Couverture de LMJ_110

Article de revue

Les Mémoires d’Isaac Schneersohn

Pages 40 à 53

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LE CONGRES RABBINIQUE TRAITE DE QUESTIONS URGENTES CONCERNANT DES REFORMES RELIGIEUSES ET SOCIALES DANS LA VIE JUIVE • LE PROBLEME DE LA CIRCONCISION • PEUTON ETRE FILS D’ISRAEL SANS ETRE FILS DE L’ALLIANCE ? • DISCUSSIONS ET DEBATS • L’INTERVENTION DU RABBIN DE BOBROUISK • LA REPONSE DU RABBI DE LUBAVITCH PAR UNE PARALLELE AU SUJET DU RABBI LEVY ITZHOK DE BERDITCHEV • LE CONFLIT ENTRE KOPIST ET LUBAVITCH.

2L’assemblée des rabbins eut lieu dans les salons du Ministère de l’Intérieur. Deux hauts fonctionnaires y furent délégués : Platonikov et Mamontov. De temps à autre, y faisait aussi une apparition le vice-ministre de l’Intérieur, Kharouzine. Conformément aux lois en vigueur dans le pays, les réunions se tinrent à huis clos. On n’y laissa entrer personne, surtout pas les représentants de la presse.

3L’ouverture du Congrès fut imposante. Les délégués se rassemblèrent dans une ambiance solennelle. Etant très jeune et ayant passé mes premières années parmi des rabbis et des rabbins et ayant, dans la maison paternelle côtoyé « petits et grands », j’avoue pourtant avoir été très impressionné par cette solennité.

4Les figures prestigieuses des plus importantes personnalités du monde rabbinique (ou hassidique) de Russie, les rabbis de Pologne, les représentants du Habad. voilà pour le monde sacré. Du côté de l’« Empire des mécréants », (c’est-à-dire des profanes), les plus prestigieux parmi les « rabbins administratifs » du pays. L’élite de la société juive et du monde juridique. Ceux qui savaient quel rôle de premier plan jouait alors le magnat de l’industrie russe, Lazare Poliakov, qui avait une des plus hautes situations dans la vie politique en Russie (il était conseiller secret de l’Empire et l’un des proches du Tsar) pouvaient affirmer que le Congrès avait de quoi être fier, car la crème de tout le judaïsme russe s’y trouvait réunie qui. par sa seule présence, avait créé dans la salle une atmosphère de grande solennité.

5Je remarquai combien les délégués — dont la plupart séjournaient pour la première fois à St. Petersbourg, la capitale — et qui n’avaient le droit d’y venir ni avant le Congrès, ni après, — étaient heureux de leur droit temporel d’y résider, et de jouir impunément de son ambiance. Mon cœur se serra en pensant à la tragédie de ces Juifs élus et à leur jouissance de cette pseudoliberté, pauvres de nous…

6Lorsque le baron David de Ginsbourg, cette haute personnalité aimée et si populaire dans toutes les couches de la population juive, le grand défenseur et protecteur du droit des Juifs, ce philanthrope exceptionnel, célèbre érudit, cet homme qui en tant que familier de la Cour de Russie, utilisait les privilèges conférés à son rang exclusivement pour améliorer la situation de ses coreligionnaires, lorsque découvrant son visage rayonnant de dignité, de modestie, de simplicité et d’amitié, il agita la sonnette pour annoncer l’ouverture des Assises, ce fut un moment plus solennel et plus fervent encore.

7De tout temps, le peuple juif détestait les riches, mais ce richard-là constituait une exception rare ; lui, au contraire était aimé et admiré de tous et chacun lui témoignait gratitude et considération mêlée d’un respect infini.

8David de Ginsbourg salua l’assemblée très chaleureusement en soulignant le nombre et la qualité des congressistes, rendant hommage aux célèbres personnalités venues comme représentants de toutes les classes et de tous les milieux du judaïsme russe. Il présenta le programme du Congrès et attira l’attention des délégués sur la foule de questions non encore résolues. « Toutes ces questions sont douloureuses et demandent une solution urgente, dit-il, c’est pourquoi le Gouvernement a réuni ici les experts les plus compétents du peuple juif qui sont qualifiés pour traiter tous ces problèmes tant sur le plan religieux — en s’inspirant de la Tora — que sur le plan juridique et social. »

9Dans son discours d’ouverture, le baron de Ginsbourg rappela que nous n’avions pas la possibilité de nous réunir fréquemment et de discuter les affaires religieuses dans l’intérêt de la population juive. Le présent congrès était donc un événement extraordinaire. Et puisque de si grands savants et les plus hautes autorités religieuses se trouvaient rassemblées, nous devons employer tous les moyens pour unifier nos efforts dans la volonté commune de servir le peuple juif et de répondre à ses besoins. Et même si nous ne réalisons pas l’unanimité, eh bien, acceptons les divergences parmi nous, pourvu que nous œuvrions pour la bonne cause au service de Dieu et du peuple. Que des opinions différentes se fassent entendre parmi nous, mais que ce soit pour le bien d’Israël ! C’est dans cet espoir que je déclare ouvert ce Congrès, dit-il pour terminer. Puis il remercia les représentants du Gouvernement qui étaient présents dans la salle, les priant de transmettre au Ministre que tous les efforts seront déployés au cours des débats pour trouver des réponses aux questions pratiques afférentes au judaïsme, questions qui, jusqu’à ce jour, ont présenté quelques difficultés dans leur application.

10C’est le rabbin Tsirelson, président de la Commission rabbinique, qui. au nom du Congrès rendit hommage au Président, disant :

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« Nous sommes fieds de l’honneur que nous fait le baron de Ginsbourg en présidant notre assemblée, et nous ne ménagerons pas nos efforts pour considérer et approfondir tous les problèmes dans l’esprit indiqué par le vénéré Président. »

12Le baron proposa ensuite d’élire le secrétaire-général du Congrès. Le plus jeune rabbin de la compagnie et, de surcroit un Schneersohn, qui entendait quelque peu les textes sacrés, fut élu à l’unanimité. Il s’agissait de l’auteur de ces lignes.

13Le Congrès siégea quatre semaines durant. Commencé par la réunion plénière, il s’est poursuivi par les débats de la commission rabbinique. et finalement les diverses commissions travaillèrent à clarifier les nombreuses questions figurant à l’ordre du jour.

14Les séances plénières auxquelles assistaient les hauts fonctionnaires du Département des religions étrangères, devaient se tenir en russe, mais, étant donné que les rabbins ne comprenaient pas tous la langue russe, bon nombre d’entre eux ne pouvaient prendre part aux débats. Aussi, les « plenums » se déroulaient-ils assez calmement. Par contre dans les commissions auxquelles les fonctionnaires précités n’assistaient pas, et où il était permis de parler yiddish, les discussions ne manquaient pas d’âpreté, prenant même un caractère passionné, de sorte que l’atmosphère y était parfois bien lourde.

15Ainsi que nous l’avons rappelé dans les précédents chapitres, le Département de religions étrangères était constamment assailli de demandes émanant de particuliers, auxquelles on ne pouvait donner satisfaction tant du côté rabbinique que du côté des plus hautes autorités religieuses. Lorsque le Gouvernement s’adressait aux « Juifs érudits » officiels, qui — dans la plupart des cas — étaient de simples ignares, ou bien aux rabbins administratifs qui n’étaient pas moins ignorants en matière juive et qui de plus, manquaient d’autorité — ledit Gouvernement ne pouvait guère en attendre de réelles solutions. Mais quand l’on présentait ces mêmes questions à de vrais rabbins orthodoxes, compétents en la matière et Grands dans la Tora, leurs réponses, à toutes ces douloureuses questions en suspens, n’étaient pas non plus concluantes, car les chefs spirituels ne se sentaient pas la force et n’avaient pas la possibilité d’adapter toutes les lois religieuses à la vie courante. Et comme ils ne voulaient pas enfreindre une seule virgule du texte sacré, tous les litiges demeuraient tels quels, sans la moindre perspective de solution.

16Ces innombrables litiges étaient donc présentés au Congrès lequel devait apporter à leur sujet des solutions claires et nettes. La première question figurant à l’ordre du jour était celle de la femme abandonnée, question qui, avec la « halitza » (cérémonie religieuse libérant une veuve du frère de son mari, afin de lui permettre de se remarier) provoqua d’emblée de violents débats. Des réformes radicales s’imposaient là, pour modifier la loi ancestrale. La coutume de la « halitza » suscitait en général beaucoup d’amertume dans les milieux populaires juifs. Tous réclamaient l’abolition de cette antique procédure qui exposait la veuve juive sans enfant à l’abaissement et à la confusion, sans parler du fait que la malheureuse était souvent victime du chantage qu’exerçait contre elle le frère du défunt mari, lequel frère la ruinait pour condescendre à lui accorder la dite « Halitza ». Il apparut nécessaire que des démarches appropriées fussent entreprises par les rabbins pour que cette « halitza » se déroulât sans quelque combinaison suspecte ou alors qu’ils suppriment cette cérémonie purement et simplement. De même la condamnation d’une femme abandonnée à la perpétuelle solitude — après que le mari disparut sans laisser de traces et sans lui avoir envoyé un acte de divorce — demeurait un problème épineux et douloureux pour la vie de famille juive et qui demandait une solution urgente.

17Des abus criards se produisaient aussi dans le domaine des bénédictions nuptiales, qui ne pouvaient plus être tolérés. Ainsi il y eut des cas où quelque aigrefin qui découvrait une jeune fille riche à laquelle il espérait pouvoir extorquer de l’argent, s’arrangeait pour lui passer l’anneau nuptial en prononçant devant deux « témoins », ses complices, la phrase consacrée. A partir de cet instant, la jeune fille était considérée comme l’épouse légitime du charlatan. Si donc elle voulait s’en débarrasser, il lui fallait selon la loi juive, obtenir le divorce. Outre le fait que les malfaiteurs réclamaient à son père une grosse indemnité, la victime allait être une divorcée et n’avait donc pas le droit d’épouser un Cohen. Une telle escroquerie nuptiale représentait, elle aussi, un acte déshonorant sans aucune valeur, car il avait été commis sans l’assentiment de l’une des parties.

18A l’ordre du jour figurait encore la revendication des rabbins religieux d’être officiellement reconnus par les pouvoirs publics et de n’être pas astreints à produire une attestation (comme celles que délivrait l’Institut rabbinique) mais seulement une approbation émanant d’une autorité rabbinique. De plus, ils réclamaient la fermeture de l’Institut ci-dessus chargé de la formation de rabbins administratifs.

19L’organisation des communautés (qui, par ailleurs, n’étaient pas reconnues par le Gouvernement) avait aussi une place de choix dans l’ordre du jour, de même que l’abolition de l’impôt de la « boîte » (taxe sur la viande rituelle ) et la non-inscription dans le registre des naissances, des enfants juifs incirconcis. Ainsi s’étaient accumulées une série de questions urgentes — voire d’une actualité brûlante pour l’époque — dans la vie juive religieuse et sociale. Par contre aucun problème politique ne fut abordé.

20Malheureusement, le compte rendu du Congrès ainsi que toutes les notices sur cette intéressante période de la vie juive en Russie (que j’avais réunis et conservés avec tant de soin) m’ont été dérobés par les Allemands durant l’occupation du territoire français. Si je ne transmets pas ici tout cela dans une exactitude rigoureuse, c’est que je ne puis m’en rapporter qu’à mes souvenirs.

21Dans le programme de travail que nous avons déjà énoncé, s’étaient affirmées deux sections et deux tendances : l’une en rapport avec la vie sociale (communauté, « impôt sur la boîte », certificat rabbinique. etc.). L’autre tendance avait un caractère purement religieux et comportait des problèmes, qu’il fallait aborder du côté rabbinique avec beaucoup d’autorité et même d’audace, car il s’agissait d’insérer les éventuelles solutions dans le cadre de la vie quotidienne, de les adapter aux conditions nouvelles, quittes à procéder aux changements appropriés.

22Cependant, il apparut, au cours de nos travaux, que les éléments orthodoxes étaient fort jaloux de leurs prérogatives et tenaient à ce que les rabbins administratifs (donc non-religieux) n’intervinssent aucunement dans ces questions. Ils réagirent donc violemment contre l’immixion des laïques. Sur ce terrain il y eut des heurts sérieux. J’y reviendrai plus tard.

23Pour ce qui est de la première tendance, celle du travail social et communautaire, les orthodoxes — avec leur leader, le rabbi de Lubavitch en tête — voulurent y introduire une politique contre laquelle nous nous sommes résolument dressés.

24Prenant en considération le fait que les autorités russes ne reconnaissaient pas les communautés juives et ne leur accordaient officiellement aucun droit, ces communautés fonctionnaient d’une façon illégale, sous la direction de leurs notables. En fait, cependant, tout en comptant des dizaines de milliers de membres, les communautés juives n’avaient pas de représentants réels, ni de statuts juridiques. Aussi ne pouvaient-elles exercer leur activité normalement et tout demeurait entre les mains des chefs de synagogues qui, au fond, n’étaint guère les right-men qui pussent prétendre au rôle de véritables représentants de la collectivité juive. Bon nombre de rabbins s’étaient même opposés à l’organisation d’une communauté. Non ouvertement, mais dans les coulisses, ils menaient campagne contre l’intelligentsia juive qui, à leur avis, se mêlait dans les affaires ayant trait à l’éducation et écartaient les Juifs du droit chemin. Un de ces rabbins à même posé la question suivante :

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« A quoi bon une communauté ? Jusqu’ici les Juifs s’en sont passés. Cela peut donc fort bien continuer ainsi. ».

26D’autres orthodoxes plus pondérés, (quelque peu sécularisés) réclamaient une communauté confessionnelle afin qu’elle ne serve, avec l’aide des élus, que les besoins religieux du peuple. Par contre, ils ne toléraient aucune politique.

27Quant à nous autres, du groupe progressiste, qui comptions les rabbins administratifs et les notables non-religieux — nous luttions pour une communauté susceptible d’exercer toute l’activité sociale et politique. Notre but principal consistait à séparer le social du religieux, c’est-à-dire de donner au social une direction laïque.

28Nous étions sept en tout, mais l’éloquence et l’influence de notre groupe étaient si vives que nous avons fini par obtenir l’acceptation, dans la communauté d’un travail politique, bien que dans une mesure très limitée.

29Si la majorité orthodoxe céda sur ce point, cela se fit avec beaucoup de réserves et pour la seule raison que la communauté allait ainsi fonctionner dans un esprit confessionnel et qu’elle servirait exclusivement les intérêts de la population juive dans le sens religieux et social.

30Par ailleurs, nous sommes vigoureusement intervenus contre « l’impôt de la boîte », et avons finalement, là encore, obtenu des résultats appréciables. Comme je l’ai déjà relaté dans de précédents chapitres, cet impôt ne pesait que sur les épaules des masses juives laborieuses, alors que les riches payaient moins que les pauvres. De surcroît ces malheureux fonds étaient pillés, d’un côté par les tenants de la « boîte », et de l’autre côté par le Gouvernement qui l’utilisait à des fins non-juives et même anti-juives. Au cours de la discussion sur cette triste affaire, j’ai recueilli un certain nombre d’adhésions, mais une partie des rabbins orthodoxes s’est élevée contre la suppression de la « boîte »… Pourquoi ? Parce que rabbins, abatteurs rituels, et fonctionnaires religieux recevaient leurs émoluments grâce à ces fonds. Nos interlocuteurs tremblaient positivement à l’idée que sans « la boîte » tous ces serviteurs du peuple ne recevraient pas d’émoluments. D’une façon générale, les rabbins — étant de nature très circonspects — craignaient toute modification dans la vie juive, croyant que le moindre changement pouvait faire plus de mal que de bien.

31Toutefois après de longues discussions, le Congrès a tout de même décidé la suppression de « l’impôt sur la boîte ». Cette décision a été considérée par notre groupe comme un grand succès.

32Quand on en vint à la question de l’inscription dans le registre des naissances, des enfants juifs non circoncis, ou bien de leur exclusion totale de la collectivité juive, le premier orateur, Vladimir Tiomkine, se prononça catégoriquement contre leur enregistrement. Mais Henrykh Sliosberg n’était pas de cet avis, disant qu’il fallait plutôt obliger les parents juifs à faire circoncire leurs enfants, mais ne pas exclure ceux-ci de la communauté.

33De mon côté, je démontrai que les incirconcis n’étaient point, il est vrai, des fils de l’Alliance, mais ils n’en étaient pas moins enfants d’Israël et cela ne devait pas être mésestimé.

34Le Rabbin Dr Mazé prononça sur le sujet, un discours très « spirituel » (bourré de citations de la Tora) s’opposant à l’exclusion. Il termina son magistral exposé par ces pathétiques paroles :

35« Que ceux qui ne font pas circoncire leurs enfants soient retranchés de leur peuple »… Il le dit avec tant de force, tant d’émotion que toute l’assistance en fut bouleversée. Ensuite, l’orateur a analysé le pour et le contre de la circoncision, mais sans aboutir à une conclusion précise.

36Les rabbins argumentaient que s’ils prenaient une telle décision, il se pourrait que les irréfléchis qui n’étaient pas précisément des rénégats, mais qui agissaient ainsi par pure légèreté, allaient être forcés de ramener leurs fils dans l’Alliance de notre père Abraham.

37Dans la question de savoir s’il fallait officiellement reconnaître les rabbins religieux, je me suis prononcé le tout premier contre le rabbinat officiel, faisant l’historique de l’Institut intéressé et démontrant que toutes les raisons qui avaient motivé sa fondation (et que j’ai déjà décrites précédemment) n’étaient plus actuelles. Puis prenant en considération le fait que nous désirions maintenant créer une communauté qui eut ses droits, son Institut et ses représentants officiels, l’ancienne institution officielle a perdu sa signification.

38J’indiquai un fait que je tenais pour anormal, à savoir que les gens qui n’avaient aucun savoir juif et qui n’étaient pas religieux osaient s’intituler « rabbins officiels ». J’opinai donc pour la fermeture de l’Institut rabbinique officiel.

39Cette intervention fit naturellement sensation. Tous les délégués étaient surpris d’entendre un représentant de ce même Institut condamner celui-ci à la disparition. Je continuai mon exposé en parlant du problème des rabbins dans son ensemble, et soulignant que « les Juifs s’étaient toujours enorgueillis de leurs représentants religieux qui se distinguaient par leurs connaissances, leur piété et leurs bonnes mœurs et qui constituaient la permanente « couronne d’Israël ». Cependant, l’heure exige qu’un rabbin sût s’approcher de la jeunesse et trouvât un langage commun en vue de ce rapprochement. Un rabbin devait connaître sa communauté. En outre, il lui fallait posséder une instruction appropriée, il ne devait pas ignorer la langue du pays. Parallèlement à son certificat rabbinique, il eût été bon qu’il possédât une culture générale suffisante qui lui permit de représenter les Juifs tant à l’intérieur qu’en dehors de la communauté. »

40Cette argumentation provoqua la plus vive opposition du rabbi de Lubavitch, et de ses partisans qui ne voullaient pas qu’un rabbin érudit et pieux, ne pût exercer ses fonctions pour la seule raison qu’il ne connaissait pas de langue étrangère et qu’il ne possédait pas assez de culture non-juive.

41Les rabbins se prononcèrent aussi contre l’élection d’un rabbin, ce qui signifierait, disaient-ils, que les masses et les ignares auraient à décider si tel rabbin a les aptitudes d’un guide spirituel.

42Après mon intervention, c’est Vladimir Tiomkine qui tint un discours de toute beauté. Il prouva à son tour, que le rabbinat officiel n’a plus de rôle à jouer et que, maintenant, il devait céder sa place aux vrais guides et représentants de la religion, ayant les qualifications requises, telles : attestation rabbinique, savoir, subtilité, etc. « Et pourtant, accentua l’orateur, les rabbins religieux, sont tenus à acquérir un certain bagage, ils doivent savoir se faire entendre par la jeune génération et surtout, un rabbin et porte-parole spirituel de son peuple, ne doit pas être un simple oisif manquant de réalisme !… »

43Les discussions sur ce seul point se prolongèrent durant trois jours. Finalement survint un bref épisode qui apporta quelque diversion aux débats : Le rabbi de Bobroïsk, reb Schmerl-Noé, prit la parole et commença par la narration suivante :

44« Le vieux rabbi, l’auteur de Tania (que son mérite nous protège) disait combien les Juifs étaient malheureux parce qu’ils ne connaissaient pas la langue du pays et qu’ils étaient obligés à cause de cela de recourir à de petits tailleurs — qui confectionnaient des vêtements pour les seigneurs — ou bien à des propriétaires fonciers — qui avaient leurs domaines — pour qu’ils intercèdent dans un moment de détresse en faveur de nos coreligionnaires. Qu’en est-il advenu ? Ces intermédiaires ne comprenaient pas toujours exactement l’affaire dans laquelle on les faisait intervenir, de sorte qu’au lieu d’obtenir le salut, ils attiraient parfois de nouveaux malheurs sur la tête de nos pères…

45« Nous autres Juifs, qui vivons parmi les autres peuples, savons fort bien quelles misères ont été engendrées par ce genre d’intercessions et tout cela parce que les rabbins et les chefs de communautés ne parlaient pas la langue qui a cours dans le pays ! »

46Aussi le rabbi de Bobroïsk opina-t-il en faveur de la connaissance de cette langue par les rabbins et cela pour nous préserver de telles intercessions !…

47Une prise de position aussi nette de la part d’un rabbi célèbre, fit l’effet d’une bombe… Le rabbi de Lubavitch devint rouge d’émotion et répondit sur le champ par une autre narration : (A cette occasion il ne faut pas oublier que les pères des deux adversaires — le rabbi de Bobroïsk et celui de Lubavitch — étaient frères.

48« Ce que vient de dire de rabbi de Bobroïsk, commença le rabbi de Lubavitch, me rappelle l’épisode suivant qui a trait au rabbi de Berditchev, rabbi Levy-Itzhac (de mémoire bénie).

49« Un jour, se présenta devant le tribunal rabbinique de Berditchev une jeune fille et déclara qu’elle appelait rabbi Levy-Itzhac en jugement devant la Loi.

50« Quand ledit Tribunal où le rabbin de Berditchev était si vénéré, apprit qu’une simple petite juive osait se mesurer avec lui, les juges entrèrent dans une grande colère et chassèrent l’intruse.

51« Alors, la jeune fille se mit à crier :

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« Evidemment, je suis pauvre et le rabbin de Berditchev est un grand en Israël, voilà pourquoi vous me traitez aussi mal ! »

53« Alerté par ses cris, le rabbin lui-même accourut et demanda ce qui se passait. Et l’effrontée de lui lancer :

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« Je viens vous appeler en jugement devant la Loi et voilà qu’ils m’ont chassée. »

55« Aussitôt les membres du Tribunal :

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« Rabbi, pourquoi prêter l’oreille aux dires de cette impudente ? Vous voyez bien qu’elle ne se contrôle plus ! »

57« Mais Rabbi Lévy-Itzhac, avec son exceptionnelle modestie leur répondit :

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« Quand une fille d’Israël m’appelle en jugement, comment se fait-il que vous la chassiez ? Où donc serait l’équité ? Est-ce agir selon la Loi ?… »

59« Puis, se tournant vers la jeune fille, il lui demanda avec son bon sourire :

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« Que désires-tu, mon enfant ? Que me reproches-tu ? »

61« La réponse fut nette et claire :

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« Rabbi, je vais avoir un enfant de vous ! »

63« A ces mots, le Tribunal sursauta, plein de colère, et les juges crièrent à qui mieux-mieux que ce n’était rien moins qu’une offense à Dieu. Hors d’eux, ils ne cessaient de vociférer :

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« Va-t-en, créature infâme !… »

65« Rabbi Levy-Itzhac, lui, ne perdit nullement son sang-froid ni son amabilité. Se tournant vers l’accusatrice il lui demanda encore :

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« Dis-moi, mon enfant, comment cela s’est-il donc passé ?… »

67(Ici, il nous faut rappeler que, selon la légende hassidique, toutes les femmes stériles qui, le sabbat, dans la synagogue, avaient entendu le rabbin de Berditchev réciter la prière intitulée « Sainteté », étaient aussitôt guéries).

68« En réalité, rabbi, répondit la plangnante, j’ai eu affaire à un soldat, mais si je n’avais pas entendu à la synagogue votre « Sainteté », le sabbat, il aurait pu crever, mon soldat, avant que je lui donne un enfant. »

69Et le rabbi de Lubavitch conclut :

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« En vérité, nous savons fort bien, ce qu’étaient les intercessions en question, mais est-ce une raison pour qu’un rabbi se mette à étudier en vue d’un diplôme ? Ça, voyez-vous, c’est une tout autre affaire et ce n’est pas à cela que pensait l’auteur du Tania. »

71Dans cette empoignade entre deux rabbins aussi célèbres, se refléta, une fois de plus, le persistant antagonisme entre Kopist et Lubavitch.

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LES QUESTIONS DE LA « HALITZA ù ET DES FEMMES ABANDONNES A L’ORDRE DU JOUR DU CONGRES • VIVE ALTERCATION AU SUJET DES ECOLES ET DE L’EDUCATION • LE TYPE DE L’ANCIEN MAITRE D’ECOLE • MA TRISTE EXPERIENCE AU HEDER (ECOLE) DE REB « ELIE-LE-MARTINET » • LE DUEL ORATOIRE ENTRE TIOMKINE ET LE RABBI DE LUBAVITCH • TIOMKINE SE VEXE ET QUITTE LA COMMISSION • LE « BLOC SACRE » ET LE « BLOC PROFANE » S’AFFRONTENT • LES DISCUSSIONS AU SUJET DE LA BENEDICTION NUPTIALE EXTORQUEE • JE RECLAME DES REFORMES • LE LUBAVITCHOIS N’EN VEUT PAS • L’ONCLE ET LE NEVEU • DEUX EPISODES.

73Après toutes ces discussions, le Congrès adopta, entre autres, les décisions suivantes :

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  1. Suppression de l’institut formant des rabbins officiels.
  2. Reconnaître les rabbins religieux orthodoxes.

75Cependant, les rabbins religieux devaient être élus par la Communauté et ils étaient tenus de garder auprès d’eux quelqu’un qui parlât la langue du pays et s’occupât des actes de naissance.

76Là où il s’agissait de questions à caractère socio-communautaire, il nous était encore possible — de façon générale — de s’entendre avec eux, tant soit peu, bien qu’ils missent leur empreinte confessionnelle sur tout. Par contre, dès qu’on touchait aux affaires ayant trait aux lois rituelles et autres problèmes religieux, là il devint très difficile d’arriver à un accord.

77Tout le monde comprit que le rite de la « halitza » était très dégradant et contre tout sentiment de l’honneur et de la dignité humaine. Tous savaient que le judaïsme mondial était prêt à renoncer à ce rite de la « halitza », pourtant malgré le fait que nous en eussions appelé à la haute autorité des Grands d’Israël, rassemblés ici, qui constituaient les piliers de la Tora et de la religion, notre appel demeura un cri dans le désert, car, ils restaient immanquablement pétrifiés dans le cadre des lois et ne montraient pas le moindre élan d’entreprendre quelque chose dans ce cas. Ils ne voulaient pas tenir compte des temps nouveaux, ni des changements intervenus, ni des exigences de l’heure, et entendaient ne rien modifier.

78Tout ce que nous obtînmes, c’est une résolution du Congrès stipulant que les intéressés qui n’accordaient pas la « halitza », étaient condamnés à verser à la veuve une pension alimentaire.

79La question des femmes abandonnées n’était pas moins douloureuse, ainsi que je l’ai déjà rappelé, mais aucune décision ne fut prise par les rabbins à ce sujet, et l’affaire resta au point mort.

80Lorsqu’on en arriva au problème « école » et « éducation », les discussions s’envenimèrent. Comme on sait, pour devenir maître d’école, on n’avait nul besoin de préparation pédagogique et professionnelle. Tout quidam malchanceux, raté, quand il se trouvait sans occupation, n’avait qu’« à payer à la municipalité trois roubles, contre lesquels on lui délivrait un certificat d’instituteur. » Puis il faisait l’acquisition d’un martinet et se mettait à exercer sa nouvelle profession… Il faut bien reconnaître que parmi ces maîtres d’école se trouvaient de très braves Juifs, craignant Dieu, des savants au cerveau aiguisé et aux mœurs irréprochables, mais ils étaient assez rares. Dans la majorité des cas. on avait affaire à des malheureux sans la moindre compréhension pour l’éducation des enfants et qui demeuraient vierges des notions pédagogiques les plus élémentaires. Les enfants qui tombaient entre les mains de tels maîtres n’étaient guère à envier.

81Je me souviens avoir été moi-même confié à un plon surnommé reb « Elie-le-Martinet », car il ne se séparait jamais de son martinet. C’était au fond un Juif très estimable et très dévôt, mais en matière pédagogique, le martinet jouait chez lui le rôle principal. Parmi mes souvenirs, je retrouve la scène suivante qui illustre la triste conception qu’avaient les anciens pions de leur profession éducative.

82Un jour, je fus atteint de scarlatine. J’avais alors six ans tout au plus. Après une quarantaine de sept semaines, je retournai à l’école encore un peu pâlot et affaibli, au point que je tenais à peine sur mes jambes. Le maître m’accueillit par un regard étrange, qui s’est incrusté dans ma mémoire pour la vie, puis il m’appela et m’invita à me déculotter, sauf votre respect… Je ne savais réellement pas en quoi j’avais péché, tandis que reb Elie-le Martinet, se mettait en devoir de me frapper à l’aide de son martinet.

83La femme de mon éducateur, une bonne Juive s’il en fut, nous prenait toujours sous sa protection. Aussi l’appelions-nous par gratitude « la rabbine de Berditchev ». Elle était notre sainte plaideuse et le maître en avait une peur bleue. Voyant comment son époux me souhaitait la bienvenue, elle éleva la voix et cria de toutes ses forces :

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« Brigand, que fais-tu là !?… Un enfant qui vient de quitter son lit, après une aussi grave maladie, tu te permets de le frapper ? Pourquoi donc, Grand Dieu ? Quel mal a-t-il donc fait ? »

85Aussitôt le maître interrompit son « exécution » et répliqua à son épouse en ces termes philosophiques :

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« Tu comprends, un enfant qui a manqué l’école pendant sept semaines, a sans doute oublié le fardeau qu’il est tenu de porter. Il est peut-être devenu un vrai sauvage… Mon devoir est donc de le frapper un peu. C’est un remède idéal pour un Juif afin qu’il se rappelle qu’il existe un Dieu de par le monde… »

87La littérature juive foisonne d’histoires saugrenues relatives à de tels maîtres d’école. Je ne veux donc pas m’y attarder. Il n’est pas non plus dans mon propos de m’étendre sur les conventions hygiéniques et sanitaires en vigueur au Héder, les écoles élémentaires juives, mais c’est un fait que de telles écoles et de tels maîtres existaient. Les maîtres du Héder n’avaient le droit d’exercer que chez eux, mais non dans les Talmud-Tora ou ailleurs. Car là, un certificat de pédagogue était exigé. « L’Association pour répandre l’instruction parmi les Juifs de Russie » avait créé en effet des cours pédagogiques spéciaux à Grodno et dans d’autres villes, pour former des instituteurs selon les normes appropriées.

88Si les maîtres d’école se distinguaient par leur piété et leur stricte observance, apprenant aux enfants à prier, à psalmodier, la section biblique de la semaine ; et les conduisaient à la maison de prière — les « diplômés », eux n’étaient pas autrement des craignant-Dieu. Veufs de leur barbe, ils enseignaient la tête découverte et, bien entendu, ne se préoccupaient que fort peu des prières. Aussi les orthodoxes les combattaient-ils, les appelant ternisseurs d’Israël, propagateurs de mécréance qui éloignent les enfants de la voie juive…

89Quand les questions d’éducation, d’écoles et de Talmud-Tora furent soulevées au Congrès, quand, après avoir été explorées dans les commissions spéciales, elles purent être librement discutées, en langue yiddish, puisque les fonctionnaires russes étaient absents, alors les débats reprirent un caractère passionnel et provoquèrent entre les deux blocs des chocs d’une rare violence.

90Personnellement je me prononçai catégoriquement contre le système éducatif que les orthodoxes entendaient instaurer partout, en démontrant qu’il fallait créer des écoles où l’on enseigne la Tora, l’histoire juive, la littérature, mais en même temps les élèves devaient acquérir une culture générale afin de devenir des hommes capables, plus tard, de lutter pour leur existence.

91Tout en rendant hommage aux vieux maîtres d’école qui avaient certainement beaucoup de mérites au regard de l’éducation religieuse juive, je ne manquai pas de souligner que la vie, à l’heure actuelle, engendrait d’autres conditions et d’autres exigences et c’est pourquoi il fallait des écoles qui fussent adaptées aux temps nouveaux. Je lançai donc un appel enflammé aux rabbins et rabbis présents, pour qu’ils tiennent compte des courants nouveaux et se solidarisent avec eux.

92Je m’écriai :

93

« Allez donc vous-mêmes dans ces écoles ! Exigez qu’on prie avec les enfants ! Revendiquez que l’enseignement du Pentateuque, de la Ghemara et des Michnaïoth, soit renforcé, qu’on implante dans l’âme des enfants toutes ces coutumes juives qui sont sacrées au sein d’Israël ! En vous activant ainsi, vous exercerez une grande et bienfaisante influence au lieu de vous tenir à l’écart et de vous contenter des véhémentes critiques !… »

94« Les écoles de style anciens périclitent, ajoutai-je avec feu, voilà ce que vous constatez vous-mêmes. Faites donc votre entrée dans les écoles nouvelles et inrtoduisez-y l’esprit juif et l’esprit religieux. C’est pourtant ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Eh bien, nous le désirons aussi  »

95Mon discours prononcé avec beaucoup d’émotion soulea de frénétiques applaudissements dans nos rangs, mais suscita amertume et colère dans le « bloc sacré ».

96Après ce fut Vladimir Tiomkine qui parla. Il le fit avec vigueur. Bien que ce grand érudit manquât de connaissances en matière juive, son discours fit impression. N’était-il pas le fameux patriote juif, sioniste très connu, d’une intégrité légendaire ? Il s’adressa à l’auditoire en ces termes :

97

« En un temps où la déjudaïsation parmi nous s’amplilie, notre jeunesse nous échappe, comme les branches tombent de l’arbre. On ressent déjà dans nos rangs l’épidémie de parjure et vous maintenez aujourd’hui, les vieux maîtres d’école ! Ce sont eux qui arrêteront la désaffection ? La lutte que nous menons est une lutte sans merci pour notre existence nationale et chaque jour, nous sauvons des Juifs de la conversion. Et vous ous revenez avec vos vieux maîtres d’écoles et comptez grâce à eux pouvoir mener le bon combat ?… Le précédent orateur (c’est-à-dire votre serviteur) qui a passé lui-même par les deux écoles — l’ancienne et la nouvelle, atrement dit l’européenne lui qui lutte vaillamment à Tchernigov et dans tout son département pour la création d’écoles de Talmud-Tora, établissements de formation professionnelle où l’on enseigne à notre jeune génération à être à la fois des Juifs et des hommes — mon prédécesseur, dis-je, vous a it l’exacte vérité que vous devez savoir. A l’heure actuelle — si dure— vous voulez donc conserver les vieilles méthodes !… Nous combattrons de toutes nos forces contre ces méthodes désuètes et vous invitons à vous joindre à nous pour sauver la judaïcité et le judaïsme ! »

98Ces deux discours ébranlèrent les commissions, mais le rabbi de Lubavitch leur donna aussitôt la réplique.

99« Tous ces repentants et ces craignant-Dieu, sortis soi-disant de vos écoles et de vos maisons de prière, nous ne les avons guère aperçus… où sont-ils ?… »

100Le tumulte se fit si grand qu’il a fallu lever la séance et la renvoyer au lendemain. Une rumeur se répandit : Demain pour la première fois en cette commission, le rabbi de Lubavitch fera un long discours.

101Le lendemain, en effet, la commission était au complet. Tous étaient venus écouter le rabbi qui prit la parole dès l’ouverture de la séance.

102« Le rabbin administratif de Tchernigov déclara, au cours de son exposé, que les maîtres d’écoles sont des ratés. Et moi, je les tiens, au contraire, pour des savants pieux et vertueux. Ce sont eux qui inculquèrent à nos enfants les fondements de notre foi, ce sont eux qui consolidèrent notre existence en tant que peuple. Il est vrai qu’ils furent malchanceux dans le fait qu’ils ne pouvaient raser leurs barbes, profaner ouvertement le Sabbat, et ils ne se décidèrent pas à s’abstenir de prier ou d’accomplir les commandements que suit tout Juif croyant et pieux. Mais tous ces schlémils menaient leurs enfants dans les maisons de prière et d’étude où ils leur enseignaient le yiddish et le judaïsme. Et lorsqu’un enfant était passé par le héder, il savait prier à voix haute, il pouvait réciter un psaume, une section du Pentateuque, et, surtout, il savait qu’il était Juif. De l’enseignement de tous ces ratés — comme vous les appelez — sont sortis les plus grands savants et les célébrités en Israël et peut-être même — malheureusement — un certain nombre de vos propres « personnages fameux »…

103« Les statistiques n’ont pas encore prouvé, poursuivit le rabbi, que les conditions peu hygiéniques dans nos écoles aient provoqué parmi nos enfants une mortalité plus forte qu’ailleurs. Par bonheur vous vous préoccupez de pureté. Vous « purifiez » nos plus belles traditions, en faisant table rase de l’esprit juif qui les anime. Vous dites : « Il ne faut pas prier », puisque le maître même ne prie pas…

104« Au lieu de prier, on entonne avec les enfants des chansons hébraïques, on leur apprend à chanter le « Serment ». Et quand ils quittent l’école, ils savent à peine balbutier quelques mots d’hébreu tout en étant des ignares complets. Ils ne savent ni prier, ni réciter un passage biblique. Que leur reste-t-il quand ils sortent de l’école ? L’Histoire que vous leur enseignez làbas, ils l’oublient bien vite. Le Pentateuque que vous avez échangé contre une chrestomathie « à distinguer entre la sainteté et la profanation », c’est cela que vous appelez judaïsme ?…

105« Tiomkine nous jette à la face l’actuelle vague de conversions et nous assure que lui et ses amis sauvent les Juifs du parjure, mais qui donc a frayé le chemin à l’épidémie des conversions, si ce n’est vous ? Ce ne sont pas nos écoles traditionnelles qui nous ont conduits jusque là, mais vos maîtres à vous et votre Haskala !

106« Durant plusieurs générations vous nous combattiez. Vous avez détaché les enfants de l’éducation juive et les avez mis dans des écoles juives laïques, qui dans ce sens étaient pires que les écoles non-juives. Vous avez abrogé les plus belles coutumes juives, tourné en dérision toutes les saintetés juives, pour gaver notre jeune génération de votre « Haskala ».

107« Et maintenant, alors que vous avez abouti à l’épidémie de conversions, vous venez nous accabler de reproches et vous demandez : « Où en sommesnous par rapport à ce grand malheur ? ».

108« Pour commencer, vous avez disposé de la poudre et de la dynamite et maintenant que les étincelles se sont attisées, que le feu gagne du terrain. Tiomkine se tient comme l’incirconcis au sommet de la tour et crie : « Au feu ! Au secours ! » Nous ne permettrons pas que vous introduisiez dans les hédarim juifs l’esprit païen qui conduit nos enfants au parjure. Une école juive doit être édifiée sur des fondements judaïques et doit être dirigée par des gens qui soient eux-mêmes de conviction profondément religieuse. Les éducateurs de nos enfants doivent être des savants eux-mêmes et des hommes authentiquement pieux afin d’élever les jeunes générations juives dans l’esprit de la foi. »

109Lorsque le rabbi eut prononcé la phrase : « Tiomkine se tient comme un incirconcis au sommet de la tour… », celui-ci se leva en signe de protestation et, disant : « Il est au-dessous de ma dignité de demeurer dans une telle commission où l’on s’exprime dans une forme aussi offensante », il quitta la salle. Un vacarme assourdissant suivit et la séance fut suspendue.

110Même parmi les rabbins et les partisans du rabbi de Lubavitch, on trouva que les expressions qu’il avait formulées sur le compte de Tiomkine étaient excessives et pour le moins très dures. Tiomkine se sentit blessé d’autant plus que. n’étant pas grand connaisseur de textes judaïques, il considérait que la phrase « comme un incirconcis au sommet de la tour », était une allusion à son ignorance sur la matière. Tout le monde convint d’ailleurs que cette expression avait été réellement malheureuse…

111Lors de la séance suivante à laquelle Tiomkine n’assistait plus — la discussion au sujet des écoles et de l’éducation continua, tout aussi âpre. D’autres rabbins proposèrent que pour maintenir les écoles traditionnelles, il y avait bien lieu d’engager des instituteurs qui viennent enseigner aux enfants le « profane », mais ils exigèrent expressément que ces instituteurs fussent des non-Juifs… « Car un goï, ne vient que pour enseigner et ne cherche pas à introduire la mécréance », tandis qu’un Juif — à leur avis — ne se limite pas au rôle d’enseignant, mais cherche à déraciner d’une façon systématique, le judaïsme chez les enfants — et cela à des fins idéologiques.

112Cette seule question remplit toutes les séances une semaine entière. Finalement, j’intervins au nom du « bloc profane » pour faire la communication suivante : « Vous voulez maintenir vos écoles ? Bon ! Mais de notre côté, nous entendons créer des écoles laïques comprenant un enseignement général et animées par un esprit national juif ! »

113Les deux camps n’en restèrent pas moins sur leurs positions. La seule chose que nous concédèrent les rabbins, c’était d’approuver que les disciplines non-juives puissent aussi être enseignées dans les écoles religieuses.

114Quand on en vint à « l’escroquerie » nuptiale, les discussions redoublèrent de violence. Comme un fait exprès, au moment même où fut soulevée cette question, le vice-ministre de l’intérieur, Kharouzine, fit son entrée, accompagné de Platonikov et de Mamontov.

115Fermement décidés à ne pas céder sur ce terrain, nous nous étions préparés à une lutte ouverte. Un membre de notre groupe devait présenter le sujet. Il était difficile à Tiomkine de parler de problèmes relatifs aux lois religieuses. Sliosberg et les autres n’avaient pas non plus la préparation ni les matériaux nécessaires. Le seul qui fût qualifié grâce à son prestige, sa compétence et son savoir, était sans nul doute le rabbin Mazé.

116Malheureusement, le Dr Mazé n’avait guère envie de s’aliéner les rabbins. Il cherchait à éviter un conflit public et tentait d’une façon diplomatique de s’en tirer par des compromis. Pour toutes ces raisons, c’est moi qui fus désigné. Tout feu, tout flamme, venant de quitter les bancs de l’école — je reçus la charge de soulever ce problème.

117Le baron de Ginsbourg m’avait donné une journée pour me préparer. Il m’invita à me rendre à sa bibliothèque afin de m’y documenter en consultant les ouvrages appropriés. Ce que je fis avec beaucoup d’application, afin d’être fin prêt pour faire mon rapport accompagné de mes commentaires.

118Ce jour-là — je m’en souviens — tout le Congrès se réunit à onze heures. Il était au grand complet et il y avait de l’électricité dans l’air.

119Je commençai mon long exposé par la citation suivante :

120

« Une femme ne peut pas être acquise à son insu et sans son consentement »… Suivant la ligne initiale du Talmud jusqu’au Choulhan-Arouh, et jusqu’aux plus récentes autorités religieuses, illustrant mon discours par des citations appropriées, je démontrai qu’il est inconcevable que l’on puisse marier une femme à son insu et sans qu’elle le veuille. Le Talmud et les casuistes étaient à tel point prudents à l’égard de cette loi, qu’ils ne donnaient point le droit de prononcer la bénédiction nuptiale à un homme peu au courant de la dite loi. D’où la sévérité de l’arrêt selon lequel la cérémonie nuptiale devait se dérouler en présence d’un rabbin, de témoins, de la foule d’invités, etc. Tout cérémonial devait avoir lieu dans la cour de la synagogue ; il comportait une « Ketouba », un contrat de mariage — selon la coutume traditionnelle. « Pourquoi tout cela ? » demandai-je. Et je donnai aussitôt la réponse : « Parce que la cérémonie de la bénédiction nuptiale devait être publique, elle devait comporter l’assentiment de la mariée et se traduire par une fête au grand jour tant pour les mariés que pour leur famille et leurs amis. Mais là. nous nous heurtons à un phénomène étrange, continuai-je. Comment donc le décrire ? Voilà qu’arrive un malfaiteur, accompagné de deux témoins louches, aussi criminels que lui, et tous trois entraînent quelque part une fille d’Israël pour lui passer un anneau au doigt — ce qui suffit pour qu’elle soit considérée comme mariée. Et si elle ne veut pas cohabiter avec le principal de ces gredins, elle en est réduite à lui demander le divorce. »
« Nos sages veillaient à cette modification des lois en faveur des filles ’Israël ». Vous n’êtes pas d’accord et vous avez raison que les rabbins administratifs n’aient pas à donner de bénédiction nuptiale. Moi-même — qui suis pourtant en possession d’un certificat rabbinique — j’ai toujours veillé à ce que cette bénédiction ne soit donnée que par un rabbin religieux. Et aujourd’hui vous entendez tolérer que le premier coquin venu soit habilité à marier une fille juive et cela sans rabbin, sans contrat ? Pouvez-vous consentir que l’on gruge une enfant d’Israël et lui faire violence en paroles ? Et que cela soit considéré par vous comme une vraie bénédiction ? Jamais nous ne l’admettrons nous autres. Et nous exigeons de votre haute autorité que vous, savants et Grands en Israël, déclariez ici, aujourd’hui même, en présence de tout le Congrès rabbinique, qu’un tel crime ne peu être pris pour une bénédiction selon la loi de Moïse et d’Israël !… »

121Mon exposé dura plus d’une heure. Il était basé — comme je le dis plus haut — sur quantité de citations du Talmud, du Choulhan-Arouh et de casuistes. Le « bloc profane » en était naturellement fort content, mais dans le camp adverse, les protestations fusèrent et le président de la commission rabbinique, le rabbi Tsirelson, s’écria à mon adresse :

122

« Monsieur Schneersohn, vous n’allez pas nous fabriquer une nouvelle Tora ! »

123A quoi, je rétorquai :

124

« Mais vous, vous n’allez pas affaiblir notre sainte Tora en admettant en son nom, qu’une escroquerie nuptiale perpétrée par des voyous et des criminels, soit considérée comme une vraie bénédiction ! »

125C’est alors que le rabbi de Lubavitch se dressa et m’apostropha ainsi : « Rabbi de Tchernigov ! Qui vous a invité à vous mêler à la Tora ?… »

126Je répondis :

127

« Mon oncle ! La Tora n’a pas été donnée aux anges de service et même pas au seul rabbi de Lubavitch ! Chacun de nous a le droit de se servir des fondements éthiques de notre sainte Tora ! Et tout ce que j’ai énoncé devant vous est basé sur de véridiques citations du Talmud, du Choulhan-Arouh et d’autorités religieuses récentes. Eh bien ! démontrez-moi — mais sans acrimonie et avec l’appui de citations authentiques — que j’ai tort. »

128Les rabbins étaient fort embarrassés. Après mon discours il comprirent certainement que j’avais raison, mais ils se trouvaient trop impuissants et n’avaient ni le courage ni le front de se décider à faire un pas décisif. De plus, on les avait mis au pied du mur… Ils se sentaient vraiment dans une situation inconfortable et cela ne fit qu’aggraver leur amertume et leur excitation…

129Pour le rabbin Tsirelson. la situation était encore moins confortable par le fait que, précisément à ce moment-là, des représentants du Gouvernement étaient présents dans la salle. Il avait remarqué avec quelle attention le viceministre Kharouzine s’était intéressé à mes conclusions et semblait entièrement d’accord avec moi. Le fait que le rabbin ne se sentait pas en force de combattre mes arguments, le contrariait vivement.

130Une fois de plus, il y eut un tel vacarme, que l’on dut suspendre les débats. Cette séance qui fut si riche en tension et en instants pathétiques, eut un large écho dans la presse qui publiait régulièrement le compte rendu de nos séances, sous ce titre sensationnel : « L’oncle et le neveu » et commentait les incidents comme il convenait.

131Ladite séance se grava dans ma mémoire encore plus, grâce à l’épisode suivant, très caractéristique :

132

Lorsque, l’après-midi, on se réunit à nouveau, l’érudit de Dvinsk m’interpella : « Schneersohn, viens par ici ! »

133Il m’appliqua un baiser sur la joue et proclama :

134

« Je t’aime bien, tu est un grand audacieux !… »

135Ce geste était aussi une expression dissimulée du constant antagonisme qui subsistait entre les mondes hassidique et anti-hassidique : bien que le rabbi de Lubavitch fût le guide et le leader de éléments religieux du Congrès, que c’est lui qui, en réalité, parlait en leur nom — le fait même que j’aie croisé le fer avec lui et que je lui aie envoyé quelques flèches ne manqua point de réjouir le groupe des anti-hassids.

136Le deuxième épisode a trait à l’accrochage survenu entre le Lubavitchois et Tiomkine.

137Au surlendemain de cet incident, le rabbi envoya dire à Tiomkine, qu’il voulait s’entretenir avec lui et l’assurer qu’il n’avait nullement l’intention de l’offenser personnellement. Mais Tiomkine, ulcéré, refusa de rencontrer le Lubavitchois qui prit alors la parole, en Commission, pour déclarer qu’en aucune façon il n’avait cherché à porter tort à Tiomkine, mais si celui-ci se sentait si profondément atteint, il déclarait en public que l’expression « comme un incirconcis au sommet de la tour » avait été utilisée par lui uniquement à titre d’illustration et sans la moindre malveillance. Toutefois si Tiomkine le prit comme une allusion susceptible de l’humilier, le rabbi regrettait sincèrement cet incident qui avait revêtu une forme aussi grave qu’inattendue.

138La preuve était ainsi faite, une fois de plus, que le Rabbi de Lubavitch en tant qu’homme public remarquable, savait distinguer les affaires personnelles du terrain idéologique. Cela démontrait aussi sa grandeur puisque, quand il s’agissait de donner à un homme outragé une satisfaction morale, il consentait à toutes les démarches diplomatiques afin de liquider ce pénible incident.

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