Notes
- (1)Walter Schellenberg, « Memoiren », Köln, Verlag für Politik und Wirtschaft, 1956, et « Le Chef du contre-espionnage nazi parle (1933-45) », Julliard, 1957.
- (2)Norbert Masur, « En Jude talar med Himmler « , Stockholm, Albert Bonniers Förlag, 1945.
- (3)Félix Kersten « Klerk en Beul. Himmler van nabij « , Amsterdam, J.M. Meulenhoff, 1948.
- (4)Joseph Kessel, « Les mains du miracle « , Paris, Gallimard, 1960.
- (*)Souligné par l’auteur.
- (**)En français dans le texte.
- (*)Souligné par l’auteur.
- (*)Souligné par l’auteur.
1Pendant les dernières années de la guerre, des organisations juives dans les pays européens neutres ont employé toutes leurs forces à secourir leurs frères dans les camps de concentration allemands. La section suédoise du Congrès Juif Mondial était une des plus actives dans ce domaine. Beaucoup d’efforts furent déployés en vain, d’autres aboutirent à des résultats précieux. Au cours de ce travail de secours, un membre de notre section, M. H. Storch, entra en relations avec Félix Kersten ,qui était, par ses activités médicales, en contact avec Himmler. Nous avons appris que Kersten, au nom du Ministère suédois des Affaires Etrangères, a participé aux travaux de sauvetage d’un grand nombre de personnes, détenues dans les camps de concentration allemands et dans les prisons. A la demande de M. Storch, M. Kersten était disposé à négocier avec Himmler, pour obtenir une amélioration des conditions de vie des Juifs dans les camps de concentration.
2Début mars 1945, Kersten rendait visite à Himmler pour lui soumettre nos aspirations. Quelques résultats très importants furent obtenus, parmi d’autres, le fait que plusieurs camps de concentration ont été livrés aux Alliés, sans être défendus par les nazis. Pour obtenir d’autres concessions, Kersten proposa à Himmler de négocier personnellement avec un des membres du Congrès Juif Mondial. Himmler accepta et promit la vie sauve à celui qui viendrait en compagnie de Kersten pour conférer avec lui.
3Dans notre section du Congrès, nous discutions de ce plan. Compte tenu des divers aspects, souvent précaires, d’une négociation avec Himmler, la section n’a pas voulu prendre de décision, étant donné l’impossibilité de contacter le centre à New York. La décision fut laissée à celui qui se porterait volontaire pour cette tâche. Nous avions eu des entretiens au Ministère suédois des Affaires Etrangères, où l’on estimait qu’une négociation directe avec Himmler pourrait mener à des fins favorables, et qu’elle était tout à fait dans la ligne de conduite de la Suède concernant l’action de sauvetage. Les Légations locales des trois Alliés principaux ne s’y opposaient pas. Le représentant du War Refugee Board américain à Stockholm nous encourageait dans cette voie. Par la suite, nous demandions à Kersten d’informer Himmler qu’un membre de notre section serait prêt à le rencontrer en privé. Himmler acceptait même cette proposition. Plusieurs membres de notre section se sont portés volontaires ; c’est à moi que la tâche fut confiée.
4Des semaines s’écoulaient sans que la date définitive de la rencontre soit fixée. La situation militaire de l’Allemagne devenait de plus en plus critique, et nous considérions déjà le projet comme irréalisable. Pourtant, tout à coup, le jeudi matin 19 avril, je fus avisé que Himmler nous attendrait jeudi ou vendredi, et que nous étions priés de venir à Berlin dans l’avion qui devait quitter Stockholm à midi. J’avais des doutes quant à l’utilité d’un voyage aussi tardif, mais au Ministère des Affaires Etrangères on nous déclarait de nouveau que le voyage même à cette date était considéré comme utile. Les services avaient même préparé plusieurs listes avec les noms de prisonniers, juifs et non-juifs, dont nous devrions obtenir la libération. Après cette information, nous avons décidé, Kersten et moi, de partir tout de suite.
5A deux heures de l’après-midi, le 19 avril, un avion allemand, marqué d’une croix gammée, décollait de l’aéroport de Stockholm. Kersten et moi en étions les seuls passagers, mais l’avion était rempli de paquets de la Croix-Rouge. J’avais enfin le temps et le calme pour réfléchir. Pour le Juif que je suis, c’était une idée bouleversante d’être dans quelques heures en face d’un des principaux responsables de l’extermination de plusieurs millions de Juifs. Mais mon inquiétude fut compensée par un sentiment de satisfaction d’être enfin en mesure de donner le meilleur de mes forces pour mes frères martyrisés. Certes, j’avais participé depuis longtemps à plusieurs actions de sauvetage, mais toujours sur le terrain sûr de Stockholm. Cette fois-ci il s’agissait de mener l’action sur le front.
6Le voyage à Berlin se déroulait sans incident. La plaine d’Allemagne du Nord s’étalait paisiblement devant nos yeux. Les champs semblaient être cultivés soigneusement. Une seule fois je découvrai quelques cratères dans le sol, — les premiers signes de la guerre. Autrement pas de traces. Pas de soldats ni de colonnes motorisées. Sur les chemins, de temps en temps, quelques paysans tranquilles. Ce n’est qu’au-dessus de Berlin que les traces de la guerre étaient visibles. Des maisons bombardées, des usines sans toit. Pourtant, à vol d’oiseau, Berlin ne paraissait pas aussi détruit que je ne l’avais imaginé et que je l’ai constaté plus tard, en traversant la ville.
7A l’aéroport de Tempelhof, mon compagnon de voyage montra son passeport, tandis que je gardais le mien dans la poche. Je n’avais pas de visa, et seuls Himmler et son entourage étaient au courant de ma visite qui, pour les autres chefs nazis, était tenue secrète. Pour cette raison, je n’avais pas sollicité de visa à la Légation allemande de Stockholm. La Gestapo avait donné l’ordre de laisser passer sans contrôle de passeport l’homme accompagné du Dr Kersten.
8A l’aéroport, une voiture de la Légation suédoise nous attendait pour nous conduire en ville. Il nous était impossible de prendre cette auto. Nous étions obligés d’attendre l’arrivée d’une voiture de la Gestapo, puisque nous devions nous rendre à une ferme située à soixante-dix kilomètres au nord de Berlin. Malheureusement, nous attendîmes presque deux heures. Cette attente m’a permis de recevoir la première impression de l’état d’esprit des Berlinois. Je parlai avec un employé de l’aérodrome et constatai tout de suite que la population était fatiguée de la guerre et découragée. De cinq à sept attaques aériennes chaque nuit, de cinq à sept heures dans un abri souterrain, sans sommeil, c’est trop, même pour des hommes forts. Les attaques aériennes survenaient avec une régularité minutieuse. Tous les soirs, peu avant la tombée de la nuit, les Russes commençaient leur attaque, les Américains les suivaient, et les Anglais finissaient la ronde.
9Pour nous il était très important de quitter la ville avant le début des attaques aériennes. La voiture arriva vers six heures du soir. On s’excusa du retard : la communication téléphonique avec Stockholm ne fonctionnait pas, on n’était pas sûr de notre venue. La voiture démarra immédiatement. La nuit était tombée, il faisait clair de lune. Les maisons en ruines s’élevaient comme des spectres. Le chauffeur conduisait à toute vitesse à travers la ville qui semblait déserte. De temps en temps un passant solitaire se précipitait sur la voiture pour y monter, car les moyens de transport à Berlin étaient très rares. Nous passions devant des immeubles réduits en ruines, à travers les passages étroits des barricades de blindés. Quelquefois nous étions contraints de faire un détour pour éviter les rues barrées à la suite d’un bombardement récent.
10Enfin, après un voyage d’une demi-heure, nous étions à l’extérieur de Berlin, sur la route nationale. Après quelques minutes seulement, une patrouille militaire nous arrête, nous demandant d’éteindre les lumières : l’alerte aérienne avait été donnée. Le programme nocturne de Berlin avait commencé. Nous avions le choix, soit de nous abriter dans la forêt, soit de continuer notre voyage dans l’obscurité, tous feux éteints. Nous décidâmes de continuer notre voyage.
11Les projecteurs commençaient leur jeu. Des cônes de lumière remplissaient l’espace. Nous descendimes de voiture pour contempler ce spectacle inquiétant, et pourtant fascinant. De tous les côtés, nous entendions le bourdonnement des avions que notre chauffeur, à l’ouïe exercée, qualifiait de russes. Nous vîmes des bombes éclairantes dérouler lentement leur tapis multicolore, avant de tomber au sol, des avions captés par le croisement des feux des projecteurs, mais nous n’entendîmes pas la D.C.A. Je demandai pourquoi l’artillerie anti-aérienne ne ripostait pas et reçus une réponse signifificative : la D.C.A. avait été envoyée sur le front.
12Nous continuions de rouler, en passant devant des camions militaires qui surgissaient subitement de l’obscurité, devant les ruines de la ville d’Oranienburg, détruite quelques jours auparavant par les bombardements aériens. Le nom d’Oranienburg avait pour moi une résonance sinistre. C’est là que beaucoup de mes plus proches parents avaient connu l’épouvante des camps de concentration, avant que je n’aie eu la possibilité de les faire passer en Suède.
13Enfin, peu avant minuit, nous arrivâmes à destination, c’est-à-dire à la propriété de Kersten. Là nous devions attendre la visite de Himmler.
14Cette nuit, je l’ai passée sans trouver le sommeil. Ce n’était point le bourdonnement permanent des avions à leur arrivée sur Berlin qui me tenait éveillé. C’était la tension avant la rencontre avec Himmler, le sentiment que — peut-être — le sort de milliers de Juifs dépendait de mes paroles. Il était évident que l’argument décisif pour Himmler était la situation militaire catastrophique de l’Allemagne. Malgré cela, ces pourparlers pourraient aboutir à des décisions très importantes. Surtout la pensée des prisonniers de Ravensbrück, camp distant à peine de trente kilomètres de la ferme, me torturait.
15Le vendredi matin, un des plus proches collaborateurs de Himmler, le général de brigade Schellenberg arriva à la ferme, afin de prendre contact avec nous. C’était le 20 avril, le jour anniversaire du Führer. Schellenberg nous raconta que Himmler devait participer à un festin dans le Berlinbunker et que, ensuite et dès que possible, il viendrait nous voir à la ferme. Hitler se doutait probablement que Himmler allait négocier avec un Juif.
16Schellenberg faisait des remarques très ironiques au sujet de ce festin d’anniversaire. J’avais le pressentiment qu’il s’agissait peut-être d’un de ces banquets au cours desquels — comme souvent dans l’histoire — les convives déchus règlent entre eux leurs comptes. En dehors des dignitaires nazis, d’autres complimenteurs étaient en route vers Hitler. L’espace aérien au-dessus de notre tête était rempli d’avions alliés qui ,en formations d’oiseaux migrateurs, se dirigeaient majestueusement vers leur but. La maison de campagne où nous nous trouvions se mit soudain à trembler. C’était la conséquence d’un bombardement visant la ligne de chemin de fer distante de deux kilomètres.
17Le matin, j’avais eu des pourparlers détaillés avec Schellenberg. J’avais été surpris de trouver un jeune homme de bonne apparence, habillé en civil, aux traits efféminés, et non pas le dur type nazi auquel je m’attendais. Il était extrêmement déprimé, croyait la guerre perdue. Il était très pessimiste quant à l’avenir de l’Allemagne.
18La raison principale de la défaite était, à son avis, les bombardements aériens systématiques qui avaient brisé la force de résistance physique et psychique du peuple allemand. Il était plein de compréhension pour mes efforts en vue de sauver des Juifs et promettait son appui énergique auprès de Himmler à mes propositions. Il soulignait, cependant, que l’entourage de Hitler restait, même à cette époque, farouchement opposé à toute amélioration du sort des Juifs. Quand Himmler, en automne dernier, avait laissé partir deux mille sept cents Juifs en Suisse, Hitler, apprenant cette nouvelle, entra dans une fureur terrible et annula, par la suite, tous les autres projets de libération de Juifs. J’avais l’impression que Schellenberg était franc avec moi. Il m’importait, surtout, d’apprendre que la situation militaire de l’Allemagne était encore plus désastreuse que nous ne l’avions supposée à Stockholm, d’après les communiqués militaires. L’effondrement total ne serait qu’une question de quelques semaines ou de quelques jours. Les propositions de sauvetage que, Kersten et moi, nous voulions faire à Himmler devaient donc être basées sur la connaissance de ces faits.
19Je passais l’après-midi à visiter la propriété et à parler avec les gens qui travaillaient dans la cour. C’était un groupe bizarre. Tous les ouvriers et les employés étaient d’anciens détenus de camps de concentration, qui avaient derrière eux de cinq à huit ans de prison. Ils appartenaient à une secte religieuse qui refusait, par principe, le service militaire. Leur conviction religieuse leur interdisait même de dire « Heil Hitler », car « le salut (Heil) peut venir uniquement de Dieu ». Pour cette raison, tous les adeptes de la secte furent envoyés, dès les premières années du régime nazi, dans des camps de concentration et y restèrent, jusqu’à ce que Kersten réussit, en 1941-42, à faire libérer une partie d’entre eux. Quelquesuns de ceux qui avaient passé plusieurs années à Buchenwald, nous racontaient des détails sur les brutalités bestiales auxquelles ils avaient été exposés, et qui ne diminuèrent qu’en 1938, avec l’arrivée des détenus juifs, sur lesquels le sadisme des hommes de garde pouvait désormais s’exercer. A la ferme se trouvait aussi une foule de réfugiés, venus de l’Allemagne de l’Est et de l’Allemagne centrale, parents de la femme du propriétaire. Ils étaient nombreux à avoir marché pendant des semaines, fuyant le front qui se rapprochait.
20Au cours de la soirée, un coup de téléphone nous annonça l’arrivée de Himmler pour deux heures et demie du matin. Nous étions assis dans le salon à la lumière de bougies. L’électricité était éteinte, comme d’habitude pendant les alertes aériennes. J’étais dans un état de tension extrême. Se comportera-t-il encore, lui, le véritable maître de l’Allemagne dont les jours étaient, pourtant, comptés, en homme au sommet du pouvoir, ou en homme déjà marqué par l’ombre de la défaite ? J’étais bouleversé à la pensée d’être confronté dans quelques instants à un des plus grands bourreaux du peuple juif.
21A deux heures et demie précises, nous entendîmes le bruit d’une voiture. Kersten sortit, et, au bout de quelques minutes, Heinrich Himmler entra, suivi de Schellenberg, de son adjoint le Dr Brandt et de Kersten. Malgré mon émotion, je gardai l’apparence d’une parfaite impassibilité. Himmler me salua avec un « Guten Tag », et non pas avec « Heil Hitler », et exprima sa satisfaction de ma venue. Nous nous assîmes à table, dressée pour cinq personnes. Himmler était élégamment vêtu d’un uniforme impeccable, décoré de galons et de médailles étincelantes. Il avait l’air très soigné et paraissait frais et animé, malgré l’heure avancée. Il était, extérieurement, calme et maître de lui. Son physique paraissait plus avantageux que ses photos. Peut-être, son perçant regard errant trahissaitil le sadisme et la dureté, mais si je n’avais pas connu son passé, je n’aurais pas cru que cet homme portait la responsabilité essentielle de la plus grande extermination en masse que l’histoire ait jamais connue.
22Il se mit immédiatement à parler, pour donner un aperçu historique de l’attitude nazie envers les Juifs. « Notre génération n’a jamais connu la paix, — disait-il, — Quand la première guerre mondiale éclata, j’avais quatorze ans. A peine la guerre terminée, commença la guerre civile, et dès la révolte de Spartacus ce furent les Juifs qui en furent les dirigeants. Les Juifs constituent, un élément étranger parmi nous qui a toujours provoqué de l’irritation. Ils ont été chassés maintes fois de l’Allemagne, mais ils y sont toujours revenus. Après la prise du pouvoir, nous entendions résoudre ce problème une fois pour toutes, et j’optais pour une solution humaine par l’émigration. J’ai mené des pourparlers avec des institutions américaines, afin d’organiser une émigration accélérée mais, même les pays qui se donnaient l’air d’être les amis des Juifs, n’ont pas voulu les laisser entrer chez eux. »
23Je fis remarquer qu’il était, peut-être, plus commode pour le peuple allemand de ne plus avoir de minorités nationales dans son sein. Mais il n’était nullement conforme aux principes fondamentaux de droit que des êtres humains, habitant dans un pays où, dans la plupart des cas, leurs ancêtres avaient vécu avant eux, soient chassés subitement de leur foyer. Malgré cela, les Juifs, contraints de céder à la pression, tentaient d’émigrer. Mais les nationaux-socialistes voulaient changer en quelques années un état des choses résultant d’une évolution multiséculaire, et cela était impossible.
24Himmler continua : « Plus tard, pendant la guerre, nous avons eu affaire aux masses juives prolétarisées de l’Est, et cette situation créait des problèmes entièrement nouveaux. Nous n’avons pu supporter pareil ennemi dans notre dos. Les masses juives étaient contaminées par les germes de graves épidémies, surtout la fièvre typhoïde sévissait parmi eux. Moi-même, j’ai perdu des milliers de mes meilleurs hommes de la S.S. à cause de ces épidémies. En plus, les Juifs aidaient les partisans. »
25Je demandai comment les Juifs avaient pu aider les partisans, puisque les Allemands les avaient enfermés dans les ghettos et Himmler me répondit : « Ils transmettaient des renseignements aux partisans. En outre, ils tiraient, dans le ghetto, sur nos troupes. » Ce fut donc la réaction de Himmler à la lutte héroïque des Juifs dans le ghetto de Varsovie. Quelle distorsion inouïe de la vérité !
26Prudemment, j’essayai de le détourner de sa malheureuse idée de tenter de justifier sa politique antijuive devant un Juif, car une telle attitude devait l’amener forcément à entasser mensonges sur mensonges. Mais ce fut en vain. Il éprouvait, semble-t-il, le besoin de tenir un discours d’auto-défense justement devant un Juif, car il pressentait que les jours de sa vie ou, au moins de sa liberté, étaient comptés.
27Et Himmler continuait : « Pour mettre fin aux épidémies, nous étions contraints de brûler les cadavres des innombrables personnes emportées par les maladies contagieuses. Nous étions donc obligés de construire des fours crématoires, et maintenant, on veut pour cela tresser une corde pour nous [*]. » C’était la plus ignoble tentative de dénaturer la vérité que Himmler eût jamais faite. J’étais tellement écœuré par cette justification des fameuses usines de la mort que je ne pouvais prononcer une parole.
28« La campagne de l’Est était incroyablement dure, — disait Himmler —. Nous n’avions pas voulu la guerre avec la Russie, mais en découvrant subitement que les Russes avaient vingt mille tanks, nous fûmes obligés d’intervenir. C’était pour nous une question de vaincre ou de mourir. La guerre sur le front de l’Est demandait de nos soldats les plus grands sacrifices. Un climat défavorable, des distances infinies, une population hostile, des partisans surgissant partout. C’est uniquement en s’endurcissant que nos troupes arrivaient à se maintenir. Il se peut qu’ils aient été forcés de détruire des villages entiers d’où l’on avait tiré sur eux. Les Russes ne sont pas des adversaires ordinaires. Leur mentalité nous est incompréhensible. Dans les situations les plus désespérées, ils refusaient de se rendre. Le peuple juif a souffert à cause de la rigueur de cette guerre..., mais la faute ne nous en incombe pas ».
29Himmler changea de sujet de conversation et se mit à parler des camps de concentration. « La mauvaise réputation de ces camps provient de leur nom mal choisi. C’était une erreur. Il fallait les appeler « camps de rééducation ». Il n’y avait pas seulement des Juifs et des prisonniers politiques dans les camps, mais aussi des éléments criminels qui n’étaient pas libérés, même une fois leur peine purgée. C’est grâce à cela que l’Allemagne avait en 1941, c’est-à-dire dans une année de guerre, le taux de criminalité le plus bas depuis des dizaines d’années. Les prisonniers devaient travailler dur. Mais le peuple allemand tout entier en faisait autant. Le traitement dans les camps était sévère, mais juste. »
30Je l’interrompis pour dire : « On ne peut quand même pas nier que des méfaits graves aient eu lieu dans les camps. » A quoi Himmler répondit : « Je dois admettre que certains faits se sont produits, mais dans ces cas, j’ai puni les coupables. »
31Bien que la pensée de l’œuvre de sauvetage des Juifs et d’autres prisonnier ne me quittât point pendant tout cet entretien, et que je dûsse peser mes paroles en conséquence, je ne pouvais pas et ne voulais pas maîtriser mon émotion quand il parlait d’un « traitement juste » dans les camps de concentration. C’était pour moi une satisfaction de pouvoir, au nom du peuple juif martyrisé, l’accuser directement des méfaits commis dans les camps. Je me sentais, à ce moment, plus fort que lui, en représentant de la justice bafouée, mais indestructible. Il me semble que Himmler, lui-même, se rendait compte de la faiblesse de sa position.
32J’essayais, une fois de plus, de le détourner de ses tentatives d’autodéfense : « Trop de faits irréparables se sont produits, — dis-je, — mais si on veut envisager pour l’avenir la possibilité des rapports quelconques entre nos deux peuples, c’est à condition que les Juifs, qui se trouvent encore sur les territoires occupés par les Allemands, restent en vie. Pour cette raison, nous demandons la mise en liberté des Juifs détenus dans les camps proches de la Suède et de la Suisse, afin de pouvoir les évacuer vers ces deux pays. En plus, nous demandons un meilleur traitement pour les Juifs dans les autres camps, une nourriture suffisante, des soins médicaux et, avec le rapprochement du front, que tous ces camps soient remis aux Alliés, sans être défendus. Nous réclamons également une suite positive à toutes les demandes qui figurent su rles différentes listes du Ministère suédois des Affaires Etrangères, ainsi que la mise en liberté des prisonniers nommément mentionnés sur ces listes : Suédois, Français, Juifs, Hollandais et quelques catégories d’otages norvégiens. »
33Kersten appuya énergiquement toutes ces réclamations. Je priais Himmler de m’indiquer le nombre des Juifs, vivant encore dans les camps, et il me donna les chiffres suivants : Theresienstadt : 25.000, Ravensbrück : 20.000, Mauthausen : 20/30.000, ainsi qu’un nombre plus faible de détenus dans d’autres camps. Ensuite, il m’affirma que, dans les camps pris par les Alliés, on trouvait, à Auschwitz 150.000, à Bergen-Belsen 50.000, à Buchenwald 6.000 Juifs. Je constatai que ces chiffres étaient faux, et que surtout le nombre des Juifs restés à Auschwitz était considérablement exagéré.
34En Hongrie, Himmler prétendait avoir laissé 450.000 Juifs. « Et quelle fut leur gratitude envers nous ? demanda-t-il hypocritement, — Les Juifs ont tiré sur nos troupes à Budapest. » J’ai objecté en remarquant que, s’il ne restait que 450.000 Juifs en Hongrie, c’est que 400.000 Juifs avaient été déportés vers une destination inconnue. (Le nombre initial des Juifs en Hongrie était 850.000). Les 450.000 Juifs restant en Hongrie ne pouvaient deviner le sort qu’on leur avait réservé, et cela expliquait leur réaction. Himmler laissa mes objections sans réponse. Il paraissait avoir bien retenu les vers bien connus de La Fontaine : « Cet animal est très méchant, quand on l’attaque, il se défend ». [**]
35Himmler poursuivit : « Il était dans mon intention de livrer les camps sans les défendre, comme je l’avais promis. J’ai donné l’ordre de rendre Bergen-Belsen et Buchenwald, mais je n’ai reçu aucun remerciement. A Bergen-Belsen, on a ligoté un gardien, et on l’a photographié avec quelques prisonniers récemment décédés. Et ce genre de photos circule à travers la presse mondiale. Buchenwald aussi, je l’ai laissé libérer sans le défendre. Des chars blindés américains ont cependant tiré sur le camp. L’hôpital, composé de baraquements en bois, a pris feu, et bientôt il fut tout en flammes. Les corps carbonisés qu’on en a retirés plus tard, ont été photographiés. Avec ces photos on fait une propagande d’horreur. L’année dernière j’ai laissé passer deux mille sept cents Juifs en Suisse. Même cc fait a été exploité comme un moyen de propagande, cette fois dirigée personnellement contre moi. On a écrit que j’ai libéré ces gens uniquement pour me créer un alibi. Je n’ai pas besoin d’alibi. J’ai toujours agi dans le sens du bien et du nécessaire pour mon peuple, et je suis prêt à en répondre. [*] Je ne me suis pas enrichi. Personne dans les douze dernières années n’a été sali par la presse autant que moi. Je n’y ai pas prêté attention. Même en Allemagne tout le monde pouvait écrire à mon sujet ce que bon lui semblait. Mais les publications concernant les camps de concentration, faites dans le but de nous calomnier, ne m’encouragent pas à poursuivre la politique qui consiste à livrer les camps sans les défendre. Pour cette raison, j’ai fait évacuer, il y a quelques jours, un camp en Saxe à l’approche des blindés américains. Pourquoi devrais-je agir autrement ? »
36Je craignais que les plaintes répétées de Himmler contre la publication des horreurs des camps de concentration (qu’il surnommait « Greuelpropaganda » — propagande d’horreur) n’aboutissent à une exigence formelle, celle d’en empêcher la publication. Et cela en échange à une réponse favorable à nos demandes. Sans doute, croyait-il, sous l’influence des années de propagande dirigée par Goebbels que nous, les Juifs, nous possédions vraiment tout le pouvoir sur la presse mondiale, comme le prétendait la propagande nazie mensongère. Et peut-être, me jugeait-il capable — en tant que représentant des Juifs — d’influencer la presse des Alliés et des pays neutres. Et ceci, en dépit de l’affirmation que j’étais venu uniquement à titre privé.
37Afin de prévenir une exigence directe, j’intervenais en attirant son attention sur la liberté de la presse dans les pays démocratiques, où le gouvernement luimême ne peut empêcher les publications indésirables. Ce ne sont pas les publications, ce sont les faits qui parlent. La libération de deux mille sept cents Juifs, l’année dernière, a été jugée favorablement par la presse mondiale, surtout du fait que les libérés de Theresienstadt se trouvaient dans un état de santé relativement bon. J’ai l’impression que le camp de Theresienstadt était meilleur que les autres. Poursuivre la libération des prisonniers, c’est la seule politique valable, peu importe ce qu’écrit la presse. Ce n’est pas seulement le peuple juif tout entier qui porte intérêt au sauvetage des survivants des camps. Le gouvernement suédois a déjà manifesté son intérêt, en nous donnant, à Kersten et à moi, un sauf-conduit pour ce voyage. Une réponse favorable à notre demande ferait, sans doute, une bonne impression sur les gouvernements et les peuples des puissances alliées. Et devant l’histoire, le sauvetage des survivants du peuple juif aura une importance capitale. Continuer les évacuations forcées, cela ne peut que porter préjudice à l’Allemagne. Les routes seront encombrées, pour ne pas mentionner le ravitaillement des évacués qui doit être assuré, etc.
38Himmler soulignait le fait que Theresienstadt n’était pas un camp dans le véritable sens du mot, mais une ville, habitée exclusivement par des Juifs, administrée par eux, où tous les travaux étaient exécutés par eux. « Ce genre de camps a été créé par moi, et par mon ami, Heydrich, — disait-il, — et notre souhait était que tous les camps ressemblent à celui-ci. » Il s’ensuivit une longue discussion sur les diverses mesures de sauvetage proposées par nous, pendant laquelle Kersten me secondait vivement. Nous avons particulièrement mis l’accent sur la nécessité de permettre l’évacuation du camp de Ravensbrück vers la Suède.
39De toutes façons, je n’avais aucune confiance dans les promesses généralisées de Himmler. Par contre, j’avais l’impression que des promesses précises, bien définies, seraient tenues, pour la simple raison que les collaborateurs de Himmler s’en occuperaient. En outre, il était à craindre que les dernières semaines de la guerre ne soient fatales pour les détenus des camps. Les publications sur Buchenwald pouvaient inciter les dirigeants nazis, soit Himmler luimême, soit le groupe Hitler-Kaltenbrunner, à faire disparaître les camps de concentration qui subsistaient encore, pour effacer toutes les traces et à liquider les témoins encore vivants de tous leurs méfaits. Les derniers jours de l’agonie du Troisième Reich pourraient être ceux d’un danger mortel pour les quelques survivants qui avaient supporté toutes les souffrances, toutes les tortures des camps de concentration, jusqu’à ces jours-ci.
40Himmler voulait débattre des problèmes avec son adjoint, le Dr Brandt. Schellenberg et moi, nous passâmes dans une chambre voisine, pour vingt minutes environ. Pendant ce temps, Himmler dicta également deux lettres adressées à Kersten. Quand nous fûmes retournés au salon, Himmler déclara :
« Je suis prêt à libérer mille femmes juives du camp de Ravensbrück, et vous pouvez les faire chercher par la Croix-Rouge. La libération des détenues françaises, qui figurent sur une liste du Ministère suédois des Affaires Etrangères, sera accordée. Une cinquantaine de Juifs, internés dans les camps norvégiens, seront libérés et emmenés à la frontière suédoise. Le cas de vingt Suédois, qui se trouvent encore dans la prison de Grini, après avoir été condamnés par des tribunaux allemands, sera réexaminé avec bienveillance, et leur libération envisagée. La libération d’un certain nombre de Norvégiens, détenus comme otages, sera également examinée avec bonne volonté. Une nombre plus grand de Juifs, pour la plupart d’origine hollandaise, figurant sur les listes, sera libéré de Theresienstadt, si la Croix-Rouge est prête à les prendre en charge. Mais les femmes juives du camp de Ravensbrück ne doivent pas figurer en tant que Juives. Il serait préférable de les enregistrer comme Polonaises. Car ce n’est pas seulement votre visite chez moi qui doit rester un secret absolu. Il en est de même pour l’arrivée des Juifs en Suède. Quant à la demande de cesser les évacuations forcées et de livrer les camps aux Alliés, je ferai de mon mieux. »
42Il était significatif que Himmler, même à ce moment, craignait encore de qualifier les Juives libérées comme telles. Ces décisions étaient le reflet des divergences d’opinions entre Himmler et Hitler, comme me l’avait expliqué Schellenberg le matin. Bien qu’à ce moment Himmler ait eu encore entre ses mains le pouvoir de décider, il ne désirait pas entrer en conflit avec Hitler à cause des Juifs. Schellenberg avait déjà fait allusion au fait que la position de Hitler était complètement sapée.
43La conversation tournait, également, autour de problèmes politiques généraux. Himmler donnait libre cours à sa haine du bolchévisme, et s’exprimait dans le style phraséologique bien connu de la propagande nazie. J’en cite quelques spécimens :
« Les Américains comprendront un jour que nous avions été le rempart contre le bolchévisme. »
« Hitler entrera dans l’Histoire en tant que grande personnalité, car c’est lui qui a donné au monde la solution national-socialiste, la seule forme socialo-politique capable de résister au bolchevisme. » Pendant tout notre entretien, il ne mentionna que cette fois-là le nom de Hitler.
« Les soldats américains et anglais seront contaminés par l’esprit du bolchevisme, et ils provoqueront de graves perturbations sociales dans leur pays d’origine. »
« Les masses populaires allemandes sont tellement radicalisées qu’en cas de chute du national-socialisme, elles fraterniseront avec les Russes, dont la puissance sera encore renforcée. »
« Pendant l’automne et l’hiver la famine sévira en Allemagne. Il en résultera des difficultés imprévues, et pour la reconstruction du monde on aura besoin de beaucoup de sagesse. »
« Les Américains ont gagné la guerre, la compétition industrielle allemande est éliminée pour plusieurs décades. »
« On exige de nous une capitulation sans conditions. Il n’en est pas question. Je n’ai pas peur de mourir. » [*]
« En France l’ordre régnait pendant l’occupation, bien que je n’y aie eu que deux mille policiers allemands. Tout le monde avait du travail, et suffisamment à manger. Nous sommes les seuls à avoir mis de l’ordre dans le quartier du port de Marseille, et à y avoir créé des conditions saines et ordonnées, ce que nul gouvernement français n’avait pu réaliser auparavant. »
« J’ai de la compréhension pour une population en lutte pour la liberté de son pays. »
« Nous ne nous sommes jamais abaissés à employer les méthodes des Anglais, à parachuter des soldats en faux uniformes ou en civil, pour aider les maquis en France. »
45La compréhension pour la lutte des partisans, Himmler l’a acquise bien tardivement. Pendant sa remarque méprisante au sujet des parachutistes, je devais penser aux Pays-Bas, et surtout à Rotterdam ; mais l’embarras de son argumentation était la caractéristique de tout notre entretien.
46La conversation dura exactement deux heures et demie. Vers cinq heures du matin elle était terminée, et Himmler repartait en voiture. D’ailleurs, notre entretien s’est poursuivi sans interruption, sauf les vingt minutes, passées dans la pièce voisine. Pendant une demi heure je me suis trouvé seul avec lui. Un Juif libre, face à face avec l’impitoyable et redouté chef de la Gestapo, celui qui avait la mort de cinq millions de Juifs sur la conscience.
47Himmler avait parlé la plupart du temps d’une façon calme, sans se laisser emporter même par les objections incisives. Mais sous cette tranquillité extérieure, sa nervosité se faisait de plus en plus sentir. Il parlait beaucoup. La conversation que je rapporte ici ne contient que la partie la plus importante de l’entretien. Mes propres paroles sont mentionnées exclusivement dans les cas où elles sont absolument nécessaires pour la compréhension de la conversation et des pourparlers. Mon compte rendu correspond, soit textuellement à ce qui a été dit, soit plus librement, dans le sens de l’entretien, quoique l’ordre chronologique n’ait pas toujours été respecté.
48Himmler était sans doute intelligent et cultivé. Il s’intéressait vivement à l’histoire. Mais le vernis extérieur n’arrivait pas à dissimuler son vrai caractère. Son cynisme se faisait surtout remarquer quand il décrivait la situation catastrophique à laquelle il croyait. Typiques étaient aussi ses derniers mots, adressés à Kersten, avant son départ : « La partie la plus précieuse du peuple allemand périt avec nous. Ce qui arrivera au reste, n’a aucune importance. » Contrairement à Hitler, Himmler avait envers les Juifs un comportement tout à fait rationnel. Hitler avait une idiosyncrasie prononcée contre les Juifs. Le comportement de Himmler n’était pas dicté par des sentiments. Il faisait assassiner de sang-froid, tant qu’il le trouvait utile pour son but, mais il était incapable de choisir une autre ligne de conduite, dès qu’il la jugeait plus avantageuse pour sa politique, ou pour ses intérêts personnels.
49Quels étaient les motifs qui ont poussé Himmler à faire diverses concessions mineures pendant les derniers mois de la guerre, aussi bien à notre égard que par ailleurs ? Il ne demandait aucune compensation. Il ne croyait certainement pas que des concessions faites à une heure si tardive pourraient lui sauver la vie. Pour cela il était trop intelligent, il savait bien que le registre de ses méfaits était trop long. Peut-être, désirait-il apparaître devant l’histoire dans une lumière plus favorable que les autres principaux responsables des crimes de l’Allemagne nazie.
50Etonnante était la pauvreté de son argumentation. Pour sa défense, il ne trouvait rien d’autre que des mensonges. Aucune logique dans la construction, aucune grandeur dans la façon de penser que l’on trouve parfois chez les grands criminels, même s’ils sont en contradiction avec le sens moral des êtres normaux. Rien que des mensonges et des faux-fuyants. Il n’était conséquent que dans sa manière cynique de penser que la fin justifie les moyens. D’une façon indirecte, il ressortait de ses propres paroles qu’il était l’un des responsables principaux de l’extermination des Juifs. Je me souviens d’une façon précise que, parlant des Juifs de Hongrie, il dit : « J’y ait laissé 450.000 Juifs », etc., d’où l’on peut conclure qu’il portait, également, la responsabilité de l’assassinat des autres Juifs de Hongrie. Même les chiffres qu’il a indiqués comme étant le nombre des Juifs hongrois restant en vie, étaient faux, ou en tout cas, fort exagérés.
51Pendant l’entretien, Himmler ne disait pas d’une façon directe que la guerre était perdue pour l’Allemagne, mais toutes ses paroles reflétaient cette évidence.
52Après le départ de Himmler à cinq heures du matin, nous avons dormi quelques heures, ou au moins essayé de le faire. Ma tension nerveuse avait diminué. Il s’agissait maintenant de regagner Berlin, puis Stockholm, le plus vite possible, pour informer le Ministère des Affaires Etrangères et la Croix-Rouge, des concessions obtenues, et fixer avec eux les modalités de l’évacuation.
53A dix heures du matin nous démarrions en voiture vers Berlin. Sur la route se déroulait un spectacle qui s’est gravé profondément dans ma mémoire : le peuple des seigneurs sur la grande route. Les attelages se suivaient, des charettes chargées d’ustensiles de ménage de toutes sortes, ramassés à la hâte avant la fuite. Au milieu de ces vieilleries, des femmes, des enfants, des vieillards. Ainsi avançait cette procession de misère humaine de ville en ville, bravant les intempéries, fuyant le front. Nulle possibilité de repos. Après un court arrêt de ravitaillement, la marche continuait, les convois pourchassés par le front qui se rapprochait, et par les avions volant en rase-mottes. La même image de désolation que nous avons vue si souvent sur des photographies ou dans notre imagination : des Français, des Belges, des Polonais, des Russes, des Juifs, en fuite devant la soldatesque allemande, jubilant de victoire. Maintenant, les Allemands éprouvaient dans leur propre chair ce qu’ils avaient infligé avec tant d’empressement à d’autres peuples.
54Peu avant Oranienburg, nous passâmes devant de longue colonnes en marche, des hommes en civil, accompagnés de gardes. C’étaient les détenus du camp de concentration d’Oranienburg, se dirigeant vers le Nord, pour éviter le front. De nouveau des évacuations forcées, à l’approche du front. Plutôt obstruer les grandes routes avec ces transports insensés, et combien pénibles et dangereux pour ces pauvres gens, que de lâcher la proie de leurs griffes.
55La proximité du front se faisait remarquer. On entendait le bruit des canons. Les routes étaient pleines de véhicules de toute nature. Notre voiture fut stoppée. On nous demandait de transporter des blessés. Mais nous continuions à rouler. La route devenait plus libre et bientôt nous étions à Berlin. A présent je voyais, à la lumière du jour, cette ville immense, peuplée de millions d’habitants. Un spectacle hallucinant. Un champ de ruines d’une étendue démesurée. Les façades des maisons se dressaient encore, à moitié détruites, mais l’intérieur était soufflé. Rarement une maison intacte, habitable. Il paraît que deux tiers de la ville auraient été complètement détruits dès avant la véritable bataille de Berlin. Et pourtant, environ trois millions d’habitants continuaient à vivre dans cette ville. Où et comment, c’était inconcevable. Pendant tout le parcours je n’ai pas vu une seule boutique intacte. Devant plusieurs maisons, des gens, misérablement vêtus, faisaient la queue pour acheter des vivres. Le trafic était extrêmement réduit, peu de piétons, à peine un tramway. Nous nous sommes rendus à l’ambassade suédoise, située à l’ouest de Berlin. Le quartier élégant, longeant un côté du jardin zoologique, était complètement « rasé ». Seule la Colonne de la Victoire est resté intacte, comme par une ironie du sort.
56Nous essayâmes de trouver le comte Bernadotte, chef de la Croix-Rouge suédoise, mais nous ne l’avons pas trouvé à l’Ambassade. Nous le savions dans les environs de Berlin, puisqu’il devait rencontrer Himmler, peu après nous. Nous nous rendîmes au centre de la Gestapo, situé également à l’ouest de Berlin, et nous y rencontrâmes un collaborateur de Schellenberg, qui surveillait les transports suédois au nom des autorités allemandes. Il savait où se trouvaient les colonnes d’autobus de la Croix-Rouge suédoise. L’évacuation des Scandinaves était terminée et les autobus étaient en route vers le Danemark. Il essayait de contacter le comte Bernadotte, afin que les convois d’autobus soient déviés en direction de Ravensbrück.
57Notre mission à Berlin était terminée. Il s’agissait maintenant de rentrer chez nous. Le siège de Berlin avait commencé. Les obus russes tombaient déjà sur le centre de la ville. Vers deux heures, un avion, dans lequel des places avaient été réservées pour Kersten et pour moi, devait décoller en direction de Copenhague. Il semblait pourtant peu probable que l’avion puisse partir. Le souvenir des nuées d’avions d’hier, éveillait en moi un sentiment de malaisé. Comment un avion allemand aurait-il eu une chance d’échapper à ces maîtres de l’espace aérien ?
58Pourtant, l’air semblait devenir « pur », comme disent les Allemands. Equipés de lourds gilets de sauvetage, nous décollâmes, à quatre heures, dans un avion de transport de troupes « Kondor ». Deux heures plus tard à peine, nous sommes arrivés, sains et saufs, à Copenhague. Quel soulagement de se trouver à nouveau dans une ville aux maisons intactes, aux habitants calmes et bien habillés ! Nous continuâmes notre route vers Helsingàr, et à neuf heures du soir, nous nous trouvions sur un terrain solide. Nous étions en Suède. Le voyage était terminé.
59Le dimanche matin, au Ministère des Affaires Etrangères, à Stockholm, on nous apprenait qu’un télégramme de la Légation de Berlin, nous concernant, avait été reçu entretemps. Au nom du comte Bernadotte, on nous faisait savoir que les convois d’autobus étaient déjà en route vers Ravensbrück. En dehors de cela, il nous annonçait que Himmler avait ordonné la libération de toutes les femmes de Ravensbrück, et non seulement des mille détenues dont il nous avait promis la libération. De cette façon, la Croix-Rouge suédoise avait la possibilité de sauver, en quelques jours, sept mille femmes de ce camp vers la Suède. Ces femmes étaient de toutes nationalités, la moitié d’elles, environ, étaient juives. Les cinquante Juifs norvégiens, détenus dans un camp de Norvège, furent libérés et transportés également en Suède. Le ministère des Affaires Etrangères nous communiquait que les prisonniers suédois de Grini près d’Oslo, ainsi que quelques centaines de détenus norvégiens, gardés comme otages, avaient été relâchés, à la suite de nos pourparlers avec Himmler.
60La visite chez les femmes juives sauvées, se trouvant dans les camps d’accueil au sud de la Suède, m’a profondément bouleversé. Ou ne peut décrire ce qu’elles ont dû endurer pendant six longues années. D’abord enfermées dans le ghetto, ensuite transférées d’un camp à l’autre, dont le redoutable Auschwitz. Pendant toutes ces années de misère, toujours affamées, toujours angoissées devant la mort, devant l’extermination totale, travaillant dur, torturées. Qu’elles aient pu survivre, reste un miracle. En effet, ce ne sont que les plus fortes parmi elles qui arrivaient à supporter cette épouvante pendant des armées. Comment pourront-elles revenir à une vie normale ? La plupart d’elles étaient seules au monde. Leurs familles avaient disparu, sans doute anéanties. Leur foyer, leur milieu — il s’agit surtout de Juives polonaises — tout a été détruit. Hollandais, Belges et autres — Juifs et non-Juifs— peuvent regagner leur pays natal, mais pour ces Juives polonaises il n’y a pas de retour. Tout leur aurait rappelé les années de souffrance, dans les ghettos, à Auschwitz, la perte de leurs proches, les amis assassinés, les communautés détruites... Elles ont la nostalgie d’un milieu juif. La Palestine est probablement leur seule chance de retrouver une vie normale de bonheur humain.
61La dramatique rencontre de nuit entre deux ennemis mortels, le chef de la Gestapo, à la triste réputation, et le représentant du peuple juif martyrisé par lui, a donné l’impulsion à la libération d’une partie infime des innombrables victimes de la persécution nazie. La tentative de sauvetage des survivants de la population juive, menacés d’extermination, dans les conditions données, n’était possible qu’en collaboration avec d’autres facteurs, agissant dans la même direction. Le rôle joué par le Docteur Kersten dans la réalisation des pourparlers, et la part qu’il y a prise, a été déjà mentionnée. La suite pratique des négociations et le sauvetage effectif des prisonniers, d’Allemagne en Suède, ne pouvaient être réalisés que grâce à la Croix-Rouge suédoise, et à son dévouement, dans l’esprit du haut idéal qui inspire cette institution. L’accomplissement de cette mission n’était possible que dans le cadre de la vaste campagne de sauvetage, entreprise, à l’initiative propre et avec l’appui actif du Ministère suédois des Affaires Etrangères. Aucune condition ne fut posée, aucune limitation quant au nombre et à la nationalité des victimes à délivrer. Ils étaient tous des hôtes bienvenus de notre gouvernement et pouvaient, de cette manière, être sauvés et réintégrés dans une vie libre.
Mise en ligne 03/01/2021
Notes
- (1)Walter Schellenberg, « Memoiren », Köln, Verlag für Politik und Wirtschaft, 1956, et « Le Chef du contre-espionnage nazi parle (1933-45) », Julliard, 1957.
- (2)Norbert Masur, « En Jude talar med Himmler « , Stockholm, Albert Bonniers Förlag, 1945.
- (3)Félix Kersten « Klerk en Beul. Himmler van nabij « , Amsterdam, J.M. Meulenhoff, 1948.
- (4)Joseph Kessel, « Les mains du miracle « , Paris, Gallimard, 1960.
- (*)Souligné par l’auteur.
- (**)En français dans le texte.
- (*)Souligné par l’auteur.
- (*)Souligné par l’auteur.