans la constitution même de n’importe quelle mémoire qui ne peut en effet se construire qu’à condition d’articuler, selon des modalités diverses, un intérêt présent avec le passé. Toute mémoire est donc une construction conçue, de manière consciente ou inconsciente, en fonction de finalités qui en commandent l’usage.
2Pour banal que soit devenu ce constat, il modifie considérablement le genre de questions qu’il est encore courant d’entendre poser aux différentes expressions des mémoires de la Shoah. Plutôt que de s’offusquer du fait que la mémoire soit instrumentalisée – indignation qui équivaut généralement à n’admettre dogmatiquement pour seul usage légitime de la mémoire que celui de l’indigné – on s’inquiétera plutôt de la validité des intérêts présents qui se trouvent à la base de la remémoration, on cherchera à distinguer les types d’usages légitimes et illégitimes et à comprendre les règles de construction et de fonctionnement qui régissent la mémoire dans les nombreux registres où elle est susceptible de se déployer. Seule une démarche critique de cet ordre serait à même de rendre possible un pluralisme effectif et efficace entre les multiples milieux de mémoire capables et désireux d’argumenter la légitimité de leur discours sur le passé et le présent.
3Car « la » mémoire est en réalité quelque chose qui n’existe pas et n’a jamais existé : il y a des mémoires et il suffit pour s’en convaincre de constater la diversité des appellations consacrées : pour ne citer que trois exemples, la mémoire de la Shoah ne recouvre pas la mémoire de la déportation et de la résistance qui ne s’identifie pas non plus à celle des crimes et génocides nazis. Ces trois expressions se réfèrent à la même période, en grande partie aux mêmes « événements » et pourtant chacune focalise autrement l’attention, chacune sélectionne et associe d’autres aspects des phénomènes historiques, chacune met certaines dimensions en exergue et en relègue d’autres dans la pénombre. A ce niveau, la construction des mémoires n’est pas foncièrement distincte de la construction du discours historique et, ici comme là, c’est à l’importance de l’intérêt qu’il permet de satisfaire que l’édifice doit être évalué. Ce qui par contre différencie nettement histoire et mémoire, c’est une beaucoup plus grande amplitude des visées et des modalités de la mémoire ; elle peut emprunter quasiment tous les registres du discours verbal et non verbal : paroles de témoin, monuments, musées, appels à la lutte et à la solidarité, poèmes, dossiers pédagogiques, discours officiels, rituels… Chaque fois la mémoire se présente dans un habit différent et son code de conduite varie à l’avenant. Ce n’est pas vrai pour l’histoire où, même quand elle se trouve associée à une exigence éthique la visée demeure principalement cognitive. Nous savons certes depuis longtemps que l’histoire du passé se révise en fonction des intérêts du présent mais, sauf visées occultes, c’est toujours de connaissance qu’il s’agit. Par contraste, les visées de la mémoire apparaissent non seulement multiples mais changeantes.
4Ainsi, l’analyse historique des mémoires de la déportation et du génocide en France établit nettement le passage d’une prédominance d’un usage politique à un usage identitaire de la mémoire. Il est vrai que c’était déjà à une visée identitaire que correspondait l’insistance sur l’union de tous les « déportés » – et ce y compris les requis du STO – juste après la Libération : ici comme ailleurs, il s’agissait de (ré)conforter la citoyenneté française à travers l’image d’une France unie comme un seul homme contre l’occupant. Mais à l’irénisme du début succédera très vite l’âpre véhémence des enjeux politiques et c’est, souvent dans la ligne de Moscou, surtout au service de la paix que le rappel des camps et des chambres à gaz sera mobilisé tout le temps que durera la Guerre froide. Aujourd’hui, et sans que d’autres usages politiques n’en soient pour autant exclus, Annette Wieviorka estime que « la revendication de mémoire exprime en dernière analyse une revendication identitaire des Juifs sans religion, en France comme en Israël ou aux Etats-Unis ». Mais, comme nous le remarquions tantôt, chaque usage commande une construction différente de la mémoire : il est tentant d’interpréter l’évolution historique retracée par Annette Wieviorka comme le passage conceptuel d’une mémoire exemplaire à une mémoire littérale.
5Si notre mémoire doit articuler passé et présent, on doit pouvoir comparer les modes d’articulation : la mémoire exemplaire entend tirer des leçons du passé ; à ce titre, elle est forcément « politique » au sens large : elle vise minimalement à prévenir des évolutions (jugées indésirable) et, maximalement, à produire des changements (jugés désirables) dans le présent et le futur. Puisque c’est au nom du passé que ces visées sont soutenues, il faut qu’un lien soit tiré entre les situations passées et les situations présentes : pour la mémoire exemplaire, ce sont donc les ressemblances alléguées du présent avec le passé remémoré qui justifient la référence au passé. Le plus souvent, la liaison s’opère au niveau des symptômes dans une visée préventive : il est par exemple dissuasif – du moins l’espère-t-on - de référer des manifestations présentes d’antisémitisme ou de xénophobie à la situation d’avant-guerre si on en rappelle le fatal aboutissement. Mais ce n’est pas la seule modalité de liaison. Parfois aussi, elle s’opère au niveau des causes présumées des événements : ce fut par prédilection la stratégie de la mémoire antifasciste d’après-guerre : on s’autorisait du savoir présumé de la cause profonde du nazisme – à savoir le capitalisme –, pour fustiger la perpétuation de celui-ci dans les effets similaires qu’il continuait à engendrer (les guerres d’indépendance des anciennes colonies notamment).
6Dans un cas comme dans l’autre, l’obstacle majeur que doit affronter l’usage exemplaire de la mémoire est celui de l’actualisation. Le risque est grand de retrouver Auschwitz partout et par conséquent de le banaliser. Toute actualisation ne provoque pas automatiquement la banalisation mais la tâche est toujours délicate et il serait particulièrement utile de disposer d’une étude systématique des différents types d’actualisation concevables et de leurs présuppositions respectives.
7L’usage littéral de la mémoire ne connaît pas ce péril parce que l’articulation entre passé et présent ne s’opère pas ici sur base des ressemblances présumées entre les situations. Tandis que l’usage exemplaire focalise forcément l’attention sur les aspects les plus généraux et répétitifs des événements passés, l’usage littéral de la mémoire s’alimente au contraire de leur singularité. Plus l’unicité du passé est affirmée, plus se consolide l’identité qu’il confère à ceux qui s’y rapportent. Mais du coup, l’usage littéral risque de fourvoyer dans une autre impasse : à interdire la moindre liaison entre Auschwitz et tout autre événement passé, présent ou futur, on supprime radicalement toute possibilité de tirer des leçons de l’histoire.
8La nécessité impérieuse de savoir dans quel registre l’on se situe se manifeste parfois dans le texte de Henriette Asséo. Lorsqu’au départ de l’inflation médiatique du terme génocide, tour à tour sollicité à propos d’expériences historiques de massacres très divers, des Tsiganes, des Slaves, des Vietnamiens, des Arméniens et des Cambodgiens ou même des Roumains », elle affirme que « tous ces êtres désincarnés, réduits au statut d’exemple, placés en situation d’équivalence simple, méritent mieux que ce douteux relativisme », on ne peut que saluer et souscrire à l’exigence de littéralité qui anime l’historien. Mais l’historien devrait reconnaître en revanche le droit au juriste (ou au sociologue ou même au philosophe) de chercher plutôt à découvrir des traits communs aux différents massacres et, pour y parvenir, de les décrire en termes plus abstraits et généraux. Ce qui serait effectivement « douteux relativisme » sous la plume d’un historien ou sensationnalisme à bon marché chez un journaliste est légitime tentative pour ajouter une catégorie nouvelle au droit international chez le juriste.
9Comment actualiser sans banaliser ? Comment respecter la singularité sans neutraliser l’impact possible du passé dans le présent ? Si les diagnostics posés ci-dessus sont corrects, c’est de notre capacité à résoudre ces deux problèmes symétriques que dépend pour une bonne part l’avenir de la transmission publique de la mémoire et, chacun à sa manière, les deux textes de Henriette Asséo et de Stéphane Gatti et Michel Séonnet peuvent peut-être nous aider à explorer des voies nouvelles.
10Leurs visées respectives se trouvent en quelque sorte en deçà des visées politiques ou identitaires : pour Henriette Asséo, la question est celle de l’utilisation de sa propre mémoire familiale dans le cadre de son travail d’historienne. C’est déjà ouvrir l’identité sur l’extérieur que de se demander en quoi elle permet d’accroître l’intelligibilité des choses en général et plus particulièrement dans son cas de comprendre mieux les réactions des victimes. Malgré une culture multiséculaire de la persécution, les Juifs, quelles qu’ait été leur degré d’assimilation, ne pouvaient anticiper une « Solution finale ». C’est assez dire son caractère inouï, inédit. Il faut la piété, en l’espèce à la fois familiale et professionnelle, de l’historien pour que « la crise de civilisation » (ou tout autre dénomination abstraite dont on la revêtira) repérée abstraitement dans le judéocide par le philosophe reprenne pour tous l’épaisseur vécue de la catastrophe qu’elle a été pour les victimes ; or il est indispensable à cette fin de savoir qui étaient les victimes, de les nommer et de les identifier dans l’environnement historique et social qui n’appartenait qu’à eux. Peut-être faut-il que cette piété ait vraiment rendu leur dû aux morts pour qu’une mémoire exemplaire puisse se développer. On pourrait faire l’hypothèse que si ces dernières années la mémoire littérale s’est retournée plusieurs fois avec aigreur contre la mémoire exemplaire, c’est précisément parce que, pour des raisons multiples qu’il ne nous appartient pas d’analyser ici, « le point de vue de la sphère publique » a été le premier et longtemps le seul à avoir droit de cité. On a été tellement soucieux de tirer les leçons de l’histoire qu’on a délaissé l’appel des morts.
11Le chant d’amour des alphabets d’Auschwitz d’Armand Gatti autant que l’extraordinaire travail de mémoire réalisé à partir de cette pièce par Stéphane Gatti et Michel Séonnet en Seine-Saint-Denis prouvent à suffisance qu’il est possible de ménager le respect des singularités et l’ouverture à l’universel ; tant dans le texte que dans sa mise en scène, c’est de l’intérieur même d’une exploration approfondie de la singularité de l’événement passé que procèdent l’impact et l’interrogation subséquente sur le présent et l’avenir de la civilisation occidentale. En sus d’une conscience lucide sur l’abîme séparant commémoration et appropriation de la mémoire, on verra comment se sont alliés dans leur démarche le souci de rendre un visage aux victimes prises dans toute leur spécificité et l’interrogation globale sur le sens qui culmine très concrètement pour chaque participant dans la proposition d’une inscription sur les plaques redevenues blanches du monument international à Birkenau. Peut-être cette alliance augure-t-elle l’avènement prochain d’un nouveau régime de la mémoire qui nous épargnera le choix malheureux entre une mémoire ouverte mais creuse et une mémoire pleine mais close.