Notes
- (1)En partie, nous avons déjà traité ce sujet dans les colonnes du « Monde Juif » (v. G. Wellers — « La résistance collective dans les camps et les ghettos ». — « Le Monde Juif », avril 1949, n° 18, pp. 14 à 17).
1IL est certain que les révoltes collectives dans les camps de concentration nazis étaient relativement rares. Et cependant, la population totale de l’ensemble des camps de concentration allemands, pendant les douze années de leur existence, se chiffre par quelque 10 millions d’individus, sinon davantage (dont près de la moitié de Juifs), provenant de tous les pays d’Europe, appartenant à tous les milieux, à tous les âges, à tous les types de caractères humains. Parmi eux se trouvait une proportion considérable d’hommes et de femmes de différents pays qui, dans la résistance ont donné des preuves éclatantes de courage, de fermeté et d’irréductible hostilité à l’égard des nazis.
2Pour bien situer le problèmes des révoltes collectives juives, il est nécessaire de souligner avec force ses deux aspects caractéristiques :
Premièrement, la rareté des révoltes collectives était absolument générale, de sorte que le problème n’a strictement rien de spécifiquement juif.
4En effet, qu’on étudie l’histoire des camps exclusivement juifs, ou celle des camps où l’élément juif était négligeable, partout la révolte collective reste presque inconnue. Les Allemands torturaient et exterminaient avec la même facilité apparente des millions de Juifs de toutes nationalités, de très nombreux résistants de tous les pays, des dizaines de milliers de Polonais combatifs, des centaines de milliers de prisonniers de guerre russes, jeunes et valides, de parachutistes anglais, américains, français, ou bien 2.000 policiers danois ou 350 étudiants norvégiens… En utilisant le cynique langage employé récemment, on peut dire que si les Juifs se « laissaient égorger comme des moutons ». Ils n’étaient pas plus « moutons » que tous les autres hommes assassinés…
5D’ailleurs, pour autant qu’on le sache, les révoltes collectives étaient également exceptionnelles parmi les millions de détenus des camps staliniens.
6Ainsi, il n’est pas possible de parler de la rareté des révoltes collectives dans les camps et les ghettos juifs, sans avoir toujours présent à l’esprit le fait, que les choses se sont passées de la même façon dans tous les camps de l’univers concentrationnaire.
7Pour envisager les événements autrement, il faut se livrer à une acrobatie intellectuelle malsaine ou à un aveuglement doctrinal détestable qui déforment complètement la réalité et qui, heureusement, ne sont pas à la portée de tout le monde.
8A plus forte raison est-il tout à fait absurde de donner une motivation ou une explication spécifiquement juives à un phénomène aussi général et aussi solidement établi dans son universalité que la rareté des révoltes collectives dans les camps.
9Le récent livre de M. J.-F. Steiner sur Treblinka donne un admirable échantillon de cette espèce d’acrobatie intellectuelle et d’aveuglement doctrinal. Le succès bruyant de ce livre est un symptôme inquiétant de l’ébranlement de l’esprit de nos contemporains, devenus réceptifs, peut-être sous l’effet récent du nazisme le plus venimeux, à tout ce qui fait des Juifs « des gens à part », même dans leur comportement simplement humain.
10S’il y a quelque chose de véritablement particulier dans la tragédie concentrationnaire des Juifs, ce n’est pas leur comportement, mais c’est le fait que leur calvaire était encore plus effroyable que celui des non-Juifs et que pour eux (et pour les Gitans), ce calvaire était aussi bien celui des adultes valides, que celui des enfants et des nourrissons, des femmes enceintes et des vieillards séniles, des infirmes et des fous…
11Devant le fait, vérifié sur une échelle colossale et internationale, même une personne qui ignore la réalité des camps est forcée de comprendre que les causes de la rareté des révoltes collectives résident dans le perfectionnement du système concentrationnaire, dont le but était, précisément, de rendre l’homme impuissant avant de le tuer. Quand il s’agit de millions d’êtres humains, en majorité actifs et ardents, il est infantile de penser que leur « passivité » devant le danger permanent de mort peut s’expliquer par leur lâcheté ou par leur perverse soumission au bourreau.
12Deuxièmement, en réalité, malgré la machine concentrationnaire nazie minutieusement, « scientifiquement » réglée pour empêcher toute possibilité de révoltes collectives, ces révoltes ont existé. Et puisqu’on a prétendu que dans les camps spécifiquements juifs, il n’y a pas eu de révoltes collectives à l’exception de celle de Treblinka, il n’est pas inutile de rappeler qu’on connaît actuellement des révoltes collectives dans huit camps juifs (à Kruszyna en décembre 1942, à Koldiczewo le 25 mars 1943, à Treblinka le 2 août 1943, à Sobibor le 14 octobre 1943, à Poniatowo le 5 novembre 1943, à Chelmno le 18 janvier 1944. à Ponar le 15 avril 1944, à Auschwitz le 7 octobre 1944), des évasions collectives dans les camps juifs en Estonie et des soulèvements dans de nombreux ghettos (Varsovie, Cracovie, Bialystock, Czestochowa, Sosnowiec-Bendzin, Tarnow, Lodz, etc.).
13Et combien d’autres actes de bravoure et de courage des Juifs (et de non-Juifs) enfermés dans les camps d’extermination demeureront inconnus pour toujours, faute de survivants…
14CELA étant dit, examinons le problème de plus près et essayons de dégager brièvement les facteurs les plus importants grâce auxquels les Allemands ont su presque entièrement éviter les révoltes collectives dans les camps.
15Parmi ces facteurs, l’un des plus importants était certainement la mystification, dans laquelle les Allemands se sont montrés virtuoses.
16Un grand nombre de victimes ont suivi leur destin jusqu’au bout sans se douter de l’affreux dénouement. Telle était la situation des victimes des chambres à gaz camouflées en salles de bains, ou des camions à gaz camouflés en véhicules de transport ou en roulottes inoffensives. Des centaines de milliers, sinon des millions de victimes, se dirigeaient docilement vers les « salles de bains » ou montaient dans des « camions » sans aucune appréhension. Quand la vérité se montrait à leur épouvante, il était trop tard : il n’y avait plus moyen ni d’échapper au gaz, ni d’atteindre les bourreaux.
17A la même catégorie de victimes de la perfidie allemande appartiennent tous ceux qui se sont laissées enfermer dans un ghetto, ou qui se sont laissés transporter sans se révolter. C’est que, chaque fois, les Allemands laissaient entendre à leurs victimes qu’une fois enfermés dans un ghetto ou transportées dans un « camp de travail » on les y laisserait tranquilles. La monstruosité de la réalité concentrationnaire contribua puissamment à la rendre invraisemblable et favorisa ainsi le but recherché par les Allemands.
18Le camouflage minutieux et la monstruosité des crimes allemands ne sont-ils pas aujourd’hui encore une des causes principales de l’incrédulité du public malgré tout ce que l’on sait de l’horrible vérité ?
19Le deuxième moyen dont se sont servis systématiquement et largement les créateurs des camps, était l’odieuse « responsabilité collective » dont l’étendue était imprévisible. Pour la « faute » réelle ou imaginaire d’un détenu, pouvaient être punis (y compris par la mort), ses voisins ou ses co-équipiers, ou ses co-habitants, ses compatriotes, ses coreligionnaires… Qu’on veuille bien réfléchir à ce que représentait la responsabilité collective aveugle, comme obstacle à toute espèce de révolte organisée, car il n’y a pas de meilleurs moyens de cultiver la délation, la suspicion mutuelle, voire la haine entre les détenus, que l’application de la responsabilité collective. Et là où il n’y a pas de confiance, il ne peut exister de complot. En outre, quand on sait que le moindre geste coûtera des tortures et une mort horrible à d’autres, on hésite à l’accomplir et on suit son destin silencieusement, les dents serrées.
20Le troisième facteur important était la surveillance extrêmement étroite. Cette surveillance ne se relâchait ni de jour, ni de nuit, ni au travail, ni au block d’habitation, ni dans les lieux d’aisance, ni à l’hôpital. Les détenus vivaient jour et nuit en commun dans une promiscuité inimaginable et voulue : ils mangeaient en commun, dormaient en commun, se lavaient en commun, faisaiet leurs besoins naturels en commun, mouraient en commun. Aucun secret, aucun complot ne pouvait être élaboré au milieu de la foule, sans risque immédiat d’une indiscrétion, sinon d’une dénonciation.
21Le quatrième facteur de poids, était l’extrême fluidité des effectifs. En effet, la mortalité dans les camps était très élevée et les vides quotidiens étaient comblés par les arrivées très fréquentes. En plus, souvent, une partie de l’effectif était transportée par surprise dans un autre camp. De cette façon, la plus grande masse des détenus se trouvait dans un état de perpétuel brassage et les liens humains se nouaient et se dénouaient à une cadence rapide, imprévisible et très préjudiciable à toute entreprise nécessitant une action concertée et durable.
22Enfin, le cinquième facteur très important était la déshumanisation systématique, brutale et complète des détenus.
23REDUITE à une famine irrémédiable, exposée sans protection au froid et aux intempéries, livrée aux pires humiliations et sévices ne respectant rien, ni personne, plongée dans la crasse, exploitée férocement, la masse des détenus était une foule d’individus émaciés, fiévreux et irritables, grelottant de froid, couverts de plaies béantes et de boutons purulents, souffrant de dysenterie, de manque de sommeil, écrasés sous une immense fatigue permanente, souvent désespérés de l’homme et de l’humanité.
24Ce n’est certainement pas parmi des hommes amenés dans un pareil état physique et moral que prennent souvent corps les formations de combattants et éclatent souvent des révoltes contre une force de répression hors de toute atteinte.
25Voilà pourquoi les révoltes collectives étaient exceptionnelles. Le système concentrationnaire était conçu, et bien conçu, pour qu’il en soit ainsi.
26Que ceux qui n’ont heureusement pas connu les camps et les ghettos et qui ne se sont pas donné la peine de réfléchir assez sur ce qu’ils peuvent en savoir aujourd’hui ne s’étonnent donc pas de la rareté des révoltes collectives. Qu’ils s’étonnent plutôt qu’il y en ait eu tout de même !
27Que ces quelques lignes contribuent à mettre mieux en lumière l’héroïsme extraordinaire, l’habileté suprême, la détermination farouche de ceux, Juifs ou non-Juifs, qui ont surmonté l’immense poids de la machine d’oppression allemande en se révoltant fièrement et désespérément !
28EXAMINONS maintenant le problème de la « coopération » des victimes avec les bourreaux.
29Cette « coopération » a existé dans tous les camps, juifs ou non-juifs, et il est tout à fait erroné de dire et de penser qu’il s’agissait d’un phénomène propre aux Juifs. On peut même dire que par la force des choses, sans aucun mérite de leur part, les Juifs ont « coopéré » moins que les non-Juifs, pour la simple raison que dans leur haine et leur mépris des Juifs, en règle générale, les S.S. ne les toléraient que dans des postes moyens et subalternes de l’administration des camps.
30Quoi qu’il en soit, il est vrai qu’un nombre relativement restreint de S.S. « faisaient marcher » les énormes camps grâce aux détenus qui participaient à l’administration. Les récits de tous les rescapés en parlent abondamment.
31Pour quels motifs les détenus exerçaient-ils les différentes fonctions de direction ? Il y a lieu de distinguer quatre catégories bien définies d’« administrateurs ».
32La première est celle des criminels de droit commun. A l’origine de tous les camps, les cadres dirigeants étaient formés par des criminels de droit commun, intentionnellement retirés par la Gestapo des prisons et des bagnes allemands. Le premier convoi qui a été amené à Auschwitz le 20 mai 1940 était constitué par 30 grands criminels allemands installés là pour recevoir les futurs convois de Juifs et de « politiques » non-Juifs et les prendre en main. Les assassins, les bandits, les escrocs, les voleurs étaient les grands personnages des camps (Proeminente) ; ils commandaient, ordonnaient, punissaient sans contrôle et justifiaient les énormes avantages matériels qui leur étaient accordés, par un zèle à toute épreuve dans l’exécution des consignes S.S. C’était le règne absolu d’une affreuse pègre, cynique, inaccessible à la raison et à la pitié et qui ne se sentait pas du tout solidaire de la masse de détenus. Exactement, comme les tristement célèbres « ourkis » des camps staliniens. Au contraire, cette pègre avait la conscience d’être là pour régner, pour assouvir ses pires instincts, pour vivre enfin la « grande vie » de « maîtres » au pouvoir absolu grisant et pour accéder à l’« opulence » matérielle jamais goûtée dans le passé. A de rares exceptions près, ils ont été redoutés et haïs par l’ensemble des détenus au même titre que les S.S.
33Ces « grands chefs » avaient besoin d’un personnel subalterne d’exécution des basses œuvres, dont les camps étaient le théâtre permanent. Pour occuper ces postes apparaît la deuxième catégorie des cadres, celle des lâches, des cyniques, des prêts à tout pour sauver leur peau. Car, bien entendu, parmi les quelque 4.500.000 Juifs qui sont passés par les camps d’extermination (dont 97 pour 100 y ont laissé leur vie), il y avait assez de ce genre d’individus pour occuper les postes permanents. C’étaient souvent des adolescents complétement démoralisés et terrorisés par l’affreuse atmosphère ambiante saturée d’extrême brutalité et de sauvagerie, de meurtre et de torture, de faim, de froid, de crasse, de folie.
34Il est parfaitement faux et superflu de recourir à quelque ténébreuse « idéologie » pour expliquer les mobiles et l’état d’esprit des individus appartenant aux deux catégories précitées, car on ne peut pas appeler « idéologie » la zoologique détermination de sauver sa vie, même au détriment de celle des autres.
35Qu’il nous soit permis de souligner à ce propos, que ce qu’il y a de profondément choquant et de tout à fait abusif dans le récit très romancé de J.-F. Steiner sur Treblinka, c’est que ces catégories de « collaborateurs » sont décrites par l’auteur comme typiques pour les camps juifs et que leur désir effréné de sauver leur peau à n’importe quel prix, y compris la complicité dans l’assassinat de leurs père, mère et enfants, est présenté comme découlant de l’enseignement du judaïsme et se justifiant ainsi.
36En réalité, les abjects individus collaborant avec la S.S. par égoïsme sans bornes et dont parle si souvent J.-F. Steiner, étaient une exception parmi les Juifs, mais ils n’étaient pas non plus inconnus parmi les non-Juifs. Ceci rend tout à fait douteux, même aux yeux des moins avertis, le soi-disant enseignement du judaïsme concernant le droit et même le devoir de sauver sa propre vie en marchant sur des cadavres…
37La troisième catégorie est celle des individus abusés. L’exemple le plus frappant de cette catégorie est celui des membres des « Sonderkommando » qui desservaient les chambres à gaz et les fours crématoires les entretenant en état permanent de « marche », qui évacuaient les cadavres et les transportaient vers les fours crématoires après leur avoir arraché les dents en or, visité leurs orifices naturels pour rechercher les éventuelles pierres précieuses, puis ramassaient les cendres humaines… Ils ont toujours été recrutés par ruse : soit, sous prétexte de besoin des « spécialistes » (par ex. serruriers, cuisiniers ou électriciens) les S.S. formaient un commando, puis le menaient à son lieu de travail qui se révélait être les chambres à gaz ; soit, à l’arrivée d’un train de déportés, les S.S. choisissaient un certain nombre d’hommes qui ne soupçonnaient même pas l’existence des chambres à gaz et formaient ainsi le « Sonderkommando ». Les désignés n’avaient plus que le choix d’exécuter ce qu’on exigeait d’eux ou de mourir (à Auschwitz des cas de refus collectif sont connus, avec une issue toujours fatale pour les réfractaires). L’auteur de ces lignes, qui a connu l’enfer d’Auschwitz, dit en toute sincérité, que ces malheureux ne méritent que de la pitié…
38La quatrième catégorie est celle des détenus qui recherchaient les postes dans l’administration avec l’espoir d’améliorer la condition de l’ensemble des détenus. En effet, débarrasser les camps du règne absolu de la pègre des criminels et de leurs sbires terrorisés, était une tâche urgente et vitale. Cette tâche était entreprise dans tous les camps avec des succès divers. Par exemple, à Buchenwald, après une longue et sanglante lutte les « politiques » (« triangles rouges ») sont arrivés à dominer, sinon à éliminer la vieille et odieuse administration des « droits communs (« triangles verts »). Dans d’autres camps, tel par exemple Dachau, les « verts » sont restés jusqu’au bout puissants et prédominants. Quant aux camps juifs, il était à peu près impossible pour un Juif, d’accéder aux principaux postes de responsables : « chef de camp », « chef de block », « kapo », mais les Juifs étaient acceptés à des postes moyens et subalternes : emplois de bureau, ouvriers de différents ateliers, médecins de Revier, secrétaires, hommes de peine des blocks, etc. Les titulaires de ces postes pouvaient parfois modérer la violence des supérieurs. D’autre part, leur condition leur permettait de se procurer un litre de soupe supplémentaire, un morceau de pain ou une veste en surnombre et de partager ces misérables et néanmoins inestimables richesses avec quelques camarades voués à la mort par faim, par froid, par épuisement.
39Ont-ils réussi dans leurs intentions ?
40Dans une certaine mesure, sûrement, car s’il existait dans les camps juifs (et aussi dans d’autres), un courant de solidarité et d’humanité, de soutien moral, d’aide matérielle, c’est précidément à cette catégorie de cadre qu’on le doit. C’est également de cette catégorie de cadres que sont sortis les organisateurs et les réalisateurs des révoltes collectives, y compris de celle de Treblinka.
41Cela n’est pas dû à un hasard.
42En effet, les cadres moyens et subalternes des camps représentaient la fraction relativement stable de la population, car la mortalité parmi eux était moindre que parmi la masse de détenus et les puissants cadres supérieurs tenaient souvent à protéger leur personnel en cas de transport dans un autre camp. Pour cette raison, ils se connaissaient entre eux, avaient la possibilité de se juger les uns les autres et de reconnaître ceux en qui on pouvait avoir confiance ou, au contraire, ceux dont il fallait se méfier. Relativement mieux nourris, moins exposés aux rigueurs du climat, ils se trouvaient, en général, dans une meilleure condition physique. Enfin, côtoyant les cadres supérieurs et parfois les S.S., ils étaient beaucoup mieux avertis des réalités que la masse de détenus et pour cette raison, beaucoup moins accessibles à la mystification allemande et beaucoup mieux placés pour éviter ou atténuer les ravages de la responsabilité collective. Il est, donc, tout naturel que ce soit parmi eux que l’idée d’un complot ait eu des chances de prendre corps et d’être mené à bien.
43L’HISTOIRE du soulèvement du camp de Sobibor est une excellente illustration du rôle joué par les cadres dans l’organisation et la réalisation d’une révolte collective au bénéfice de la totalité des détenus.
44Voici, en bref, l’histoire de ce soulèvement qui a éclaté le 14 octobre 1943.
45Le rapport du Chef de la Police de Sécurité de la région de Lublin, daté du 15 octobre 1943 donne la version allemande de cet événement :
« Le 14-10-43, vers 17 h, au camp S.S. de Sobibor, situé à 40 km au Nord de Chelm, s’est produit un soulèvement des détenus. Ceux-ci sont venus à bout de la résistance de la garde, se sont emparés du dépôt d’armes et, après un échange de coups de feu avec la garde, se sont enfuis dans une direction inconnue. 9 S.S. ont été tués, 1 S.S. est porté disparu, 1 S.S. a été blessé, 2 membres de la garde étrangère ont été abattus. Près de 300 personnes se sont évadées. Les autres ont été fusillées ou se trouvent dans le camp. Vers 1 heures du matin les détachements de la Police et de la Wehrmacht, après accord, ont pris en charge la garde du camp. La région au sud et au sudouest de Sobibor est en cours de ratissage par la Police et par l’armée »
47Il semble bien que les pertes de la S.S. qui figurent dans ce rapport soient considérablement minimisées. En effet, d’après d’autres sources, ces pertes auraient été de 38 tués et blessés. D’autre part, il semble également, que le nombre de détenus qui ont pu s’évader se soit élevé à plus de 400 personnes.
48A la suite de cette révolte, le camp de Sobibor a été fermé, la totalité de ses installations a été détruite et, par souci d’effacer les traces de l’anéantissement, en 18 mois, de 300.000 Juifs, son sol a été labouré.
49Cette révolte a été l’œuvre d’un groupe de détenus affectés aux travaux dans différents ateliers du camp et secondés par deux Kapos, celui du commando des forgerons et celui du « Commando de la gare ».
50Elle a été précédée de plusieurs tentatives infructueuses : le « Sonderkommando », desservant les chambres à gaz, a construit un tunnel d’évasion qui, malheureusement, aboutissait dans un champ de mines : un autre tunnel d’évasion a été creusé à partir de l’atelier de menuiserie, mais il a été noyé par les eaux souterraines. C’est après ce dernier échec, que l’idée est venue de s’attaquer aux officiers de la garde S.S. en les attirant séparément dans des guet-apens, puis à la garde, privée de son commandement. En effet, les officiers se faisaient servir par les différents ateliers du camp employant les détenus : les tailleurs, les cordonniers, les menuisiers recevaient les commandes personnelles des S.S. L’idée des chefs de la révolte était la suivante : placer dans ces ateliers leurs hommes armés de couteaux et de haches clandestinement fabriquées à l’atelier des forgerons acquis au complot, puis faire le nécessaire pour que plusieurs officiers S.S. viennent séparément le même jour, à la même heure dans différents ateliers pour prendre les « commandes ». C’est à ce moment qu’ils devaient être tués successivement.
51Le 14 octobre ce plan a pu être réalisé.
52Ce jour-là, vers 16 heures, le Commandant du camp le S.S.-Hauptsturm-führer Neumann était venu à l’atelier des tailleurs pour essayer un nouvel uniforme et il a été abattu à la hache. Un quart d’heure plus tard le S.S.-Sturmführer Greischutz, Commandant de la Garde est venu à son tour et pour le même motif et lui aussi a été tué, tandis que les S.S.-Scharführer Kurt et Siegfrid Wolf ont été tués au dépôt des vêtements et le S.S.-Sturmführer Gettinger à l’atelier de cordonnerie. Puis, la masse des détenus enfin alertés et conduits par les conspirateurs munis des armes des officiers abattus, s’est ruée par surprise sur la garde restee sans commandement, s’est emparée du magasin d’armes et est venue à bout de sa résistance. En même temps un groupe de détenus sous la direction d’un ingénieur français, a coupé la liaison téléphonique avec la compagnie de garde cantonnée en dehors du camp.
53Et c’est ainsi, que vers 17 heures, près de 400 personnes ont pu s’enfuir.
54Pendant les jours suivants la plupart des évadés ont été repris et abattus par les poursuivants allemands, d’autres ont disparu dans des circonstances inconnues. Actuellement, les détails de cette héroïque révolte sont connus grâce aux survivants, dont le nombre ne dépasse pas dix.
55Mais, tout cela n’empêche pas de se demander si les cadres moyens et subalternes n’ont pas facilité la tâche des S.S. et de leurs suppôts pour faire fonctionner les camps, dont le but était l’exploitation et l’extermination des détenus ?
56Il est impossible de répondre par un oui ou par un non à cette question.
57Il est évident, que la S.S. réduite, dans tous les camps, à ses propres forces aurait été, probablement, rapidement débordée et sûrement très embarassée par les importants effectifs que la tâche aurait exigée d’elle. Mais en fait, elle n’a jamais été réduite à cette éventualité, car dès le début, elle a eu recours aux grands criminels de droit commun transférés des bagnes et des prisons dans des camps de concentration en voie de fondation. Or, pour cette catégorie de concentrationnaires aucun problème de morale ou d’idéologie ne se posait. Au contraire, les assassins et les bandits considéraient leur affectation aux postes de dirigeants des camps de concentration comme une promotion inespérée et ils haïssaient les autres détenus aussi farouchement que le faisaient les S.S.
58De même, comme il a été souligné plus haut, aucun problème moral ne se posait pour les lâches et les cyniques qui, sous l’effet de la terreur, étaient prêts à tout pour sauver leur peau.
59La S.S. était, donc, dès le départ et jusqu’à la fin, assurée de trouver assez de « collaborateurs » à toute épreuve parmi ces deux catégories de détenus et elle n’a jamais couru le risque d’être débordée ou d’être obligée d’employer des effectifs extrêmement importants.
60LE véritable problème est de savoir si, en refusant toute participation au fonctionnement des camps et en abandonnant ces derniers entièrement aux criminels et aux terrorisés, la masse des détenus aurait gagné ou perdu dans son effroyable épreuve.
61Le problème ainsi posé apparaît psychologiquement absurde. En effet, il est psychologiquement impossible aux personnes fermes, courageuses et révoltées par l’abomination concentrationnaire de laisser ces abominations s’accomplir quotidiennement, sans chercher et espérer de les atténuer, sinon de les abolir. C’est une abdication d’autant plus inacceptable, que plus fort est le désir d’apporter le remède à une situation catastrophique et plus grande est la confiance dans ses propres forces morales et physiques pour le tenter. Il s’agit d’une espèce de réflexe qu’il est impossible de s’interdire pendant longtemps, si l’on a un minimum de cran et de fermeté de caractère. Or, des individus de ce calibre, heureusement, ne manquaient pas dans les camps.
62D’autre part, les premières périodes de tous les camps, avant que les détenus honnêtes et courageux ne prennent part à l’administration, étaient partout les époques les plus terribles. Qu’il nous soit permis de souligner que le premier convoi juif de 1.100 hommes de France le 27 mars 1942 pour Auschwitz (donc, avant l’emploi systématique des chambres à gaz !) a été décimé en 3 semaines, à l’exception d’une dizaine de personnes. Plus tard, la survie moyenne dans ce même camp était tout de même bien plus longue.
63Il en était ainsi dans tous les camps. Cela semble prouver que la participation des meilleurs détenus au fonctionnement des camps était bénéfique pour la masse des prisonniers et jouait un rôle de frein vis-à-vis des S.S. et de leurs dévoués serviteurs.
64Ils n’ont pas à rougir de ce qu’ils ont fait. Comme n’ont pas à rougir à cause d’eux, ceux qui n’ont jamais connu l’univers concentrationnaire nazi.
65Cela est vrai aussi bien pour les Juifs, que pour les non-Juifs, car le problème de la « coopération » était le même dans tous les camps.
66On dit que les rescapés des camps nazis sont souvent réticents quand il s’agit d’évoquer leur effroyable expérience devant ceux qui n’ont pas connu l’univers concentrationnaire.
67Cela est-il vrai ?
68A cause de sa qualité de rescapé, l’auteur de ces lignes est mal placé pour le savoir, mais il semble bien que la très riche littérature parue dans tous les pays du monde et due à la plume des rescapés des camps, leurs nombreux témoignages publiques lors de différents procès, cadrent mal avec cette affirmation.
69Cependant, si cela est vrai, la raison de ces réticences n’est pas le désir de « cacher » une réalité inavouable, comme cela a été insinué, mais un double réflexe : d’une part, il s’agit d’une expérience très difficilement communicable à un « étranger », sinon incommunicable. Et cela décourage les confidences. Je suis sûr que mes camarades connaissent tous cette impuissance à se faire bien comprendre.
70D’autre part, il s’agit trop souvent de souvenirs extrêmement bouleversants auxquels il est pénible de revenir en pensée. Cela également est un facteur qui ne prédispose pas aux épanchements. Mais, quand il faut préserver des déformations, des altérations ou de l’oubli, la vérité sur la plaie de notre époque que sont les camps de concentration, alors on n’hésite pas à vaincre ses propres réticences, dans l’espoir (souvent déçu) de trouver en face le désir d’apprendre, puis de comprendre, avant de juger, si l’on en a le courage.
71C’est avec cet espoir qu’a été écrit ce qui précède.
Réplique à Mme Hannah Arendt un ouvrage du Dr Jacob Robinson
Nos lecteurs se souviennent que, dès la parution de ce livre en Amérique, il avait donné lieu à une très vive polémique.
Dans notre numéro de mars 1964, nous avions publié une « Réplique à Hannah Arendt », du Dr Jacob Robinson. Par la suite, le Dr Robinson a développé son analyse en un important ouvrage philosophique, juridique et historique, intitulé « And the crooked shall be made straight », paru en anglais aux Etats-Unis.
Nous avons également publié, dans notre numéro d’octobre-décembre 1965, le compte rendu de cet ouvrage, dû à la plume du grand juriste Robert M.W. Kempner.
Nous sommes heureux de pouvoir informer nos lecteurs que le « Centre de Documentation Juive Contemporaine » procède actuellement à la traduction de l’ouvrage du Dr Robinson en français. Cet ouvrage, qui, encore plus qu’une mise au point des inexactitudes et des erreurs contenues dans le livre de Hannah Arendt, contient une analyse historique et juridique très serrée du sort des Juifs en Europe occupée, et des problèmes du châtiment des criminels de guerre en général et de Adolf Eichmann en particulier, paraîtra au début de l’année 1967.
Mise en ligne 12/01/2021
Notes
- (1)En partie, nous avons déjà traité ce sujet dans les colonnes du « Monde Juif » (v. G. Wellers — « La résistance collective dans les camps et les ghettos ». — « Le Monde Juif », avril 1949, n° 18, pp. 14 à 17).