1LE judaïsme a créé deux notions apparemment contradictoires : « Pikouah Néphèche » et « Messirout Néphèche ». L’une veut dire « veiller sur la vie », l’autre « offrir la vie ». Les deux font essentiellement partie de la conception juive de la vie et président à des actes primordiaux : sauver la vie d’autrui, et renoncer à sa propre vie. Si une vie humaine est en péril, le principe de Pikouah Néphèche intervient et permet même la transgression de la loi religieuse, par exemple de celle du repos sabbatique. Toutefois, si la nécessité d’appliquer le principe de Pikouah Néphêche annule n’importe quelle prescription de la Loi, elle n’abolit jamais la validité des trois préceptes fondamentaux de la Thora, à savoir le respect que l’homme doit à Dieu, à la personne morale humaine et à la personne physique humaine. Lorsqu’on impose aux Juifs d'enfreindre un de ces trois préceptes, il est en devoir de sacrifier sa vie plutôt que de commettre un péché : « Iehareg veal iaavor ». Ce dernier énoncé juridique, qui s’est avéré d’une importance capitale dans l’histoire puive, nous conduit directement à la notion de Messirout Néphèche, de renoncement à la vie.
2Le judaïsme centre son enseignement sur la vie, sur sa sauvegarde, sur son organisation. sur son ennoblissement, sur le sens qu’il faut lui donner : il constitue en effet une Thora de la vie. « Vous observerez mes lois et mes statuts, parce que l’homme qui les pratique obtient par eux la vie : je suis l’Eternel », dit la Thora, et le Talmud d’ajouter, de renforcer la parole biblique : « Qu’on vive par eux, — et non pas qu’on meure à cause d’eux ! » Cette exhortation biblique embrasse tous les commandements de la Thora, et ne vise pas uniquement le principe de Pikouah Néphèche qui en découle spécialement ; car la Thora règle tous les actes de notre vie, et c’est selon ses commandements qu’il faut vivre. Car le Dieu que le Juif invoque et sert est un « Roi qui veut la vie ».
3Mais qu’est-ce que la vie ? Nous ne sommes pas à même de la définir, car nous ne connaissons ni son origine ni sa fin; nous n’en saisissons qu’un bref fragment dont nous sommes les porteurs et les observateurs. Nous ne saurions déterminer la vie composée de tant d’inconnues, même pas sous son seul aspect matériel, celui qu’on connaît communément sous le nom de biologie ; et d’autant moins sous tous ses aspects à la fois variés et contradictoires, physiques, psychologiques, moraux, spirituels, religieux. Ce que le judaïsme nous enseigne concernant la vie, c’est de considérer non pas autant son fait visible, que sa valeur invisible. Voilà pourquoi la Bible et le Talmud, en parlant de la vie, que ce soit dans le sens biologique, matériel, ou que ce soit dans le sens moral, spirituel, utilise le terme de « Néphèche », âme. La vie dépasse le stade de l’existence, quand nous lui reconnaissons une valeur spirituelle, quand nous y voyons la suprématie de l’esprit. Chaque vie est chère ; elle ne doit pas être détruite, tout d'abord parce qu'elle n'est pas à nous, créatures qui la recevons, qui la gardons temporairement, mais au Crétaeur qui la donne, qui la possède à tout jamais (le commandement : « tu ne tueras point » se range sur les tables de loi sinaïque juste à côté de l’affirmation : « moi je suis l’Eternel ton Dieu » !); mais chaque vie doit surtout être cultivée, parce qu’elle contient en puissance une valeur incommensurable, morale, spirituelle, et qui peut donc s’avérer utile à autrui. C’est pourquoi le Talmud, en recommandant le sauvetage d’une vie humaine, dit « que celui qui maintient un « Néphèche », une vie, doit se considérer comme s’il maintenait un monde entier. » Le principe de Pikouah Néphèche n’a donc pas pour but uniquement de nous pousser à sauvegarder la vie d'un être humain, pour que cette existence ne soit pas interrompue. mais veut que cette vie puisse encore se valoriser moralement. D'ailleurs, le terme de Pikouah Néphèche nous révèle clairement l'intention du législateur : il veut dire « veiller » sur la vie, « regarder » la vie, « l’ouvrir » vers de véritables possibilités de réalisation. Et le second principe, celui de Messirout Néphèche, ne prêche point l’abandon de ce bien, parfois lourd à porter, que le Créateur nous a confié, la vie, — n’admet point le suicide, — mais demande au Juif d’être prêt à l’offrir pour sa propre valorisation suprême, ou pour servir par son exemple à la valorisation des autres vies ou au triomphe du principe même, de l’idéal même de la vie.
4Le judaïsme si anxieusement attaché à la défense de la vie, fixe par ces deux notions sa philosophie de la vie : vouloir vivre ne veut pas dire exister simplement pour exister, mais vivre pour donner un prix à la vie.
5A la lumière de ces deux notions complémentaires, de Pikouah Néphèche et Messirout Néphèche, il sied que nous considérions la grandeur de l'acte que nous commémorons aujourd’hui. Le soulèvement préparé par l’Organisation juive de Combat, dans le Ghetto de Varsovie, débuta dans la nuit qui précède la veille de Pessah 5703. Le symbolisme de « Biour Hametz », de l’écart du levain, qui fut encore effectivement observé le soir même du déclenchement de l’insurrection, et celui du Seder, de l’affirmation de la liberté, qui fut encore pratiqué, selon les témoignages vécus, le deuxième soir de la révolte, y jouèrent sans doute leur rôle et ont certainement influencé les combattants.
6Ont-ils donc cru, en se lançant dans la lutte, qu’ils réussiraient par leur action à détruire le levain diabolique nazi ? Non. Ils savaient bien qu’avec leurs forces ils n’y parviendraient pas. Ont-ils songé qu’ils obtiendraient au moins leur libération, leur sortie de l’encerclement et sauveraient peut-être ainsi leur vie ? Non plus. Ils savaient bien qu’ils n’y parviendraient pas. L’un des combattants, Tovia Bouzicovski. nous le confirme dans ses notes : « C’est lundi, Erev Pessah, 19 avril 1943. Jour de printemps, beau, majestueux, le soleil déverse en abondance sa lumière sur chaque coin du Ghetto de Varsovie qui est, néanmoins, plongé dans les ténèbres. C’est le dernier jour (de la vie)… la révolte a commencé ! »
7Pourquoi alors se sont-ils jetés dans le feu et n’ont-ils pas prolongé de quelques jours, de quelques semaines peut-être, leur vie sous le soleil printanier ? Pourquoi ? La réponse nous est donnée par Mordehai Anilewicz. Le chef de la révolte écrit dans son dernier message, du 25 avril 1943 : « En nous opposant aux Allemands, nous avons entrepris quelque chose qui dépassait nos forces ; celles-ci se terminent… Nous nous trouvons au seuil de l’anéantissement… Mais je sens que de grandes choses se sont produites ici ,et ce que nous avons osé faire prend une valeur très grande. Soyez bénis, vous, ceux du dehors !… La dernière aspiration de ma vie s’est réalisée : la « Hagana atzmait », l’auto-défensc juive est chose faite… » Et Yitzhak Zuckermann communique les raisons qui ont présidé à l’insurrection : « …Nous le savons, la révolte est pour la vie et pour ceux qui sont outre-mer, pour eux et pour nous, pour leur honneur et pour notre honneur, pour les générations à venir… Révolte ! »
8La révolte a été « pour la vie », c’est-à-dire pour signifier hautement la valeur de la vie, qui trouve son expression dans la fête de Pessah et qui proclame le triple respect que l’homme doit à son Créateur, à la personne morale humaine et à la personne physique humaine. Cette valeur a été farouchement contestée par les nazis. Les 50.000 Juifs environ qui sont restés entre les murs du Ghetto de Varsovie sur les 500 000 environ qui y avaient été rassemblés, savaient bien qu’ils étaient condamnés à mort. qu’un effort de Pikouah Néphèche était vain ; ils ont alors décidé de sauter dans le feu de Messirout Néphèche, et de notifier par leur mort « Al Kidouche Hachem », pour la sanctification du nom de Dieu, notifier la valeur de la vie humaine. « Par leur mort, ils nous ont commandé la vie » !
9Le flambeau des combattants du Ghetto de Varsovie ne fut pas éteint le 16 mai 1943, ainsi que l’annonçait le général Stroop, dans son rapport sur son œuvre scélérate d’anéantissement. Non. Ce flambeau, poussé par le dernier souffle de ses porteurs, survola les murs du Ghetto et arriva tout droit dans les mains de la « Hagana », des forces de défense juive en Eretz Israël, qui, moins de cinq ans après, le 14 mai 1948, l’ont brandi, en combattant, cette fois-ci, sur le sol ancestral, pour le triomphe du principe de Pikouah Néphèche, pour sauvegarder la vie des Juifs qui y étaient déjà installés sur le sol défriché à la sueur de leur front, et de ceux qui devaient y accourir pour sauvegarder ces vies, afin qu’elles vivent pour Dieu, pour Celui qui donne la vie et indique la façon dont il faut qu’elle soit vécue, pour assurer aux hommes le bonheur sur la terre qui est à Dieu.
Mise en ligne 04/01/2021