1Alors que je quittais Gorodnie bien malgré moi, la population juive n’était pas seule à s’en émouvoir. Toute la communauté chrétienne de mon district s’en émouvait autant. Les vieux Hassidim disaient à mon sujet : « Ses saints parents se sacrifiaient pour le judaïsme et autres choses semblables, mais vraiment de quoi cela a-t-il l’air de se mettre en danger pour des élections !… » Les jeunes, par contre, s’enorgueillissaient de leur rabbin ; ils étaient fiers de son esprit combatif en faveur de la liberté. Aux anciens, ils criaient : « Vous êtes de vieux réactionnaires, qui ne comprenez pas que notre rabbin s’est sacrifié pour toute la collectivité ! »
2Depuis toujours, nos coreligionnaires aiment avoir parmi eux un martyr, un héros national. Bien qu’il ne se fût pas agi d’une affaire sacrée, et que les élections ne s’accordassent guère à la conception de martyre, ils n’en étaient pas moins aises de tisser autour de leur héros une légende de sacrifice. D’autant que les non-Juifs, les cercles libéraux, les Cadets, et toute la troisième force de la population, tels : les Zemstvos, les instituteurs et institutrices, ainsi que d’autres intellectuels à tendance révolutionnaire, témoignaient d’une grande fidélité à mon égard, et s’agitaient, manifestaient à qui mieux-mieux pour me tirer d’affaire.
3Dans toute la région de Tchernigov, la Zemstvo ainsi que les municipalités étaient connues pour leur esprit libéral. Elles étaient à la pointe du mouvement révolutionnaire. J’aurai — au cours de mes prochains chapitres — à revenir sur le rôle considérable qui fut dévolu à la Zemtsvo de Tchernigov.
4Le souvenir d’un membre de la cette Zemstvo s’est particulièrement incrusté dans ma mémoire. Il s’agit de Gorkine, le chef de sa section statistique. Figure typique de l’intelligentsia russe, on le reconnaissait de loin à son crâne au sommet dénudé, couronné de longs cheveux qui lui tombaient dans le dos, et à sa jaquette qui luisait tant elle était usée, et qui, sous les aisselles, avait pris une couleur verte. Toujours il paraissait rêveur, et à propos de tout il accusait l’absolutisme du régime. Il se plaignait de ne pouvoir établir le nombre exact des vaches que possédaient les paysans et, en général, de n’avoir pas la possibilité de produire des chiffres précis — tout cela à cause du régime abolutiste. (Quel rapport entre le nombre des vaches et le régime en vigueur ? C’était là le secret personnel de Gorkine…)
5Les instituteurs et institutrices, les idéalistes fervents qui figuraient constamment sur la liste des candidats à la déportation ou à l’emprisonnement, ne cessaient de gémir que l’air du régime était irrespirable. Aussi, la nouvelle de mon exil, provoqua-t-elle dans la petite ville provinciale une effervescence plus forte encore que cela n’aurait été le cas dans une cité importante. On ne parlait de rien d’autre que de l’injustice inouïe commise par le Commissaire de Police (Ispravnik) qui s’était si brutalement mêlé des élections en faisant arrêter un innocent, lequel était, de surcroît, un homme public œuvrant pour la campagne électorale et ne poursuivant qu’un seul but : le combat pour la liberté. On m’avait en effet décerné le titre de : « Combattant pour la liberté. »
6Aux yeux des Juifs, les agissements du Commissaire de Police n’apparaissaient point comme le summum de la méchanceté, car nous étions accoutumés à des iniquités autrement graves, tels les pogroms et expulsions, sans parler des chicanes quotidiennes. Il est même apparu à nos Juifs quelque peu étrange qu’on fît tant de bruit dans tous les milieux à cause d’une simple arrestation. Le Juif moyen qui, sa vie durant, ne subissait que pogroms et autres atrocités perpetrés par des mains non-juives, n’arrivait pas à comprendre qu’une seule arrestation fût mise au-dessus de toutes les monstruosités dont il était la victime en permanence. Cependant l’action commune de protestation comblait les masses juives, qui se réjouissaient fort de cette manifestation de solidarité judéo-chrétienne tendant à la libération de leur rabbin.
7Les non-Juifs proclamaient inlassablement que le Commissaire de Police était capable de tout. Nous autres, n’en doutions pas, nous souvenant de nos propres démêlés avec ce personnage. De tous côtés on intervenait auprès du Gouverneur ; la Zemstvo, Svietchine, et d’autres s’y mirent. Toutes les interventions ne visaient qu’un seul but : liquider l’incident à l’amiable.
8Parmi les Juifs du district, nombreux étaient ceux qui vivaient en bonne intelligence avec leurs seigneurs et maîtres, grâce à leurs relations professionnelles (ils étaient affermataires, clients, etc.) Ils se joignirent donc, eux aussi, à l’action commune, intervenant de leur côté auprès de leurs puissants partenaires pour me faire libérer.
9On ne pouvait qu’admirer combien rapidement ce front de solidarité s’était constitué entre les populations juive et non-juive. Simon, l’abatteur rituel, pour sa part, ne restait pas inactif. Il argumentait : « Faites ce que vous jugez utile. Quant à moi, je sais ce que j’ai à faire… J’ai déjà écrit à mon rabbi et mes hommes n’ont pas attendu longtemps pour réciter les psaumes appropriés. Je suis confiant. D’une façon ou d’une autre — avec l’aide de Dieu, nous l’en tirerons… »
10Au milieu de toute cette foule bruyante, criant et intervenant à tout propos, il faut tout particulièrement souligner l’attitude exemplaire de ma femme, qui mérite d’être citée en exemple pour son calme tranquille et pondéré.
11Son comportement au cours de la durée de mon arrestation et de ma déportation avait été exraordinairement digne. Elle entreprenait de temps en temps des démarches auprès de qui de droit, et même auprès du Gouverneur en personne, ainsi qu’auprès du Juge d’Instruction. Partout, elle répondait de la façon la plus logique aux questions posées, et réussissait à réfuter toutes sortes d’accusations qu’on tentait d’accumuler contre moi.
12Son argumentation sans réplique, la justesse de son raisonnement mettaient dans l’embarras la plupart de mes accusateurs.
13En général, sa dignité et sérénité de véritable épouse et mère juive en imposaient et influençaient les adversaires, contribuant largement à l’issue favorable de ma cause : ma libération.
14Lorsque je reçus la nouvelle que mon exil était terminé et que je pouvais rentrer chez moi, il me fut stipulé que je ne devais pas signaler à mes amis le jour de mon retour. 11 va sans dire que ma libération aurait été utilisée par les éléments libéraux et révolutionnaires pour une sorte de démonstration. La petite cité s’apprêtait en effet à me recevoir solennellement, et la police en avait eu vent. D’où la condition posée par celle-ci, à savoir : mon retour devait passer inaperçu… N’ayant pas le choix je fus bien obligé de l’accepter, sans quoi, les suites de mon retour auraient naturellement été toutes différentes…
15Revenu à Gorodnie, j’y trouvai — outre ma femme — deux personnes qui m’attendaient : Simon, l’abatteur rituel, et Gorkine.
16Le premier pleurait de joie, positivement : « Nous sommes très contents que tu sois libéré, me dit-il, mais nous n’allons pas célébrer cela comme nous fêtons la libération de ton glorieux aïeul quand il est sorti de la forteresse Pierre et Paul… Cependant, je te souhaite de tout cœur d’acquérir le mérite de te dévouer pour les Juifs. Que le Très-Haut te donne la force et le désir de te sacrifier pour le Judaïsme et pour son Saint Nom ! »
17Quant à Gorkine — le révolutionnaire et libre penseur — il m’accueillit par un large salut et dit : « J’espère qu’avec une force comme celle que tu représentes, il nous sera donné de voir de nos propres yeux la fin de l’absolutisme… »
18Quelques jours après, le Commissaire de Police m’informait qu’on me convoquait chez le Gouverneur. A Tchernigov, à l’époque, le Gouverneur se nommait Rodianov. C’était un cosaque, et il comptait parmi les plus durs d’entre les vieux fonctionnaires rétrogradés, qui alliaient l’exercice de leurs fonctions aux règles traditionnelles de l’antisémitisme. Il appartenait toutefois au genre antisémite ancien, qui ne s’était pas encore ravalé à la bassesse d’un Stolypine…
19Dès mon entrée, il me fit grise mine et me tint le langage suivant : « Vous êtes rabbin fonctionnaire d’Etat, vous ne devez donc pas travailler contre l’Etat en n’exerçant vos fonctions que pour servir les intérêts des révolutionnaires. Vous devez aussi avoir en vue les intérêts de notre Gouvernement. »
20Je lui répondis calmement :
« Tout d’abord, je ne suis rabbin d’Etat, mais seulement rabbin administratif. Tout au plus, mon élection actuelle est-elle confirmée par le Gouvernement comme est confirmée l’élection d’un maire, de la Zemstvo, etc. Ensuite, je ne suis pas allé travailler parmi les paysans, pas plus que je ne faisais de propagande spéciale contre le Gouvernement. Comme il sied à un homme public, je travaillais en accord avec ceux qui sont pour les droits des Juifs et pour libérer mes coreligionnaires de toutes sortes d’entraves. Peut-on appeler cela : travailler contre les intérêts de l’Etat ? Et n’avais-je pas le droit d’agir ainsi ? »
22Dans la suite de ma conversation, je lui démontrai que les fréquents pogroms anti-juifs, les expulsions et les mesures antisémitiques, faisaient que les Juifs étaient tenus de se solidariser avec les éléments qui s’efforçaient d’améliorer leur situation légale et qui étaient pour l’abolition des mesures discriminatoires contre nous. — « C’est le Gouvernement lui-même, lui dis-je, qui a créé ce paradoxe que même les cercles de la bourgeoisie juive la plus riche qui — selon leur caractère et leur standing — devraient appartenir aux milieux conservateurs, sont forcés de marcher avec les révolutionnaires, les socialistes, les libéraux et les libre-penseurs, ne fût-ce que parce qu’ils trouvent chez eux aide et protection — ce qu’ils chercheraient en vain parmi les éléments réactionnaires ! » Et je poursuivis :
« On ne peut tout de même pas exiger des Juifs riches qu’ils votent pour ceux qui organisent contre eux des pogroms et qui menacent leur existence. »
« Si vous désirez, dis-je, en terminant, que chez nous, Juifs, il y ait une différenciation de classe, comme au sein du peuple russe, c’est-à-dire qu’il se trouve parmi nous et des réactionnaires, et des révolutionnaires, cela ne dépend que du Gouvernement, qui n’aurait qu’à traiter de la même manière tous les citoyens, sans faire de distinction entre Juifs et non-Juifs, sans laisser perpétrer des pogroms, et à abroger toutes les restrictions antisémitiques. Alors, chaque citoyen russe, qu’il soit Juif ou Chrétien, servira également les intérêts de l’Etat qui ne traitera plus les uns comme ses propres enfants et les autres comme des enfants adoptifs. »
24Notre conversation se prolongea pendant plus d’une heure. Vers la fin, le vieux gouverneur, le réactionnaire invétéré, commença à comprendre que les Juifs réagissent à leur manière, et qu’au fond leur comportement constitue une sorte d’auto-défense, qu’ils protègent ainsi leur existence et leurs droits. En conclusion, il m’invita à prendre un verre de thé, après quoi il m’accompagna très aimablement.
25Il ne fallait pas longtemps au Commissaire de Police pour apprendre la tournure qu’avait prise cette visite. Aussitôt son attitude envers moi changea favorablement. Me rencontrant en ville, il me félicita de l’aimable réception que m’avait réservée le Gouverneur, en soulignant qu’il considérait l’incident comme clos. Ce qui ne l’empêcha pas de terminer notre entretien par la traditionnelle mise en garde : « Tout de même, attention, veille à tes os ».
26Rentré dans mon foyer, je repris immédiatement mon travail social, visitant les organisations récemment créées, les développant, les consolidant. Le Talmud-Torah me donna une satisfaction particulière. Les enfants y étudiaient avec application, accomplissant des progrès substantiels.
27Puis, je parcourus les bourgades de mon district, me remis en contact avec la population, leur parlai du sionisme et d’autres mouvements au sein du peuple juif, de la lutte révolutionnaire qui se poursuivait en Russie, et du développement des forces démocratiques russes qui, espérions-nous, allaient un jour prendre le pouvoir et balaieraient les persécutions et les mesures restrictives contre les Juifs.
28Ainsi que je le rappelais dans des chapitres précédents, les masses juives — même les prolétaires les plus éprouvés, les plus épuisés — aimaient beaucoup entendre parler de politique. Quand je leur relatais la situation dans le monde, et nommais les illustres combattants juifs pour la liberté, ceux qui se dévouaient pour la communauté juive, j’arrivais — aidé par l’éternel optimisme juif — à susciter de grandes espérances que, grâce à l’union des forces démocratiques solidaires, nous obtiendrions des résultats extraordinaires.
29Ces espérances apportaient aux cœurs juifs meurtris un encouragement et beaucoup de joie. L’abattement de mes auditeurs faisait place à une joyeuse confiance. Mon lien avec les masses en fut resserré, ce qui me permit de les influencer au moment des élections, afin que les voix juives allassent aux champions de la liberté démocratique. En même temps, était préparé le terrain pour les élections ultérieures.
30Les éléments libéraux et révolutionnaires de Gorodnie comprirent fort bien la portée de cette prise de contact — qui les stimula à s’unir encore plus étroitement aux forces juives, dans l’espoir que notre population se tiendrait désormais a leurs côtés.
31Cette constatation me réjouit infiniment. La situation était maintenant radicalement changée : jusqu’alors, les Juifs apparaissaient toujours comme des demandeurs. Nous devions sans relâche intervenir auprès des non-Juifs pour qu’ils nous aident à éviter les pogroms ; nous devions supplier les seigneurs pour qu’on mît un terme à l’expulsion des Juifs de tel ou tel village, etc. Et nous voilà, tout d’un coup, élevés au niveau d’électeurs, dont les voix devaient être déterminantes pour l’issue du vote. Nous étions subitement devenus utiles et ce sont les non-Juifs qui, cette fois, avaient besoin de notre appui. Outre le prestige que cette nouvelle situation nous conférait aux yeux de nos alliés — les libéraux et les démocrates — cela nous encouragea grandement nous-mêmes et nous grandit à nos propres yeux.
32Je me souviens qu’une fois à Lubitch, alors que je prononçais un discours (il s’agit de cette même bourgade où s’était produit l’incident avec le fiston taré du Comte, incident que j’ai relaté au chapitre II), discours au cours duquel je lâchais de faire comprendre à mes Juifs accablés de misère que de nouveaux vents soufflaient désormais, et que de solliciteurs nous étions devenus auxiliaires, il y eut un tonnerre d’applaudissements (il est juste de souligner que mon auditoire ne se rendait pas compte de ce qui leur arrivait ; ce fut là un geste spontané venant du plus profond de son subconscient), un homme, membre de la compagnie des croque-morts, nommé Feibst, emporté par son enthousiasme, s’écria : « C’est exact. Et nous allons enterrer tous les antisémites et tous les gredins pour les misères qu’ils nous ont faites !… »
33Ces circonstances affermirent le terrain pour mon travail futur, celui qui m’attendait après la dissolution de la Douma par Stolypine — et dont je parlerai au prochain chapitre.
34LA CRAVATE DE STOLYPINE TRAVAILLE A PLEIN RENDEMENT • LA NOUVELLE CONSTITUTION DE STOLYPINE • DES PARTIS S’ALLIENT EN VUE DES ELECTIONS • CANDIDATS JUIFS • LA FAMILLE BROUK • MA MISSION A ST. PETERSBOURG • UN MONDE NOUVEAU DE GRANDS D’ISRAEL • L’ELITE JUIVE A ST. PETERSBOURG • LES GRANDS PRIVILEGIES ET LEUR TRAVAIL COLOSSAL.
35Les tendances réactionnaires ne cessaient de se fortifier. La « cravate de Stolypine » (c’est-à-dire la pendaison) serrait de plus en plus le cou des révolutionnaires et des combattants pour la liberté. Les vieux monarchistes invétérés exerçaient une influence grandissante sur le Tsar. Tout le monde savait que la deuxième Douma ne durerait guère. Il en fut ainsi, en effet. Cette deuxième Douma fut. elle aussi, dissoute par Stolypine, qui élabora une nouvelle Constitution pour limiter les droits des citoyens et pour annoncer de nouvelles élections.
36Les Juifs étaient censés se préparer aux dites élections, mais n’ayant le droit de vote ni dans les municipalités, ni dans les zemstvos, ils n’avaient aucune expérience dans ce domaine. Aussi nos coreligionnaires habitant les petites bourgades demeuraient-ils tout à fait indifférents aux élections qui, même ailleurs, n’éveillèrent pas l’intérêt escompté.
37A cette époque, le mouvement révolutionnaire en Russie se trouvait dans une phase qui ne permettait pas de distinguer les Partis : les éléments libéraux bourgeois travaillaient la main dans la main avec les forces révolutionnaires socialistes. Il n’y avait pas de cloisons étanches entre les Partis. On œuvrait en plein accord, bien que chaque Parti cherchât à présenter ses propres candidats. L’antagonisme partisan ne s’est manifesté que plus tard.
38Les élections russes n’étaient pas directes. Pour élire les députés il fallait d’abord élire un corps d’électeurs dans chaque préfecture — de deux à quatre par district. Ce sont eux qui se réunissaient ensuite dans la Capitale pour élire les députés.
39Je m’étais mis en contact avec les représentants de tous les 16 districts juifs de la région de Tchernigov et, en tant que membre du Comité des Cadets (Parti démocratique constitutionnel) je m’entendis en même temps avec le Comité régional des Cadets pour établir un plan de campagne commun.
40Le Centre des districts dans la région de Tchernigov était Gomel. C’est donc là que fut établi notre quartier général, tout d’abord en raison de l’importance de cette cité, et aussi, pour une bonne part, parce que dans un centre de quelque importance, il était plus facile de s’aquitter du travail clandestin.
41Nos réunions se tenaient dans la maison du Dr Abraham Brouk, frère du député bien connu à la première Douma et leader du mouvement sioniste, le Dr Grégoire Brouk. Leur père, Jacob Brouk, avait passé toute sa vie à Tchernigov. Il appartenait à l’ancienne pléiade des Maskilim. Selon la tradition familiale, il avait été un Hassid de Lubavitch ,mais Maskil en même temps. C’était une des plus belles figures du judaïsme de Tchernigov et il s’occupait activement de la chose publique. Ses enfants avaient fréquenté les hautes écoles : ce qui, à l’époque, démontrait le niveau « aristocratique » de la famille Brouk. Ne tenant pourtant nullement compte du fait que dans le monde, il était connu sous son nom fort considéré de Jacob Brouk, les Hassidim l’appelaient toujours — « Koulié » Brouk (Koulié, en yiddish, signifie béquille). Il était vénéré par tous, tant comme Maskil que comme savant juif et philanthrope.
42Jacob Brouk avait quatre enfants dont les deux fils précités — Grégoire et Abraham — s’étaient particulièrement distingués par leur savoir et leur comportement. L’aîné, Grégoire, celui qui avait été député, exerçait la profession de médecin, qu’il cumulait à Vitebsk avec la fonction de rabbin administratif. Etant célibataire, il distribuait tout son avoir à ses patients indigents, de sorte qu’il demeurait lui-même pauvre comme Job, bien qu’ayant la réputation d’un grand médecin. C’était sans conteste, un pauvre magnifique, tant pour son renom que pour sa générosité.
43Son frère Abraham, médecin lui aussi, était un oculiste célèbre et habitait Gomel où il assumait les fonctions de chef de l’hôpital du prince Paskevitch, établissement comptant parmi les plus importants de toute la région de Kiev. Le matin il travaillait à l’hôpital, l’après-midi, il recevait les malades chez lui. Son propre appartement se trouvait au deuxième étage, mais comme on accourait pour le consulter des quatre coins du pays, la maison était constamment emplie. Il y avait du monde dans le corridor ,sur les marches et jusque dans la rue. De longues files attendaient là, des heures durant, patiemment, pour avoir la chance d’être traités par leur médecin bien-aimé.
44Abraham Brouk n’appartenait pas, lui, au mouvement sioniste. De tout son grand cœur, il militait pour le socialisme. Comme son frère, il se donnait sans mesure à la chose politique et était connu pour les libéralités. Malgré sa nombreuse clientèle, il vivait, lui aussi, dans la gêne, car non seulement il soignait gracieusement les malades pauvres, mais encore il leur fournissait de quoi acheter des lunettes et leurs médicaments. Demeurer dans le besoin en de telles circonstances constitue réellement un honneur.
45Tchernigov aimait le père et ne s’enorgueillissait pas moins de ses fils. Bien entendu, on y faisait tout pour présenter aux élections qui approchaient la candidature d’Abraham Brouk.
46Toutes nos réunions et consultations avaient lieu chez lui. Selon les prévisions, les Juifs pouvaient, en matière électorale, jouer un rôle remarquable dans toutes les régions. La question ne se posait pas pour nous de savoir avec quel Parti il fallait voter, mais bien plutôt de quelle manière recruter le maximum de votants, et aussi d’obtenir que les électeurs chrétiens nous assurassent des voix en faveur de deux candidats juifs, que nous revendiquions.
47Au cours d’une de nos réunions, il fut décidé avec le comité des hommes publics de la capitale, de l’orientation à adopter quant aux élections. Dans cette même réunion, on décida aussi de présenter la candidature d’Abraham Brouk, de Tchernigov. En ma qualité de benjamin (mes collègues me considéraient aussi comme le plus dynamique d’entre eux), et parce que j’étais en étroites relations avec les Cadets, c’est moi qu’on chargea de la mission de me rendre à Saint-Pétersbourg.
48Ce voyage m’intéressait au plus haut degré. Il allait me permettre de contacter un milieu nouveau, et cette perspective me souriait beaucoup.
49Arrivé à Saint-Pétersbourg, je tombai immédiatement dans ce milieu. C’était la crème des Grands d’Israël. A vrai dire, je côtoyais depuis mon enfance des personnages juifs importants, puisque j’ai été élevé dans un milieu de savants qui portaient au loin le rayonnement de la science judaïque. J’ai été constamment plongé dans l’atmosphère des Rabbins que l’on considérait comme des saints et qui avaient bien plus de rapports avec le monde d’en haut qu’avec l’univers terrestre. Cependant combien différent étaient les Grands d’Israël avec lesquels il m’était donné maintenant d’entrer en rapports ! Ces derniers, il est vrai, ne se préoccupaient pas des cohortes célestes, mais c’était des gens de renommée universelle, qui constituaient une élite et qui faisaient honneur au judaïsme mondial.
50C’est là que je vis, pour la première fois, le brillant tribun, le célèbre avocat et militant Grouzenberg ; l’homme d’Etat Vinaver, l’un des plus célèbres plaideurs, le premier député juif, élu à Saint-Pétersbourg, tout en comptant parmi les principaux leaders du parti des Cadets, dont on sait qu’il était, en fait, l’auteur de la première déclaration de la Douma à l’adresse du Tsar. C’est dans ce milieu aussi que je vis le vieil intercesseur, l’excellent Juif qui se dévoua, sa vie durant, pour porter aide à son peuple et surtout pour conquérir ses droits : j’ai nommé Henri Sliosberg (j’y reviendrai dans mes prochains chapitres). Je rencontrai encore cet autre grand Juif Léon Bramson, défenseur du peuple, député à la première Douma, une des plus belles figures du Judaïsme pétersbourgeois. Je passe sur maintes personnalités tout aussi connues, qui représentaient pour moi un nouveau type d’hommes et une toute nouvelle atmosphère.
51Lorsque le Comité fut informé de ma venue, on m’invita à une réunion où j’allai donner un aperçu de la situation des Juifs dans le Gouvernement de Tchernigov en particulier, et dans le pays en général. Je présentai donc un rapport sur notre travail d’organisation et fis connaître les résolutions que nous avions adoptées.
52Maxime Vinaver, qui présidait la séance, me salua, très cordialement, me remercia de mes informations qui étaient pour les présents du plus haut intérêt. Il souligna, à cette occasion, que notre travail ne leur était pas inconnu et qu’ils se réjouissaient que nous nous préparions si bien pour la campagne électorale.
53Je remarquai que, pendant l’entretien, les cadets d’un côté, et les socialistes de l’autre, ne parlaient que de la candidature de leurs Partis respectifs, sans toucher à celle des Juifs. J’attirai aussitôt leur attention sur le fait que, quelle que fût notre confiance dans les Partis amis, nous nous fiions tout de même davantage aux députés juifs, et comme nous donnions nos voix à ces Partis, il était plus que naturel qu’ils dussent nous promettre de présenter aussi des candidats de chez nous.
54« Nous devons, dis-je, habituer nos bons amis et camarades non-Juifs au fait que nous autres Juifs ne pouvons nous contenter de l’appui des Partis, mais que nous devons, nous-mêmes, être représentés à la Douma. Actuellement, nous sommes privés de droits tant en ce qui concerne les Municipalités, que les Zemstvos, à plus forte raison devons-nous avoir au Parlement nos propres représentants. Nul parmi nos meilleurs amis ne peut défendre les intérêts du peuple juif aussi bien que les Juifs eux-mêmes. »
55Mon point de vue fut appuyé par les Sionistes Aleinikov et Rozov. Puis Vinaver brossa un tableau global de l’état de la campagne électorale dans toute la Russie, sans oublier la « zone de résidence », et indiqua les perspectives qui se présentaient pour nous.
56Après la réunion, il me présenta à Milioukov, Chingariov, Nekrassov, Nabokov, et une série d’autres personnalités dirigeantes du mouvement de libération russe. Je fis aussi la connaissance de Mihanov, Président de la noblesse pour la région de Tchernigov, ce même Mihanov qui, à son télégramme envoyé au Tsar pour réclamer une Constitution, reçut la réponse suivante : « Je tiens l’adresse du président de la noblesse de Tchernigov comme dépourvue de tact et de correction. »
57Ainsi, j’eus la possibilité — sortant pour la première fois d’une petite ville provinciale, de la masse grise — de me trouver face à face avec les privilégiés de marque, les démocrates russes les plus en vue.
58Je me trouvais dans la même situation que les Juifs d’autrefois qui partaient en pèlerinage pour la Terre Sainte et dont on disait, qu’ils y allaient « pour voir et se faire voir ». A mes yeux, c’était là le sanctuaire de l’idéal sacré, le corridor menant de la tyrannie et de l’esclavage à la libération juive et universelle. J’avais devant moi, d’un côté, les fameux leaders des libéraux russes, et de l’autre, les non moins fameux hommes publics juifs, dans tout leur éclat, dans leur rayonnante grandeur, et je vis clairement pourquoi une telle grandeur devait porter ombrage et provoquer nécessairement de l’envie. Je constatai avec joie et fierté que nous, Juifs, constituions malgré tout, une force non négligeable, faite de la puissance potentielle des masses ainsi que de l’essor de nos personnalités dirigeantes.
59Après l’élaboration du programme de notre futur travail, je commençai à être invité par presque tous les membres du Comité à me rendre chez eux, de sorte que, durant toute une semaine, je déjeunai et dînai avec l’élite de l’intelligentsia juive de Saint-Pétersbourg, ce qui me lia grandement à elle.
60Bien vite, je m’aperçus que Saint-Pétersbourg ne comptait pas d’importantes masses juives. N’y avaient le droit d’habiter que des Juifs dotés de diplômes, ou d’autres intellectuels, exerçant des professions libérales, ou encore des commerçants ayant la patente dite de première catégorie. Autrement dit, il se trouvait là plus de généraux que de soldats ! L’organisation avec laquelle je me mis au travail s’intitulait : « Association pour répandre l’instruction parmi les Juifs de Russie ». Son activité sur le plan éducatif était remarquable, puisqu’elle créait des écoles et élevait le niveau pédagogique du réseau scolaire. Cependant, cette organisation n’édifiait pas ses établissements à Saint-Pétersbourg, mais bel et bien dans la « zone de résidence ». Il en était de même pour l’I.K.A. et autres organisations similaires.
61Nouer des relations directes avec les représentants provinciaux des larges couches populaires juives était donc d’un grand intérêt pour ces milieux hautement intellectuels. L’accueil cordial qu’ils me réservèrent me donna l’occasion de voir leur activité de près et d’observer tout ce qui m’entourait, ce que je rapporterai dans de prochains chapitres.
62Parlant de Saint-Pétersbourg je ne puis passer sous silence une remarque de Simon, l’abatteur rituel, en liaison avec le rapport que je fis à mon retour à Gorodnie.
63J’étais très intrigué par la façon dont un tel type de Juif réagirait au message que j’allais transmettre de la part des Grands d’Israël, contactés à Saint-Pétersbourg. Je tenais donc beaucoup à la présence de Simon, l’abatteur rituel. La chose n’était guère aisée, car ledit Simon arguait qu’étudier un chapitre du « Tania » (le livre de texte des Hassidim, nuance « Habad ») offrait plus d’intérêt que d’écouter les nouvelles de mes « nouveaux justes »… Il finit tout de même par venir à la réunion, et quand je me mis à détailler les exploits de nos lutteurs pétersbourgeois, qui se dévouaient corps et âme à l’amélioration de la situation légale des Juifs, tous les présents en furent impressionnés. Il n’y eut que Simon pour dire :
- Certes, tu parles de célébrités et de héros, autrement dit, il existerait aujourd’hui de nouveaux Hasmonéens, composés uniquement d’imberbes qui s’empiffrent de porc, profanent le Sabbat, et siègent sans couvre-chef… Les voilà, pauvres de nous, ces Juifs qui se dévouent tant pour le Judaïsme — et quel Judaïsme ! — Celui de la Douma !… Qui donc en a besoin ?…
65Et comme Simon était un Juif de la catégorie des négateurs, il conclut que, quoi qu’il en soit, tout n’était que vanité des vanités, et que ce n’est pas de là que viendrait le salut pour les Juifs. Pourtant, notre abatteur rituel voulut bien convenir qu’il y avait tout de même des Juifs qui luttaient contre les pogroms, et se consacraient au bien de leur peuple. Là-dessus, il nous raconta une anecdote concernant le célèbre rabbi Reb Samuel-Noé, de Bobruisk, de mémoire bénie.
66Ce vénéré rabbi, souffrant des yeux, s’était décidé à faire le voyage de Kiev, pour y consulter le Professeur Mandelstam, oculiste réputé. Celui-ci fut positivement fasciné par l’aspect patriarcal du rabbi, par sa sagesse, par son approche philosophique du Hassidisme, et il lui consacra beaucoup de temps et d’efforts. Finalement, le rabbi fut complètement guéri.
67Prenant congé du praticien, le rabbi le remercia chaleureusement de ses soins et le bénit. Chase caractéristique, les hommes les plus évolués, quel que soit leur éloignement de la religion, éprouvent une vive satisfaction quand ils reçoivent une bénédiction d’un bon rabbi. Mandelstam ne fit pas exception à la règle. Néanmoins, il posa à son illustre patient la question suivante :
- Rabbi, qu’adviendra-t-il d’un Juif comme moi qui ne se préoccupe pas d’observer les Commandements, ni d’étudier la Torah, et qui, de plus, n’est pas précisément un craignant-Dieu… Alors, quoi, un tel Juif ira-t-il réellement en enfer et n’aura-t-il jamais la chance d’entrevoir le paradis ?…
69Le Rabbi de Bobrouisk lui répondit :
- Vous jouirez certainement beaucoup du monde futur, même beaucoup plus que moi et que d’autres Juifs attachés à la Torah. Personnellement, je ne me trouve que parmi des Juifs, je ne pénètre pas dans le vaste monde des non-Juifs, que je ne rencontre presque jamais, et je tire ma seule satisfaction du Judaïsme et des Juifs. Mais vous, qui êtes toujours dans un monde mélangé où Juifs et Chrétiens se côtoient, vous êtes plus sensible que moi aux mesures restrictives et aux persécutions dont nous sommes gratifiés. Ainsi, tous savent que grâce à vos connaissances exceptionnelles et à la place que vous occupez dans le monde scientifique, vous méritez le grade de Professeur. Le monde sait aussi que, lorsqu’on vous a promis le professorat à condition que vous vous convertissiez, vous avez — vous, Professeur Mandelstam — dignement répondu : « Si vous avez besoin de ma science, je suis prêt à vous la donner, mais si c’est une croix qu’il vous faut, je puis mettre à votre disposition mon domestique qui en a une. En ce qui me concerne, je ne suis qu’un homme de science et non un laquais !…
71« Vous avez donc publiquement sanctifié le nom d’Israël. Dans nos saints livres il est écrit : « Grand peut être le chagrin, aussi grande sera la rétribution. » Vous souffrez plus que moi à cause du Judaïsme, aussi le paradis vous revient-il plus qu’à moi ».
72Le professeur Mandelstam fut si émerveillé par l’esprit libéral du rabbi, qu’il lui demanda la permission de l’embrasser.
73Simon l’abatteur rituel, d’ajouter à mon adresse et à celle des Juifs de Saint-Pétersbourg :
74« Tu sais, faut-il que la Chehina — la Divinité — végète en exil, pour que les rejetons de cette engeance-là soient devenus candidats au monde futur !.. »
75LA PSYCHOLOGIE DES ELECTIONS • CAMPAGNE D’AGITATION ET D’ECLAIRCISSEMENT • LA SCISSION IMPREVUE • LES DISCUSSIONS DANS LES MILIEUX JUIFS • DEUX CAMPS ENNEMIS : LES RICHES ET LE MENU PEUPLE • UNE REVELATION DANS LA VIE JUIVE • DES ORGANISATIONS JUIVES DISPARAISSENT • LES EXHORTATIONS DE BRAMSON • DEUX CANDIDATS — DEUX EXTREMES…
76La campagne en vue des élections accapara de plus en plus les hommes publics, et on commença à s’organiser de manière que dans chaque district où vivaient de Juifs il y eut un de nos coreligionnaires parmi les grands électeurs. Dans les autres centres, les divers Partis devaient nous promettre que leurs propres grands électeurs voteraient pour un candidat juif à Tchernigov.
77Tandis que la campagne battait son plein, il apparut que les masses juives, qui n’étaient pas habituées à un travail politique, demeuraient indifférentes à toute cette affaire, et qu’il était extrêmement difficile d’éveiller parmi elles l’intérêt souhaité.
78D’autre part, il était tout aussi laborieux d’influer sur la psychologie des Partis non-Juifs, afin qu’ils fussent disposés à voter pour les Juifs. Le régime tsariste qui, des siècles durant, n’admit aucun Juif dans une institution officielle, avait habitué à cette pratique tout le monde — même les partis démocratiques et libéraux — de sorte que ceux-ci ne voyaient pas l’utilité particulière d’élire formellement un des nôtres. Ils promettaient de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour abolir les restrictions, et obtenir pour les Juifs l’égalité des droits, mais il fallut s’atteler à un long travail consistant à leur faire comprendre que les Juifs ne veulent pas être simplement un objet dont les libéraux devaient se soucier. Nous tenions à être nous-mêmes une force, combattant pour nos droits, et à prendre, en conséquence, une part active à la vie de l’Etat.
79Ce travail d’éclaircissement auprès des partis non-Juifs exigeait beaucoup de tact, d’intelligence et de diplomatie. Il fallait l’aborder avec calme et patience. De plus, il s’agissait d’organiser les Juifs dits assimilés, qui — de toute façon — évitaient de toucher à la question juive. Ainsi, nos efforts tendaient à veiller à ce qu’aucune voix juive ne se perdît.
80Peu à peu, nous obtînmes de nos camarades non-Juifs qu’ils comprissent que nous étions prêts à leur donner nos voix, si un candidat nous était assuré En outre, les candidats non-Juifs devaient s’engager à inclure, dans leur programme, l’égalité des droits pour les Juifs. C’était là un grand pas en avant vers l’émancipation, et les libéraux finirent par se rendre compte que les Juifs revendiquaient maintenant, de même que les autres Partis, leurs représentants au Parlement.
81Tandis que nous présentions la candidature du Dr Abraham Brouk, voilà que les districts situés dans les environs de Kiev, présentèrent, de leur côté, celle de l’avocat Arnold Margoline. Cette scission inattendue eut une répercussion très fâcheuse sur notre travail. De surcroît, des difficultés plus grandes encore surgirent à Tchernigov même.
82Tchernigov — dont je reparlerai plus loin — abritait à l’époque, un rabbin d’Etat : Isaac Tourine, avocat de son état. C’était un homme très doué, favorisé par un don oratoire hors ligne. Elevé dans le milieu hassidique, il fréquenta le lycée, puis l’Université, de sorte qu’il s’éloigna passablement de la vie juive, au point de ne parler le yiddich qu’à grand’peine. Il n’avait plus de relations avec les larges couches de la population juive et ne connaissait pas plus la littérature hébraïque ancienne que la nouvelle. Comme en vertu du « numerus clausus ». il n’avait pas le droit d’exercer sa profession, il devint rabbin d’Etat. Très dignement, Tourine représentait la communauté juive auprès des instances gouvernementales, et en tant qu’avocat il réagissait vigoureusement contre les pogroms, les mesures restrictives et la situation de parias imposée aux Juifs. Il apportait aussi à nos coreligionnaires une aide efficace dans le domaine militaire, en veillant à l’observance des normes, à la durée du service, etc.
83Il va de soi que, toujours en sa qualité d’avocat et de militant justement considéré, Tourine jouait un rôle considérable parmi les Juifs, mais c’était un pédant devant l’Eternel, affligé en outre d’un tempérament volcanique et il ne pouvait contenir ses explosions. Au début, il vivait en bonne intelligence avec les notables, et tous marchaient la main dans la main. Mais bientôt son caractère tempétueux se révéla dans tout son éclat, et il ne tarda pas à se brouiller avec tous les notables qui prenaient part au travail social. Ceux qui connaissent la psychologie des gens fortunés dans les bourgades se représentent aisément combien ces affrontements étaient pénibles. Il en résulta une lutte ouverte.
84C’est alors que Tourine vira vers les masses et commença à les manœuvrer contre la gent aisée. Avec le temps, il advint que les riches n’osèrent plus se risquer à la maison de prières. Ce fut comme une sorte de « bolchevisme » dans la vie juive. Je pense que parmi les autres peuples il est difficile de trouver dans la masse une telle aversion pour les riches. Il faut bien dire que ceux-ci ne l’avaient pas volée…
85Le combat s’était considérablement amplifié. Y prirent bientôt part les fils des riches, dont presque tous exerçaient une profession libérale. C’étaient des médecins, ingénieurs, avocats, autant de personnalités influentes avec qui on comptait grandement. Bien entendu, ils prirent fait et cause pour leurs parents. Le résultat fut une déplorable scission : d’un côté, les riches et la classe intellectuelle, de l’autre côté les larges couches populaires, avec, à leur tête, le rabbin Tourine, qui devint positivement leur idole.
86Peu à peu, le menu peuple chassa les riches de toutes les organisations. Aussi, on en vint à manquer de fonds pour continuer les activités communautaires, et les organisations juives disparurent les unes après les autres…
87Ce fut, dans le monde juif, une véritable révolution.
88Tourine s’était également brouillé avec les Cadets (libéraux) parmi lesquels se considéraient encore bon nombre de Juifs exerçant une profession libérale, qui se considéraient comme ses adversaires. Dans ces conditions, la situation devint très tendue et les élections semblaient compromises. Nous étions réellement désespérés et cherchions le moyen de composer avec la communauté centrale, dont dépendait, dans une large mesure, le succès des élections.
89Entre temps, le comité pétersbourgeois, tenant sa promesse, nous délégua un représentant en la personne de Léon Moïsséewitch Bramson que j’ai déjà mentionné ici-même comme un homme exceptionnel et un modèle de probité et de sincérité. Sa modestie et ses autres qualités personnelles ne manquaient pas d’impressionner tout un chacun.
90Quand il arriva à Gorodnie pour participer, en tant que conférencier, à une séance que j’avais organisée, il gagna, par sa seule présence, la sympathie de tout l’auditoire.
91Les braves Juifs provinciaux furent pleins d’égards pour leur hôte de marque, qui réunissait en sa seule personne un « Prissiajni Povereni » (avocat) de Saint-Pétersbourg, un député à la première Douma, un martyr qui avait fait de la prison pour ses idées, un défenseur du peuple et — par dessus tout — un représentant du Comité pétersbourgeois, venu tout exprès en mission auprès d’eux.
92Le public, comme ensorcelé, écoutait le conférencier avec vénération, buvant chacune de ses paroles. Bramson leur parla en un yiddish pauvre, fourmillant de germanismes, mais on le comprit.
93Selon l’usage, je l’avais salué et souligné l’honneur que nous ressentions d’avoir parmi nous une personnalité aussi illustre. Les Juifs présents, qui n’étaient pas habitués à applaudir, exprimèrent leur contentement d’une façon spontanée. Ils lui demandèrent d’emblée qui il fallait élire. Et sa réponse fut :
94« Nous Juifs, devons élire des hommes qui, tout en étant utiles au développement général de la Russie même, doivent se prononcer contre les pogroms de même que pour les droits à accorder aux Juifs. Et ce sont les socialistes ! »
95Alors, tous les assistants clamèrent d’une seule voix :
- Du moment que M. Bramson le dit, votons pour les socialistes !
97Je vis que cela allait mal, car nous allions nous mettre à dos les Cadets. Aussi me permis-je de rappeler à Bramson que nous avions convenu à Saint-Pétersbourg de voter tant pour les Socialistes que pour les Cadets, et aussi pour un candidat juif. Puis je lui posai la question suivante :
- Dites-moi, Monsieur Bramson, les Cadets vont-ils aussi s’élever contre les pogroms et lutter pour les droits des Juifs ? Quel est donc votre avis à ce sujet ?
- Certainement, répondit-il, cela va de soi…
99Comme les Juifs ont un penchant pour le compromis, que mes administrés, avaient, de plus l’accord de Bramson, ils crièrent tous ensemble qu’il fallait deux candidats : un Cadet et un Socialiste…
100A ce moment, je remarquai que mes humbles Juifs, pourtant toujours obsédés par leur gagne-pain, que ces mêmes artisans exténués, déprimés, étaient heureux de saluer en notre hôte, non seulement un digne représentant de Saint-Pétersbourg, mais aussi un bon Juif qui, par ses capacités et sa manière de parler, ressemblait aux brillants seigneurs des autres peuples de la terre. Ils l’écoutaient avec une joie qui les faisait rayonner. Je me souviens de ce que me murmura à l’oreille Zoussia Orelik, un malicieux désœuvré :
- Dieu merci ! La Révolution nous a doté aussi de grands Juifs !…
102On était tellement accoutumé chez nous à voir l’intelligentsia juive diplômée s’éloigner des masses, et traiter celles-ci de haut ! Et voilà un intellectuel juif qui se comporte comme un homme du peuple, parle notre yiddish maternel, et qui est si proche, si modeste, si humain.
103Bramson, lui-même, en vrai démocrate, se sentait parfaitement à l’aise dans cette ambiance juive toute simple. Il m’en exprima son émerveillement. La séance clôturée, nous gagnâmes tous deux Tchernigov pour y poursuivre notre travail.
104Avant de terminer ce chapitre, il me faut rappeler un bref épisode en rapport avec les élections :
Les Cadets présentèrent un candidat qui avait été directeur d’un lycée et membre de la Zemstvo, bon orateur, et personnage très considéré. Les socialistes, par contre, présentèrent un certain Yacovlev, comptable à la Zemstvo. Pour son malheur, il était courtaud, avait de grosses jambes et arborait d’étranges moustaches très longues en disproportion avec sa petite taille.
106Quand les Juifs apprirent la candidature de Yacovlev, ils lancèrent avec mépris :
- En voilà un candidat !… Les Cadets, au moins, sortent un seigneur, un ancien directeur de lycée, une personnalité représentative qui est agréable à voir, tandis que les socialistes vous ont déniché une espèce de gratte-papier, haut comme une souris et qui tombera dès qu’on soufflera dessus !…
108Et il s’obstinèrent : « Nous ne voulons pas de ce candidat ! Comment pour-ra-t-il défendre nos droits ? Où prendra-t-il la force de combattre pour les Juifs et contre les pogroms, comme nous l’a promis Bramson, puisque le premier pogromiste venu le terrassera dix fois, rien qu’en le touchant du doigt. Et qui donc va respecter un tel avorton ? Qui prêtera attention à ses revendications ? »
109L’opinion critique de notre menu peuple est une illustration caractérisant bien l’époque, où les hommes en imposaient avant tout par leur force brutale, par leur aspect extérieur…
A nos abonnés
Comme nos abonnés et lecteurs le constateront par le présent numéro, nous poursuivons nos efforts — en dépit de difficultés souvent très grandes — pour leur offrir une Revue qui dise l’Histoire, mais qui exprime en même temps le Présent de la vie juive dans le monde.
Date de mise en ligne : 03/01/2021