Notes
- (1)Celui-ci avait été nommé Commissaire aux anciens combattants en juillet 1940 et devait le rester jusqu’en octobre de la même année.
- (2)Marrus et Paxton, Vichy et les Juifs. Calmann-Lévy 1981.
- (3)Il siégeait à Lyon, et j’en fus membre — on verra pour quelles raisons — jusqu’à la fin de 1942.
- (4)Article 3 cl du second statut.
- (5)Comme avait été édictée le lendemain du 3 octobre 1941 la loi visant les Juifs étrangers.
- (6)J’ignorais que le Rabbin Kaplan venait d’adresser à Xavier Vallat une lettre du même style que notre déclaration.
- (7)R. Tournoux. Pétain et la France, Plon, 1980, page 299.
- (8)Texte intégral joint.
- (9)J’eus l’occasion, longtemps après 1945, de rencontrer l’un d’eux et de refuser publiquement de lui serrer la main.
1Les nombreux ouvrages qui ont traité des divers aspects de la question juive sous le régime de Vichy, doublé de l’occupation allemande, ne me semblent pas avoir donné, en ce qui concerne les anciens combattants, une image tout a fait exacte de leur situation. Aujourd’hui, étant un des rares survivants de ceux de 1914-18 et ayant eu à jouer en 1940-41 un certain rôle dans leur domaine, je crois pouvoir éclairer ce sujet de quelques lueurs précises.
2Au préalable, il est nécessaire de rappeler ce que la personne de Pétain représentait de positif pour la majorité des anciens combattants, Juifs compris, et ce que sa réputation de « républicain », donc à priori non antisémite, pouvait encore ajouter à l’auréole du « vainqueur de Verdun ». Si, sur le plan stratégique, cette épithète peut être discutée, — et elle l’a été par moi dans Vie et mort des Français 1914-1918, où je signalais sa tendance permanente au défaitisme, déjà apparue à Verdun — presque tous les anciens combattants manifestaient, à juste titre, en 1940 une dévotion reconnaissante pour leur ancien chef. Son action avait en effet manifesté une réelle volonté d’épargner la vie des soldats. A rencontre de Joffre et de son affreux « grignotage », il semblait avoir découvert, suivant l’expression employée par Valéry, en le recevant à l’Académie Française, que « le feu tue ». Il avait obtenu, à partir de 1916, de substituer progressivement au « matériel humain » le matériel tout court, c’est-à-dire avant tout l’artillerie lourde. Après les hécatombes de l’offensive, Nivelle en avril 1917, la seule que Pétain lança et réussit la même année, à la Mal maison, témoigna de cette tactique économe en vies humaines. C’est que la guerre seule l’ayant empêché d’être retraité comme colonel d’infanterie, il avait pu rester prés de l’esprit de la troupe. Cela se vit quand il sut mettre fin aux mutineries du printemps 1917, en réduisant au maximum les sanctions capitales et en prenant les mesures de fond et de détail, qui répondaient aux vrais besoins des soldats, dont l’insatisfaction s’était traduite par une profonde amertume. Et c’est peutêtre cela qui reste son véritable et unique actif.
3Dès le début du régime de Vichy, l’unification en zone libre du « mouvement anciens combattants », très divisé avant-guerre, se précisa sous la forme de la Légion français des A.C., association dont les statuts avaient été rédigés par Xavier Vallat [1], mais où la première impulsion avait été donnée par un député patriote de Meurthe-et-Moselle, Valentin. Les anciens combattants juifs ne furent pas les moins empressés à adhérer à cette réunion, où ils pensaient trouver, sous l’égide du vénéré maréchal, la meilleure sauvegarde contre les conséquences de l’emprise nazie qui ne manquerait pas de s’étendre à la zone libre.
4Au demeurant la loi du 3 octobre 1940, dite STATUT DES JUIFS, oeuvre du garde des sceaux Alibert, allait vite concrétiser ces menaces qui étaient authentiquement françaises et n’épargnaient qu’en pure apparence les Israélites anciens combattants. Sans doute l’article 3 du statut, qui leur était consacré, semblait-il vouloir les privilégier. Il leur permettait l’accès aux fonctions publiques AUTRES que celles énumérées à l’article 2, à savoir celles qui comptaient et comptent toujours. Car leur étaient interdits de façon absolue tous les grands corps de l’Etat, même techniques, le Conseil d’Etat, la Cour des Comptes, l’Inspection des Finances et aussi les Mines, les Ponts et Chaussées, les Manufactures de l’Etat, que peuplaient de nombreux polytechniciens juifs, sortis « dans la botte ». Etaient fermées de même les hautes fonctions administratives et coloniales, et toutes les carrières universitaires — celles-ci choisies par nombre de normaliens et d’universitaires juifs — et celles d’officier de toutes les armes. Encore était-il exigé, pour pouvoir devenir ou rester fonctionnaire du rang le plus modeste et bénéficier ainsi d’une humiliante exception, que les anciens combattants de 14-18 fussent titulaires de la carte du combattant ou eussent été cités ; ceux de 3940 devaient également avoir été cités. A la rigueur, aux uns et aux autres il pouvait suffir d’avoir été décors de la Légion d’honneur ou du ruban jaune et vert, à titre militaire bien entendu.
5Si l’on passait au domaine privé, d’une part l’exercice des professions libérales, comme celles de médecin et avocat qu’un grand nombre d’Israélites exerçaient alors comme aujourd’hui, leur était permis, mais sous la réserve de règlements d’administration publique, devant fixer des proportions déterminées (ce qui ressuscitait le NUMERUS CLAUSUS) et prévoir l’élimination des Juifs en surnombre. sans aucun privilège cette fois pour les A.C. D’autre part, l’article 5 du statut interdisait aux Juifs, sans condition ni réserve (qui auraient pu viser les A.C.), d’exercer ou de continuer à exercer toutes les activités touchant à la presse, à la radio, au cinéma, au théâtre, ce qui excluait une grande partie des Juifs, non déjà exclus par les précédents articles, de toutes les entreprises et carrières marquées d’un caractère intellectuel. Et, là aussi, des règlements à venir devaient prévoir le contrôle des interdictions et les sanctions applicables aux contrevenants.
6Il est vrai que l’article 8 du statut semblait ouvrir aux Juifs une porte, fort étroite il est vrai. Pouvaient en effet être relevés de toutes ces exclusions, ceux d’entre eux qui avaient rendu à l’Etat français des services exceptionnels. Mais outre l’évidente subjectivité qui allait en décider, lesdits services n’étaient envisagés que dans les domaines littéraire, scientifique et artistique, éliminant ainsi d’avance tous les Juifs qui n’avaient témoigné que de leur valeur au combat, c’est-à-dire justement les anciens combattants.
7Au demeurant, et s’ils avaient estimé que leur action au feu eût entraîné des mérites exceptionnels, la plupart, sinon tous, devaient trouver indigne d’eux d’aller quémander une discrimination laissant l’immense majorité de leurs coreligionnaires, quel qu’eût été leur mérite, voués aux plus humiliantes interdictions.
8Un ouvrage récemment paru [2] a mentionné les rares dérogations obtenues, à la fin de 1940 et au début de 1941 : dix-huit en tout dont les plus célèbres sont celles qui échurent au général Bloch (Dassault), au professeur Robert Debré, et à l’inspecteur général des finances Jacques Rueff. Mme Citroën l’obtint sur l’intervention de Pierre Laval. Mais le sénateur Pierre Masse, ancien membre du Conseil de l’Ordre des Avocats parisiens, se la vit refuser, malgré la demande du directeur de cabinet de Pétain. P. Masse mourut en déportation, comme le couple Helbronner, pour lequel il ne semble pas que le maréchal ait tenté la moindre démarche personnelle, alors que Jacques Helbronner, ex-président de section au Conseil d’Etat et devenu président du Consistoire central dans la zone dite libre [3], avait été, pendant la guerre, aide de camp de Pétain, avait, disait-on, contribué a sa brillante carrière d’après-guerre et avait été reçu à plusieurs reprises par lui à Vichy, faisant ainsi la preuve d’une combien courageuse naïveté. Il faut ne pas manquer d’indiquer que le lendemain du 3 octobre, Vichy fabriquait une loi concernant les Juifs étrangers qui pourraient désormais être internés dans des camps ou pour le moins être assignés à résidence. On imagine, dès lors, que les rares échappatoires, que la loi du 3 octobre pouvait faire luire aux yeux des A.C. juifs, ne devait éventuellement s’appliquer qu’aux Israélites français, et que les innombrables engagés des deux guerres dans la Légion étrangère même titulaires de la croix de guerre ou d’une plus haute décoration étaient automatiquement exclus.
9Le deuxième statut (loi du 2 juin 41) annulait le premier qu’il remplaçait et aggravait sur de nombreux points. Je n’en mentionne ici que ce qui y concerne les A.C. L’interdiction de devenir même sous-officier s’ajoutent à la précédente qui ne visait que les officiers. De même dans les articles 4 et 5 du nouveau texte, à l’exclusion déjà réalisée des professions libérales et intellectuelles, se superposait, en paquet, celle des commerciales, industrielles ou artisanales, celles de la banque, de la bourse, de la publicité, du courtage en tout genre, sans qu’il fut fait mention pour cet ensemble englobant à peu près toutes les professions restées possibles pour les Juifs, d’aucune exception pour les A.C. de l’une ou l’autre guerre, même blessés et définitivement mutilés. Par contre le cas des prisonniers était envisagé avec beaucoup de précision : les textes concernant les Juifs ne leur étaient applicables qu’après leur libération. Cette lapalissade réservait la sollicitude du nouvel Etat français à une seule catégorie d’A.C., qui n’était pas forcément la plus héroïque.
10Deux avantages cependant semblaient apportés par le second statut. Le premier incluait parmi les fonctionnaires subalternes, pouvant être maintenus à leur poste, les enfants, les ascendants et les veuves des morts au combat [4]. Le deuxième résultait d’une nouvelle rédaction de l’article 8, celui des dérogations individuelles pour services exceptionnel : tous, et pas seulement ceux des domaines littéraire, scientifique ou artistique, donc aussi ceux des A.C., pouvaient être reconnus, si on en faisait la demande. Le même article mentionnait encore une deuxième possibilité de dérogation, toujours pour mérites exceptionnels, celle de la présence en France de la famille depuis au moins cinq générations, ce qui avait sûrement pour conséquence (et pour but) d’écarter tous les immigrés de la possibilité générale, inscrite une ligne plus haut. Enfin, sauf pour les fonctionnaires subalternes — qu’on renvoyait à un décret en Conseil d’Etat — le cas de tous les A.C. israélites, qui auraient tenté d’utiliser l’article 8 devait faire l’objet d’un simple arrêté du Commissaire aux affaires juives, fonction créée en octobre 1941. On verra comment son premier titulaire, Xavier Vallat, ancien Commissaire aux A.C., devait, dans son nouveau rôle, établir la distinction entre les bons juifs… et les autres, distinction qui s’inscrivait déjà en filigrane dans le texte même du nouveau statut dont il était l’auteur.
11Aux promesses contredites, s’était ajoutée, au lendemain du 2 juin 1941 [5], une loi supplémentaire qui prescrivait à tous les Juifs de déclarer, dans le délai d’un mois, leur judaïté, avec mention de leur état-civil, profession, et de l’état de leurs biens. Cette dernière mention préparait encore une loi, celle du 21 juillet 1941 bouclant définitivement la boucle, puisqu’elle devait séquestrer toutes les entreprises, valeurs et tous les biens appartenant aux Juifs sans distinction. Si les A.C. avaient pu croire un moment aux promesses de l’été 40, les lois d’octobre 40, de juin et de juillet 41, avaient dû leur enlever avec leurs illusions et toute envie d’aller solliciter de Xavier Vallat une quelconque dérogation.
12Parallèlement à cette évolution, le Consistoire central des Israélites de France, on le sait, s’était installé en zone libre, à Lyon… Ses dirigeants avaient jugé bon malgré mes objections de non-pratiquant, de me recruter en fonction de l’influence dont j’étais censé jouir dans les milieux A.C. Or les engagements de Xavier Vallat à l’égard de ses camarades — il était lui-même grand mutilé de guerre — sonnaient encore à mes oreilles et étaient du reste abondamment reproduits dans des journaux que j’avais gardés. Je suggérai donc une démarche collective des A.C. mis hors-la-loi et, de ce fait, interdits de profession et de gagne-pain. On mettrait sous les yeux du Commissaire aux affaires juives les promesses de l’ancien Commissaire aux A.C. cela l’obligerait peut-être moralement à les tenir, et cette fois hors de toute condition de demande individuelle. Le Consistoire ne pouvant, en tant que tel, envisager la démarche, je fus encouragé à la tenter moi-même, entouré comme je l’entendrais. Je pouvais en effet recourir à de nombreux A.C. résidant en zone libre et tombant, comme commerçants, industriels, journalistes, gens de radio ou de cinéma, médecins, avocats, etc., sous le coup du statut. Je songeais tout de suite à mon ami René Lehmann, ancien rédacteur en chef des publications de l’Intransigeant, au Rabbin Kaplan, ancien combattant de 14-18, qui, en synagogue de Vichy, s’était déjà exprimé sur ce ton [6], et surtout au général de corps d’armée Boris dont je savais qu’il avait formé un projet analogue du mien. Son aide efficace nous permit de réunir assez vite, en plus des nôtres, quatorze adhésions d’A.C. exclus par le statut de toutes leurs activités et qui, comme l’a écrit récemment R. Tournoux [7], « totalisaient 5 engagements volontaires, 25 blessures, 56 citations, 18 Légion d’honneur à titre militaire, 2 médailles militaires ».
13J’obtins pour une délégation, dont je ne précisai pas l’importance, une audience fixée au 11 août 1941. Avec le général, je les introduisis dans le bureau exigu que Xavier Vallat occupait à Vichy. Il y avait parmi nous un simple soldat, deux sous-officiers, quinze officiers d’infanterie, d’artillerie, d’aviation, s’étageant du lieutenant au général. L’un d’eux, amputé d’un bras avait perdu ses deux fils en 193940. A la vue de notre nombre, Xavier Vallat protesta violemment, arguant de son manque de sièges. Je lui répondis qu’il suffirait de faire asseoir notre aveugle et un amputé de la jambe. A peine l’incident clos, Xavier Vallat dut subir, non sans de fréquentes et furieuses interruptions, la lecture de la longue déclaration que j’avais rédigée [8]. Le rappel de ses anciennes déclarations comme Commissaire aux A.C. dont je tenais sous ses yeux les coupures de presse qui les avaient reproduites, porta sa colère à son comble. N’étant pas venus pour demander à profiter de l’odieuse échappatoire de l’article 8 des statuts (les services exceptionnels que tel ou tel d’entre nous aurait pu faire valoir à titre individuel), il nous jeta à la figure l’exemple de certains dont il cita les noms [9], qui avaient quémandé auprès de lui cette faveur ! Ceux-là étaient des « Israélites français valables », tandis que nous appartenions à la catégorie des Juifs insolents, se croyant au-dessus des lois. Après avoir lu les trois dernières lignes de notre déclaration, que je crois devoir rappeler :
« Nous espérons mériter doublement d’un avenir plus juste et plus libre, le titre de Français que nous n’abandonnerons jamais dans notre cœur, même si on nous l’arrache par la force. »
15Nous en déposâmes le texte, en y joignant la liste des 18 membres de la délégation, avec la mention de leurs titres de guerre et celle de la fonction qu’ils exerçaient avant qu’elle leur fut interdite par l’un des articles 2, 4 ou 5 du statut. Ces indications nominatives étant certainement suffisantes pour que la police pût trouver les adresses des intéressés, nous courions tous un des risques qui allaient devenir courants pour les Juifs. J’ignore encore aujourd’hui ce qu’il est advenu de la plupart de mes camarades de ce jour. L’ascension de l’un d’entre eux, le Rabbin de Vichy, Jacob Kaplan, est connue de tous. Quant à moi, je fus convoqué par la suite à l’agence marseillaise du commissariat aux affaires juives. Un employé ancien combattant lui-même, qui avait lu un de mes livres de guerre me mit sérieusement en garde, pour mon avenir, car j’avais fait l’objet d’une dénonciation. Je décidai donc, comme le fit le plus jeune de nos membres, de m’évader par l’Espagne pour rejoindre en Afrique du Nord les armées de la Libération. Si je me tirai qu’assez estropié de mon aventure pyrénéenne, l’autre évadé se fit tuer glorieusement pendant la campagne d’Italie.
16Je ne puis évidemment apporter aucune lueur personnelle sur le sort en France, des A.C. juifs, après l’hiver 1942, où une loi de Vichy prescrivit l’apposition de la menstion JUIF sur les cartes d’identité et d’alimentation et où je décidai mon évasion. A Alger par contre, où le débarquement allié du 8 novembre 1942 avait attiré et permis la réussite d’un grand nombre d’évasions, je trouvai en 1943 quantité de coreligionnaires bénéficiant de l’égalité française, que de Gaulle leur avait rendue en rétablissant la loi Crémieux, abrogée par Vichy et non rétablie par le général Giraud. Des notables locaux ou immigrés de France occupaient ou allaient occuper des emplois importants : l’un d’eux était le Commissaire — équivalent de ministre — des Travaux publics, René Mayer, mon ancien collègue au Consistoire central, A.C. lui-même de 14-18, mais qui n’avait pas cru devoir s’associer à mes démarches auprès de Xavier Vallat et dont le rang au Conseil d’administration de la Compagnie des Wagons-Lits avait facilité la traversée de l’Espagne. Moi-même, bien que mutilé et ayant dû passer quelques mois dans les hôpitaux de ce pays, mes nouvelles fonctions à Alger me permirent de participer au débarquement d’août 1944 en Provence et d’y retrouver une France libérée sinon de tout antisémitisme, du moins de ses lois…
17TEXTE LU ET REMIS LE 11 AOUT 1941 A 15 HEURES à M. Xavier VALLAT
18Monsieur le Commissaire général,
19La délégation que nous avons l’honneur de vous présenter aujourd hui se compose de dix-huit anciens combattants israélites, tous titulaires de la Carte du Combattant 1914-1918, ou anciens combattants de la guerre actuelle, sinon des deux, simples soldats, sous-officiers ou officiers jusqu au grade de général de Corps d’Armée inclus, qui totalisent 25 blessures, 5 engagements volontaires, 56 citations, 2 médailles militaires, 16 Légion d’Honneur à titre militaire. Ils représentant 12 morts pour la France, comptés uniquement dans leurs descendants, frères ou beaux-frères.
20Cette délégation aurait pu être infiniment plus nombreuse, si nous n avions désiré éviter de lui donner un caractère de manifestation, et si l’interdiction qui nous est faite de nous grouper confessionnellement, comme l’impossibilité d utiliser la voie de la presse, et encore moins celle de la radio, pour convoquer l’ensemble de nos camarades, ne nous limitait pas aux seules relations personnelles et aux proximitées géographiques. Nous n’en avons pas moins conscience de représenter moralement nos camarades Anciens Combattants, français de religion israélite, qui, nous nous en sommes assurés par tous les moyens encore à notre disposition, sont totalement de cœur avec nous.
21Ainsi, pour reprendre un chiffre qui fut donné par vous, à la veille de la parution du statut du 2 juin, croyons-nous avoir le droit de parler au nom d’environ 10.000 cartes de combattant de la guerre de 1914-1918, et des combattants, en nombre encore indéterminé, de la guerre dans l’autre. Nous croyons aussi avoir le droit d’évoquer, car plusieurs d’entre nous les représentent directement, les 4.000 morts israélites français de la guerre de 1914-1918, chiffre ne comprenant ni les Israélites d’Afrique du Nord, ni évidemment les nombreux volontaires étrangers morts pour la France, et qui correspond du reste exactement à la proportion existant pour l’ensemble de la population française.
22Contrairement à ce que vous pouvez supposer, M. le Commissaire général, nous ne venons vous demander ni dérogation, ni faveur. Pas même la moindre atténuation à la rigueur d’un statut, qui ne tire son autorité à nos yeux que de l’obligation légale qui nous est faite, et ne comporte aucune espèce d’adhésion de notre part.
23Nous désirons seulement soulever deux questions très nettes, auxquelles nous attendons que votre loyauté apporte des réponses aussi nettes.
24Voici la première.
25Les mesures dont nous avons été l’objet, en tant que Français israélites, depuis le statut d octobre 1940, nous avaient été encore moins pénibles que les accusations injustes dont les pouvoirs publics, à chaque occasion, les avaient fait précéder, dans l’espoir sans doute de justifier ces rigueurs pour l’opinion. Mais, à la tristesse de nous voir englober indistinctement dans une sorte de diffamation collective, sans le moindre rappel des sacrifices jadis consentis en commun, s’ajoute pour nous une pire amertume.
26Ayant souffert dans notre chair, au milieu de tous nos camarades catholiques, protestants ou libres penseurs, de 1914 à 1919, n’ayant rencontré au cours de ces dures années, que soutien fraternel de leur part, ayant cru comme eux, dans la période qui suivit la guerre, que nous allions nous retrouver « unis comme au front » (ce qui fut le cas dans la cordiale ambiance des associations régimentaires, où nous nous connaissions presque tous, et qui ont su si bien préserver, l’ancienne flamme de l’esprit combattant, que même la création de la Légion ne les a pas fait disparaître), pouvions-nous imaginer que de leur sein ne s’élevèrent pas sinon une protestation, du moins un témoignage de sympathie pour nous dans nos épreuves et nos humiliations ?
27Nous avons au contraire dû lire, dans les déclarations qui vous ont été prêtées à vous-même à la veille de la parution de la loi du 2 juin, les mêmes calomnies, dû subir le même langage venant cette fois d’un camarade de combat.
28A la Légion, seul groupement réunissant, sous l’égide du Maréchal, l’ensemble des Anciens Combattants, bien qu’il eût été déclaré qu’il n’y serait tenu aucun compte des origines confessionnelles, combien de déclarations de chefs locaux et régionaux, combien d’émissions de la radio nationale n’ont-elles pas repris, sous une forme injurieuse, les accusations collectives contre nos coreligionnaires !
29Alors nous en venons à vous demander ceci :
30Vous, qui êtes à la fois le Commissaire général aux questions juives et l’ancien Secrétaire général aux anciens combattants, dites-nous si les directives nécessaires seront données à la Légion ? Dites-nous au contraire si nous devons inviter nos camarades à se tenir à l’écart de la Légion où ils subiraient trop d’atteintes à leur dignité.
31A ceux d’entre eux, qui, en grand nombre, obéissant par discipline à la voix de notre chef, sont entrés à la Légion, devons-nous conseiller de se retirer, pour leur éviter cette alternative : ou s’associer par leur silence aux calomnies, ou rompre l’union nécessaire en tentant de les combattre ?
32Voici maintenant la deuxième question, plus générale, et plus grave encore.
33La présentation des deux statuts dans la presse, certaines déclarations autorisées, dont les vôtres — qu’était venu corroborer une lettre de vous, adressée à la Légion dès janvier 1941 —, ont fait croire à la masse des Français, naturellement éprise d’équité et particulièrement sensible sur le terrain de la fraternité d’armes, que ceux qui avaient risqué ou versé leur sang pour la France seraient mis à l’abri du traitement d’exception qui frappe aujourd’hui les Israélites et en a fait des Français de deuxième zone. Or, il n’en est rien, et à une ingratitude contraire aux traditions de la France s’ajoute ici une hypocrisie indigne d’elle.
34Le terme d’ancien combattant n’est même pas prononcé dans l’article 8 de la loi, pas plus d’ailleurs que dans l’interprétation que vient d’en donner le communiqué de vos services. Or cet article est le seul qui ait une portée générale. L’article 3, en effet, qui fait mention des anciens combattants et victimes de la guerre, ne s’applique qu’à quelques catégories restreintes de fonctionnaires de deuxième plan, mais ni aux officiers et sous-officiers, même s’ils ont participé aux deux guerres, ni aux professeurs, ni aux magistrats, ni aux membres du Conseil d’Etat, de l’Inspection des Finances, des corps d’ingénieurs des ponts, des mines, etc.
35Devons-nous croire que, afin de traiter en français tous les Israélites anciens combattants, comme on nous avait convaincus qu’ils le seraient, l’article 8, en parlant de services exceptionnels rendus à l’Etat a entendu viser les services de guerre de tous les anciens combattants israélites ? Ni vous, ni nous, ni aucun ancien combattant digne de ce nom n’estime avoir rendu à l’Etat un service exceptionnel en faisant son devoir de combattant.
36C’est d’ailleurs dans ce sens que vos services ont déjà répondu à certains de nos coreligionnaires qui leur avaient adressé des demandes individuelles. Nous approuvons ces réponses. Car, à nos yeux, avoir fait son devoir de combattant, ce n’est qu’avoir fait son devoir de Français. Mais les autres Français n en sont pas moins punis par la perte de leur qualité de citoyens intégraux. Nous autres par contre, Israélites français anciens combattants, non seulement nous sommes victimes des exclusions, des humiliations et spoliations qui atteignent tous nos coreligionnaires, mais, en tant qu’anciens combattants, nous sommes placés au-dessous des fils d’étrangers, des indigènes, des embusqués. Jugez-en :
- 1) Un fonctionnaire fils d’étranger, éliminé en principe de son poste par la loi du 17 juillet 1940, n’a pour y être maintenu qu’à invoquer sa qualité d’ancien combattant, ou même seulement de fils d’anciens combattant. Si le même fonctionnaire avait la malchance d’être israélite, il serait exclu obligatoirement de tous les postes énumérés à l’article 2, quels que soient ses titres de guerre et l’ancienneté de l’établissement de sa famille en France.
- 2) Aucune différence n’a été faite, à juste titre, à l’égard des anciens combattants de couleur, ni de nos camarades nord-africains non chrétiens dans leur immense majorité, alors que les Israélites algériens sont à la fois frappés par le statut et par la perte de leur qualité de citoyens, même s’ils sont anciens combattants.
- 3) Les enfants des anciens combattants israélites, tués au champ d’honneur pendant l’une des deux guerres, sont ou vont être exclus d’une quantité considérable de professions (autres que les fonctions publiques de l’article 3), uniquement parce que leurs pères, pour qui les obus et les balles ennemies n’avaient pas su faire de distinction, appartenaient à une autre confession que les autres morts pour la France.
38Oui plus est, on renchérit déjà sur le statut : la radio d’Etat et l’organisation professionnelle du cinéma éliminent actuellement les Israélites, y compris les anciens combattants, même des emplois qu’une loi pourtant sévère n’avait pas cru devoir leur enlever.
39S il est juste à nos yeux de ne pas appeler exceptionnels les services de guerre des anciens combattants, comment donc ces services entreraient-ils dans le cadre de l’article 8 ? Serait-ce qu’on va, uniquement en ce qui nous concerne, les « classifier » ?
40Les intituler « exceptionnels » à partir d’un nombre nombre de palmes ou d’étoiles sur la croix de guerre, et de combien ? A partir d’un certain pourcentage de mutilation, et duquel ? Un œil perdu, une jambe ou un bras amputé suffiront-ils, ou en faudra-t-il deux ?
41Et voici nos questions ?
42Est-ce ainsi qu’entend agir le Commissaire général aux affaires juives ? Que penserait alors de ce marchandage l’ancien combattant et le grand mutilé qu’il est ? Dans sa conscience intime, peut-il admettre que tous les authentiques anciens combattants de chez nous ne soient pas réintégrés de plein droit dans la nation française, alors que les embusqués des deux guerres, pourvu qu’ils ne soient pas juifs, y gardent droit de cité ?
43Que penserait-il, comme ancien combattant, de celui qui viendrait étaler ses citations et ses blessures sur papier timbré, en passant, non pas même par la voie hiérarchique, réservée aux militaires et aux fonctionnaires, mais par un « organisme professionnel » qui, en admettant qu’il existe ou qu’il nous accepte, ne saurait être accepté par nous comme juge de nos mérites de combattant ?
44Toutes ces questions s’équivalent et aboutissent à cette dernière !
45Le commissaire général aux affaires juives estimerait-il subversive une adresse rédigée par les Israélites anciens combattants mutilés, ascendants privés de leur soutien, veuves et orphelins, et ainsi conçue :
46« Nous déclarons solennellement renoncer au bénéfice éventuel de toutes exceptions au titre d’anciens combattants.
47« Les Israélites français morts pour la France, que nous représentons, et ceux qui ont combattu pour elle ne veulent pas solliciter l’humiliante aumône d’une mesure qui, vous l’avez vous-même déclaré, « ne permet pas de soustraire globalement le juif, et à plus forte raison sa famille, à toutes les conséquences pouvant résulter de sa qualité juridique de juif » (communiqué à la presse du 12 juillet 1941).
48« Parmi les Israélites français, ceux qui ont donné leur vie, les blessés qui ont donné leur sang, les vivants qui portent leurs croix, ne croyaient pas l’avoir donné ou les avoir reçues pour un pays qui les renierait.
49« Les pères et les descendants de nos morts, nos survivants, mutilés ou blessés, déclarent par notre voix que, loins de renier la France, malgré tout ce qu’ils en subissent, ils entendent ajouter leur sacrifice silencieux d’aujourd’hui à leurs sacrifices d’autrefois.
50« Ils espèrent ainsi mériter doublement, d’un avenir plus juste et plus libre, le titre de Français qu’ils n’abandonneront jamais dans leur cœur, même si on le leur arrache par la force. »
Liste des anciens combattants composant la délégation
Liste des anciens combattants composant la délégation
Notes
- (1)Celui-ci avait été nommé Commissaire aux anciens combattants en juillet 1940 et devait le rester jusqu’en octobre de la même année.
- (2)Marrus et Paxton, Vichy et les Juifs. Calmann-Lévy 1981.
- (3)Il siégeait à Lyon, et j’en fus membre — on verra pour quelles raisons — jusqu’à la fin de 1942.
- (4)Article 3 cl du second statut.
- (5)Comme avait été édictée le lendemain du 3 octobre 1941 la loi visant les Juifs étrangers.
- (6)J’ignorais que le Rabbin Kaplan venait d’adresser à Xavier Vallat une lettre du même style que notre déclaration.
- (7)R. Tournoux. Pétain et la France, Plon, 1980, page 299.
- (8)Texte intégral joint.
- (9)J’eus l’occasion, longtemps après 1945, de rencontrer l’un d’eux et de refuser publiquement de lui serrer la main.