1(Avant-propos d’Isaac SCHNEERSOHN, et Préface d’Henri MICHEL)
2Les « Editions des Presses Universitaires de France » viennent de publier un nouvel et important ouvrage de notre collaborateur Joseph Billig, dont nos lecteurs connaissent déjà les trois volumes sur le Commissariat général aux questions juives, l’ouvrage sur Alfred Rosenberg dans l’action idéologique, politique et administrative du Troisième Reich, et « l’Allemagne et le génocide » (œuvres publiées par le C.D.J.C. et basées sur les documents de ses Archives ).
3Nous donnons ci-dessous quelques opinions sur le nouveau livre de M. Billig, qui en situent les différents aspects et toute l’exceptionnelle importance.
David rousset
4L’essai de Joseph Billig est à bien des titres remarquable. Les aperçus qu’il ouvre sont trop nombreux et les suggestions trop riches pour qu’on puisse en donner dans un bref article un commentaire critique. Je ne relèverai ici que ce qui me parait essentiel. Le grand mérite de Billig a été de placer au cœur de l’histoire hitlérienne le système concentrationnaire et de situer l’hitlérisme lui-même dans la crise profonde du capitalisme de ces années-là. C’est ce qui donne le solide à son examen. C’est ce qui permet de commencer à élaborer une sociologie du phénomène concentrationnaire.
5Procéder à un examen critique de l’hitlérisme avec pour critère essentiel le jugement moral ne permet pas d’élucider le pourquoi ni le comment de cette barbarie. Rechercher la fonction historique du nazisme donne le moyen de dégager les causes et les effets. Billig a donc choisi le bon terrain pour ses recherches. Quant à ses méthodes, elles sont celles de la science la plus éprouvée et de l’érudition la plus étendue.
6Le plus important en l’occurrence a été de faire du système concentrationnaire la clef de l’entreprise. Et de considérer ce système dans ses relations avec le travail.
7Le nazisme n’est pas seulement l’expression objective de la désintégration de la société capitaliste qui s’est produite entre les deux guerres mondiales. Il est cette société prenant conscience de sa désintégration. Hitler d’abord identifie la crise elle-même dans son exacte envergure. Elle n’est pas con joncturelle. Elle ne peut pas se ramener au type des crises cycliques antérieures. Elle occupe toute une période historique et elle met en jeu la société dans son existence. Il identifie ensuite l’adversaire principal : le prolétariat révolutionnaire. Et bien entendu à la direction occulte de ce prolétariat il place le juif apatride. Mais l’essentiel c’est que ce juif ne pourrait rien sans cette force de destruction qu’est le prolétariat. Il diagnostique que le conflit ne se réduit pas aux frontières nationales de l’Allemagne, mais qu’il se développe sur l’arène planétaire ; qu’il ne peut se terminer par un compromis ; que la fin ne saurait être qu’une victoire totale ou une défaite totale ; si bien que ce sera la grande affaire de plusieurs générations.
8Le nazisme se considère comme l’avant-garde de cette société en voie de désintégration qui mène le combat pour sa survie. Billig montre bien le respect de Hitler pour la théorie. Il y a aussi à l’encontre des idées reçues. Toutefois il est dans le vrai. Hitler n’est pas un fou, ni même un extravagant. Il n’est pas un idéologue. Il n’est pas non plus un politicien. C’est un stratège. Et c’est un stratège remarquable. Il a montré sa valeur dans la lutte pour le pouvoir. Les politiciens professionnels (de la droite, du centre et de la gauche), parlementaires ou non, sont, à l’ordinaire, de simples empiristes. Leur « sagesse » s’exprime par le refus de toute théorie. Cette attitude correspond à la longue période de stabilité relative du capitalisme. Dès lors que les fondements de la société sont mis en question, cet opportunisme borné n’est plus de mise. Il faut une théorie de la société pour la même raison qu’on ne peut pas conduire la guerre sans une théorie des combats. Et c’est précisément parce que l’antagonisme des classes s’ouvre alors sur une guerre civile que les nazis ressentent le besoin d’une théorie puisqu’ils sont un état-major et une armée.
9Il est remarquable que les fantasmes sur la race, le sang, la terre, n’ont pas compromis irrémédiablement la stratégie hitlérienne. C’est d’abord parce que ces thèmes anachroniques s’intègrent dans une certaine prise de conscience du monde industriel. Là encore Billig éclaire bien. C’est ensuite parce que Hitler a un sens aigu de la réalité sociale. Il assimile ses fantasmes à des forces réelles. Le prolétariat et ses directions sont une force réelle. Qu’il en fasse une masse de manœuvre dans la main du juif n’enlève rien à cette réalité. Qu’il voie dans le prolétariat l’ennemi principal correspond aussi à la situation véritable. Ce réalisme qui préside à la définition de l’adversaire dicte aussi le choix des alliances. Hitler est issu de la petite bourgeoisie. L’hitlérisme est l’expression la plus achevée des passions exaspérées de ces classes moyennes qui perdent alors et leurs moyens de vivre et leur personnalité ; qui sont à la fois contre le socialisme et contre le capitalisme des monopoles. Cependant Hitler sait qu’il ne peut occuper légalement le pouvoir que soutenu par le grand capital. Il fait avec les monopoleurs une alliance solide, que la gauche plébéienne du nazisme va payer cher. Sur ce point Billig cite des textes irréfutables. Ce réalisme ne manquera à Hitler que dans la campagne de Russie, ce qui provoquera sa perte.
10Il est remarquable que Hitler n’envisage à aucun moment de rechercher une solution à la crise dans un développement nouveau au capitalisme. Il ne croit pas à cette possibilité. Pas plus que les marxistes. Et il faut dire qu’à cette époque rien ne permettait d’imaginer ce grand bond en avant des forces productives qui s’est produit par la suite. En conséquence la défense de la société capitaliste revient à organiser, à institutionaliser sa désintégration. C’est là un fait capital que l’analyse de Billig souligne avec force. Il ne faut pas réconcilier les classes ennemies ; les moyens de résoudre les antagonismes n’existent pas ; il faut donc contenir l’ennemi par la terreur permanente. Cette conception est essentielle en ceci qu’elle fait de la violence sociale l’institution fondamentale de l’Etat.
11Or, c’est le développement inéluctable de cette violence et des instruments de la violence (S A, S S, Gestapo) qui provoque l’avènement, à l’intérieur de la société capitaliste décomposée, de la société concentrationnaire. Rien là n’est préétabli ou prédestiné mais tout est naturel et logique. Dès lors que le nombre des concentrationnaires atteint un certain niveau, la qualité de l’internement et des internés change. Les internés entrent dans le procès de production. Ils constituent une force de travail. Ces relations concentrationnaires dans le travail une fois établies vont amorcer une imitation de toute la société.
12L’importance sociale du travail concentrationnaire ne se mesure ni par les effectifs ni même par les industries concernées. Ce sont les rapports entre la main-d’œuvre concentrationnaire et la S S qui sont déterminants. La S S est le propriétaire collectif de la main-d’œuvre concentrationnaire. Ce monopole, elle l’exerce à la fois pour créer ses propres entreprises et pour louer ses ouvriers aux grandes entreprises privées et aux administrations publiques. Par là la S S s’enracine dans la production. Or elle détient déjà un pouvoir policier et militaire considérable. Le pouvoir économique va lui livrer le contrôle absolu de l’Etat. Et elle va en conséquence peser d’une façon décisive sur la direction économique. Si bien qu’à son terme les relations concentrationnaires organisent toute la société. La défaite militaire a arrêté cette évolution. Billig amorce seulement cette analyse. Il va la poursuivre dans le deuxième volume. Elle est capitale. Elle fait apparaitre comment la crise du capitalisme aurait pu s’ouvrir sur une nouvelle société barbare. Or le capitalisme peut connaître d’autres crises organiques.
13On voit l’intérêt considérable du travail de Joseph Billig. Bien entendu, et heureusement, il suscite des discussions. Par exemple, sa notion de la classe concentrationnaire comme la classe « antirace ». Mais ceci pourrait peut-être faire l’objet d’un autre examen.
14Je souhaite vivement que Billig puisse nous donner sans tarder le second tome. Dès maintenant ce premier ouvrage est indispensable à la compréhension de notre société et de notre histoire. Il faut remercier le Centre de Documentation Juive Contemporaine et son animateur M. Schneersohn de permettre des travaux de cette qualité.
15D. R.
16Une équipe de quatre élèves de la classe de 4ème M-3 du Lycée Marcelin-Berthelot de Créteil, Bruno Salvaro, Michel Narcy, Dominique King et Patrick Aubert, sont venus au Centre de Documentation Juive Contemporain au printemps 1967. Ils voulaient se documenter, afin de préparer une maquette d’un camp de concentration, pour une exposition dans le cadre du Lycée.
17L’exposition terminée, ils ont tenu à faire présent de leur travail au Centre de Documentation Juive Contemporaine (photo ci-dessus).
18Qu’ils en soient ici remerciés !
19Ces quatre jeunes gens sont très représentatifs des milliers de jeunes gens et de jeunes filles qui visitent tous les ans le Mémorial du Martyr Juif inconnu, le Centre de Documentation Juive Contemporaine et l’exposition « Les Juifs dans la lutte contre l’hitlérisme ».
Leon poliakov
20On peut départager en deux époques la vaste production historique et littéraire consacrée depuis 1945 au phénomène nazi. Au lendemain de l’écroulement du IIIe Reich, lorsque furent forgés les concepts de « culpabilité collective » ou « responsabilité collective », la plupart des auteurs tendaient à mettre en accusation l’Allemagne traditionnelle, et l’hitiérisme se trouvait ainsi affilié à l’esprit pangermaniste, ou aux séculaires ambitions prussiennes, ou même à certains aspects de la Réforme luthérienne. Ensuite, peut-être sur le fond de la « guerre froide », il fut de moins en moins question de ces racines historiques, et, gangster à l’échelle de la planète, Hitler surgissait quasiment du néant, pour imposer, à la faveur d’une conjoncture donnée, sa tyrannie à un pays déchiré et abusé.
21Mais les outrances de l’une ou de l’autre de ces thèses tenaient sans doute aussi à la répugnance ou au désintéressement des chercheurs pour les écrits des théoriciens du nazisme. Pourtant, n’était-il pas temps de se demander si une méthode, et laquelle, se dissimulait derrière leur folie ? Cette question, Joseph Billig se l’est posée. Pour éclairer les fondements du « système concentrationnaire », il a étudié non seulement les discours et les ordres secrets des dirigeants hitlériens, mais aussi les écrits d’Alfred Rosenberg, d’Alfred Bäumler, de Gottfried Feder, ainsi que ceux de Houston Stewart Chamberlain, leur ancêtre commun. C’est cette étude qui lui a permis de porter le regard sur le point axial vers lequel convergeaient, bien avant 1933, le nihilisme larvé de la tradition idéaliste allemande, et l’expansionnisme aveugle d’une société industrielle. C’est alors, nous dit-il, que les mythologies du XIXe siècle furent enveloppées dans une mythologie au second degré : « Le Mythe du Mythe », qui allait servir de ciment à la criminelle aventure, et permettre de départager le genre humain en race de Seigneurs, et races d’Esclaves. Le propre du Mythe des Mythes est de ne pas laisser d’illusions à ses auteurs. « S’il n’existait pas de race aryenne, nous voulons qu’il en existe une à l’avenir ; c’est cela seul qui compte pour des hommes d’action ! » s’exclamait déjà H. St. Chamberlain. Ainsi, le système concentrationnaire et l’holocauste des Juifs deviennent la démarche indispensable pour la constitution d’une « race aryenne », mais cette race se trouve mise au service, à travers la démagogie du Führer, d’une grande industrie en quête de débouchés. Au stade de réalisation de ce grand dessein, après 1939, « le plan virtuel entre l’économie allemande et la SS se transformait en affinité, écrit M. Billig. Les industriels s’aventuraient ainsi dans le domaine fantomatique constitué en dehors de la société réelle. Tel était le point culminant de l’évolution de l’industrie allemande sous le régime hitlérien ».
22On pourra contester ces conclusions, mais aucune recherche sérieuse sur le phénomène nazi ne pourra se dispenser désormais de prendre en considération la magistrale enquête de M. Billig.
23L. P.
Pierre paraf
24C’est au Centre de Documentation Juive Contemporaine que l’on doit les premières clartés historiques sur le gouffre noir des camps de la mort.
25Dès que les portes de l’enfer s’ouvrirent, ne laissant sortir qu’une infime minorité de rescapés, l’équipe d’historiens groupés autour du Président Isaac Schneersohn en 1943 et qui avait en pleine occupation consigné les épisodes de la persécution antijuive en France, étendait ses investigations au centre même du crime.
26A travers les archives mises à leur disposition par les gouvernements alliés et le Tribunal de Nuremberg, à travers les témoignages directs recueillis par les auteurs et parfois à travers leurs propres témoignages, ils scrutaient le fond de l’abime.
27Ils démontaient le mécanisme qui n’était pas seulement le défoulement de la bête, la multiplication par millions du meurtre sadique ou crapuleux, mais la conséquence implacable d’une doctrine de domination politique et économique, l’application méthodique du mythe de la race des seigneurs, qui trouva dans la Gestapo l’organisme de poursuite, de rafle, de torture et dans les S S des desservants à la fois humbles et féroces pour des tâches dont l’exécution « ne répondait pas à la nature de l’autorité ordinaire ».
28M. Joseph Billig. qui a déjà publié d’importantes études sur L’Allemagne et le génocide. Le Commissariat général aux questions juives, Le rôle des prisonniers de guerre dans le IIIe Reich, remonte en ce nouvel ouvrage aux sources du racisme, racisme à double face d’Hitler et Rosenberg. Le racisme négatif qui rend « l’antirace juive » responsable de toutes les misères de l’époque industrielle, le racisme positif qui réunit artificiellement les Allemands dans la même exaspération contre le prétendu ennemi commun.
29L’auteur analyse avec lucidité le ralliement à cette doctrine des magnats de l’économie allemande, d’abord réticents contre les trublions hitlériens, puis mesurant le bienfait qu’ils pourraient en retirer : la plus solide barrière élevée contre le flot marxiste, les bénéfices substantiels que va leur procurer bientôt le système concentrationnaire dont les procédés ne sont pour eux que détails insignifiants. Lorsqu’on a joué le bon cheval, on ne va pas s’occuper de tel de ses défauts qui peut choquer les cavaliers trop délicats.
30Un tel comportement engage gravement la responsabilité de ces complices économiques que l’on a, pour cause d’utilité, si aisément blanchis. Les vainqueurs ont réservé le châtiment suprême à des journalistes faméliques, à des écrivains dévoyés, qui ont eu la sottise de se compromettre lourdement dans l’armée du crime. Ils se sont hâtés de rendre leurs droits à ces « Fuhrers entrepreneurs » qui avaient eu le tort de se trouver, pour un temps, du mauvais côté, mais dans lesquels bien des gouvernants « réalistes » reconnaissaient des collègues.
31Joseph Billig consacre ainsi des pages fort nouvelles à un thème qui a inspiré déjà tant d’ouvrages : à la doctrine hitlérienne de l’industriel, à l’avant-garde de l’action nazie, puis à certains hauts exécutants, Goering et Heydrich, à l’inspecteur des camps de concentration Eicke qui s’attache à entraîner ses hommes à un degré de haine inimaginable contre les détenus, au chef de l’Administration de la S S Pohl qui oriente exclusivement le travail concentrationnaire vers les besoins de la guerre.
32A la fin de 1943, si la frénésie antijuive continue à s’accentuer, le Mythe suprême du nazisme dominateur du monde tend à s’évanouir. Il ne s’agit plus que de sauver l’appareil de l’Etat et l’existence des criminels.
33Joseph Billig apporte au lecteur, si familiarisé soit-il avec ce sombre sujet, des documents nouveaux. Il suggère aussi maintes réflexions.
34On ne peut malheureusement exclure pour l’avenir, dans la perspective du « collectif et de l’Efficace », que les gouvernements et les peuples envisagent cyniquement ou acceptent docilement, l’éventualité de travaux de forme concentrationnairee. D’autres nations en ont usé avant et après les hitlériens, au temps du colonialisme d’abord, et aussi, hélas ! à celui des autres révolutions.
35Mais la cruauté sadique, l’extermination physique et morale dont le nazisme a marqué la doctrine et le fonctionnement de ces camps, leur assignent une place sans précédent dans l’histoire et couvrent le régime qui les a créés d’une honte ineffaçable.
36Certes, l’exploitation de ce thème par le roman ou par le film, parfois inspirée par des préoccupations étrangères à la pitié ou à l’indignation, peut n’être pas sans péril.
37Le public s’habitue volontiers à l’horreur. Il a toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui.
38Mais des historiens comme M. Joseph Billig ajoutent de nouvelles pièces au réquisitioire d’un procès touojurs ouvert.
39Le crime n’est pas prescrit. L’heure de la Justice oui n’est pas seulement le châtiment pour le passé, mais la vigilance pour l’avenir, sonne toujours.
40P. P.
Arnold mandel
41Le phénomène hitlérien en général, et le système concentrationnaire nazi en particulier, ont été, jusqu’à présent, surtout évoqués ou examinés dans un ordre descriptif.
42Dans cette perspective, le jugement de valeur était le plus souvent implicite. Ce qui se détachait de cette accumulation de témoignages d’horreurs signifiait le caractère criminel et aussi démentiel du régime qui appliquait de telles méthodes à une telle échelle.
43Suivant le cas et les tendances particulières des auteurs, on rattachait cette extrême perversion et aliénation morales soit à la mentalité allemande en général, et la barbarie nazie devenait un point paroxystique d’une phénoménologie essentiellement allemande, ou bien, élargissant en quelque sorte le cadre du maléfice et le temporalisant plus qu’en le spatialisant, le phénomène en question était présenté comme une annonciation globale de débouché catastrophique et apocalyptique de toute une civilisation.
44« L’homme serait-il allemand ? ». comme se le demandait dans son « Education Européenne » le romancier Romain Gary. La sociologie même de l’univers concentrationnaire, comme elle est établie dans les livres de David Rousset et de Kogan, soulignait la profonde perversion de cette institution et de son organisation, en découvrant ses lois et ses « normes ».
45L’approche du phénomène en question dans le récent livre de M. Joseph Billig est différente dans ce sens que ses recherches sont axées sur les rapports entre l’hitlérisme et la grande industrie allemande. Si l’ouvrage se limitait à une précision documentaire de ces rapports et à un apport de preuves de la subordination de l’hitlérisme aux intérêts du capitalisme, nous serions seulement en présence d’une thèse marxiste de plus. Mais, heureusement, il n’en est pas ainsi. Car à l’intérieur même de son étude exhaustive du rôle économique des camps de concentration hitlériens, en faisant valoir les divers profils conceptuels — l’éventail « philosophique » en quelque sorte — du nazisme dès ses débuts, à partir de « Mein Kampf » et antérieurement, M. Billig étend et approfondit la dimension donnée.
46Dès lors, l’ « économisme » des S S, le cumul de la sur-exploitation — au sens capitaliste et aussi esclavagiste — avec l’extermination des exploités et des esclaves — se situent comme la conclusion et l’aboutissement — et non pas le point de départ d’une espèce d’anthroposophie en rupture et opposition avec toute ponctuation morale, aussi faible soit-elle. Ce qui fait que le livre de M. Billig dépasse très considérablement la typique exégèse à base de matérialisme historico-philosophique dans la perspective unique ou capitale du déterminisme économique.
47En effet, dans le racisme national-socialiste l’économique n’est pas un domaine régi par ses propres lois et disposant d’infrastructures idéologiques, mais plutôt le terrain privilégié du droit du plus fort. Le discours d’Hitler au « Parteitag » le 3 septembre 1933 — cité dans cet ouvrage — est, à cet égard, exhaustivement significatif.
48Il reste que la source idéologique de l’extrême perversion national-socialiste se situe dans un darwinisme et un nietzschéisme, tous les deux dévoyés et dégénérés. Dans les camps d’extermination hitlériens « l’origine des espèces » et la « volonté de puissance » la « sélection » darwinienne et le « surhomme » nietzschéen, ont été à la fois tournés en dérision et mis en scène avec des effets sinistres.
49Les grands industriels en ont-ils profité ? Ont-ils, de manière précise, voulu cela pour l’amour du profit ? A cette question on ne peut pas répondre, sans restriction aucune, par l’affirmative. Car d’autres facteurs sont intervenus et ont joué leur rôle dans la montée des périls, puis dans leur monstrueux débordement. Toutefois, à la lumière de l’impressionnante documentation que fournit et éclaire l’auteur de cette investigation, il appert que la grande industrie allemande a joué Hitler gagnant. Comme la défaite finale de ce dernier n’a tout de même pas été celle des Krupp, le jeu et les joueurs constituent encore et toujours une menace qui appelle la vigilance.
50A. M.
Roger berg
51Les nombreux travaux que poursuit Joseph Billig depuis vingt ans visent à dresser le tableau de l’action hitlérienne à travers l’Europe occupée, qu’il s’agisse ou non des Juifs. Le moment lui a semblé opportun de synthétiser ses ouvrages antérieurs, si minutieusement précis dans le détail et si bien tendus vers l’analyse des idées générales. Voici cette synthèse :
52C’est « l’Hitlérisme et le système concentrationnaire ».
53Deux volumes au moins y viseront, dont le premier vient de paraître. Joseph Billig ne s’attache plus désormais aux détails de la vie quotiidenne dans tel ou dans tel KZ. C’est l’institution concentrationnaire qu’il entreprend de saisir dans ses origines intellectuelles et économiques à la fois.
54Sans se vouloir un historien de la philosophie, comme le note Henri Michel dans sa préface. J. Billig analyse les livres de Hitler et de Rosenberg pour rechercher, dans la doctrine du IIIe Reich, les constantes génératrices de l’action. La littérature est abondante, qui est un prélude à la politique. La lutte contre le marxisme tout comme la volonté d’écarter le libéralisme bourgeois déterminent chez Hitler une préférence pour le technocrate, l’organisateur de la machine économique, avec une volonté mystique d’exalter « l’homme industriel ». La crise économique, qui porte Hitler au pouvoir, lui donne l’occasion de mettre en pratique sa doctrine. Avec l’aide des principaux dirigeants de l’économie allemande, il installe aux postes de commande la S.S. et la S.A. L’esprit policier du IIIe Reich crée la Gestapo. Elle créera les camps, base d’un régime fort, les peuples de « l’antirace sociale », celle qu’on ne pourra rééduquer.
55Tel est le sujet de l’ouvrage qui vient de paraître. Mais, ajoute Joseph Billig, il existe une « antirace » absolue, celle des Juifs. Pour eux, seront créés des camps où l’activité exterminatrice supplantera l’activité économique, qui était proprement le but essentiel des camps de la première manière. Un ouvrage en préparation décrira les liens de Belzek, de Chelmno, de Sobibor, de Treblinka avec le système concentrationnaire. L’ouvrage essentiel de Joseph Billig aura alors acquis ses réelles dimensions. « L’Hitlérisme et le système concentrationnaire » donne pour aujourd’hui la valeur de la méthode d’un historien dense et austère certes, qui décrit les ressorts intimes de l’appareil d’extermination hitlérien.
Les Livres
56La Dénonciation, par Alain Spiraux (Ed. Sedimo, 18, rue Marbeuf).
57L’auteur s’est attaqué au problème des dénonciateurs de tous calibres et de toutes classes : au tout premier rang, les dénonciateurs de Juifs sous l’occupationqui furent légion : « Des tonnes de lettres anonymes sont parvenues aux diverses « Kommandantur » de la France occupée ». Puis, les dénonciateurs de « collaborateurs ». Puis, les dénonciateurs des activistes de l’O.A.S. Et aujourd’hui, affirme M. Spiraux, ils dénoncent encore : des fraudeurs du fisc, des dépravés sexuels. Et peut-être leur voisin, parfaitement innoncent…
58L’auteur imagine un échange de lettres qu’il faut qualifier de « délirantes » entre un jeune Juif dont la famille fut déportée grâce à un délateur qu’il a découvert — ou qu’il croit avoir découvert, car sa culpabilité ne parait pas certaine — et ce délateur même. Les vannes de l’inconscient s’ouvrent chez tous les deux, libérant un torrent de menaces, de suppositions, d’injures, de divagations qui ont tout le caractère de hideux cauchemars ou d’éructations d’ivrognes. Tout cela ne rend pas un son très convaincant.
59Pourquoi, d’ailleurs, l’auteur a-t-il choisi ce style « faubourien », genre : « Parole que je n’y suis pour rien… Moi, blanc comme linge… Un embusqué qu’il était… », etc. Nous ne portons pas Céline dans notre cœur, mais tout-le-monde ne peut pas faire du Céline — qui avait une sorte de génie, si malfaisant fût-il.
Date de mise en ligne : 04/01/2021